Le Quotidien du 25 août 2023

Le Quotidien

Affaires

[Jurisprudence] La vente d’un tableau de Manet authentifié a posteriori justifiant le paiement du complément de prix

Réf. : CA de Paris, 4-9, 11 mai 2023, n° 20/06696 N° Lexbase : A86019U4

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N6085BZE

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par Béatrice Cohen, Avocate au Barreau de Paris, BBCAVOCATS, Membre de l’Institute Art & Droit

Le 24 Août 2023

Mots-clés : vente • tableau • œuvre d’art • expertise • authenticité • complément de prix • interprétation du contrat • intention des parties

Le contrat conclu après la vente d’un tableau, qui prévoit la réalisation d’une expertise et le paiement d’un complément de prix par les acquéreurs d’un tableau en cas d’authentification, produit ses effets même plus de dix ans après la vente.

L’héritier des acquéreurs est tenu à l’égard du vendeur du tableau du paiement de ce complément de prix en cas d’authentification conforme aux dispositions contractuelles.


 

Les ventes d’œuvres d’art, lorsqu’elles sont entourées d’une incertitude concernant l’auteur de l’œuvre, peuvent être accompagnées de la conclusion d’un contrat qui prévoit la réalisation d’une expertise afin d’authentifier l’œuvre d’art. L’authentification peut alors permettre le paiement d’un complément de prix au profit du vendeur. C’est ce cas de figure qui a donné lieu à l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris le 11 mai 2023.

Dans cette affaire, en février 2004, un tableau anonyme intitulé « jeune garçon au chien » décrit comme étant de l’école française et datant des années 1850-1860 a été vendu au prix de 380 000 euros.

Un mois après la vente, le vendeur et les acheteurs de ce tableau ont conclu un « contrat en vue de la réalisation d'une expertise pour l'authentification d'une œuvre d'art et du paiement d'un complément de prix ». Ce contrat confiait à un tiers la constitution d’un dossier d’expertise visant à authentifier le tableau qui devait être présenté à des spécialistes de Manet, de la peinture impressionniste ainsi qu’à des historiens de l’art et ce, en vue de la réalisation d’une expertise. Le contrat prévoyait également qu’en cas d’avis positif sur l'authenticité du tableau par au moins un spécialiste qui publierait un article dans une revue spécialisée, les acquéreurs, considérant alors qu'ils sont en possession d'un authentique tableau de Manet, verseront au vendeur du tableau la somme de 1 525 000 euros à titre de complément de prix qui viendrait s’ajouter à la somme de 380 000 euros déjà versée.

Plus de dix années après la vente, en décembre 2015, un historien de l’art a examiné le tableau et a conclu qu’il était « sans doute possible de Manet ». Il a accepté de rédiger un article publié dans une revue et dans lequel il faisait état de cette découverte.

Le vendeur a ensuite sollicité le paiement du complément de prix à l’héritier de l’acquéreur du tableau, qui en est devenu propriétaire au moment du décès de l’acquéreur en 2017 et à qui il succède dans l’exécution du contrat.

À la suite du refus de ce dernier de procéder au paiement du complément de prix, le vendeur a assigné l’héritier de l’acquéreur en exécution forcée du contrat et en paiement du complément de prix. Le tribunal judiciaire a fait droit à ses demandes par un jugement en date du 5 mars 2020 dont l’héritier de l’acheteur a interjeté appel.

Le litige porte donc sur l’interprétation du contrat et sur ses conséquences relativement au paiement du complément de prix.

I. L’interprétation des dispositions contractuelles portant sur la réalisation de l’expertise

À titre liminaire, il convient de préciser que le contrat litigieux date du 10 mars 2004 et reste donc soumis aux dispositions du Code civil antérieures à l’entrée en vigueur de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 N° Lexbase : L4857KYK.

Dans le prolongement de la vente du tableau, les parties avaient prévu au sein du contrat intitulé « contrat de réalisation d’une expertise en vue de l’authentification d’une œuvre d’art » la constitution d’un dossier d’expertise qui était confiée à un expert moyennant paiement d'honoraires à hauteur de 20 000 euros HT, l’allocation d’un budget pour l’expertise de 50 000 euros, puis l'organisation de l'expertise pour des honoraires allant jusqu’à 7 000 euros HT.

Ce dossier devait notamment comprendre des photographies couleurs du tableau, des gros plans de la couche picturale, une ou plusieurs études scientifiques du tableau comprenant l’analyse de la couche picturale, des radiographies du tableau et des expertises scientifiques du tableau confiée à des spécialistes de la peinture du XIXème siècle.

Le résultat de cette expertise conditionnait le paiement du complément de prix, le contrat prévoyant que « le résultat de l'expertise menée sera considéré comme positif si un avis favorable sur l'authenticité du tableau est donné de la part d'au moins un spécialiste ». Il était également stipulé que « ceux qui auront reconnu un authentique tableau de Manet seront invités à rédiger un article qui sera destiné à être publié ».

En décembre 2015, soit plus de dix ans après la vente, un historien de l’art s’est rendu au domicile de l’acquéreur afin d’examiner le tableau. Il a estimé que cette peinture était, « sans aucun doute, de Manet » et a ensuite accepté de rédiger un article en vue d’une publication dans une revue, en l’espèce la revue Prussian Blue afin de faire état de sa découverte. Le vendeur a donc considéré qu’il était fondé à recevoir le paiement du complément de prix.

À l’inverse, l’héritier de l’acquéreur, es qualité de légataire universel, estimait que les deux conditions cumulatives prévues par le contrat qui subordonnent le versement au vendeur du complément de prix n’étaient pas remplies.

Il soutenait que ces conditions sont, d'une part, l'avis favorable et « suffisant » portant sur l'authenticité du tableau de la part d'au moins un spécialiste et, d'autre part, la publication d'un article confirmant cette authenticité dans une revue spécialisée. Il affirmait également que la commune intention des parties était de déterminer si Manet était ou non l’auteur du tableau et que cela nécessitait une authentification par une autorité de référence sur le marché de l’art.

Selon lui, aucune de ces deux conditions n’était remplie. S'agissant de l'expertise, il rapporte que l’acquéreur du tableau avait toujours remis en cause la qualité d’expert de la personne qui a authentifié le tableau et considère que la revue dans laquelle l’article de l’expert a été publié n’est pas spécialisée et n’a « aucune autorité ni reconnaissance » en la matière.

Ainsi, il estime qu’il existe un déséquilibre dans l’économie générale du contrat, les acquéreurs étant privés de contrepartie réelle en échange du versement du complément de prix qui consisterait selon lui dans l’authentification reconnue de l’œuvre qui ferait augmenter la valeur du tableau. Or, il estime que l’expertise réalisée ne constitue pas une telle contrepartie.

Par conséquent, le tribunal aurait fait une mauvaise interprétation des dispositions contractuelles en le condamnant au paiement du complément de prix.

Sur l’interprétation des contrats, la cour d’appel rappelle qu’il résulte de l’ancien article 1156 du Code civil N° Lexbase : L1258AB9 que le juge doit rechercher quelle a été la commune intention des parties contractantes, plutôt que de s'arrêter au sens littéral des termes. De plus l’ancien article 1134 N° Lexbase : L1234ABC précise que « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel, ou pour les causes que la loi autorise. Elles doivent être exécutées de bonne foi ».

Tout d’abord la cour d’appel considère que le contrat a été respecté par la personne chargée de la réalisation du dossier d’expertise.

S’agissant de la condition tenant à la publication de l’avis favorable dans une revue spécialisée, l’appelant avance que l’objectif de cette démarche était de dévoiler le résultat de l’avis aux tiers et « particulièrement aux personnalités du monde de l’art » afin d’instiller l’idée au sein du marché de l’art que le tableau était de Manet.

La cour d’appel souligne que la clause du contrat a seulement pour effet « d'inviter » les auteurs d'un avis positif à rédiger un article. En outre, la cour d’appel observe que « le contrat n’a pas autrement précisé la nature des revues dans lesquelles les publications étaient autorisées ». Ainsi aucune exigence n’avait été fixée quant à la quantité de tirage ou la présence d’un comité technique au sein de la revue.

La cour d’appel considère donc qu’au regard de l’ensemble de ces éléments, la publication dans une revue spécialisée n'était pas une condition du versement du complément de prix contrairement à ce que soutient l’appelant. Ainsi, le complément de prix qui n’était conditionné que par l’existence d’un avis positif sur l’authenticité de l’œuvre doit être versé.

Par ailleurs les juges observent que les acheteurs étaient des professionnels avertis car ils étaient propriétaires de nombreuses œuvres d’art et étaient également des mécènes et des hommes d’affaires.

Les juges notent également que l’acheteur « savait que le catalogue raisonné du peintre était figé depuis de longues années et qu’il avait choisi de poursuivre « l’expertise » malgré la fin de non-recevoir opposer par l’expert de référence […] ».

La cour d’appel en déduit donc qu’« en signant un tel contrat, ils avaient donc parfaitement conscience de la portée de leur engagement et de ce qu'ils recherchaient ».

