La lettre juridique n°395 du 20 mai 2010 : Libertés publiques

[Panorama] La protection européenne de la liberté d'expression : panorama de la jurisprudence récente (janvier - mai 2010)

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N1929BP7

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par Cédric Tahri, ATER à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010

La liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique, l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun (1). Sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (N° Lexbase : L4743AQQ), elle vaut non seulement pour les "informations" ou "idées" accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de société démocratique. Telle que la consacre l'article 10, la liberté d'expression est assortie d'exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante. En particulier, l'adjectif "nécessaire", au sens de l'article 10 § 2, implique un "besoin social impérieux" (2). Certes, les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour juger de l'existence d'un tel besoin, mais elle se double d'un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l'appliquent, même quand elles émanent d'une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une "restriction" se concilie avec la liberté d'expression que protège l'article 10. Pour autant, la Cour n'a point pour tâche, lorsqu'elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes. Elle se charge de vérifier sous l'angle de la Convention les décisions qu'elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d'appréciation. Il ne s'ensuit pas qu'elle doive se borner à rechercher si l'Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l'ingérence litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent "pertinents et suffisants" et si elle était "proportionnée au but légitime poursuivi". Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l'article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents. L'exercice est particulièrement délicat, ce dont témoignent les dix derniers arrêts de principe rendus en la matière.

Dans un arrêt du 19 janvier 2010, les juges strasbourgeois estiment que la condamnation d'un journaliste portugais pour diffamation constitue une entrave injustifiée à sa liberté d'expression.

Les faits. En l'espèce, M. X, ressortissant portugais, était directeur de l'hebdomadaire régional Notícias de Leiria, dans lequel il signa un article en février 2000 concernant une procédure pénale dont aurait fait l'objet J., médecin et homme politique connu dans la région, pour agression sexuelle sur une patiente. Il signa un autre article sur ce sujet quelques jours plus tard, précisant certains faits, ainsi qu'une "note du directeur" appelant à ce que de nouveaux témoignages concernant d'éventuels autres agissements similaires de J. fussent signalés. Dans le cadre des poursuites pénales à son encontre, M. X fut accusé de violation du segredo de justiça (notion proche du "secret de l'instruction") et de diffamation envers J.. Le tribunal de Leiria considéra dans son jugement du 21 décembre 2004 que le requérant était allé au-delà de ses responsabilités en tant que journaliste et qu'il avait lancé une suspicion générale envers J. en insinuant, sans fondement, que ce dernier se serait livré à des agissements similaires envers d'autres victimes. M. X fut déclaré coupable d'une infraction de violation du segredo de justiça et de deux infractions de diffamation aggravée, le plaignant étant un élu du peuple. Il fut condamné à une peine de 500 jours-amende, ainsi qu'au versement de 5 000 euros de dommages-intérêts à J.. En appel, le requérant contesta la condamnation relative au segredo de justiça, au motif qu'il n'avait pas eu accès de manière illégale aux informations en question. Sur la question de la diffamation, il soutenait avoir simplement exercé son droit à la liberté d'expression, avoir fondé ses articles sur des faits, qui concernaient de surcroit un sujet d'intérêt général. Enfin, il soutenait que la circonstance aggravante prévue par le Code pénal ne pouvait s'appliquer dans ce cas, les actes de J. n'ayant pas été pratiqués dans le cadre de ses fonctions politiques. Son recours fut rejeté par la cour d'appel en novembre 2005. M. X fit en vain un recours constitutionnel, puis un recours extraordinaire en harmonisation de jurisprudence auprès de la Cour suprême, qui fut déclaré irrecevable. Il décida alors de saisir la Cour européenne, en particulier sur le fondement de l'article 10 de la Convention puisque, selon lui, ses condamnations pour violation du segredo de justiça et diffamation avaient porté atteinte à sa liberté d'expression.

Le droit. Concernant la condamnation pour violation du segredo de justiça, la Cour ne partage pas l'argument du requérant, selon lequel l'ingérence des autorités dans son droit à la liberté d'expression n'était pas "prévue par la loi", pour défaut de prévisibilité. En effet, compte tenu de la jurisprudence des tribunaux portugais en la matière, il pouvait prévoir les conséquences judiciaires de la publication de ses articles. Par ailleurs, il n'est pas contesté que cette ingérence poursuivait le but légitime de protéger, d'une part, la bonne administration de la justice, et d'autre part la réputation d'autrui. La Cour rappelle que ni le souci de protection de l'enquête, ni celui de protection de la réputation d'autrui ne l'emportent sur l'intérêt du public à être informé de certaines poursuites pénales dont font l'objet les hommes politiques. Elle souligne que, dans cette affaire, n'ont été décelés aucun préjudice à l'enquête -terminée au moment de la publication du premier article- ou atteinte à la présomption d'innocence. Enfin rien n'indique que la condamnation en question ait contribué à la protection de la réputation d'autrui. La Cour conclut donc, à l'unanimité, à la violation de l'article 10.

Concernant la condamnation pour diffamation, la Cour admet que les articles litigieux relevaient de l'intérêt général, le public ayant le droit d'être informé des enquêtes visant les hommes politiques, même quand elles ne semblent pas concerner, à première vue, leurs fonctions politiques. En outre, les questions dont connaissent les tribunaux peuvent être à tout moment discutées dans la presse ou l'opinion publique. Au sujet de la nature des deux articles en cause, la Cour souligne que M.X ne faisait que donner des informations concernant la procédure pénale en cause, en dépit d'un certain ton critique envers l'accusé. La Cour relève à cet égard qu'il ne lui appartient pas, ni aux juridictions nationales, de se substituer à la presse dans leur choix de techniques de compte rendu. Quant à la "note du directeur" qu'il avait publiée, la Cour estime que le requérant, malgré une phrase relevant davantage du jugement de valeur, se fondait sur une base factuelle suffisante dans le contexte plus large de la couverture médiatique de cette affaire.

Ainsi, si les raisons invoquées par les juridictions nationales pour la condamnation de M. X étaient pertinentes, les autorités n'ont pas avancé de motif social impérieux pour justifier l'ingérence dans le droit du requérant à la liberté d'expression. En outre, la Cour relève que les sanctions qui ont été imposées au requérant étaient excessives et de nature à dissuader l'exercice de la liberté des médias. La Cour conclut, par cinq voix contre deux, à la violation de l'article 10.

