La lettre juridique n°395 du 20 mai 2010 : Éditorial

Amiante : qu'importe la perte de rémunération pourvu que l'on soit anxieux !

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


On ne sait, aujourd'hui, si la Cour de cassation, dans son arrêt du 11 mai 2010, consacrant le préjudice d'anxiété, à défaut de consacrer le préjudice économique, en faveur de plusieurs salariés ayant été exposés à l'amiante, a eu du flair, mais quel formidable pied de nez : s'engouffrez dans le risque psychanalytique, plutôt que de reconnaître que les victimes de l'amiante, même bénéficiant de l'allocation de cessation anticipée d'activité (ACAATA), subissent, nécessairement -sinon c'est "marche ou crève"-, une perte de chance de mener une carrière normale jusqu'à son terme, relève d'une voie d'indemnisation, pour le moins, étrange. A moins qu'il ne s'agisse, tout simplement, de consacrer, in abstracto, le préjudice d'anxiété dans le cadre global de l'obligation de sécurité de résultat : auquel cas, le ciel vient, sans doute, de tomber sur la tête de nos entreprises gauloises !

Ah ! Avec une masse volumique de 1 400 kg/m3, une conductivité thermique de 0,168 W/(m.K) et une chaleur massique de 1045 J/(kg.K), l'amiante, excellent matériau d'isolation thermique ignifuge, avait tout pour plaire... Même ses noms scientifiques (chrysotile pour l'amiante blanc et crocidolite pour le bleu) sonnaient bien à notre oreille : on n'y décelait pas les oripeaux de l'amanite tue mouche, au nom si évocateur... Pire, malgré de charmants sobriquets comme asbestos, "indestructible" en grec ancien, et "laine de salamandre" -eu égard aux croyances populaires faisant de la salamandre un être incombustible vivant dans le feu-, l'amiante brûle notre quotidien comme une splendide "tunique de Nessus" !

Remplacez l'Amour promis par le centaure agonisant, par une isolation -à moindre coût, parce que le flocage sans amiante est possible depuis 1951, mais à moindre rendement- (presque) parfaite, et c'est le même poison qui vous brûle... Exception faite que, dans le mythe gréco-romain, non seulement Nessus, mais aussi Déjanire offrant la tunique empoisonnée à son mari, et Héraclès, lui-même, brûlant sous l'effet du poison de l'Hydre de Lerne, connaissent une fin des plus tragiques. Point de tout cela concernant l'amiante : il est décrété hors la loi et mis à l'Index en 1997 ; les victimes sont, progressivement mais sûrement, atteintes de fibroses pulmonaires, de cancers broncho-pulmonaires, de cancers de la plèvre et de cancers des voies digestives ; mais, pour les entreprises ayant soumis leurs salariés à la fibre minérale, outre la réparation d'un préjudice certain lorsque l'infection est avérée, on se contentera d'une "demi-mesure", le versement d'indemnités au titre du préjudice d'anxiété lorsque ces salariés souhaitent exercer une sorte de "droit de retrait" et bénéficier de l'ACAATA -au nom si évocateur-.

Bon, ce n'est pas comme si le premier rapport dénonçant la forte mortalité des ouvriers dans les filatures et dans les usines de tissage d'amiante datait de 1906 et que l'amiante figurait au tableau de maladies professionnelles depuis 1945... Et puis, la première mobilisation contre l'utilisation de l'amiante ne date que de 1975 -déjà au sujet des bâtiments de l'Université de Jussieu-. Non ! Il faut du temps pour reconnaître un "drame" de Santé publique, et pour que tous les acteurs économiques en prennent conscience : 100 000 morts en France d'ici à 2025, selon l'Inserm, sans compter les riverains de roches amiantifères, même si l'exposition est faible selon l'InVS. Les parlementaires sont plus rassurants au demeurant : 35 000 décès survenus entre 1965 et 1995 seraient dus à des expositions aux fibres d'amiante et quelques dizaines de milliers de décès sont prévus entre 2005 et 2030...

Il ne fait guère de doute que les salariés en cause "se trouvent par le fait de l'employeur dans une situation d'inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante et [sont] amenés à subir des contrôles et examens réguliers propres à réactiver cette angoisse", dixit la Cour de cassation. Une inquiétude permanente ? Des vertiges, des nausées, des palpitations, des difficultés à respirer, une contrition de la poitrine, une forte transpiration ? Allez ! L'amiante est anxiogène : qui l'eut cru ? Jusqu'au "raptus anxieux" ? Qui sait ? Pour la psychanalyse, l'anxiété est à distinguer de l'angoisse dont la nature doit être investiguée dans le cadre d'entretiens psychanalytiques afin d'en établir sa fonction intrapsychique pour l'éclairer du point de vue de la conscience et la dépasser dans une cure. Ouf ! Nous sommes sauvés : à l'heure où certains philosophes déboulonnent Freud (lire Le crépuscule d'une idole. L'affabulation freudienne de Michel Onfray), estimant que la psychanalyse ne peut être considérée comme une science, mais relève tout au plus d'une philosophie, comme universalisation de l'expérience personnelle de son initiateur autrichien), il convenait de ne pas laisser Psyché (l'âme) envahir le Quai de l'Horloge, au risque que l'on -essentiellement les entreprises- en perde la boussole... Point de préjudice d'angoisse, donc ! Benzodiazépines, buspirone, captodiame, méprobamate, hydroxyzine, étifoxine feront bien l'affaire. On n'obligera pas, en principe, les entreprises à rembourser les séances de psychanalyse (nécessairement forts coûteuses selon Freud) de leurs salariés anxieux pour des motifs (que seule une analyse pourrait déterminer, d'ailleurs) professionnels ; mais, on comprend, dès lors, que le terrain est glissant. Pourtant, la Haute juridiction semble s'y engouffrer.

"L'anxiété, c'est un conseil d'agenouillement" nous livre Victor Hugo dans Les travailleurs de la mer. La Cour régulatrice plie-t-elle, alors, un genou faisant allégeance à la douleur liée à l'anticipation d'une maladie considérée comme certaine et incurable en reconnaissant ce préjudice d'anxiété ou faisant allégeance à l'impossible indemnisation de ces milliers de travailleurs démissionnaires privés d'une carrière professionnelle normale, faute, certainement, pour les juges du fond de pouvoir déterminer véritablement le quantum ?

"Le scepticisme est l'élégance de l'anxiété" promulgue Cioran dans Syllogismes de l'amertume. Alors, anxieux nous sommes, car sceptiques devant la reconnaissante d'une obligation de sécurité de résultat obligeant les entreprises à indemniser, non plus le harcèlement sexuel, le harcèlement moral, les discriminations ou le non -respect de l'interdiction globale de fumer dans les locaux... mais, désormais, la (seule) anxiété du salarié... Sceptiques nous sommes devant l'incompréhension d'un juge de cassation qui estime que la seule allocation de cessation anticipée d'activité et l'indemnisation d'un préjudice d'anxiété (présomption simple ou irréfragable ?) suffisent à reconstituer la rémunération perdue des travailleurs de la fibre d'or sans doute inhalée...

"L'indécision, l'anxiété sont à l'esprit et à l'âme ce que la question est au corps" conclut, pour nous, Chamfort : le tribunal de l'Inquisition, pour sauver nos âmes, s'occupait de la seconde, les conseillers prud'hommes, pour sauver nos corps, sont, désormais, en charge des premières !

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