Jurisprudence : CEDH, 03-10-2000, Req. 34000/96, Du Roy et Malaurie c. France

CEDH, 03-10-2000, Req. 34000/96, Du Roy et Malaurie c. France

A6940AWX

Référence

CEDH, 03-10-2000, Req. 34000/96, Du Roy et Malaurie c. France. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1063859-cedh-03102000-req-3400096-du-roy-et-malaurie-c-france
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Cour européenne des droits de l'homme

3 octobre 2000

Requête n°34000/96

Du Roy et Malaurie c. France



TROISIÈME SECTION

AFFAIRE DU ROY ET MALAURIE c. FRANCE

(Requête n° 34000/96)

ARRÊT

STRASBOURG

3 octobre 2000

DÉFINITIF

03/01/2001

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le recueil officiel contenant un choix d'arrêts et de décisions de la Cour.

En l'affaire Du Roy et Malaurie c. France,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

M. W. Fuhrmann, président,

M. J.-P. Costa,

M. L. Loucaides,

M. P. Kûris,

Mme F. Tulkens,

M. K. Jungwiert,

Sir Nicolas Bratza, juges,

et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 15 juin 1999 et 12 septembre 2000,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête dirigée contre la République française et dont deux ressortissants français, MM. Albert Du Roy et Guillaume Malaurie (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 13 septembre 1996, en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). La requête a été enregistrée le 29 novembre 1996 sous le numéro de dossier 34000/96. Les requérants ont été représentés par Mes Jean-Yves Dupeux et Christophe Bigot, avocats au barreau de Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement » ) a été représenté par son agent, M. Yves Charpentier, sous-directeur des droits de l'homme au ministère des Affaires étrangères, auquel a succédé Mme Michèle Dubrocard.

2. Sous l'angle de l'article 10 de la Convention, les requérants se plaignaient d'une atteinte à leur droit à la liberté d'expression.

3. Par une décision du 22 octobre 1997, la Commission (deuxième chambre) a décidé de porter la requête à la connaissance du gouvernement, en l'invitant à présenter par écrit des observations sur sa recevabilité et son bien-fondé. Le Gouvernement a présenté ses observations le 10 février 1998 et les requérants ont présenté les leurs le 2 avril 1998.

4. A la suite de l'entrée en vigueur du Protocole n° 11 le 1er novembre 1998, et conformément à l'article 5 § 2 de celui-ci, l'affaire est examinée par la Cour.

5. Conformément à l'article 52 § 1 du règlement de la Cour (« le règlement »), le président de la Cour, M. L. Wildhaber, a attribué l'affaire à la troisième section.

6. Le 15 juin 1999, la chambre a déclaré la requête recevable.

7. Le 25 juin 1999, la chambre a invité les parties à lui soumettre, dans un délai expirant le 30 août 1999, des offres de preuves et observations complémentaires ainsi que, le cas échéant, leurs propositions de règlement amiable, et les a informées qu'elles avaient la faculté de requérir une audience ; elle a en outre invité les requérants à lui soumettre, dans le même délai, leurs demandes au titre de l'article 41 de la Convention.

8. Par un courrier du 2 juillet 1999, les requérants ont demandé la tenue d'une audience sur le fond de l'affaire. Par un courrier du 27 août 1999, le Gouvernement a indiqué qu'il n'estimait pas nécessaire la tenue d'une audience et qu'il n'était pas favorable à un règlement amiable de l'affaire. Les parties n'ont pas présenté d'observations complémentaires.

9. Le 7 mars 2000, la chambre a décidé qu'il n'était pas nécessaire de tenir une audience.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

10. A l'époque des faits, le premier requérant était directeur de la publication de L'Événement du Jeudi et le second requérant était journaliste au sein du même hebdomadaire.

11. Dans son numéro daté du 11 au 17 février 1993, L'Événement du Jeudi publia un article signé par le second requérant et intitulé : « Sonacotra : quand la gauche fait le ménage à gauche ».

12. Cet article mettait notamment en cause Michel Gagneux, l'ancien dirigeant de la Sonacotra (société nationale de construction de logements pour les travailleurs) et les relations entretenues par ce dernier avec la nouvelle direction de la Sonacotra, laquelle avait déposé le 10 février 1993 une plainte pénale avec constitution de partie civile contre Michel Gagneux, pour abus de biens sociaux.