La cour d’appel confirme donc la décision du tribunal judiciaire de Paris du 5 décembre 2020 en ce qu’elle a « retenu, sur le fondement de l’ancien article 1156 du Code civil que l’intention des acheteurs, était exprimée de manière claire dans le préambule du contrat » et considère que l’interprétation du contrat conduisant au paiement du complément de prix est conforme à l’intention initiale des parties.

Au regard de tous ces éléments, se pose alors la question des conséquences de ces dispositions contractuelles sur le bien-fondé de l’action en paiement du complément de prix formée par le vendeur.

II. Sur le paiement du complément de prix à la suite de l’authentification du tableau

L’essence du contrat était de faire réaliser une expertise en vue d’authentifier un tableau.

Dans l’hypothèse d’un avis positif, la publication dans une revue était contractuellement prévue afin d’introduire l’idée sur le marché par un avis favorable puis par une publication que le tableau était de Manet et ce, en vue de faire monter sa côte. Ce procédé se justifiait par le fait que l’acquéreur « avait parfaitement connaissance du refus constant et catégorique de l’Institut Wildenstein d’inclure l’œuvre dans le catalogue raisonné de Manet, fermé depuis plus de cinquante années ».

Le catalogue raisonné du peintre étant figé depuis de nombreuses années et l’acquéreur du tableau s’étant vu opposé une fin de non-recevoir par l’expert de référence de Manet, le but du contrat était « d’introduire sur le marché de l’art l’idée selon laquelle le tableau était de Manet ».

L’objectif n’était donc pas de faire reconnaître le tableau comme un tableau de Manet par l’ensemble de la communauté des professionnels de l’art. En effet, le complément de prix était sans commune mesure avec le prix potentiel du tableau s’il avait été reconnu par tous comme étant un tableau de Manet.

Par ailleurs, l’intimé soutient que si l’acquéreur, en tant que professionnel averti, avait souhaité que le tableau soit reconnu par l’ensemble des professionnels de l’art comme étant de Manet, celui-ci aurait exigé une authentification officielle ainsi qu’une publicité particulière. 

L’objectif n’était donc pas de parvenir à un consensus sur l’authenticité de l’œuvre, ce qui explique« « qu’aucune certitude scientifique n’a été atteinte que ce soit pour affirmer ou infirmer de manière certaine qu’il s’agit d’une œuvre par Manet ». L’avis positif sur l’authenticité devait dès lors simplement permettre une valorisation de l’œuvre.

Afin d’y parvenir, les parties avaient expressément choisi de se contenter d’un seul avis favorable et d’espérer une publication dans une revue. Cet avis favorable devait émaner d’une personne répondant à la qualification de spécialiste selon les termes du contrat.

Sur ce point, le contrat prévoit que les parties confèrent cette qualité de spécialiste à des spécialistes du peintre et de la peinture impressionniste ainsi qu’à des historiens de l’art. Or, la personne ayant attribué le tableau à Manet est historien de l’art, professeur d’histoire de l’art et auteur d’essais sur l’histoire de l’art notamment sur l’impressionnisme. Par conséquent, selon la cour d’appel, cette personne avait toutes les qualités requises pour être considéré comme un spécialiste au sens du contrat. Dès lors la contestation de l’appelant tenant à remettre cause sa qualité de spécialiste en avançant « qu’il n’a été qu’un choix par défaut » est inopérante.

En outre, la cour d’appel relève que le processus de la constitution du dossier d’expertise a été réalisé dans le respect des dispositions contractuelles qui prévoient notamment que « l’expertise aura pour support le dossier préalablement établi qui sera présenté à des spécialistes du peintre et de la peinture impressionniste ainsi qu’à des historiens de l’art » choisi par la personne chargée de l’expertise. Ensuite, ces spécialistes « devaient après avoir personnellement vu le tableau donner leur avis écrit ». Il était également précisé que « ceux qui auront reconnu un authentique tableau de Manet seront invités à rédiger un article qui sera destiné à être publié ».

En l’espèce, la personne chargée de cette mission a effectivement présenté à de nombreux spécialistes le dossier d’expertise, certains d’entre eux se sont déplacés pour voir le tableau, ce qui est notamment le cas de l’historien de l’art ayant donné un avis positif à l’attribution du tableau à Manet qui a ensuite publié un article dans la revue Prussian Blue distribuée dans les kiosques français, belges et suisses et vendue dans des musées, librairies et galeries.

De surcroît, la publication de cet article dans une revue spécialisée avait été soumise à l’approbation de l’acheteur du tableau. La cour d’appel considère également que le fait que la rédaction de cet article ait été rémunérée par l’acheteur « démontre qu’il avait admis que cette personne répondait à la définition du spécialiste apte à donner un avis positif telle que prévue au contrat et qu’il acceptait cet avis positif ».

Le versement du complément de prix était donc conditionné uniquement par le résultat positif de l’expertise caractérisée par l’existence d’un avis favorable sur l’authenticité du tableau d’au moins un spécialiste.

Par ailleurs, la cour d’appel précise également le contrat n’exigeait pas que cet avis « présente la forme d’un document technique et analytique de la part du spécialiste ». Dès lors, les conditions posées par le contrat pour le paiement du complément de prix sont remplies en l’espèce.

C’est pourquoi la cour d’appel a confirmé le jugement du tribunal judiciaire en ce qu’il a condamné l’héritier de l’acheteur à verser au vendeur la somme de 1 525 000 euros en complément de prix du tableau. Le tableau étant devenu sa propriété à la suite du décès des acheteurs, c’est donc lui qui était tenu d’assurer l’exécution du contrat quand bien même il n’était pas partie au contrat.

L’héritier de l’acheteur du tableau subit donc la faiblesse des exigences fixées dans le contrat relatives à la condition donnant lieu au paiement du complément de prix.  Subordonner ce paiement à l’existence d’un seul avis positif favorable à l’attribution du tableau à Manet était assez risqué et sans doute les conditions fixées au contrat pour le paiement du complément de prix n’étaient pas assez précises et encadrées.

L’héritier de l’acquéreur souffre donc de l’absence d’encadrement dans le temps de la réalisation de l’expertise, le contrat ne prévoyant aucune limite temporelle pour la réalisation de celle-ci.

Par conséquent au décès des acquéreurs du tableau, les obligations contractuelles ont été transmises à leur héritier qui est donc condamné à payer le complément de prix.

Il convient d’observer également qu’aucune condition de valeur du tableau n’avait été insérée au contrat pour le paiement du complément du prix qui apparaît également disproportionné au regard des conséquences de la réalisation de l’expertise sur la valeur du tableau. Les dispositions contractuelles apparaissent donc très favorables au vendeur.

Malgré ce déséquilibre de l’économie générale du contrat, la cour d’appel a néanmoins statué en faveur du vendeur faisant une application stricte des dispositions contractuelles.

Il semble donc que le montant du complément de prix puisse être librement déterminé par les parties et que les juridictions n’exercent que peu de contrôle quant aux conséquences que cela peut avoir sur l’économie générale du contrat.

Par ailleurs, s’accorder sur le montant d’un complément de prix peut être un moyen pour les parties d’éviter un litige à la suite de la découverte du véritable auteur du tableau postérieurement à la vente.

Ce fut le cas en 1997 concernant une œuvre de Laurent de la Hyre, peintre et graveur français du XVIIème siècle. Un particulier avait vendu à son frère, propriétaire d’une galerie d’art, un ensemble de seize tableaux pour une somme totale de 250 000 000 de francs. Quelques jours après la vente, un commissaire-priseur, qui avait accompagné le vendeur lors de la vente d’autres biens attire son attention sur le fait que la peinture comprise dans le lot des seize tableaux est de Laurent de la Hyre dont la valeur oscillerait entre 1 000 000 de francs et 1 500 000 francs.  Le vendeur a renoncé à l’action judiciaire qu’il avait envisagé afin de faire expertiser le tableau et a préféré conclure un accord avec son frère par lequel ce dernier s’engageait à lui verser « un complément de prix  […]  d’un montant total et forfaitaire de 950 000 francs ».

La cour d’appel, dans un arrêt du 7 octobre 2003 [1] , a confirmé que cet accord était bien une transaction car l’accord « était intervenu afin de prévenir tout litige ». 

Cette pratique peut donc permettre de constituer une alternative à un long processus judiciaire d’expertises visant à établir l’authenticité d’une œuvre. Néanmoins, la détermination de son montant est primordiale pour éviter que, comme dans les faits de cette espèce, le vendeur découvre lors d’une vente postérieure que la véritable valeur de l’œuvre était bien supérieure au complément de prix contractuellement prévu. En effet, le tableau de Laurent de Hyre avait finalement été revendu pour un prix de 16 000 000 de francs alors que le complément de prix avait été fixé à 950 000 francs ce qui avait poussé le vendeur à agir en justice en nullité de la vente. Son action a néanmoins été rejetée par la cour d’appel de Paris.

 

[1]    CA Paris, 7 octobre 2003,  n° 2003/07266 N° Lexbase : A8952C9G.

