La lettre juridique n°404 du 22 juillet 2010

La lettre juridique - Édition n°404

Éditorial

Couples équitables et entreprises égalitaires : de la justice sociale dévoyée

Lecture: 6 min

N6434BPY

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/3211056-edition-n-404-du-22072010#article-396434
Copier

par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


"Il n'y a de société vivante que celle qui est animée par l'inégalité et l'injustice" - Paul Claudel, Conversations dans le Loir-et-Cher.

Mes chers amis, je ne sais pas si pour vous c'est la même chose mais, à la lecture d'un arrêt rendu le 6 juillet 2010, par la Chambre sociale de la Cour de cassation, mon coeur s'est, à nouveau, gonflé d'amertume. Et dire qu'il a fallu graver, une énième fois, dans le marbre du Bulletin, que l'employeur est tenu d'assurer pour un même travail ou un travail de valeur égale, l'égalité de rémunération entre les femmes et les hommes ; et que sont considérés comme ayant une valeur égale les travaux qui exigent des salariés un ensemble comparable de connaissances professionnelles consacrées par un titre, un diplôme ou une pratique professionnelle, de capacités découlant de l'expérience acquise, de responsabilités et de charge physique ou nerveuse. En l'espèce, le juge qui avait relevé entre les fonctions de la salariée et celles de ses collègues masculins, membres comme elle du comité de direction, une identité de niveau hiérarchique, de classification, de responsabilités, leur importance comparable dans le fonctionnement de l'entreprise, chacune d'elles exigeant en outre des capacités comparables et représentant une charge nerveuse du même ordre, avait caractérisé l'exécution par les salariés d'un travail de valeur égale. Dès lors, il en avait exactement déduit que la salariée qui, pour une ancienneté plus importante et un niveau d'études similaire, percevait une rémunération inférieure à celles de ses collègues masculins, avait été victime d'une inégalité de traitement dès lors que l'employeur ne rapportait pas la preuve d'éléments étrangers à toute discrimination justifiant cette inégalité.

La prose est un peu longue, je m'en excuse ; mais il faut tout de même saisir l'ampleur d'une telle logorrhée, d'un tel principe réaffirmé d'égalité homme-femme et de son application au sein de l'entreprise.

Attention ! Je ne suis pas comme d'aucuns qui nieraient, en bon sexiste orthodoxe, qu'il y ait une quelconque discrimination sociale homme-femme, parce que, pour ce faire, encore conviendrait-il qu'il y ait une égalité de principe entre les hommes et les femmes. Or, comme chacun le sait, il n'y a de pratiques discriminatoires condamnables, uniquement parce que la loi impose l'égalité : ce que tout bon sexiste, tenant d'une inégalité essentielle, naturelle, presque de droit divin, entre les hommes et les femmes ne peut que délégitimer, condamner voire combattre. L'ennui avec le sexiste, ce n'est pas tant au final qu'il méprise les femmes : ça, c'est l'affaire du misogyne, bien souvent isolé quand il navigue aux abords de la raison ou du sentiment ; ni qu'il refuse de faire ce que les femmes font, percevant la chose comme une atteinte à sa virilité : ça, c'est celle du machiste qui se soigne, aujourd'hui, en assumant désormais une part de féminité de bon aloi. Non, les méfaits du sexiste sont, à la fois, plus insidieux et plus criants : une atteinte rampante aux droits de l'Homme. Chacun à sa place et, bien entendu, celle des femmes n'est pas vraiment située sur le même barreau d'échelle que celle des hommes ! Pourquoi ? Bien pardi : les enfants ! La constitution physique... et psychique, aussi ! Et l'intelligence, sûrement : citez moi des femmes philosophes, écrivains ? Anna Arendt ? George Sand ? Des garçons manqués ! Billevesées que ces prétendues discriminations fondées sur le sexe...