13. Le 11 mars 1993, Michel Gagneux cita les requérants à comparaître devant le tribunal correctionnel de Paris afin de les voir condamner pour délit de publication d'informations relatives à des constitutions de partie civile, délit prévu et réprimé par l'article 2 de la loi du 2 juillet 1931. Michel Gagneux s'estimait victime d'une infraction à cette disposition du fait des passages suivants contenus dans l'article publié dans L'Événement du Jeudi :

« Sonacotra : quand la gauche fait le ménage à gauche. Du jamais vu ! Les dirigeants d'une société publique dénoncent la gestion de leurs prédécesseurs. Et portent plainte ! »

« Échec à la raison d'État ! En provoquant une plainte pour abus de confiance et de biens sociaux contre leur prédécesseur Michel Gagneux, les dirigeants de la Sonacotra ont fait acte de courage. Ils savent bien que le risque est grand de découvrir que des hommes liés au PS [parti socialise] ont pu prendre leurs aises avec ''l'argent des émigrés'' »

14. Par jugement du 9 juillet 1993, le tribunal correctionnel de Paris reconnut la culpabilité des requérants et les condamna chacun à une peine de 3 000 FRF d'amende. Cette condamnation était assortie du versement de dommages et intérêts sur l'action civile de M. Gagneux et de la publication judiciaire du jugement.

Le tribunal releva que l'interdiction prévue à l'article 2 de la loi du 2 juillet 1931 est générale et absolue ; il suffit que l'information se rapporte à une plainte avec constitution de partie civile.

Le tribunal indiqua en outre que l'interdiction visait à garantir la présomption d'innocence et à prévenir toute influence extérieure sur le cours de la justice. Il en conclut qu'elle était nécessaire, dans une société démocratique, à la « protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles, ou pour garantir l'autorité ou l'impartialité du pouvoir judiciaire » au sens de l'article 10 de la Convention.

15. Le 16 juillet 1993, les requérants interjetèrent appel dudit jugement.

16. Par arrêt du 2 février 1994, la cour d'appel de Paris confirma le principe de la culpabilité des requérants et le montant de la peine d'amende, et réduisit à la somme de un franc les dommages et intérêts dus à Michel Gagneux, partie civile. La cour d'appel affirma notamment que :

« Les premiers juges ont à juste titre écarté l'argumentation proposée par la défense et prise d'une prétendue incompatibilité entre l'article 10 [de la Convention] et la loi du 2 juillet 1931, en relevant que les dispositions de cette loi, qui tendent à protéger les personnes faisant l'objet d'une plainte, à garantir la présomption d'innocence et à prévenir toute influence sur la justice, s'inscrivent dans le cadre des restrictions à la liberté d'expression autorisées par la Convention (...), cette restriction étant proportionnée au but recherché (...) »

17. Le requérants se pourvurent alors en cassation. Au soutien de leur pourvoi, ils invoquaient, comme devant les juges du fond, la violation de l'article 10 de la Convention. Ils se référaient au caractère général et absolu de l'interdiction de publication qu'ils estimaient disproportionnée à l'objectif poursuivi.

18. Par arrêt du 19 mars 1996, la Cour de cassation déclara l'action publique éteinte du fait de l'intervention d'une loi d'amnistie ; elle rejeta le pourvoi sur l'action civile dont elle s'estima encore saisie. Elle s'exprima notamment comme suit :

« La cour d'appel a rejeté à bon droit l'argumentation des prévenus prise de l'incompatibilité de la loi du 2 juillet 1931 avec l'article 10 de la Convention.