Dans un arrêt du 6 février 2010, la Cour européenne considère que la saisie du roman de Guillaume Apollinaire, Les onze mille verges, et la condamnation de l'éditeur constituent une violation de l'article 10 de la Convention dans la mesure où elles ont entravé l'accès du public turc à une oeuvre du patrimoine littéraire européen.

Les faits. En l'espèce, M. X, éditeur de profession, publia en 1999 la traduction en turc du roman érotique Les onze mille verges de l'auteur français Guillaume Apollinaire (On Bir Bin Kirbaç en turc), ouvrage décrivant des scènes de rapports sexuels crues, avec diverses pratiques telles que le sadomasochisme ou le vampirisme. M. X fut condamné en vertu du Code pénal, pour publication obscène ou immorale, de nature à exciter et à exploiter le désir sexuel de la population. Le requérant fit valoir qu'il s'agissait d'une fiction, utilisant des techniques littéraires telles que l'exagération ou la métaphore et que la postface de l'ouvrage était signée de spécialistes de l'analyse littéraire. Il ajouta que l'oeuvre ne comportait aucune connotation violente et que l'humour et l'exagération des propos étaient plutôt de nature à éteindre le désir sexuel. La saisie et la destruction de tous les ouvrages fut ordonnée et le requérant fut condamné à une peine d'amende d'un montant proche de 1 100 euros. Par un arrêt définitif du 11 mars 2004, la Cour de cassation infirma le jugement attaqué concernant l'ordre de destruction des exemplaires, en vertu d'une modification législative intervenue en 2003. Elle confirma le jugement pour le restant. L'intégralité de l'amende fut alors réglée par M. X qui décida de saisir la Cour européenne, le 2 septembre 2004, sur le fondement de l'article 10 de la Convention.

Le droit. Les juges strasbourgeois précisent, d'abord, que l'existence d'une ingérence, la prévisibilité par la loi de cette ingérence et la légitimité du but poursuivi, à savoir la protection de la morale, ne sont pas contestées. Ils rappellent, ensuite, que ceux qui promeuvent des oeuvres ont aussi des "devoirs et responsabilités", dont l'étendue dépend de la situation et du procédé utilisé. En effet, les exigences de la morale varient dans le temps et l'espace, même au sein d'un Etat. Or, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur le contenu précis de ces exigences comme sur la "nécessité" d'une "restriction" ou "sanction" destinée à y répondre (3). Néanmoins, la Cour tient compte dans cette affaire du passage de plus d'un siècle depuis la première parution de l'ouvrage en France (en 1907), de sa publication dans de nombreux pays en diverses langues, et de sa consécration par l'entrée dans la collection La Pléiade. La reconnaissance des singularités culturelles, historiques et religieuses des pays membres du Conseil de l'Europe ne saurait aller jusqu'à empêcher l'accès du public d'une langue donnée, en l'occurrence le turc, à une oeuvre figurant dans le patrimoine littéraire européen.

Ainsi l'application de la législation en vigueur à l'époque des faits ne visait pas à répondre à un besoin social impérieux. Par ailleurs, la lourde peine d'amende et la saisie des exemplaires de l'ouvrage n'étaient pas proportionnées au but légitime visé et n'étaient donc pas nécessaires dans une société démocratique, au sens de l'article 10. Par conséquent, il y a eu violation de cette disposition.

Par un arrêt rendu le 18 février 2010, la Cour européenne décide qu'une condamnation pour un article accusant nommément une fonctionnaire de graves irrégularités lors du contrôle fiscal d'une célébrité n'est pas contraire à la liberté d'expression.

Les faits. En l'espèce, la Cour de Strasbourg était saisie de la condamnation pour diffamation publique envers un fonctionnaire prononcée par des juridictions françaises à l'encontre de Mme X, directrice de publication d'un bulletin d'information trimestriel Tous contribuables, de son éditeur, l'association Contribuables associés, et de l'auteur de propos retranscrits dans un numéro paru en juillet 2001. Dans l'article litigieux, l'intéressé, animateur et producteur connu d'émissions de télévision, exposait avoir obtenu gain de cause devant le tribunal administratif concernant le redressement fiscal imposé à sa société de production. Surtout, il y mettait nommément en cause une inspectrice du fisc, à qui il reprochait d'avoir "commis des faux", d'avoir voulu "[la] peau [de l'animateur G. L.] à n'importe quel prix", de bénéficier d'une "irresponsabilité totale" et d'avoir "commis, non seulement des erreurs, mais des graves irrégularités". Par la suite, l'inspectrice des impôts fit citer l'auteur des propos, la directrice de la publication et l'éditeur en justice, pour y répondre du délit de diffamation publique envers un fonctionnaire. Le 9 avril 2002, le tribunal de grande instance de Paris les condamna pour les faits dont ils étaient accusés. Il constata que l'article litigieux imputait à la fonctionnaire d'avoir, dans le cadre de ses fonctions et en violation de toutes les règles légales et déontologiques, agi dans le seul souci d'assouvir une vengeance personnelle et portait atteinte à l'honneur et à la considération de l'inspectrice des impôts. Le tribunal estima que la véracité des accusations portées contre la fonctionnaire n'avait pas été prouvée, pas plus que la bonne foi dont Mme X se prévalait. Cette dernière et G. L. furent condamnés à payer 1 500 euros d'amende chacun et, solidairement, 1 euros de dommages et intérêts et 1 200 euros de frais et dépens. L'association Contribuables Associés fut déclarée civilement responsable. Mme X et G. L. firent appel. A la suite du décès de ce dernier, la partie civile se désista à son encontre. Le 23 octobre 2003, la cour d'appel de Paris confirma le jugement de première instance et condamna en outre Mme X à payer 500 euros au titre des frais d'appel. Le 25 mai 2004, la Cour de cassation rejeta son pourvoi (Cass. crim., 25 mai 2004, n° 03-86.641, F-D N° Lexbase : A1173ESA). La directrice de publication ainsi que son éditeur décidèrent alors d'introduire une requête devant la Cour européenne au motif que leur condamnation pour diffamation était contraire à leur droit à la liberté d'expression, au sens de l'article 10 de la Convention.