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Rupture du contrat de travail

[Brèves] Versement de l’indemnité de fin de contrat au praticien hospitalier contractuel qui ne s’est pas présenté au concours de praticien des établissements publics de santé

Réf. : CE 5e-6e ch. réunies, 19 juillet 2023, n° 469875, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A85151BY

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par Laïla Bedja

Le 26 Juillet 2023

► La situation du praticien contractuel employé dans le cadre de contrats à durée déterminée qui n’a pas été reçu au concours national de praticien des établissements publics de santé, soit qu’il ne s’y est pas présenté, soit qu’il y a échoué, et qui n’est ainsi pas inscrit sur la liste d’aptitude à la fonction de praticien hospitalier mentionnée à l’article R. 6152-308 du Code de la santé publique, ne saurait être assimilée au refus d’une proposition de contrat à durée indéterminée au sens du 3° de l’article L. 1243-10 du Code du travail, de nature à justifier le versement de l’indemnité de fin de contrat.

Les faits et la procédure. M. X a été recruté à plusieurs reprises par un centre hospitalier en qualité de praticien contractuel. À l’issue de son dernier contrat, il a sollicité le bénéfice de l’indemnité de fin de contrat prévue à l’article L. 1243-8 du Code du travail N° Lexbase : L1470H9C et de l’indemnité compensatrice de congés payés prévue à l’article L. 1242-16 N° Lexbase : L1453H9P du même code. Le centre hospitalier d'Argentan a déclaré vacant un poste de praticien hospitalier titulaire dans sa spécialité afin de rendre possible son recrutement s'il se présentait et était reçu au concours de praticien hospitalier titulaire. Il a par ailleurs refusé le versement des indemnités précitées. M. X a alors porté sa demande devant la juridiction administrative.

La cour administrative d’appel (CAA Nantes, 28 octobre 2022, n° 22NT00422 N° Lexbase : A32788RT) ayant rejeté sa demande, il a formé un pourvoi en cassation.

La décision. Énonçant la solution précitée, le Conseil d’État annule l’arrêt de la cour administrative d’appel. En se fondant, pour juger que M. X ne pouvait prétendre au bénéfice de l'indemnité de fin de contrat prévue à l'article L. 1243-8 du Code du travail, sur la circonstance que l'intéressé s'est abstenu de présenter sa candidature à ce concours, alors qu'une telle abstention ne saurait être assimilée au refus d'une proposition de contrat à durée indéterminée au sens du 3° de l'article L. 1243-10 du Code du travail N° Lexbase : L1473H9G, également cité ci-dessus, la cour administrative d'appel a commis une erreur de droit.

newsid:486478

Sociétés

[Jurisprudence] Société à deux associés égalitaires, décisions unanimes et abus d’égalité

Réf. : Cass. com., 21 juin 2023, n° 21-23.298, F-B N° Lexbase : A9822938

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par Bernard Saintourens, Professeur émérite de l’Université de Bordeaux

Le 28 Juillet 2023

Mots-clés : société • associés égalitaires • décision collective • unanimité • abus d’égalité (oui).

Prenant appui sur la position selon laquelle la règle de l’unanimité pour la prise de décisions collectives, attachée à la présence de deux seuls associés au sein d’une société, est impropre à exclure l’existence d’un abus d’égalité, la Cour de cassation juge que constitue un tel abus le fait, pour un associé à parts égales, d’empêcher, par son vote négatif, une opération essentielle pour la société, dans l’unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment de l’autre associé.


La situation sociétaire dans laquelle se côtoient deux seuls associés est déjà singulière en ce qu’elle se traduit par un face-à-face qui peut vite tourner à l’affrontement, mais elle est plus délicate encore lorsque les deux associés détiennent des parts égales dans le capital social.

Par son arrêt prononcé en date du 21 juin 2023, la Chambre commerciale de la Cour de cassation vient apporter une intéressante illustration de la difficulté de fonctionnement que l’on peut rencontrer en pratique dans une telle configuration et le choix de retenir cette décision pour figurer au Bulletin atteste de l’importance du message que la Haute juridiction entend adresser aux associés concernés.

Pour s’en tenir aux aspects factuels essentiels, on relèvera qu’en l’espèce une société par actions simplifiée, ayant pour objet le pilotage de transports terrestres de marchandises, avait été constituée par deux sociétés qui détenaient chacune la moitié du capital social. Un contrat avait été conclu entre cette société et une société tierce pour la coordination et la gestion du transport des produits qu’elle fabriquait. La société productrice ayant souhaité faire évoluer le mode d’acheminement de ses marchandises, elle a demandé à la SAS de lui faire une proposition d’une offre de contrat transitoire. Faute d’unanimité, la résolution ayant pour objet la formulation d’une proposition de contrat répondant aux attentes de la société industrielle a été rejetée lors de l’assemblée générale réunissant les deux coassociés. Dans ce contexte, le coassocié ayant voté pour l’adoption de la résolution en cause ainsi que la société elle-même, invoquant un abus d’égalité et un manquement au devoir de loyauté, ont assigné le coassocié qui avait voté contre ladite résolution aux fins de le voir condamné à payer des dommages et intérêts en réparation de leur préjudice.

La cour d’appel [1] ayant rejeté leurs demandes, le pourvoi formé conduit la Haute juridiction à devoir se prononcer, à titre principal (l’arrêt se prononce également, d’une part, à propos d’une activité exercée par l’un des associés qui était concurrente de celle formant l’objet de la société et retient que l’associé doit seulement s’abstenir d’actes de concurrence déloyaux, suivant en cela la position établie à ce propos [2] et, d’autre part, à propos de la preuve de l’existence d’une créance à l’encontre de la société ; ces deux points n’étant pas retenus dans le cadre du présent commentaire), sur l’éventuelle incidence de la règle de l’adoption à l’unanimité des décisions collectives sur la commission, éventuelle, d’un abus d’égalité. En prononçant la cassation de l’arrêt d’appel sur la position prise par les juges du fond à ce propos, la Chambre commerciale vient opportunément rappeler le principe de l’admission d’un abus d’égalité, en présence de deux seuls associés égalitaires (I), tout en attirant l’attention sur l’exigence de caractérisation d’un tel abus (II).   

I. Le principe de l’admission d’un abus d’égalité, en présence de deux seuls associés égalitaires

Pour refuser de faire droit aux demandes tendant à la condamnation du coassocié sur le terrain de l’abus d’égalité, les juges d’appel s’étaient fondés sur une approche particulière de la situation créée par la coexistence des deux associés égalitaires au sein de la société en cause. Les magistrats avaient retenu que les deux sociétés, en s’engageant dans une société commune où elles seraient les seules associées et détiendraient chacune la moitié du capital social, donnant ainsi une position strictement égalitaire entre elles lors de l’expression d’un vote, « ont clairement entendu soumettre l’ensemble de leurs décisions à la règle de l’unanimité, ce qui a pour conséquence que l’une comme l’autre a accepté l’hypothèse d’une mésentente conduisant, dans ce cas, à un blocage du fonctionnement de la société, voire à la disparition, de fait, de l’affectio societatis ».

Cette vision du fonctionnement d’une société ne comportant que deux associés égalitaires est fermement écartée par la Cour de cassation. La Haute juridiction, pour prononcer la cassation de l’arrêt de la cour d’appel sur ce point, se rattache à la construction jurisprudentielle qu’elle a bâtie, au fil du temps, en admettant l’abus d’égalité comme étant une variété de l’abus de minorité [3]. Elle reprend, dans le présent arrêt, sa position traditionnelle selon laquelle, « constitue un abus d’égalité le fait, pour un associé à parts égales, d’empêcher, par son vote négatif, une opération essentielle pour la société, dans l’unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment de l’autre associé ». Le rappel est ici très clair ; non seulement l’unanimité requise pour l’adoption de décisions collectives ne fait pas obstacle à ce que l’abus d’égalité puisse être invoqué à l’encontre de l’un des coassociés, mais c’est la configuration même de la société qui suppose que cette voie d’action constitue une voie de secours opportune afin d’éviter qu’un associé ne soit à la merci de son coassocié. Tous les deux doivent exercer les droits attachés à leur qualité en considération de l’intérêt de la société et en évitant tout comportement qui soit préjudiciable à l’autre.

On relève, effectivement, qu’au sein de la jurisprudence publiée à propos de l’abus d’égalité, les hypothèses de confrontation entre les deux seuls associés égalitaires constituent le socle de la légitime et bienvenue construction jurisprudentielle. Tel était déjà le cas pour l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt que l’on considère comme formant le point de départ de l’œuvre jurisprudentielle, où l’un des deux associés égalitaires d’une SARL s’opposait systématiquement au vote des résolutions proposées par l’autre [4], comme pour un arrêt ultérieur de quelques mois à propos du refus de l’un des coassociés de voter la mise en réserve des bénéfices [5]. Si, dans le premier arrêt l’abus d’égalité n’a pas été retenu alors qu’il a été jugé comme constitué dans le second, pour chaque affaire le principe de l’application de cette sanction à ce cas de figure sociétaire a bien été retenu. Depuis lors, la Cour de cassation a maintenu cette approche de principe [6] et la décision analysée vient, expressément, en rappeler l’actualité.