Si l'article 10 de la Convention susvisé reconnaît en son premier paragraphe à toute personne le droit à la liberté d'expression, ce texte prévoit en son second paragraphe que l'exercice de cette liberté comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent dans une société démocratique, des mesures nécessaires notamment à la protection des droits d'autrui, ainsi qu'à la garantie de l'autorité et de l'impartialité du pouvoir judiciaire ; (...) tel est l'objet, proportionné au but recherché, de l'article 2 de la loi précitée (...) »

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La loi du 2 juillet 1931

19. L'article 2 de la loi du 2 juillet 1931 est ainsi libellé :

« Il est interdit de publier, avant décision judiciaire, toute information relative à des constitutions de partie civile faites en application de l'article 63 du Code d'instruction criminelle (Code de procédure pénale article 85), sous peine d'une amende de 120 000 FRF édictée par le dernier alinéa de l'article 39 de la loi du 29 juillet 1881. »

B. Le code civil

20. L'article 9-1 du code civil se lit comme suit :

« Chacun a droit au respect de la présomption d'innocence. Lorsqu'une personne (...) faisant l'objet (...) d'une plainte avec constitution de partie civile est, avant toute condamnation, présentée publiquement comme étant coupable des faits faisant l'objet de l'enquête ou de l'instruction judiciaire, le juge peut, même en référé, ordonner l'insertion dans la publication concernée d'un communiqué aux fins de faire cesser l'atteinte à la présomption d'innocence (...) »

C. Le code de procédure pénale

21. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale sont ainsi rédigées :

Article 11

« Sauf dans les cas où la loi en dispose autrement et sans préjudice des droits de la défense, la procédure au cours de l'enquête et de l'instruction est secrète (...) »

Article 91

« Quand, après une information ouverte sur constitution de partie civile, une décision de non-lieu a été rendue, le ministère public peut citer la partie civile devant le tribunal correctionnel où l'affaire a été instruite. Dans le cas où la constitution de partie civile est jugée abusive ou dilatoire, le tribunal peut prononcer une amende civile dont le montant ne saurait excéder 100 000 FRF. L'action doit être introduite dans les trois mois du jour où l'ordonnance de non-lieu est devenue définitive.

Dans le même délai, la personne mise en examen ou toute autre personne visée dans la plainte, sans préjudice d'une poursuite pour dénonciation calomnieuse, peut, si elle n'use de la voie civile, demander des dommages et intérêts au plaignant (...) »

EN DROIT

i. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 de la convention

22. Les requérants allèguent que leur condamnation par la cour d'appel de Paris a entraîné une violation de l'article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière (...)

2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »

23. La condamnation litigieuse s'analyse en une « ingérence » dans l'exercice par les intéressés de leur liberté d'expression. Pareille immixtion enfreint l'article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre.

1. « Prévue par la loi »

24. Les parties s'accordent à considérer qu'elle était « prévue par la loi », à savoir l'article 2 de la loi du 2 juillet 1931. La Cour partage cette opinion.

2. But légitime

25. Selon les parties, l'ingérence avait pour but de protéger la réputation et les droits d'autrui et de garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. La Cour n'aperçoit aucune raison d'adopter un point de vue différent.

3. « Nécessaire dans une société démocratique »

26. La Cour doit donc rechercher si ladite ingérence était « nécessaire », dans une société démocratique, pour atteindre ces buts.

a) Principes généraux

27. La Cour rappelle les principes fondamentaux qui se dégagent de la jurisprudence relative à l'article 10 :

i. La liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique. Sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de « société démocratique » (arrêts Handyside c. Royaume-Uni du 7 décembre 1976, série A n° 24, p. 23, § 49, et Jersild c. Danemark du 23 septembre 1994, série A n° 298, p. 26, § 37).

ii. La presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d'autrui ainsi qu'à la nécessité d'empêcher la divulgation d'informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d'intérêt général (arrêt De Haes et Gijsels c. Belgique du 24 février 1997, Recueil 1997-I, pp. 233-234, § 37). La liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d'exagération, voire même de provocation (arrêt Prager et Oberschlick c. Autriche du 26 avril 1995, série A n° 313, p. 19, § 38).

iii. D'une manière générale, la « nécessité » d'une quelconque restriction à l'exercice de la liberté d'expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d'évaluer s'il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d'une certaine marge d'appréciation. Lorsqu'il y va de la presse, comme en l'espèce, le pouvoir d'appréciation national se heurte à l'intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. De même, il convient d'accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu'il s'agit de déterminer, comme l'exige le paragraphe 2 de l'article 10, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi (voir, mutatis mutandis, arrêts Goodwin c. Royaume-Uni du 27 mars 1996, Recueil 1996-II, pp. 500-501, § 40, et Worm c. Autriche du 29 août 1997, Recueil 1997-V, p. 1551, § 47).

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