Le droit. Les juges strasbourgeois n'ont statué que sur la requête présentée par Mme X. En effet, l'association Contribuables Associés n'ayant pas fait appel de sa condamnation, elle n'avait pas épuisé les voies de recours dont elle disposait en France pour se plaindre de l'atteinte alléguée à sa liberté d'expression. Pour cette raison, sa requête n'a pas été jugée recevable et seule celle de la directrice de publication a été examinée au fond.

A cet égard, la Cour européenne, après avoir constaté que l'atteinte à la liberté d'expression était prévue par la loi du 29 juillet 1881 (N° Lexbase : L7589AIW) et qu'elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la réputation ou des droits d'autrui, a recherché, très classiquement, si celle-ci était nécessaire dans une société démocratique, en particulier, si les motifs avancés par les autorités nationales pour justifier la condamnation étaient pertinents et suffisants. Ainsi, elle a constaté que l'article "ne se bornait pas à relater un contrôle fiscal [...] [mais] exposait, en des termes assez virulents, des griefs à l'égard de l'inspectrice des impôts, nommément désignée, accusée d'avoir commis des faux, d'avoir voulu 'la peau' de ce contribuable 'à tout prix', de bénéficier d'une 'irresponsabilité totale' et d'avoir commis de 'graves irrégularités'" (§ 60). Elle a, également, relevé que celui-ci concernait un litige privé et n'avait pas pour but de donner des informations générales sur les impôts (§ 63). Surtout, la Cour a insisté sur la nécessité d'une protection particulière des agents "contre des attaques verbales offensantes" durant leur service (4). Pour autant, elle a considéré que "la condamnation de la requérante et la peine qui lui a été infligée" (1 500 euros d'amende et 1 euro au titre des dommages et intérêts) n'étaient pas disproportionnées au but légitime poursuivi, et que les motifs invoqués par les juridictions internes pour justifier ces mesures -manque de prudence et d'équilibre par rapport aux accusations portées- étaient "pertinents et suffisants" (§ 67). En conséquence, les juges ont conclu, à l'unanimité, à l'absence de violation de l'article 10.

Dans un arrêt du 25 février 2010, la Cour européenne estime qu'une condamnation pour diffamation et injure publiques envers le maire d'une commune, prononcée à l'encontre du président d'une association de riverains s'opposant à la construction d'un ensemble immobilier, en raison de propos parus sur le site internet de cette association, constitue une violation de l'article 10 de la Convention.

Les faits. En 2004, le maire de Sens, a autorisé la construction d'un ensemble immobilier de 221 logements. Désireux de faire obstacle à la réalisation de ce projet, des riverains constituèrent une association -le comité de défense du quartier sud de Sens- dont le requérant fut élu président. Ce dernier indique dans sa requête, sans plus de précisions, avoir saisi en son propre nom le tribunal administratif de Dijon d'une demande d'annulation de l'"acte illégal de la maire de Sens" et avoir obtenu gain de cause en janvier 2006. Dans ses observations ultérieures, il précise que la juridiction administrative, statuant en sa faveur, aurait annulé le projet immobilier contesté en décembre 2005. Il expose avoir également obtenu en juillet 2007 l'annulation du projet d'implantation d'une grande surface et en septembre 2008 celui du plan local d'urbanisme, et qu'en mars 2008 il fut élu conseiller municipal. Entre-temps, le 6 août 2004, le maire avait cité le requérant à comparaître devant le tribunal correctionnel de Sens pour diffamation et injure publiques envers une personne chargée d'un mandat public, à raison de propos parus en juillet 2004 sur le site Internet de l'association. Le 17 mars 2005, le tribunal correctionnel de Sens jugea, s'agissant du délit de diffamation publique envers un citoyen chargé d'un mandat public, qu'un passage "n'excéd[ait] pas la critique admise en politique dans un état démocratique" et qu'il n'y avait donc pas lieu à suivre de ce chef. Il déclara, en revanche, le requérant coupable de ce délit, à raison des quatre autres passages, ainsi que du délit d'injure publique envers un citoyen chargé d'un mandat public, et le condamna au paiement d'une amende de 1 000 euros, outre 1 000 euros de dommages-intérêts pour la partie civile. Par un arrêt du 6 avril 2006, la cour d'appel de Paris, saisie par le requérant et le ministère public, confirma le jugement en ce qu'il déclarait le requérant coupable du délit de diffamation publique envers un citoyen chargé d'un mandat public, mais uniquement à raison de deux phrases ("comment [le maire] encourage et développe la délinquance de centre-ville pour justifier sa politique sécuritaire" ; "c'est je m'en mets plein les poches"). Le jugeant en outre coupable du délit d'injure pour l'un des deux passages à cet égard en cause ("Alors cynique, schizophrène ou menteuse, [le maire] ?"), elle le condamna à une amende de 500 euros et, confirmant le jugement, à 1 000 euros de dommages-intérêts. Le requérant se pourvut alors en cassation, invoquant notamment une méconnaissance de son droit à la liberté d'expression et alléguant, s'agissant de certains propos retenus comme injurieux, que l'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris était "non conforme à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et contraire à sa jurisprudence". Cependant, par une décision du 3 octobre 2006, la Chambre criminelle de la Cour de cassation déclara le pourvoi non admis. Le président de l'association décida donc d'introduire une requête devant la Cour européenne en se fondant sur l'article 10 de la Convention.