En pratique, le présent arrêt devra être bien pris en compte, tant par les investisseurs que par leurs conseils, lorsqu’un projet se profile en ne faisant cohabiter que deux partenaires, dotés d’une part égale de capital social, se traduisant par une égalité de voix lors des prises de décisions collectives. Si l’avantage de la situation est, bien sûr, de conférer à chacun un poids égal dans la conduite de l’affaire, cela ne doit pas masquer que, pour chacun également, la position adoptée pourra être, le cas échéant, soumise au contrôle de moralité que constitue l’action en responsabilité pour abus d’égalité. Évidemment, une telle issue ne sera envisageable, dans l’affaire en cause, que si le comportement reproché se trouve, effectivement, caractérisé.

II. La caractérisation de l’abus d’égalité, en présence de deux seuls associés égalitaires

Le courant jurisprudentiel favorable à l’application de l’abus d’égalité dans le contexte d’une société ne comportant que deux seuls associés égalitaires témoigne d’une exigence attendue sur le terrain de la preuve des éléments constitutifs de l’abus reproché.

Le juge saisi se doit de mener une analyse fine et pragmatique de la situation d’ensemble de la société comme de celle concernant, respectivement, chacun des deux coassociés. Le point de départ de tout raisonnement tient à ce que chaque associé est libre d’exprimer sa position au regard de la décision collective qui est soumise au vote. Plusieurs aspects entrent alors en jeu, qu’il s’agisse de la preuve de l’expression du vote ou des raisons qui ont pu la motiver.

En premier lieu, pour que l’on puisse, le cas échéant, retenir à l’encontre d’un associé un abus d’égalité, encore faut-il que l’on puisse déterminer avec certitude quel a été le sens de son vote. En l’espèce, cet aspect posait problème. Le procès-verbal de l’assemblée générale, réunie pour se prononcer à propos du contrat d’affaires qui devait être proposé à la société cliente, se limitait à mentionner que la résolution n’était pas adoptée, faute de décision unanime en ce sens, sans indiquer quel était le sens du vote émis par chacun des deux associés, ou si, le cas échéant, cette absence d’unanimité résultait de l’abstention de l’un d’entre eux. Pour être factuel, cet aspect est bien sûr essentiel. Pour pouvoir retenir la commission d’un abus d’égalité à l’encontre de l’un des coassociés, encore faut-il que puisse être établi, de manière certaine, quel a été le comportement de l’associé à propos de la résolution soumise au vote. La cour d’appel, au regard des circonstances, avait estimé que n’était pas rapportée la preuve de l’opposition au vote du contrat de la part de l’associé mis en cause. Elle en déduisait, fort logiquement, qu’elle ne pouvait retenir à son encontre le comportement fautif qui lui était reproché.

La Chambre commerciale prononce la cassation sur ce point en se fondant sur la règle, résultant de l’article 455 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6565H7B, selon laquelle tout jugement doit être motivé et que le défaut de réponse aux conclusions constitue un défaut de motifs. La Haute juridiction reproche aux juges d’appel de ne pas avoir répondu aux conclusions des demandeurs à l’action, qui faisaient valoir que l’opposition à la présentation d’une offre de contrat à la société cliente résultait du contenu d’un courriel, antérieur de quelques jours à l’assemblée générale, adressé par la société coassociée, favorable à l’adoption d’un tel contrat, à sa coassociée faisant état de ce que cette dernière s’opposait à une telle option de gestion de la relation avec ce client, ce qui laissait supposer qu’elle voterait contre ou s’abstiendrait lors de l’assemblée, aboutissant ainsi au rejet de la résolution. Bien évidemment, la Cour de cassation ne peut s’engager plus avant sur ce terrain, mais, en prononçant la cassation de ce chef, elle impose à la juridiction de renvoi d’examiner ce point et de se prononcer, de manière argumentée, pour retenir ou non la preuve du sens du vote de l’associé assigné pour abus d’égalité. S’il est inapproprié, dans le cadre du présent commentaire, d’émettre un quelconque avis sur la preuve de la position adoptée par l’associé, visé lors de l’assemblée générale réunie pour se prononcer sur le contrat d’affaires en cause, qui résulterait d’un courriel où l’un des protagonistes fait état d’une opinion qui aurait été exprimée par l’autre, la position de la Cour de cassation, en l’espèce, montre l’importance que peuvent avoir des faits d’une grande banalité apparente, tel un courriel, dans le cadre d’une action visant à la condamnation d’un associé pour abus dans l’exercice de son droit de vote.

En second lieu, le juge doit examiner les motivations qui peuvent expliquer le vote émis par l’associé en cause. Comme évoqué ci-dessus, l’abus suppose que deux conditions cumulatives soient réunies. D’abord, il doit être constaté que le vote négatif (ou l’abstention) a empêché une opération essentielle pour la société. L’associé visé, pour pouvoir être sanctionné, aura, par son vote, porté atteinte à l’intérêt de la société. Le cas échéant, comme en l’espèce, il aura agi ainsi en la privant du maintien d’une relation contractuelle avec un client important, mettant en péril son équilibre économique d’entreprise. Ensuite, cumulativement, le juge devra établir que le vote de l’associé a été émis dans l’unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment de ceux de son coassocié. En l’espèce, ce point, essentiel, devra aussi être examiné par la juridiction de renvoi qui pourra s’appuyer, si elle l’estime pertinent, sur les relations qui avaient été établies par la société, coassociée visée par l’abus d’égalité, avec la société cliente à propos de la modification de son mode de gestion du transport des marchandises fabriquées, par l’intermédiaire du groupe auquel elle se trouve rattachée. Dans la mesure où elle déployait ainsi une activité concurrente de la société dans laquelle elle se trouve pourtant coassociée égalitaire, il pourrait être retenu qu’en votant contre le contrat qui aurait pu être proposé à la société cliente pour maintenir la relation d’affaires, elle avait privilégié ses propres intérêts au détriment de ceux de son coassocié.

Pour reposer sur l’appréciation d’éléments factuels, ces points n’en sont pas moins essentiels dans la perspective d’une éventuelle condamnation à réparer le préjudice subi par la société et par le coassocié, par suite de l’abus d’égalité qui serait retenu comme caractérisé par le juge saisi. On relève d’ailleurs que, dans les contentieux ayant donné lieu aux précédents jurisprudentiels précités, ces questions liées à la preuve de la caractérisation de l’abus occupent une place prépondérante.

En définitive, même si, en ce qui concerne l’affaire en cause, il appartiendra à la juridiction de renvoi d’apprécier s’il y a lieu, ou non, d’entrer en condamnation à l’encontre du coassocié égalitaire, la Haute juridiction aura pleinement joué son rôle de juge du droit en rappelant les principes qui gouvernent cette question sensible liée à la coexistence au sein d’une société de partenaires disposant de pouvoirs égaux sur le terrain du droit de vote.


[1] CA Chambéry, 28 septembre 2021, n° 19/01725.

[2] V. not. P. Le Cannu et B. Dondéro, Droit des sociétés, LGDJ, 7ème éd., n° 166.

[3] V. not. M. Cozian, A. Viandier et Fl. Deboissy, Droit des sociétés, LexisNexis, 35ème éd., n° 666 ; P. Le Cannu et B. Dondéro, Droit des sociétés, LGDJ, 7ème éd., n° 164.

[4] Cass. com., 8 juillet 1997, n° 95-15.216, inédit N° Lexbase : A8168AHY, note E. Lepoutre.

[5] Cass. com., 16 juin 1998, n° 96.13-997 N° Lexbase : A2945AG8, note P. Le Cannu.

[6] V. not. Cass. com., 14 décembre 2004, n° 02-14.749, F-D N° Lexbase : A4636DEG – Cass. civ. 3, 14 février 2007, n° 06-10.318, FS-D N° Lexbase : A2214DUK.

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Syndicats

[Le point sur...] L’émergence des écosyndicats au sein des entreprises : écologistes oui, mais syndicats avant tout !

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par Frédéric-Guillaume Laprévote, Avocat associé, cabinet Flichy Grangé Avocats et Sarah Amoussou, Juriste en droit social

Le 24 Août 2023

Mots clés : écosyndicat • syndicat • écologie • élections professionnelles • représentativité syndicale • action syndicale • dialogue social • transition écologique

Les écosyndicats sont des organisations syndicales d’un genre nouveau dont la volonté est de mettre l’urgence climatique au centre du dialogue social. Si la question écologique est importante dans tous les aspects de notre société actuelle, il convient de veiller à ce que l’écosyndicalisme s’organise dans le respect du Code du travail qui définit strictement l’objet des organisations syndicales. À l’heure du renouvellement de nombreux CSE, l’enjeu pour les organisations syndicales étant celui de la représentativité, certains bons réflexes sont à adopter afin de s’assurer du respect des critères cumulativement énumérés par le Code du travail. 