Pourtant, peut-on rester les bras ballant devant une telle jurisprudence correctrice des inégalités ? Est-elle exsangue de toute critique ? Non, mes biens chers frères de genre ! Tout simplement parce que, si elle marque la fermeté des juges à l'égard de toute discrimination sexuelle dans l'entreprise, elle cache et ne combat absolument pas les origines d'une telle discrimination : l'inégalité au sein du couple. Mieux, là où l'on se contente de l'équilibre dans le couple, c'est-à-dire de l'équité entre les hommes et les femmes, on entend imposer l'égalité dans l'entreprise. L'ambition est noble : l'équité, c'est la nature des choses ; l'égalité, le but de tout humaniste qui tente de s'extraire de sa condition. Le problème, c'est que, outre le fait que l'égalité soit un concept antinomique au libéralisme inspirateur du monde entrepreunarial qui lui préfère, justement, le compromis, l'entreprise est avant tout une affaire d'hommes ! Entendons nous bien : non seulement l'entreprise est animée par des hommes et des femmes avec toute la concurrence qui sied à la mise en valeur des talents et compétences ; mais c'est aussi, malheureusement, une affaire d'homme, en ce que les commandes sociales sont détenues en grande majorité par la gente masculine.

Et c'est là que le bât blesse : juges et parties, les hommes excellent dans le chapitre de la mauvaise foi et de la justice distributive ; cette égalité géométrique, selon Aristote, qui distribue selon le mérite, faisant cas des inégalités entre les personnes. Mais, mesdames, nous respectons scrupuleusement l'article 6 de la Déclaration des droits de l'Homme ! Nous recrutons et promouvons selon la capacité des postulants et des salariés, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. Toutefois, à organiser un système méritocrate établi sur des valeurs masculines et jugés par des hommes, il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que cette justice là est par essence biaisée. D'où l'on comprend que la loi, et par suite la jurisprudence toute entière, se glissent dans le lit de la justice commutative, chère à l'auteur de l'Ethique à Nicomaque, qui règle les échanges, selon le principe de l'égalité arithmétique, entre des personnes elles-mêmes considérées comme égales. Cette justice aveugle établit une équivalence entre choses. La justice distributive est une justice au mérite, selon l'effort de chacun. La justice commutative ignore les différences entre les individus et donne à chacun la même part. Mais, a-t-on le choix ?

"La loi n'en est pas moins sans faute ; car l'erreur ne vient ni de la loi, ni du législateur, mais de la nature même de la chose : c'est la matière des actions qui, par elle-même, est ainsi faite" - Aristote, Ethique à Nicomaque

En finir avec le narcissisme des hommes ! Tel est le seul remède à la discrimination homme-femme ; mieux ! A sa théorisation : le sexisme. En s'appuyant sur les inégalités de forme (le talent, la compétence), le narcissisme creuse les inégalités de fonds (inégalité par essence) en s'aidant du concept d'équité : en trouvant un équilibre, c'est-à-dire une répartition des rôles dans le couple homme-femme, l'homme s'en tire à bon compte et admire ce qu'il croit être l'un des tenants de sa virilité -la manipulation-, avec quelques heures de ménage, quelques courses concédées ou en allant chercher les enfants, une fois par mois, après avoir posé un RTT ! Or, cette équité est la gangrène de l'égalité homme-femme : elle masque le profond besoin d'une implication égalitaire sur tous les pans de la vie familiale.

La volonté de procréer est commune ; les enfants sont un fait commun au couple. Si les femmes font l'objet de discrimination au travail, c'est bien souvent parce que leurs obligations familiales les obligent à concilier avec leurs obligations professionnelles ; conciliation qui ne présage, d'ailleurs, en rien d'une perte de compétitivité par rapport aux hommes. L'enjeu majeur de la société, c'est la garde partagée ! C'est inscrire dans le marbre que l'égalité prévaut au sein du couple comme elle est inscrite sur le fronton de la République. Un couple veut un enfant : qu'il soit obligatoire que les hommes prennent leurs congés paternité -de même durée que celui des femmes (c'est déjà sur les rails européens)-. La scolarité ? Les congés pour maladie des enfants ? Les horaires de crèche ou de nourrice ? C'est l'ensemble de ces problèmes typiquement féminins -osons le dire- auxquels l'homme doit être confronté et auxquels il doit remédier à égalité avec la femme. L'équité au sein du couple n'est pas équitable : il lui faut y substituer une égalité de fait, de manière beaucoup plus cinglante qu'aujourd'hui ; du moins à même enseigne que dans l'entreprise, qui elle n'est que le fruit des hommes...