Le droit. La Cour de Strasbourg a estimé que les propos incriminés s'inscrivaient dans le cadre d'une polémique entre la municipalité et l'association présidée par le requérant, à propos de la politique d'urbanisme conduite par le maire et son équipe et qu'ils trouvaient donc leur place dans un débat d'intérêt général et relevaient de l'expression politique et militante, cas où la liberté d'expression bénéficie d'une protection accrue (5). Rappelant la distinction à opérer entre déclarations de fait et jugements de valeur (les seconds ne se prêtant pas à une démonstration d'exactitude), elle a indiqué que les propos imputés "d'une virulence certaine", "même s'ils ne s'inscrivent pas dans le cadre de la liberté d'expression d'un membre de l'opposition à proprement parler, [...] relèvent de l'expression de l'organe représentant d'une association portant les revendications émises par ses membres sur un sujet d'intérêt général, dans le cadre de la mise en cause d'une politique municipale" (§ 40). Par ailleurs, les juges strasbourgeois ont rappelé que "les élus doivent faire preuve d'une tolérance particulière quant aux critiques dont ils font l'objet et, le cas échéant, aux débordements verbaux ou écrits qui les accompagnent" (6). Or, s'agissant d'un sujet sensible portant sur le cadre de vie des riverains d'un projet immobilier, ils ont considéré qu'"un juste équilibre n'a pas été ménagé entre la nécessité de protéger le droit du requérant à la liberté d'expression et celle de protéger les droits et la réputation de la plaignante" et que les motifs fournis par les juridictions nationales, s'ils pouvaient passer pour pertinents, n'étaient pas suffisants et ne correspondaient à aucun besoin social impérieux (§ 41). Enfin, les juges ont précisé que le montant relativement modéré des sommes mises à la charge du requérant (500 euros d'amende, 1 000 euro de dommages et intérêts et 500 euros au titre des frais exposés par la partie civile non pris en charge par l'Etat) ne pouvait justifier, en soi, l'ingérence dans le droit d'expression de ce dernier. En conséquence, sa condamnation "ne représentait pas un moyen raisonnablement proportionné à la poursuite du but légitime visé, compte tenu de l'intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté d'expression" (§ 43). La violation de l'article 10 de la Convention était donc caractérisée.

  • CEDH, 6 avril 2010, Req. 45130/06, Ruokanen et autres c/ Finlande (arrêt uniquement en anglais)

Dans une affaire en date du 6 avril 2010, la Cour européenne juge que la condamnation pour diffamation de journalistes finlandais ne constitue pas une atteinte à leur liberté d'expression dans la mesure où ils n'ont pas vérifié le bien-fondé d'une accusation de viol avant de publier leur article.

Les faits. L'affaire concernait un article publié le 11 mai 2001 dans la revue finlandaise Suomen Kuvaleht, dont la manchette était ainsi libellée : "Viol au cours d'une fête pour célébrer la victoire au championnat de baseball". Cet article indiquait qu'une étudiante adulte avait été violée en septembre 2000 par des membres d'une équipe de baseball au cours d'une fête organisée pour célébrer sa victoire au championnat finlandais. Il reposait sur les déclarations que la victime avait faites au sein de l'établissement d'enseignement supérieur qu'elle fréquentait et qui avaient été corroborées par plusieurs témoins interrogés par les requérants mais désirant garder l'anonymat. L'article précisait aussi que la jeune femme ne souhaitait pas pour l'instant signaler les faits à la police. Par la suite, une enquête de police fut diligentée mais elle fut rapidement abandonnée, la victime du viol allégué ne pouvant identifier le ou les délinquants. Le procureur accusa alors l'auteur de l'article ainsi que le directeur de la publication de diffamation qualifiée ; une action en dommages-intérêts engagée par l'équipe de baseball fut jointe à cette procédure pénale. En mars 2003, les requérants furent reconnus coupables des faits qui leur étaient reprochés et furent condamnés à des amendes de 3 540 et 1 920 euros et à plus de 80 000 euros de dommages-intérêts au total pour indemniser les différents membres de l'équipe de baseball. Le tribunal estimait en particulier que les propos tenus par la victime du viol n'étaient pas fiables puisque l'intéressée n'avait pas signalé les faits à la police et il concluait que les accusations portées dans l'article revêtaient un caractère si grave que les requérants auraient dû en vérifier plus soigneusement le bien-fondé. Sur recours des requérants, la juridiction d'appel confirma cette décision, considérant que ceux-ci n'avaient pu démontrer avoir eu des motifs suffisants de croire que les accusations étaient fondées et que, en ne révélant pas leurs sources, ils avaient pris le risque d'être condamnés pour diffamation. La Cour suprême ayant refusé l'autorisation de la saisir, les intéressés décidèrent d'introduire une requête devant la Cour européenne sur le fondement de l'article 10 de la Convention.

Le droit. Dans la présente affaire, la Cour de Strasbourg s'est demandée si les autorités internes avaient ménagé l'équilibre voulu entre le droit des requérants à la liberté d'expression et le droit des auteurs allégués d'un crime au respect de leur réputation. Elle a relevé que l'article permettait d'identifier facilement les joueurs de baseball, dont la réputation pouvait donc être flétrie. En effet, ils appartenaient au club de sport local dont l'article indiquait le nom et, en tant que membres de l'équipe gagnante du championnat 2000, ils étaient connus dans leur ville d'origine, des supporters de baseball et du grand public. En outre, les allégations étaient graves et avaient été présentées comme des déclarations de fait et non comme des jugements de valeur. De surcroît, les requérants avaient omis de vérifier si les accusations qu'ils portaient reposaient sur une base factuelle alors qu'ils auraient pu élucider la question en prenant contact avec la victime, les joueurs et leur équipe. L'article, écrit avant l'enquête pénale sur le viol allégué, avait non seulement porté atteinte aux droits des joueurs à être présumés innocents tant que leur culpabilité n'aurait pas été établie, mais les avait aussi diffamés en exposant des éléments qui n'avaient pas encore été établis. Aussi, la Cour a considéré que les peines prononcées étaient proportionnées au vu des circonstances d'espèce et qu'elles n'étaient pas de nature à menacer la liberté des médias et le droit du public d'être informé sur des sujets d'intérêt général (§ 51). A cet égard, elle a rappelé que d'autres impératifs, dont le respect de la présomption d'innocence (7) et de la réputation des tiers (8), devaient être mis dans la balance avant de communiquer au public des informations.

En conclusion, les tribunaux internes ont suffisamment démontré que l'ingérence dans le droit des requérants à la liberté d'expression était "nécessaire, dans une société démocratique". Les sanctions prononcées ont été jugées proportionnées, de sorte qu'un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu a été respecté. En conséquence, la Cour a conclu, par cinq voix contre deux, à la non-violation de l'article 10... sanctionnant par la même occasion le manquement des journalistes à leurs obligations professionnelles.