Après le pouvoir d’achat, l’écologie serait la deuxième préoccupation des Françaises et des Français [1]. Des affaires médiatiques, telles que « l’Affaire du siècle » soutenue par plus de 2,3 millions de personnes et qui a conduit à la condamnation inédite de l’État pour son inaction climatique en octobre 2021 [2], témoignent de l’importance de la question écologique dans notre société actuelle.

Historiquement, les questions environnementales étaient le plus souvent abordées sous le prisme de la santé et la sécurité des salariés [3]. Peut être évoqué à ce titre le rôle que jouait déjà le CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), instance représentative du personnel dont les attributions ont depuis été transférées au CSE (comité social et économique). Ainsi, depuis 2013, les représentants du personnel, disposent d’un droit d’alerte en cas de risque grave pour la santé publique et l’environnement [4].

Ces dernières années, l’éveil écologique de la population n’a pas laissé le milieu syndical à la marge. De ce fait, les syndicats « classiques » se sont saisi des enjeux liés à la transition écologique. Entre formation des salariés sur les questions environnementales, création d’un outil de diagnostic de politiques des entreprises, partenariat avec les associations écologiques, les partenaires sociaux étaient déjà à l’œuvre. En effet, des lois successives ont progressivement inscrit la question environnementale dans l’entreprise et les missions des élus[ 5]. Notons également que ces derniers avaient commencé à se saisir de la question environnementale à travers la RSE comme levier d’amélioration des conditions de travail. Le projet d’accord national interprofessionnel relatif à la transition écologique qui vient d’être soumis à la signature des organisations syndicales démontre encore un peu plus l’importance du sujet dans les relations de travail [6].

Toutefois, certains militants écologistes, estimant ces efforts insuffisants, ont souhaité créer de véritables syndicats écologiques ou « écosyndicats ». L’écosyndicalisme consiste à placer la transition écologique au centre de l’action collective pour la défense des intérêts physiques et moraux des salariés. Ainsi, les écosyndicats se veulent des organisations syndicales d’un type nouveau, en mettant l’urgence climatique au centre du dialogue social. Pour cela, ces « néosyndicats » souhaitent investir les prochaines élections professionnelles des membres du CSE.

Aussi noble que soit la cause, se pose la question de la licéité de leurs objets, dans lesquels la défense des intérêts des salariés peut paraître marginale. 

I. Les écosyndicats : des syndicats comme les autres en droit du travail

Le Code du travail définit les syndicats professionnels comme des groupements de personnes exerçant la même profession. Ils ont exclusivement pour objet l’étude et la défense des droits ainsi que des intérêts matériels et moraux, tant collectifs qu’individuels, des personnes visées par leurs statuts (C. trav., art. L. 2131-1 N° Lexbase : L3761IBW).

Un syndicat n’est pas une association et encore moins un parti politique. Si l’activité syndicale a bien entendu une connotation politique, elle ne peut se limiter à cette dernière. En effet, cela rendrait son objet illicite (Cass. mixte, 10 avril 1998, n° 97-17.870, publié N° Lexbase : A1381AC7).  

La première difficulté soulevée par les écosyndicats est donc liée à la prééminence de la cause environnementale sur la défense des intérêts des salariés. En effet, ces syndicats semblent poursuivre un objectif essentiellement politique lié à la transition écologique et ne poursuivre que marginalement la défense exclusive des intérêts des salariés visés dans leurs statuts, conformément à ce que commande la loi. 

La deuxième difficulté est relative au champ professionnel des écosyndicats. La défense des intérêts environnementaux qui s’assimile à une lutte d’intérêt général se manifeste notamment par une volonté de représenter le plus grand nombre de salariés, aux professions pourtant diverses.

Or, l’article L. 2131-2 du Code du travail N° Lexbase : L2110H9Z dispose que : « Les syndicats ou associations professionnels de personnes exerçant la même profession, des métiers similaires ou des métiers connexes concourant à l’établissement de produits déterminés ou la même profession libérale peuvent se constituer librement. […] ». Il résulte de cette définition qu’un syndicat ne peut, en principe, être constitué par des personnes exerçant des activités très différentes.

La jurisprudence a eu l’occasion de sanctionner une organisation syndicale dont les statuts ne respectaient pas ces dispositions au motif qu’ils déclaraient défendre « tout salarié, quel que soit le type de son travail ou sa branche d’activité » en la requalifiant en association (Cass. soc., 8 octobre 1996, n° 95-40.521, publié N° Lexbase : A0811ACZ). 

Récemment, la Cour de cassation a encore rappelé que « si les unions de syndicats peuvent être intercatégorielles, les syndicats professionnels primaires doivent respecter dans leurs statuts les prescriptions de l’article L. 2131-2 et ne peuvent dès lors prétendre représenter tous les salariés et tous les secteurs d’activité » (Cass. soc., 21 octobre 2020, n° 20-18.669, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A31953YY).

Les salariés visés par les statuts doivent donc avoir des activités similaires ou connexes, à défaut, ces organisations risquent d’être requalifiées en associations.

II. L’enjeu de la représentativité pour les écosyndicats : la participation à la négociation collective et l’accès à de plus amples moyens d’action

C’est justement en raison de leur mission de défense de droits et intérêts des personnes visées par leurs statuts que les syndicats disposent de certaines prérogatives, notamment en raison de leur représentativité. Ainsi, les syndicats représentatifs sont habilités à désigner des délégués syndicaux, négocier et conclure des accords collectifs. Ils disposent par ailleurs d’un monopole s’agissant de la présentation des candidatures au premier tour des élections professionnelles.

Compte tenu de la mise en place de très nombreux premiers CSE en 2019, de nombreuses entreprises organiseront les premières élections professionnelles relatives au renouvellement de leurs instances en 2023-2024 [7]. Ces élections professionnelles pourraient être l’occasion pour des écosyndicats de tenter de s’implanter dans des entreprises en créant des sections syndicales, en désignant des représentants de section syndicale et en participant aux élections.

Pour rappel, la loi énonce sept critères de représentativité cumulatifs (C. trav., art. L. 2121-1 N° Lexbase : L3727IBN) :

  • le respect des valeurs républicaines ;
  • l’indépendance ;
  • la transparence financière ;
  • une ancienneté minimale de deux ans dans le champ professionnel et géographique de l’entreprise. Cette ancienneté s’apprécie à compter de la date de dépôt légal des statuts ;
  • l'audience de 10 % au niveau de l’entreprise ;
  • l'influence, prioritairement caractérisée par l’activité et l’expérience ;
  • les effectifs d’adhérents et les cotisations.

L’émergence des écosyndicats étant relativement récente, la question de l’ancienneté est importante. La loi dispose que le syndicat doit avoir « une ancienneté minimale de 2 ans dans le champ professionnel et géographique couvrant le niveau de négociation. Cette ancienneté s’apprécie à compter de la date de dépôt légal des statuts ».

L’autre question qui peut se poser est celle du champ professionnel et géographique du syndicat. En effet, un syndicat ne peut exercer ses prérogatives que dans l’entreprise ou le secteur d’activité dans lequel, il est implanté. Le syndicat doit donc couvrir les champs professionnel et géographique de ce dernier. Ainsi, un syndicat ne peut prétendre à la désignation d’un délégué syndical ou d’un représentant de section syndicale dans une entreprise ne rentrant pas dans son champ professionnel et géographique. 

Par ailleurs, un syndicat qui n’est pas représentatif, notamment en raison de son score électoral aux dernières élections professionnelles, peut toujours créer une section syndicale s’il possède au moins deux adhérents dans l’entreprise [8] et désigner un représentant de section syndicale.

Il est utile de rappeler que c’est bien au syndicat à l’origine de la création de la section syndicale de démontrer la présence de plusieurs adhérents dans l’entreprise. Toutefois, afin de préserver les salariés contre les représailles, le syndicat ne peut produire ou être contraint de produire une liste nominative de ses adhérents. Il « doit apporter les éléments de preuve utiles à établir la présence d’au moins deux adhérents dans l’entreprise, dans le respect du contradictoire, à l’exclusion des éléments susceptibles de permettre l’identification des adhérents du syndicat, dont seul le juge peut prendre connaissance » [9].

Les bons réflexes

Afin de s’assurer de la licéité des actions d’un écosyndicat dans une entreprise, à commencer par la désignation d’un représentant de section syndicale, il convient de vérifier différents points :

  • se procurer les statuts du syndicat. Il est parfois possible de retrouver ces derniers directement sur le site internet des syndicats, à défaut directement à la mairie de la localité où le syndicat est établi ;
  • vérifier la licéité de l’objet du syndicat conformément au préambule et à l’article correspondant. L’objet doit correspondre à la défense des salariés ;
  • vérifier l’ancienneté du syndicat, qui doit être constitué depuis au moins deux ans à compter de la date de dépôt des statuts en mairie ;
  • vérifier que le champ professionnel et géographique du syndicat couvre celui de l’entreprise, encore une fois conformément aux dispositions statutaires. Un syndicat couvrant le champ professionnel de l’audiovisuel, ne peut valablement se prévaloir d’une implantation dans une entreprise du BTP par exemple ;
  • en cas de recours contentieux, demander à l’organisation syndicale de démontrer qu’elle dispose d’au moins deux adhérents en communiquant au tribunal des éléments tels que les bulletins d’adhésion complétés par les adhérents, les récépissés de paiement des cotisations syndicales ou encore les cartes professionnelles de ses adhérents.