Pour exemple, Patrick Weil dénombre, depuis 1875, quatre catégories de Français qui ont connu des discriminations au niveau de la nationalité : les femmes, les musulmans d'Algérie, les naturalisés et les juifs. Deux de ces discriminations se sont inscrites dans la mémoire collective : celles à l'égard des musulmans d'Algérie et des juifs, alors que les deux autres ont été oubliées... CQFD !

newsid:396434

Droit financier

[Jurisprudence] L'appréciation française des foreign-cubed class actions américaines

Réf. : CA Paris, Pôle 2, 2ème ch., 28 avril 2010, n° 10/01643, SA Vivendi c/ Monsieur Olivier Gérard, M. Gérard Morel, Association pour la défense des actionnaires minoritaires (N° Lexbase : A9968EW4)

Lecture: 11 min

N6849BPD

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/3211056-edition-n-404-du-22072010#article-396849
Copier

par Emilie Mazzei, Allocataire-Moniteur, Université de Paris I Panthéon Sorbonne

Le 07 Octobre 2010

La fréquente multi-cotation des sociétés cotées françaises, le développement de leurs activités à l'international et la globalisation des marchés financiers conduisent à de nouveaux phénomènes, de nouveaux comportements des investisseurs et, notamment, celui tant décrié de "forum shopping" dans le cadre des contentieux boursiers. Il consiste, pour l'actionnaire mécontent devenu justiciable, à arbitrer entre la compétence matérielle de deux juges également compétents et ce, en fonction de son intérêt individuel et de la supposée attractivité de tel ou tel système de droit. Ainsi, de plus en plus de sociétés françaises sont attraites devant les juridictions américaines par des actionnaires français ayant subi des pertes sur des marchés financiers français. Ce succès s'explique par les possibilités procédurales offertes par le droit américain et, notamment, le mécanisme bien connu de la "securities class action" permettant dans le domaine financier la réparation collective des pertes subies du fait de la mauvaise information produite par la société et ses dirigeants. Ainsi, ces actions collectives engagées contre des sociétés étrangères, dont les titres ont été achetés par des actionnaires étrangers sur des marchés financiers hors Etats-Unis sont-elles communément appelées des "foreign-cubed class actions". L'affaire "Vivendi Universal", dont l'arrêt de la cour d'appel de Paris en date du 28 avril 2010 n'est qu'un épisode, en est un exemple des plus topiques. En l'espèce, des actionnaires français ont choisi de participer à la class action initiée à l'encontre de la société cotée française Vivendi devant le District Court de New York pour production d'informations fausses ou trompeuses et ce sur la base de l'article 10(b) du Securities Exchange Act de 1934. Dans la décision du 21 mai 2007 (1) qui certifie la class action, le tribunal de première instance de New York a accepté d'inclure les investisseurs français dans l'action collective, ce qu'il a confirmé par ailleurs le 31 mars 2009 (2). Or, devant les juridictions françaises, la société Vivendi conteste la validité de l'action des actionnaires français, allègue d'un préjudice du fait de l'exercice abusif du droit d'ester en justice et effectue une demande d'injonction de désistement de la procédure pendante aux Etats-Unis. Cette argumentation a été rejetée dans un jugement du TGI de Paris en date du 13 janvier 2010 (TGI Paris, 1ère ch, 1ère sect, 13 janvier 2010, n° 09/15408, Société Vivendi c/ Monsieur Gérard Morel, ADAM N° Lexbase : A9968EW4). L'arrêt de la cour d'appel de Paris en date du 28 avril 2010 vient confirmer le raisonnement des juges de première instance : la participation de justiciables français à une securities class action ne constitue pas un abus de forum shopping. Elle en reconnaît donc l'efficacité procédurale (I). La cour aborde également la question de la compétence du for américain, faisant écho à la jurisprudence américaine la plus récente (II).