  • CEDH, 8 avril 2010, Req. 10941/03, Bezymyannyy c/ Russie (arrêt uniquement en anglais)

Dans un arrêt rendu le 8 avril dernier, les juges strasbourgeois jugent que la condamnation pour diffamation d'un particulier, faisant suite au dépôt d'une plainte pénale contre un juge, est contraire à l'article 10 de la Convention.

Les faits. En l'espèce, M. X est un homme d'affaires russe, anciennement actionnaire majoritaire d'une société privée. Selon lui, en 1997, plusieurs personnes ont établi un faux contrat de vente concernant ses actions dans la société, ainsi qu'un faux registre des actionnaires, afin de prendre le contrôle du groupement. L'affaire fut ensuite portée devant les tribunaux internes. En avril 1998, le tribunal du district Oktyabrskiy de Belgorod, présidé par le juge B., débouta M. X de l'action par laquelle il cherchait à faire annuler la vente des actions et à faire déclarer faux et illégal le registre des actionnaires. Le tribunal refusa de procéder à une expertise des éléments de preuve, dont une copie du registre des actionnaires ainsi que les livres comptables du conservateur de ce registre. Une expertise des documents que l'homme d'affaires russe prétendait faux fut achevée en novembre 1998 dans le cadre d'une procédure pénale dirigée contre plusieurs personnes et qu'avait intentée un enquêteur à la demande de l'intéressé. Cette expertise confirma que la copie du registre des actionnaires et les livres comptables du conservateur avaient été falsifiés et que certaines mentions en avaient été supprimées ou modifiées de manière frauduleuse. L'instruction pénale fut apparemment interrompue en novembre 2001. Par la suite, l'affaire fut suspendue puis reprise plusieurs fois. En mars 2000, M. X adressa au procureur de la région de Belgorod une lettre, avec copie au procureur général de la Russie, alléguant qu'au cours de la procédure dans son affaire de 1998, le juge B. avait commis un délit en rendant sciemment une décision injuste. Dans sa lettre, il donnait son sentiment sur les circonstances de sa cause, faisait état de l'issue des expertises qu'avait menées l'enquêteur dans la procédure pénale et invitait les autorités responsables à diligenter des poursuites pénales contre le juge B. Il adressa des lettres identiques au président du tribunal régional de Belgorod et au directeur de la commission de qualification à la magistrature en mai 2000. En réponse à ces lettres, des poursuites pénales pour diffamation furent intentées contre M. X, à la demande du président du tribunal régional de Belgorod et du juge B.. Elles furent suspendues en mai 2001 en application d'une loi d'amnistie. A une date non précisée, le juge B. assigna l'homme d'affaires en diffamation, réclamant environ 3 000 euros de dommages-intérêts et l'ordre de retirer les déclarations litigieuses. Les tribunaux internes firent droit à ces demandes, mais ramenèrent les dommages-intérêts à 800 euros. M. X décida alors d'introduire une requête devant la Cour européenne. Sur le fondement de l'article 10 de la Convention, il argua que la procédure pour diffamation engagée par le juge B. n'avait pas été équitable, que la lettre qu'il avait adressée aux autorités compétentes ne pouvait être considérée comme diffusant des informations diffamatoires, et que sa condamnation à des dommages-intérêts était disproportionnée et arbitraire.

Le droit. Conformément à sa jurisprudence antérieure (9), la Cour a déclaré que les fonctionnaires devaient être à l'abri d'attaques offensantes, insultantes et diffamatoires visant à les toucher dans l'exercice de leurs fonctions et à porter atteinte à la confiance que le public met en eux et dans la charge qu'ils occupent. Elle a même ajouté qu'il était encore plus important de protéger les juges car les accusations dirigées contre eux pouvaient non seulement nuire à leur réputation personnelle mais aussi saper la confiance du public dans l'intégrité du pouvoir judiciaire dans son ensemble. Or, en l'espèce, M. X s'est borné à rapporter ce qu'il tenait pour illégal à un organe habilité à engager des poursuites pénales. Il a employé des termes qui n'étaient ni insultants ni offensants. Selon la Cour, il a agi dans le cadre défini par la loi pour le dépôt de plaintes. A cet égard, il est rappelé que les justiciables doivent pouvoir signaler aux responsables compétents de l'Etat la conduite de fonctionnaires qui leur semble irrégulière ou illégale ; c'est l'un des éléments fondamentaux de l'Etat de droit. Dès lors, le rôle important que joue le pouvoir judiciaire dans une société démocratique ne saurait en soi mettre les juges à l'abri de plaintes émanant de justiciables (10). Par ailleurs, les juges ont précisé que le contenu des lettres du requérant n'avait pas été portée à la connaissance de l'opinion ; elle n'avait donné lieu à aucune autre forme de publicité, dans la presse ou autre. L'impact négatif que les propos du requérant ont éventuellement eu sur la réputation du juge B. était donc tout à fait limité (11). Enfin, en ce qui concerne la sanction infligée au requérant, la Cour a estimé qu'une condamnation à verser environ 800 euros pour avoir demandé l'institution d'une procédure pénale contre un juge était d'une sévérité disproportionnée.

En conséquence, la Cour a estimé que la procédure en diffamation intentée contre le requérant avait imposé à celui-ci un fardeau excessif et disproportionné. Il y a donc bien eu violation de l'article 10.

Dans une affaire en date du 20 avril 2010, la Cour européenne a décidé que la condamnation de M. X pour des propos sur les musulmans en France était justifiée, de sorte que sa requête était irrecevable.