C’est à ces conditions seulement qu’il sera possible d’allier valablement la défense des salariés et de l’environnement, en veillant à ne pas dénaturer l’action syndicale.


[1] Selon la dixième vague du baromètre « Fractures françaises », réalisée par Ipsos-Sopra, publiée en octobre 2022 [en ligne].

[2] L’Affaire du siècle : l’État devra réparer le préjudice écologique dont il est responsable, actualités du tribunal administratif de Paris, 14 octobre 2021 [en ligne].

[3] Syndicalisme et écologie : en pratique, CAIRN, 2014 [en ligne].

[4] C. trav., art. L. 4133-2 N° Lexbase : L0928MCD, créé par la loi n° 2013-316, 16 avril 2013 N° Lexbase : L6336IWL.

[5] La loi « NRE » N° Lexbase : L8295ASZ qui obligeait de grandes entreprises françaises cotées à faire état des conséquences sociales et environnementales de leurs activités et de les inscrire dans leur rapport annuel de gestion ; la loi « Pacte » N° Lexbase : L3415LQK selon laquelle, toute société doit être « gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité » (v. C. civ., art. 1833 N° Lexbase : L8681LQL) ; la loi « LOM » N° Lexbase : L1861LUH par laquelle, les partenaires sociaux pouvaient négocier un forfait mobilité durable avec l’employeur et la loi "Climat et Résilience" N° Lexbase : L6065L7R, qui prévoit notamment l’information-consultation du CSE en ce qui concerne l’impact environnemental des mesures envisagées par l’employeur.

[6] ANI relatif à la transition écologique et au dialogue social, ouvert à la signature jusqu’au 24 avril [en ligne].

[7] Pour rappel, sauf, dispositions conventionnelles contraires, les membres du CSE sont élus pour quatre ans (C. trav., art. L. 2314-33 N° Lexbase : L1427LK3).

[8] C. trav., art. L. 2142-1 N° Lexbase : L3761IBW.

[9] Cass. soc., 8 juillet 2009, n° 09-60.011, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A7069EIN.

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Transport

[Jurisprudence] Les compagnies aériennes sont soumises aux obligations du Règlement « passagers », même pour les vols de rapatriement organisés en période de covid-19

Réf. : CJUE, 8 juin 2023, aff. C-49/22 N° Lexbase : A93179YQ

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par Pascal Dupont - Docteur en droit et Ghislain Poissonnier - Magistrat

Le 28 Juillet 2023

Mots-clés : transport aérien • Règlement « passagers aériens » • annulation d'un vol • vol de rapatriement • mesure d’assistance consulaire • covid-19 

Un vol de rapatriement, organisé par un État membre dans le contexte d’une mesure d’assistance consulaire, à la suite de l’annulation d’un vol, ne constitue pas un « réacheminement vers la destination finale, dans des conditions de transport comparables », au sens de l’article 8, paragraphe 1, sous b) du Règlement sur les droits des passagers aériens, qui doit être offert par le transporteur aérien effectif au passager dont le vol a été annulé.
Un passager qui s’inscrit lui-même sur ce vol de rapatriement et verse à l’État qui l’a organisé une participation aux frais obligatoire ne dispose pas, sur le fondement du droit de l’Union, d’un droit au remboursement de ces frais à la charge du transporteur aérien qui devait réaliser le vol initialement prévu.


 

Incontestablement, le transport aérien a fait partie des secteurs les plus impactés par la crise liée à la pandémie de Covid-19. Tel est le cas tout d’abord des transporteurs confrontés, d’une part, à l’effondrement de leurs recettes et à l’impossibilité de compenser les charges fixes de leur activité, et, d’autre part, aux conséquences de l'annulation des vols qu'elles n'ont pu assurer compte tenu de la crise. Quant aux passagers européens, si le Règlement n° 261/2004 du 11 février 2004 N° Lexbase : L0330DYU leur a permis de bénéficier d'un droit au remboursement inconditionnel du vol annulé, ils ont dû faire face à des situations pénalisantes. 

Trois années après les faits, le contentieux généré par l’indemnisation des passagers aériens bloqués à l’étranger en raison de la pandémie de Covid-19 et des restrictions étatiques en matière de circulation décidées est en train de se développer et donne lieu désormais à des questions préjudicielles posées à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). La présente décision en date du 8 juin 2023 est loin d’avoir épuisé la matière. Elle fixe toutefois les grandes lignes d’une meilleure indemnisation des passagers n’ayant pas bénéficié d’une assistance et d’un réacheminement.

Dans le cadre d’un voyage à forfait, un couple dispose d’une réservation confirmée pour un vol aller du 7 mars 2020, au départ de l’aéroport de Vienne (Autriche), à destination de l’île Maurice, ainsi que pour le vol retour, du 20 mars 2020, au départ de l’aéroport de Maurice à destination de Vienne. Le vol aller-retour doit être assuré par Austrian Airlines. Si le vol aller est bien effectué, en revanche, celui 18 mars 2020, est annulé par le transporteur à la suite des mesures prises par le gouvernement autrichien en raison de la pandémie de Covid-19. Le transporteur n’informe pas le couple de passagers de cette annulation, ni des droits prévus à indemnisation et assistance par le Règlement n° 261/2004. Ce n’est que le 19 mars 2020 que le couple est averti, par leur organisateur de voyages, de l’annulation du trajet retour, ainsi que de l’organisation d’un vol de rapatriement par le ministère autrichien des Affaires étrangères, prévu le 20 mars 2020, date à laquelle plus aucun vol régulier n’est effectué en raison de la pandémie. Le couple s’inscrit pour ce vol de rapatriement sur le site internet du ministère des Affaires étrangères. À ce titre, chacun d’eux verse une participation obligatoire de 500 euros. Le vol de rapatriement est opéré par Austrian Airlines, à l’horaire initialement prévu pour le vol retour.

Le 14 septembre 2020, le couple saisit le tribunal de district de Schwechat (Autriche) pour obtenir la condamnation du transporteur à lui rembourser la somme de 1 000 euros, correspondant à la participation obligatoire qu’il a dû payer pour le vol de rapatriement. Les deux passagers invoquent le fait que le transporteur aurait non seulement omis d’offrir et d’organiser un réacheminement, mais aurait également facturé des frais pour le transport que le couple aurait lui-même organisé, contrairement à ce que prévoit le Règlement n° 261/2004. Le tribunal de district de Schwechat fait droit à la demande des particuliers.

Austrian Airlines saisit en appel le tribunal régional de Korneubourg, qui interroge à titre préjudiciel le juge européen. Il existe selon lui un doute dans cette affaire. D’un côté, l’assistance au soutien et au rapatriement en cas d’urgence fait partie des prérogatives de puissance publique du gouvernement autrichien. Elle s’inscrit dans le cadre d’une activité souveraine de cet État membre et est soumise à la loi consulaire de ce pays. Austrian Airlines y aurait contribué en tant que partenaire contractuel, sans avoir eu la moindre influence sur la décision de cet État membre. D’un autre côté, la compagnie aurait pu procéder elle-même à leur inscription sur le site internet du ministère des Affaires étrangères et leur rembourser leur participation aux frais obligatoire. L’issue du litige au principal dépend dès lors de l’interprétation qu’il convient de donner aux termes « offrir » et « réacheminement » figurant dans le Règlement n° 261/2004[1].

Dans un arrêt du 8 juin 2023, la CJUE répond qu’un vol de rapatriement, organisé par un État membre dans le contexte d’une mesure d’assistance consulaire, à la suite de l’annulation d’un vol, ne constitue pas un « réacheminement vers la destination finale, dans des conditions de transport comparables » [2], qui doit être offert par le transporteur aérien effectif au passager dont le vol a été annulé. Elle considère également qu’un passager qui, à la suite de l’annulation de son vol retour, s’inscrit lui-même pour un vol de rapatriement organisé par un État membre dans le contexte d’une mesure d’assistance consulaire, et qui est tenu de verser à ce titre à cet État une participation obligatoire aux frais, ne dispose pas d’un droit au remboursement de ces frais à la charge du transporteur aérien effectif sur le fondement du Règlement n° 261/2004. En revanche, un tel passager peut se prévaloir, devant une juridiction nationale, du non-respect par le transporteur aérien effectif, d’une part, de son obligation de rembourser le billet au prix auquel il a été acheté, pour la ou les parties du voyage non effectuées ou devenues inutiles par rapport au plan de voyage initial, ainsi que, d’autre part, de son obligation d’assistance, y compris de son devoir d’information [3], et ce afin d’obtenir une indemnisation à la charge de ce transporteur aérien effectif.