I - La reconnaissance par les juridictions françaises de la procédure américaine de class action

La cour d'appel de Paris énonce le principe selon lequel la participation d'actionnaires français à une class action devant une juridiction américaine, et ce à l'encontre d'une société ayant son siège en France, n'est pas en soi abusive (A). Cependant, la cour ne se prononce pas sur l'éventuelle contrariété de cette action à l'ordre public international, le juge américain ne s'étant pas encore prononcé sur le fond du litige (B).

A - De l'absence d'abus de forum shopping

L'efficacité procédurale de la class action est donc reconnue par le juge français. Elle ne constitue pas en soi un abus d'ester en justice, ou, pour reprendre l'expression de la cour, un "abus de forum shopping", fautif au sens de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ).

En l'espèce, la cour d'appel de Paris applique de façon restrictive la notion d'abus d'ester en justice, dans le cadre particulier d'un litige international : pour constituer un tel abus, il faut, selon les critères du droit positif, faire preuve soit d'une légèreté blâmable, soit d'une intention malicieuse ou malveillante. Or, dans les faits, la saisine du juge américain ne résulte, selon l'arrêt, d'aucune manoeuvre frauduleuse. Pour arriver à cette conclusion, la cour d'appel fait appel à plusieurs éléments factuels : d'une part, elle affirme que la procédure d'action collective a été engagée et par des investisseurs américains et par des investisseurs étrangers, la demande de certification de la "class action" ayant été la plus large possible. D'autre part, elle se penche sur les conséquences de la participation des investisseurs français à cette action collective : leur éviction n'aurait, de toutes les façons, pas de conséquences sur les suites de l'action et sur les coûts supportés par la société Vivendi pour assurer sa défense. Le raisonnement de la cour justifie la légitimité de l'action des actionnaires français par l'absence de lien de causalité entre la faute alléguée, à savoir le caractère abusif de la procédure intentée aux Etats-Unis et le préjudice invoqué, c'est-à-dire les frais engagés par la société Vivendi dans une telle procédure. Les actionnaires français ne sont pas à l'origine de la class action et, par conséquent, leur désistement serait sans conséquence sur l'action menée devant le juge américain. Ce n'est pas tant une possible faute des actionnaires français qui est, ici, examinée pour caractériser l'absence d'abus que les effets de leur volonté d'agir sur l'action judiciaire en cours.

La licéité d'une telle action contentieuse, qui fait montre de l'"habilité procédurale" des investisseurs français engagés dans la class action américaine ne cesse cependant de faire débat. Au centre notamment des discussions, la notion de forum shopping (3), point de friction entre la compétence matérielle des juges nationaux et la liberté d'agir des justiciables dans un contexte financier international. En l'espèce, les actionnaires français de la société française Vivendi ont fait le choix d'une action judiciaire sous l'égide de la réglementation financière américaine et la direction du for américain. Or, selon les juges de la cour d'appel de Paris, ce choix n'est que le juste corollaire du "droit d'ester en justice", "droit fondamental" et ne constitue donc pas en soi une faute. Selon la cour, "la volonté des intimés d'obtenir d'une juridiction américaine la reconnaissance d'un droit à indemnisation qu'ils revendiquent dans des conditions qu'ils considèrent comme favorables à leurs intérêts" ne procède pas de la fraude. Cela n'est que l'expression large de leur liberté d'agir en justice. Au demeurant, le choix d'agir pour les investisseurs français devant les tribunaux américains s'explique de façon aisée : la procédure engagée favorise largement les demandeurs et la possibilité d'indemnisation est très importante. Rappelons à ce sujet quelques éléments de procédure comme par exemple le principe dit de discovery : dans le cadre de cette procédure, les membres de la class peuvent obtenir une injonction au terme de laquelle la société mise en cause doit communiquer tout élément de preuve, y compris des éléments qui lui seront défavorables.

En résumé, c'est donc un parti pris très libéral que celui de la cour d'appel. La cour distingue clairement l'exercice du forum shopping et son possible abus, abus qu'elle apprécie par ailleurs de façon restrictive, éludant toute référence à la coordination entre systèmes juridiques ou au principe de courtoisie internationale.

B - De la question de l'ordre public international français

La cour d'appel de Paris précise également l'articulation entre l'action collective américaine et l'ordre public international français. Répondant aux arguments de la défense, elle rappelle notamment que "l'éventuelle contrariété de la décision de ce juge au regard de l'ordre public international français, à supposer que celle-ci soit constitutive d'un tel abus, ne peut être posée en l'absence d'un jugement du litige rendu à ce jour".