Les faits. Le président du Front national a été condamné en 2005 à une amende de 10 000 euros pour "provocation à la discrimination, à la haine, à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée", pour les propos qu'il avait tenus sur les musulmans en France dans un entretien au quotidien Le Monde, dans lequel il affirmait notamment que "le jour où nous aurons non plus 5 millions, mais 25 millions de musulmans, ce seront eux qui commanderont". La cour d'appel de Paris le condamna de nouveau en 2008 à une amende du même montant, après qu'il eut commenté dans l'hebdomadaire Rivarol sa première condamnation en ces termes : "D'autant que quand je dis qu'avec 25 millions de musulmans chez nous, les Français raseront les murs, des gens dans la salle me disent non sans raison : 'Mais Monsieur X, c'est déjà le cas maintenant !'". La cour d'appel estima que les propos de M. X à ce journal sous-entendaient que la sécurité des Français, présentés comme "les gens" dont les réactions iraient plus loin que les propos condamnés, passait par le rejet des musulmans auxquels il les opposait. Elle déclara que la liberté d'expression du requérant ne pouvait justifier des propos comportant une provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes. Par la suite, la Cour de cassation rejeta en 2009 le pourvoi du président du Front national, à l'appui duquel il faisait valoir que ses propos ne constituaient pas un appel explicite à la haine ou à la discrimination, qu'ils ne mettaient pas en cause les musulmans en raison de leur religion, et que la référence à l'Islam visait une doctrine politique et non une foi religieuse. L'intéressé introduisit alors une requête devant la Cour européenne, sa condamnation pénale constituant, selon lui, une violation de son droit à la liberté d'expression, protégé par l'article 10 de la Convention.

Le droit. Dans cette affaire hautement médiatique, la Cour de Strasbourg a jugé que l'ingérence des autorités publiques dans l'exercice de la liberté d'expression de M. X que constituait sa condamnation pénale était prévue par la loi et poursuivait le but légitime de protection de la réputation ou des droits d'autrui. Surtout, la Cour a rappelé qu'elle accordait la plus haute importance à la liberté d'expression dans le contexte du débat politique en démocratie et que cette liberté valait non seulement pour les "informations" ou "idées" accueillies avec faveur, mais aussi pour celles qui étaient susceptibles de heurter, choquer ou inquiéter. En outre, elle a affirmé que tout individu engagé dans un débat public d'intérêt général pouvait recourir à une certaine dose d'exagération, voire de provocation, tant qu'elle respectait la réputation et les droits d'autrui. Ce principe est donc applicable à l'élu qui représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. La Cour exerce alors un contrôle des plus stricts des ingérences dans sa liberté d'expression (12).

En l'espèce, les juges ont considéré que les propos du requérant s'inscrivaient dans le cadre du débat d'intérêt général relatif aux problèmes liés à l'installation et à l'intégration des immigrés dans les pays d'accueil. Ils ont ajouté que l'ampleur variable des problèmes qui pouvaient se poser dans ce cadre, jusqu'à générer mésentente et incompréhension, commandait de laisser à l'Etat une latitude assez grande pour apprécier la nécessité d'une ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression (13). Cependant, dans les faits, les propos de M. X étaient assurément susceptibles de donner une image inquiétante de la "communauté musulmane" dans son ensemble, pouvant susciter un sentiment de rejet et d'hostilité. En effet, le président du Front national opposait, d'une part, les Français et, d'autre part, une communauté dont l'appartenance religieuse est expressément mentionnée et dont la forte croissance était présentée comme une menace, déjà présente, pour la dignité et la sécurité des Français.

Pour ces motifs, la Cour européenne a conclu que l'ingérence dans l'exercice du droit du requérant à la liberté d'expression était "nécessaire dans une société démocratique" et que sa condamnation était à la fois justifiée et proportionnée.

Dans un arrêt en date du 22 avril 2010, la Cour de Strasbourg a jugé que la condamnation d'une élue pour des propos tenus au cours d'une manifestation était attentatoire à sa liberté d'expression, telle qu'elle est protégée par l'article 10 de la Convention.

Les faits. Mme X était adjointe au maire de Lyon à l'époque des faits. En mars 2002, elle prit part à une manifestation organisée lors de la remise de la Légion d'honneur au président de l'Université Jean Moulin Lyon III, à qui les manifestants reprochaient sa prétendue complaisance envers les thèses racistes et négationnistes défendues par certains professeurs au sein de l'Université. L'un des enseignants de l'Université interpella les manifestants en disant : "ce que vous dites est un scandale. Je suis fier d'être juif et je suis fier d'être à Lyon III". La requérante, elle-même de confession israélite, répondit à ces propos : "vous êtes la honte de la communauté". L'enseignant cita Mme X à comparaître devant le tribunal correctionnel de Lyon pour avoir proféré des injures envers un fonctionnaire public (délit prévu par la loi de 1881 sur la presse). Le 18 décembre 2003, le tribunal correctionnel jugea, sur le plan pénal, que ce délit était couvert par une loi d'amnistie du 6 août 2002 ; sur le plan civil, il débouta l'enseignant de sa demande de dommages-intérêts. Toutefois, le 24 juin 2004, la cour d'appel de Lyon infirma ce jugement, pris en ses dispositions civiles. Elle estima que l'expression proférée par la requérante en public visait l'enseignant du fait de son appartenance au corps des enseignants de l'Université Jean Moulin Lyon III, donc en tant que représentant de l'administration. Elle condamna Mme X à payer 3 000 euros en dommages-intérêts et 2 500 euros pour frais de justice. La Cour de cassation rejeta son pourvoi et la condamna à payer 2 500 euros supplémentaires pour frais de justice (Cass. crim., 15 mars 2005, n° 04-84.831 N° Lexbase : A4604DHY). L'élue décida alors d'introduire une requête devant la Cour européenne sur le fondement de l'article 10 de la Convention.

Le droit. Fidèle à sa jurisprudence, la Cour a d'abord rappelé que les limites de la critique admissible étaient plus larges à l'égard de fonctionnaires agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles que pour de simples particuliers (même s'il peut s'avérer nécessaire de protéger particulièrement les fonctionnaires contre des attaques verbales offensantes, car ils doivent bénéficier de la confiance du public sans être indûment perturbés) (14). Ensuite, elle a souligné que, dans la présente affaire, les propos tenus par Mme X relevaient de sujets d'intérêt général (la lutte contre le racisme et le négationnisme) et s'inscrivaient dans un débat public d'une extrême importance (l'attitude des autorités de l'Université Jean Moulin Lyon III à l'égard de professeurs mis en cause pour les thèses qu'ils avaient défendues). De plus, il ne faisait aucun doute que Mme X s'exprimait en sa qualité d'élue, de sorte que ses propos relevaient de l'expression politique ou "militante" (15). Dans ces conditions, les autorités avaient un marge de manoeuvre particulièrement restreinte pour apprécier la nécessité de condamner la requérante. Par ailleurs, la Cour a tenu compte du contexte particulier dans lequel les propos litigieux ont été tenus. Il s'agissait, en effet, d'un échange de paroles rapide au cours d'une manifestation, avec en arrière-plan la polémique qui régnait à cette époque à Lyon et au niveau national, comme en témoigne la création d'une commission d'historiens par le ministère de l'Education nationale pour étudier la question, ainsi que le rapport qu'elle a rendu. Enfin, la lourdeur de la condamnation civile imposée à Mme X a été prise en considération.