I. Le vol de rapatriement est exclu du champ d’application du Règlement du 11 février 2004.

La première question demandait si le Règlement n° 261/2004 doit être interprété en ce sens qu’un vol de rapatriement, organisé par un État membre dans le contexte d’une mesure d’assistance consulaire, à la suite d’une annulation d’un vol, constitue un vol de réacheminement vers la destination finale, qui doit être offert par le transporteur aérien effectif au passager dont le vol a été annulé.

Conformément à l’article 5, § 1, a), du Règlement n° 261/2004, le transporteur aérien effectif doit, en cas d’annulation d’un vol, offrir aux passagers concernés une assistance conformément à l’article 8 intitulé « Assistance : droit au remboursement ou au réacheminement ». Et en application de cet article 8, les passagers concernés ont le choix entre trois options : soit le « remboursement du billet » [4], soit un « réacheminement » vers leur destination finale, dans des conditions de transport comparables et dans les meilleurs délais », soit, enfin, un « réacheminement » vers leur destination finale dans des conditions de transport comparables à une date ultérieure, à leur convenance, sous réserve de la disponibilité de sièges.

Pour répondre à la question, la Cour relève que la notion de « réacheminement » n’est pas définie par l’article 8, § 1, du Règlement n° 261/2004 ni par aucune autre de ses dispositions [5]. Dans ces conditions, la détermination de la signification et de la portée de cette notion doit être établie conformément au sens habituel de celle-ci dans le langage courant, tout en tenant compte du contexte dans lequel elle est utilisée et des objectifs poursuivis par la réglementation dont elle fait partie [6]. En ce qui concerne le sens habituel de la notion de « réacheminement », celui-ci renvoie, de façon générale, à l’idée d’un itinéraire alternatif à celui initialement prévu, notamment en termes de trajet ou d’horaire, qui aboutit néanmoins à la même destination finale. Force est de constater que cette notion ne comporte aucune caractéristique particulière qui circonscrirait le « réacheminement » dans le cadre d’une offre commerciale [7]. Ensuite, l’objectif principal du Règlement n° 261/2004 consiste à assurer un niveau élevé de protection des passagers [8]. Ainsi, offrir un « réacheminement » ne saurait se limiter, pour le transporteur aérien effectif concerné, à proposer au passager aérien de l’amener vers sa destination finale par le vol qui suit celui que ce transporteur aérien a annulé [9]. Une telle offre peut comprendre d’autres vols, y compris ceux avec correspondances, opérés éventuellement par d’autres transporteurs aériens appartenant ou non à la même alliance aérienne et arrivant à un horaire moins tardif que le vol qui suit le vol annulé [10]. Autant d’arguments qui plaident dans le sens de l’application du Règlement n° 261/2004 à un vol de rapatriement.

Toutefois, de tels arguments demeurent insuffisants. En effet, le Règlement n° 261/2004 renvoie à l’article 80 § 2 TCE, devenu l’article 100 § 2 TFUE N° Lexbase : L2397IPH, qui permet au législateur de l’Union européenne d’établir les dispositions appropriées notamment pour la navigation aérienne, dans le contexte de la politique commune des transports [11]. Il s’ensuit que le champ d’application de ce Règlement ne saurait être étendu à des vols non commerciaux. Cette interprétation est confirmée, notamment, par des éléments textuels tirés du Règlement n° 261/2004 : son considérant 4 qui fait expressément référence aux activités des transporteurs aériens sur un marché libéralisé ; son article 2, b), qui définit la notion de « transporteur aérien effectif » par référence à un contrat conclu avec un passager ; son article 3 § 3 qui circonscrit le champ d’application personnel du Règlement aux passagers qui voyagent à un tarif accessible au public. Par conséquent, pour la Cour, seuls des vols commerciaux sont susceptibles d’intervenir dans la mise en œuvre d’un tel réacheminement [12]. Or un vol de rapatriement s’inscrit dans le contexte des mesures d’assistance consulaire d’un État, comme en attestent, en l’occurrence, la loi consulaire autrichienne, mais également, le droit européen [13]. Il s’en déduit que les conditions d’un vol de rapatriement peuvent être significativement différentes de celles d’un vol commercial en ce qui concerne tant les conditions d’embarquement que les services à bord [14]. Surtout, les transporteurs aériens effectifs ne sauraient offrir à leurs passagers un vol de rapatriement en tant que « réacheminement » [15], dès lors qu’ils ne sont pas habilités à conférer à ces passagers un droit à être transportés sur ce vol [16]. Ainsi, un tel vol, organisé par un État membre dans le contexte d’une mesure d’assistance consulaire, à la suite de l’annulation d’un vol, ne constitue pas un « réacheminement vers la destination finale, dans des conditions de transport comparables » [17], qui doit être offert par le transporteur aérien effectif au passager dont le vol a été annulé. Une telle solution rassurera surtout les États membres contre qui les compagnies se seraient retournées si d’aventure elles avaient été condamnées par les tribunaux à prendre en charge l’ensemble des vols consulaires.

II. Le vol de réacheminement est couvert par le Règlement de 2004

La seconde question portait sur le point de savoir si le Règlement n° 261/2004 [18] doit être interprété en ce sens qu’il donne au passager qui, à la suite de l’annulation de son vol retour, a dû s’inscrire lui-même pour un vol de rapatriement organisé par un État membre dans le contexte d’une mesure d’assistance consulaire et verser à ce titre à cet État une somme obligatoire, un droit au remboursement de ces frais à la charge du transporteur aérien effectif. La question est pertinente au regard du litige, puisque l’action du couple vise à la condamnation de la compagnie aérienne autrichienne au paiement de la somme de 1 000 euros, en remboursement de leur participation aux frais, afin de pouvoir bénéficier de deux places sur le vol de rapatriement. Cette action, dans la mesure où elle vise un préjudice propre aux passagers, qui a vocation à être apprécié individuellement et a posteriori, et qui trouve son origine dans l’annulation d’un vol pour lequel les deux particuliers disposaient d’une réservation confirmée, tend à obtenir une « indemnisation complémentaire », au sens de l’article 12 § 1 du Règlement n° 261/2004 [19]. L’action au titre de l’indemnisation complémentaire reste assez peu utilisée devant les tribunaux français, car encore largement méconnue des particuliers et des avocats. Elle est pourtant bien pratique, car le Règlement européen ne couvre pas toutes les situations et préjudices et vise surtout à standardiser les réponses indemnitaires. C’est pourquoi le Règlement n° 261/2004 s’applique sans préjudice du droit d’un passager à une indemnisation complémentaire, qui doit toutefois être fondée sur le droit national (Code civil) ou le droit international (Convention de Montréal) [20]. Ainsi, le passager qui, à la suite de l’annulation de son vol retour, s’inscrit lui-même sur un vol de rapatriement organisé par un État membre n’est pas totalement démuni. Certes, il ne dispose pas, sur le fondement du Règlement n° 261/2004, d’un droit au remboursement par le transporteur aérien effectif de la participation aux frais complémentaires qu’il a dû verser aux fins de son enregistrement sur ce vol [21]. Mais il peut agir en remboursement sur le fondement du droit national ou du droit international.

En revanche, un tel passager est fondé à faire valoir un droit à indemnisation sur la base des éléments énoncés aux articles 8 et 9 du Règlement n° 261/2004 lorsqu’un transporteur aérien effectif a manqué aux obligations qui lui incombent [22]. Comme cela a déjà été indiqué, l’article 8 prévoit que les passagers se voient proposer le choix entre trois possibilités (remboursement du billet, réacheminement immédiat vers leur destination finale, réacheminement vers cette destination à une date ultérieure). Cet article prévoit ainsi expressément, comme alternative au réacheminement, le remboursement du billet au prix auquel il a été acheté, pour la ou les parties du voyage non effectuées ou devenues inutiles par rapport au plan de voyage initial, sous réserve que ce billet ne puisse pas déjà être remboursé sur le fondement de la Directive n° 2015/2302 du 25 novembre 2015 sur les voyages à forfait N° Lexbase : L6878KUB. Par conséquent, lorsque le réacheminement s’avère impossible dans les meilleurs délais ou à une date ultérieure qui convient au passager concerné, le transporteur aérien effectif ne saurait être libéré de son obligation, découlant de l’article 8 du Règlement n° 261/2004, de rembourser le billet pour la ou les parties du voyage non effectuées ou devenues inutiles par rapport au plan de voyage initial, sous réserve que ce billet ne puisse pas déjà être remboursé sur le fondement de la Directive n° 2015/2302 [23].

En effet, l’obligation d’offrir l’assistance prévue à l’article 8 du Règlement serait privée d’effet s’il n’était pas possible de la faire respecter, y compris au moyen d’une action en remboursement introduite a posteriori. Une telle obligation de remboursement est, par ailleurs, conforme à l’objectif principal poursuivi par le Règlement n° 261/2004 qui consiste à assurer un niveau élevé de protection des passagers. Le couple de passagers peut ainsi se prévaloir, devant une juridiction nationale, du non-respect par un transporteur aérien effectif, de son obligation de rembourser le billet au prix auquel il a été acheté, pour la ou les parties du voyage non effectuées ou devenues inutiles par rapport au plan de voyage initial [24].