Le point de vue selon lequel la class action américaine ne peut être reconnue en France car elle serait contraire à l'ordre public international est ici classiquement avancé. L'on peut en rappeler les principaux arguments (4). D'une part, l'action en justice doit être issue de la volonté individuelle. Or, le principe de l'"opt out", qui aboutit à une définition a priori des caractéristiques de la class contreviendrait à ce principe. Il serait impossible de le concilier avec l'adage selon lequel "nul ne plaide par procureur". Ensuite, ce type d'action n'obéirait ni au principe du contradictoire, dès lors que le défendeur ne connaît pas exactement la composition de la class, ni à celui d'individualisation de la réparation. Enfin le principe de "discovery", tel que présenté précédemment serait incompatible avec le système français de production de la preuve et de droits de la défense.

Etant en contrariété avec les grands principes de notre système judiciaire, un régime de class action d'inspiration américaine ne pourrait donc pas être adopté en France et a fortiori une action collective américaine à laquelle des minoritaires français participent contreviendrait nécessairement à l'ordre public international français. Ce point de vue peut cependant être discuté. C'est ce qu'a tenté le tribunal de New York, dans sa décision de certification du 21 mai 2007. Notons que cette démonstration s'est faite dans le cadre d'un test de probabilité au terme duquel le juge américain vérifie si le jugement qu'il sera amené à prononcer en faveur des investisseurs étrangers pourra, selon toute vraisemblance, être reconnu par l'Etat étranger. Le juge américain s'efforce d'y démontrer l'absence de contrariété d'une telle action collective à l'ordre public international français. Il rappelle notamment l'existence d'actions collectives en droit français, et notamment celle des syndicats. Il argumente également que le principe "nul ne plaide par procureur" ne fait pas partie de la conception de l'ordre public international français.

La cour d'appel de Paris, quant à elle, rejette les arguments de la société Vivendi, ne se prononçant pas sur une telle compatibilité. Elle rappelle, en effet, que la procédure de class action à l'encontre de la société Vivendi n'est qu'au stade de la certification et que, par conséquent, il n'y a pas de jugement sur le fond du litige. En conséquence, elle ne peut se prononcer sur la violation ou non de l'ordre public international.

Le juge français ne s'est donc pas laissé influencer par le juge américain. Il ne préjuge pas d'une éventuelle violation de l'ordre public international, ce dans le cas hypothétique où le juge américain se prononcerait en faveur des investisseurs français. Néanmoins, il refuse de se prononcer a priori et de façon déclaratoire sur la reconnaissance du jugement futur. Cet examen se fera donc au stade de l'exequatur : il s'agira de savoir, les tribunaux français n'ayant jamais directement tranché la question, si le jugement prononcé dans le cadre d'une class action aux Etats-Unis sera reconnu avec force exécutoire en France. Cette décision laisse donc place en droit interne à des incertitudes, incertitudes relayées par l'évolution récente de la jurisprudence américaine.

II - La compétence du for américain, une compétence discutée

En droit interne, la cour d'appel de Paris reconnaît la compétence du juge américain pour se prononcer sur un litige dont les liens de rattachement avec le territoire français sont cependant très forts (A). Néanmoins, elle ne se prononce pas directement sur les conséquences de cette compétence, à savoir l'application de la réglementation américaine. Il est revenu in fine aux juridictions américaines et notamment à la Cour suprême, de se prononcer sur la question de l'extraterritorialité de la régulation financière des Etats-Unis (B).

A - Le raisonnement de la cour d'appel de Paris

Pour appuyer son argumentation, la cour d'appel de Paris raisonne en deux temps : d'une part, elle indique qu'il n'y a pas de compétence exclusive du juge français et, d'autre part, elle précise qu'il existe des liens sérieux entre le litige et le for américain.