Tous ces éléments ont finalement conduit la Cour européenne à constater une violation de l'article 10 de la Convention.

Dans un arrêt du 6 mai 2010, la Cour de Strasbourg juge injustifiée la condamnation pour diffamation de M. X et de la société éditrice du magazine Lyon Mag' à la suite de la publication d'un article sur les réseaux islamistes lyonnais.

Les faits. M. X est directeur de publication de Lyon Mag', un magazine mensuel d'information traitant de sujets d'actualité. Le numéro d'octobre 2001 titrait : "Exclusif, Sondage SOFRES, Les musulmans de l'agglomération face au terrorisme. Enquête : Faut-il avoir peur des réseaux islamistes à Lyon ?". Le magazine reproduisait sur les trois quarts de la couverture une photographie de M. T. avec pour légende "T., Un des leaders musulmans les plus influents à Lyon". L'article qui lui était consacré ("T. l'ambigu") indiquait notamment qu'en 1995 M. T. avait été interdit d'entrée sur le territoire français, ainsi que son frère H., avec qui il contrôlait le centre islamiste de Genève, devenu, selon les renseignements français, le rendez-vous des islamistes européens. Saisi par M. T., le tribunal correctionnel de Lyon conclut au caractère diffamatoire de la publication mais prononça une relaxe et débouta M. T. de son action civile en raison de la bonne foi des requérants. La cour d'appel infirma ce jugement en 2003, constatant que le délit de diffamation publique envers un particulier était constitué. Elle condamna M. X à payer 2 500 euros de dommages-intérêts à M. T. et déclara la société éditrice civilement responsable de cette condamnation. Les juges du fond se livrèrent à une analyse des propos de l'article, y notant en particulier qu'ils insinuaient que M. T. pourrait être un leader recrutant des jeunes "frustrés et vulnérables" sensibles aux "discours radicaux". En 2004, la Cour de cassation rejeta le pourvoi de M. X et de la société éditrice (Cass. crim., 9 novembre 2004, n° 03-83.366, FS-P+F N° Lexbase : A1373DEL). Ces derniers décidèrent alors d'introduire une requête devant la Cour européenne sur le fondement de l'article 10 de la Convention.

Le droit. Les articles litigieux s'inscrivant à l'époque dans un débat d'intérêt général -ils ont été publiés juste après les attentats du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center (16)- la Cour a considéré que les autorités ne bénéficiaient que d'une faible latitude pour restreindre la liberté d'expression des requérants. Cela étant, les juges ont constaté que, si les juridictions nationales s'étaient livrées à une analyse de la terminologie et des insinuations contenues dans les articles, il convenait également d'en considérer le contexte, à savoir la publication d'une série d'articles résultant d'une enquête de terrain sur les réseaux islamistes lyonnais, réalisée en trois semaines. De plus, les articles ne faisaient pas systématiquement référence à M. T. et ils faisaient preuve de prudence, en différentiant par exemple Islam et Islamisme. Certes, M. T. avait une place importante dans le magazine, par le texte et l'image, mais il n'y faisait l'objet d'aucune animosité personnelle et la dose d'exagération acceptable en matière de liberté journalistique n'était pas dépassée, d'autant que M. T., en tant que conférencier actif, pouvait s'attendre à un examen minutieux de ses propos. En outre, les propos litigieux n'étaient pas dépourvus de toute base factuelle puisque de nombreux documents mettant en évidence le danger représenté par les discours de M. T. ont été présentés à la Cour (17).

Dans ces conditions, l'intérêt des requérants à communiquer et celui du public à recevoir des informations sur un sujet d'intérêt global et sur ses répercussions directes pour l'ensemble de l'agglomération lyonnaise l'emportait sur le droit de M. T. à la protection de sa réputation. C'est donc sans grande surprise que la Cour conclut à la violation de l'article 10 de la Convention, d'autant que la condamnation au versement de 2 500 euros de dommages et intérêts était disproportionnée.

Dans cet ultime arrêt en date du 11 mai 2010, les juges strasbourgeois décident que la condamnation d'un conseiller municipal pour avoir indument imputé des infractions pénales au maire de sa commune ne porte pas atteinte à sa liberté d'expression.

Les faits. Alors qu'il était conseiller municipal d'opposition de la commune de Clohars-Carnoët (Finistère), M. X fut agressé physiquement par un élu de la majorité, par la suite condamné pour ces faits. M. X demanda alors au maire de la commune, en vain, de faire paraître dans le bulletin municipal d'information un article y faisant allusion. Dans ce contexte, en janvier 2003, son groupe politique distribua dans la commune un tract rédigé par M. X, dénonçant la censure à contre ce groupe et la manière dont le maire et son équipe géraient les affaires municipales. Le tract faisait, notamment, état d'interrogations "sur les manipulations de nos chers dirigeants qui crochent un peu trop dedans", se référait à une "commission d'appel d'offres [...] dont les règles ont été bafouées" et, concernant une association, demandait "Que penser de l'ordre du jour du conseil municipal du 7.11.02 avec le souhait de Monsieur le Maire de voir M. L. représenter la commune au sein de [l'association]" et "pourquoi cette association a-t-elle droit aux largesses de la municipalité [...] ?". A la suite d'une plainte avec constitution de partie civile du maire contre M. X pour diffamation, ce dernier fut renvoyé en jugement en février 2004 pour y répondre du délit de diffamation publique envers un dépositaire de l'autorité publique. Dans un jugement du 16 septembre 2004, le tribunal correctionnel de Quimper estima que ce tract accusait clairement le maire de détournement de fonds et de non-respect des règles d'attribution des marchés publics et qu'il s'agissait d'imputations d'infractions pénales qui portaient manifestement atteinte à son honneur et à sa considération. Le tribunal jugea que M. X n'avait pas apporté la preuve de la véracité de ses dires et n'était pas non plus de bonne foi. Il fut donc déclaré coupable de diffamation envers un citoyen chargé d'un service ou d'un mandat public et condamné au paiement d'une somme de 2 000 euros au titre des dommages-intérêts et à une peine d'amende de 4 000 euros. Le 15 mars 2005, la cour d'appel de Rennes confirma intégralement le jugement attaqué et condamna de surcroît M. X à verser au maire 1 000 euros pour frais et dépens. Le 3 janvier 2006, la Cour de cassation rejeta son pourvoi (Cass. crim., 3 janvier 2006, n° 05-81.877 N° Lexbase : A3095EXW). Estimant que la condamnation dont il avait fait l'objet était contraire à sa liberté d'expression, M. décida de saisir la Cour européenne.