III. Le droit à l’assistance et à l’information des passagers aériens

Le troisième point évoqué par cet arrêt du 8 juin 2023 porte sur le droit à l’assistance du passager aérien et son droit à l’information. Les passagers devraient être pleinement informés de leurs droits en cas de refus d'embarquement et d'annulation ou de retard important d'un vol, afin d'être en mesure d'exercer efficacement ces droits [25]. L’obligation d’information des passagers prévue par le Règlement n° 261/2004 comporte différents aspects : son contenu (les droits conférés au passager par le Règlement), les modalités de l’information elle-même (affichage et note écrite) [26] et le moment où elle intervient (avant, pendant et après l’annulation d’un vol) [27]. En pratique, cette obligation d’information est loin d’être toujours respectée par les compagnies aériennes [28]. La Cour rappelle sur ce point que l’obligation pour le transporteur aérien effectif de proposer les différentes options visées à l’article 8 § 1 de ce Règlement aux passagers dont le vol a été annulé présuppose qu’il fournisse à ces passagers l’intégralité de l’information relative aux droits découlant de cette disposition afin qu’ils puissent exercer efficacement leurs droits en cas d’annulation [29]. Ce droit des passagers de se voir offrir les informations nécessaires pour leur permettre de faire un choix efficace et informés exclut toute obligation de leur part de contribuer activement à la recherche des données que doit contenir la proposition du transporteur aérien effectif [30]. De la même manière, il appartient à ce dernier d’informer utilement les passagers aériens lorsqu’un réacheminement n’est pas possible [31]. À cet égard, la CJUE souligne que l’obligation d’assistance au titre de l’article 8 du Règlement n° 261/2004 s’impose au transporteur aérien effectif quel que soit l’événement qui a donné lieu à l’annulation du vol [32]. En effet, même lorsque des circonstances exceptionnelles se produisent, l’article 5 § 3 de ce Règlement exonère le transporteur aérien effectif uniquement de son obligation d’indemnisation au titre de l’article 7 dudit Règlement [33] et pas des autres obligations (assistance, prise en charge [34] et information). En outre, le Règlement « passagers » ne contient aucune indication permettant de considérer qu’il reconnaîtrait, au-delà des « circonstances extraordinaires » mentionnées à l’article 5 § 3 de ce Règlement, une catégorie distincte d’événements « particulièrement extraordinaires », telle que la pandémie de Covid-19, qui aurait pour conséquence d’exonérer le transporteur aérien effectif de toutes ses obligations, y compris de celles découlant de l’article 8 dudit Règlement [35].

Cet aspect du raisonnement de la Cour est particulièrement intéressant, car il permet d’entrevoir que la pandémie de Covid-19 ne sera pas forcément considérée comme une circonstance extraordinaire et que même si elle l’est, elle n’exonère pas pour autant les compagnies aériennes de leurs obligations autres que celles relatives à l’indemnisation (assistance, prise en charge et information). Une interprétation contraire, renchérit la Cour, aurait pour conséquence qu’un transporteur aérien effectif serait tenu de fournir l’assistance au titre de l’article 8 § 1 du Règlement n° 261/2004 à des passagers qui se trouveraient, en raison d’une annulation d’un vol, dans une situation de désagrément limité, alors que des passagers, qui se trouveraient dans un état de particulière vulnérabilité en raison de l’absence de tout vol commercial, en seraient privés [36]. Un passager dont le vol a été annulé est donc fondé à obtenir une réparation par équivalent, à charge du transporteur aérien effectif, en cas de non-respect, par ce dernier, de son obligation d’assistance [37], y compris de son devoir d’information [38]. Ce passager peut ainsi se prévaloir, devant une juridiction nationale, du non-respect par un transporteur aérien effectif, de son obligation d’assistance, y compris de son devoir d’information [39], et ce afin d’obtenir une indemnisation à la charge de ce transporteur aérien effectif [40]. Cette indemnisation sera néanmoins limitée à ce qui, au vu des circonstances propres à chaque espèce, s’avère nécessaire, approprié et raisonnable pour pallier la défaillance dudit transporteur aérien effectif [41]. La CJUE ouvre ainsi la porte à la saisine par les passagers aériens des tribunaux nationaux pour indemniser les préjudices subis du fait des carences des compagnies pour les assister (remboursement ou réacheminement) vers l’Europe, les prendre en charge (hôtels, repas, transport communications) et les informer. Il reste à savoir si une telle évolution de l’interprétation du Règlement « passagers » de 2004 sera suivie d’effet.

 

[1] Respectivement à l’article 5 § 1, sous a), et à l’article 8 § 1, b), du Règlement n° 261/2004.

[2] Au sens de l’article 8 § 1, b), du Règlement n° 261/2004.

[3] Au titre de l’article 8 § 1 du Règlement n° 261/2004.

[4] Moyennant certaines conditions ainsi que, le cas échéant, l’organisation d’un vol retour vers leur point de départ initial dans les meilleurs délais.

[5] Point 25 de l’arrêt du 8 juin 2023.

[6] Voir, en ce sens, CJUE, 31 janvier 2013, aff. C‑12/11, point 28 N° Lexbase : A4599I44.

[7] Point 26 de l’arrêt du 8 juin 2023.

[8] Voir, en ce sens, cons. 1 et 4 du Règlement n° 261/2004 et CJUE, 10 janvier 2006, aff. C-344/04, point 69 N° Lexbase : A2041DMK ; CJUE, 19. novembre 2009, aff. C‑402/07 et C‑432/07, point 44 N° Lexbase : A6589END.

[9] Point 28 de l’arrêt du 8 juin 2023.

[10] Voir, en ce sens, CJUE, 11 juin 2020, aff. C‑74/19, point 59 N° Lexbase : A27933NR, D., 2020, 2223, note P. Dupont et G. Poissonnier.

[11] Point 29 de l’arrêt du 8 juin 2023.

[12] Point 30 de l’arrêt du 8 juin 2023.

[13] Article 9, sous e), de la Directive n° 2015/637 [LXB=].

[14] Ainsi que l’a souligné l’avocat général aux points 34, 35 et 38 de ses conclusions.

[15] Au sens de l’article 8 § 1 du Règlement n°o 261/2004.

[16] Point 31 de l’arrêt du 8 juin 2023.

[17] Au sens de l’article 8 § 1, sous b), du Règlement n° 261/2004.

[18] Et notamment l’article 8 § 1 du Règlement n° 261/2004.

[19] voir, en ce sens, CJUE, 29 juillet 2019 aff. C-354/18, points 35 et 36 N° Lexbase : A7360ZKS, D., 2019, 2117, note P. Dupont et G. Poissonnier.

[20] Ibid.

[21] Point 37 de l’arrêt du 8 juin 2023.

[22] Voir, en ce sens, CJUE, 13 octobre 2011, aff. C‑83/10, points 43 et 44 N° Lexbase : A7360HYA, D., 2012. 475, note G. Poissonnier

[23] Point 41 de l’arrêt du 8 juin 2023.

[24] Voir, par analogie, CJUE, 31 janvier 2013, aff. C‑12/11, préc., point 24.

[25] Cons. 20 du Règlement n° 261/2004.

[26] Art. 14 du Règlement n° 261/2004.

[27] Art. 5 du Règlement n° 261/2004.

[28] Voir par. ex. TI Mulhouse, 31 mai 2018, Gaz. Pal. 2018, 31 juillet 2018, p. 20. note P. Dupont et G. Poissonnier.

[29] Point 43 de l’arrêt du 8 juin 2023 et CJUE, 29 juillet 2019, aff. C‑354/18, points 53 et 54 N° Lexbase : A7360ZKS ; CJUE, 21 décembre 2021, aff. C‑146/20, C‑188/20, C‑196/20 et C‑270/20, points 99 et 100 N° Lexbase : A00177H4, D., 2022, 595, note G. Poissonnier.

[30] CJUE, 29 juillet 2019, aff. C‑354/18, préc. point 55.

[31] Point 44 de l’arrêt du 8 juin 2023.

[32] Point 45 de l’arrêt du 8 juin 2023.

[33] Voir, par analogie, CJUE, 31 janvier 2013, aff. C‑12/11, préc., point 31

[34] Art. 9 du Règlement n° 261/2004.

[35] Voir, par analogie, CJUE, 31 janvier 2013, aff. C‑12/11, préc., point 30.

[36] Voir, par analogie, CJUE, 31 janvier 2013, aff. C‑12/11, préc., point 33.

[37] Art. 8, § 1, du Règlement n° 261/2004.

[38] Point 48 de l’arrêt du 8 juin 2023.

[39] Au titre de l’article 8 § 1 du Règlement n° 261/2004.

[40] Voir, par analogie, CJUE, 31 janvier 2013, aff. C‑12/11, préc., point 24.

[41] Voir, par analogie, CJUE, 22 avril 2021, aff. C‑826/19, point 73 N° Lexbase : A32424Q7, JCP E, 2021, 1379, note. P. Dupont et G. Poissonnier.

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