Quant à l'absence de compétence unique du juge français, il est rappelé que les deux juridictions sont également intéressées par le contentieux. Eu égard aux dispositions du Règlement n° 44/2001 (Règlement du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale N° Lexbase : L7541A8S), pouvaient être envisagées la saisine des juridictions du lieu où la société Vivendi a son siège mais également celle des juridictions du lieu de la réalisation du dommage ou de la production du fait générateur. Dès lors que les deux fors étaient en concurrence, il existait donc une option de compétence que les actionnaires minoritaires de Vivendi étaient libres d'exercer.

La cour s'efforce, dans un second temps d'établir les liens caractérisés entre le litige et la compétence du juge américain. Pour ce faire, elle reprend en partie les développements de la décision du tribunal de première instance de New York du 21 mai 2007, la cour précisant que ces éléments avaient été "amplement débattus devant le juge américain": les actions acquises par les intimés étaient cotées à la bourse de New York, les infractions reprochées à la société Vivendi consistaient en un non-respect par celle-ci de la réglementation boursière de New York et les dirigeants de la société étaient eux-mêmes domiciliés à New York. La force de ces éléments de rattachement reste très discutée, les actionnaires français ayant acquis leurs titres sur des marchés financiers français, titres émis par une société de droit français ayant ses principales activités en France. Comme a pu l'argumenter la société Vivendi, la compétence du juge français serait donc naturelle en raison de l'effectivité de son siège social en France et de la réalisation du dommage sur le territoire français.

Cependant, la cour choisit de ne pas retenir l'efficacité de la notion proposée de juge "naturel". Ce concept de "juge naturel" aurait pu, a contrario, conduire à la reconnaissance de la compétence première du juge français, primant alors sur un juge américain à la compétence subsidiaire. A cela, les juges de la cour d'appel ont répondu qu'il n'existe "aucune hiérarchie entre les différents fors pour connaître du litige". La cour a ainsi refusé d'appliquer à la pratique la théorie du juge naturel développée en doctrine, application qu'avait pourtant choisi de faire précédemment la Cour de cassation (5).

La cour d'appel choisit donc de se fonder sur deux critères : dans l'hypothèse d'une concurrence de compétence entre deux juridictions, le justiciable dispose d'une option de compétence. Il faut, pour ce faire, qu'il existe des liens sérieux entre la demande et le tribunal choisi, le choix du tribunal n'ayant donné lieu à aucune manoeuvre frauduleuse. La solution de la cour d'appel de Paris se prononce ainsi clairement sur une reconnaissance large de la compétence du juge américain dans le cadre de la procédure de class action. Cependant, elle n'aborde que très indirectement la question de l'extraterritorialité de la réglementation financière américaine, pourtant au centre de la réflexion sur les securities class actions.

B - Les suites incertaines du contentieux

Dans un arrêt rendu le 24 juin 2010 dans l'affaire "Morrison v. National Australia Bank Ltd" (6), la Cour suprême des Etats-Unis a répondu de façon éclairante à la question de la compétence du juge américain lors de foreign-cubed class actions (7). Elle répond également à un problème qui lui est nécessairement lié, à savoir l'application extraterritoriale de la réglementation fédérale financière américaine et notamment de la section 10(b) du Securities Exchange Act de 1934.

En effet, ledit texte n'aborde pas de façon expresse la question de son application territoriale : c'est donc la jurisprudence fédérale et notamment les arrêts des cours américaines du Second Circuit qui a développé sur plusieurs dizaines d'années et par une série de décisions, une analyse multicritères, ce afin de déterminer si le litige présente des liens sérieux avec le territoire américain. Cela passait par un "conduct test" et par un "effect test": la Section 10(b) s'appliquait en cas de localisation de la conduite litigieuse sur le marché américain ou de la localisation des effets de ladite conduite sur le territoire américain.

Cependant, cette construction prétorienne n'était pas exempte de critiques, comme l'a relevé la Cour suprême des Etats Unis : aussi, note-t-elle que les critères choisis sont complexes et offrent peu de prévisibilité. De plus, elle affirme, qu'à moins d'une volonté contraire expresse de la part du législateur américain, la réglementation financière américaine est destinée à s'appliquer uniquement sur le territoire des Etats-Unis. En l'espèce, rien n'indique que le législateur a voulu une application extraterritoriale du texte édicté en 1934. Il n'est donc pas, par principe, d'application extraterritoriale.