Le droit. La Cour a analysé la condamnation du requérant comme une ingérence dans son droit à la liberté d'expression, s'attardant particulièrement sur son caractère nécessaire dans une société démocratique. Tout d'abord, elle a relevé que le tract portait incontestablement sur un sujet d'intérêt général (la gestion d'une municipalité) (18), sur lequel M. X avait le droit de communiquer des informations au public. Ensuite, la Cour a retenu que les propos litigieux concernaient un homme politique visé en cette qualité (à l'égard duquel les limites de la critique admissible sont plus larges) et émanaient d'un autre homme politique, d'un groupe d'opposition (cette dernière circonstance amenant la Cour à exercer un contrôle des plus stricts).

Toutefois, la Cour a noté que lorsque le tract litigieux avait été diffusé, aucun débat public n'était en cours sur la gestion de la commune. Le maire n'avait pas non plus fait l'objet de poursuites judiciaires à ce sujet. Ainsi, même si l'on devait considérer que les propos de M. X n'étaient qu'un jugement de valeur (et non une déclaration de faits), il était possible de les qualifier d'excessifs. Tout jugement de valeur doit en effet avoir au minimum une base factuelle, ce qui n'était pas le cas en l'espèce, les juridictions françaises ayant considéré que les faits imputés au maire n'étaient pas établis. Enfin, la Cour a affirmé que les accusations portées à l'encontre du maire étaient d'une extrême gravité et qu'elles pouvaient paraître d'autant plus crédibles qu'elles émanaient d'un membre du conseil municipal, censé être bien informé sur la gestion de la commune. Dans ces conditions, la peine et la condamnation -relativement importante- prononcées n'étaient pas disproportionnées par rapport à l'objectif de protéger la réputation d'autrui, et les motifs invoqués pour justifier ces mesures étaient pertinents et suffisants. La Cour a donc conclu à l'absence de violation de l'article 10 de la Convention.


(1) Ce principe est fréquemment rappelé par la Cour européenne, v. notamment CEDH, 29 août 1997, Req. 83/1996/702/894, Worm c/ Autriche (N° Lexbase : A7663AWQ).
(2) V. par exemple, CEDH, 21 janvier 1999, Req. 29183/95, Fressoz et Roire c/ France (N° Lexbase : A7713AWL).
(3) V. également, CEDH, 25 janvier 2007, Req. 68354/01, Vereinigung Bildender Künstler c/ Autriche (N° Lexbase : A3077EXA), § 26, CEDH 2007-II.
(4) V. notamment, CEDH, 21 janvier 1999, Req. 25716/94, Janowski c/ Pologne (N° Lexbase : A7086AWD), CEDH 1999-I, § 33 ; CEDH, 21 décembre 2004, Req. 61513/00, Busuioc c/ Moldavie (arrêt uniquement en anglais),  § 64.
(5) V. notamment, CEDH, 7 novembre 2006, Req. 12697/03, Mamère c/ France (N° Lexbase : A1924DS3) ; CEDH, 22 octobre 2007, Req. 21279/02, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c/ France (N° Lexbase : A8226DYC).
(6) V. CEDH, 11 avril 2006, Req. 71343/01, Brasilier c/ France (N° Lexbase : A9827DNB).
(7) V. CEDH, 3 octobre 2000, Req. 34000/96, Du Roy et Malaurie c/ France (N° Lexbase : A6940AWX).
(8) V. CEDH, 21 janvier 1999, Req. 29183/95, Fressoz et Roire c/ France (N° Lexbase : A7713AWL).
(9) V. l'arrêt "Taffin et Contribuables Associés c/ France" ainsi que les références précitées.
(10) V. CEDH, 5 octobre 2006, Req. 14881/03, Zakharov c/ Russie, § 22 (arrêt uniquement en anglais).
(11) Contra, v. CEDH, 17 décembre 2004, Req. 49017/99, Pedersen et Baadsgaard c/ Danemark (N° Lexbase : A4374DEQ), § 79.
(12) V. CEDH, 27 février 2001, Req. 26958/95, Jérusalem c/ Autriche (N° Lexbase : A3075EX8), CEDH 2001-II, § 35.
(13) V. CEDH, 10 juillet 2008, Req. 15948/03, Soulas et autres c/ France (N° Lexbase : A5460D94), § 37.
(14) La solution vaut également pour les hommes politiques, v. nos obs., La liberté d'expression des hommes politiques, Lexbase Hebdo n° 348 du 30 avril 2009 - édition privée générale (N° Lexbase : N0498BKN), note sous Cass. crim., 12 novembre 2008, n° 07-83.398, Christian V., F-PF (N° Lexbase : A2676EDH) et Cass. crim., 31 mars 2009, n° 07-88.021, LDHC, FS-P+F (N° Lexbase : A5174EED).
(15) V. CEDH, 15 février 2005, Req. 68416/01, Steel et Morris c/ Royaume-Uni (N° Lexbase : A7030DGH).
(16) V. CEDH, 2 octobre 2008, Req. 36109/03, Leroy c/ France (N° Lexbase : A5370EA7), § 41.
(17) Sur l'existence d'une base factuelle suffisante, v. CEDH, 18 septembre 2008, Req. 35916/04, Chalabi c/ France (N° Lexbase : A3891EAD), § 44.
(18) V. déjà, CEDH, 2 février 2010, Req. 571/04, Kubaszewski c/ Pologne (arrêt uniquement en anglais), § 43.

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