Selon la Cour suprême américaine, la Section 10(b) s'applique selon deux autres critères territoriaux : celui du lieu de cotation et celui du lieu de transaction. La réglementation financière américaine ne s'applique qu'aux achats et ventes d'instruments financiers sur le territoire américain et aux transactions réalisées sur des titres cotés aux Etats-Unis (8). Autrement dit, les actionnaires étrangers ne pourront plus s'associer à des "Securities class actions" américaines contre des sociétés non américaines dont ils ont acquis les actions en dehors du territoire américain.

Les deux critères prétoriens de la conduite et des effets sont donc abandonnés, ce qui réduit fortement les possibilités de "foreign-cubed class actions" et ce qui donne, par ailleurs, satisfaction à la France qui avait déposé un amicus curiae (9) en ce sens devant la Cour suprême. En sachant que le tribunal de New York avait pu utiliser le conduct test pour conclure à l'application de la réglementation financière américaine (10), reste à savoir quelles seront les conséquences de cette décision dans le litige qui oppose la société Vivendi à ses actionnaires français.


(1) Affaire In re Vivendi Universal, SA Securities litigation, United States District Court, New York, 21 mai 2007 (juge Holwell)
(2) Pour une analyse détaillée de cette décision, voir. H. Muir Watt, Régulation de l'économie globale et l'émergence de compétences déléguées : sur le droit international privé des actions de groupe, A propos de l'affaire Vivendi Universal, Revue critique de droit international privé, 2008, p. 581.
(3) Sur la notion de forum shopping, voir, not., Daniel Cohen, Contentieux d'affaires et abus de forum shopping, Recueil Dalloz, 2010, p. 975.
(4) Voir J. Lemontey et N. Michon, Les "class actions" américaines et leur éventuelle reconnaissance en France, Journal du droit international (Clunet) n° 2, avril 2009, var. 2.
(5) Voir la jurisprudence citée par Daniel Cohen, art. préc..
(6) Voir not. E. Gaillard, Foreign-Cube La Cour suprême des Etats-Unis amenée à se prononcer, JCP éd G., 29 mars 2010, 366.
(7) Sur cette notion, voir S. Lambert, Clauses attributives de juridiction statutaires : une arme efficace contre les foreign-cubed Class Actions ?, Bulletin Joly Bourse, 1er mai 2010, n° 3, p. 264.
(8) V. l'arrêt de la Cour suprême du 24 juin 2010: "The Exchange Act's focus is noton the place where the deception originated, but on purchases andsales of securities in the United States. Section 10(b) applies only totransactions in securities listed on domestic exchanges and domestictransactions in other securities"
(9) Procédure admise devant la Cour suprême des Etats-Unis selon laquelle un tiers peut faire entendre son point de vue sur une question posée par un litige en cours auprès du juge saisi de ce litige. En l'espèce un amicus curiae a été également déposé par le Royaume-Uni, l'Australie et l'Irlande.
(10) Voir decision : "the fraud alleged in the (complaint) was perpetrated in important part, in United States".

newsid:396849

[Jurisprudence] La sanction du cautionnement disproportionné souscrit par le dirigeant, personne physique, au profit d'un créancier professionnel

Réf. : Cass. com., 22 juin 2010, n° 09-67.814, Caisse régionale de crédit agricole mutuel Pyrénées-Gascogne, FS-P+B+I (N° Lexbase : A2722E39)

Lecture: 9 min

N6432BPW

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/3211056-edition-n-404-du-22072010#article-396432
Copier

par Vincent Téchené, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition privée générale

Le 07 Octobre 2010

Si, en théorie, l'écran de la personnalité morale dont jouit toute société permet aux associés de limiter la prise de risque, ceci étant bien entendu particulièrement vrai pour les sociétés dans lesquelles la responsabilité des associés est limitée, en pratique cet écran est souvent altéré par l'exigence de la part des créanciers, notamment professionnels, d'un engagement personnel. Le schéma classique est donc celui qui met en scène une entreprise qui obtient un prêt de la part d'un établissement de crédit et propose une caution personne physique au créancier, en la personne du dirigeant de l'entreprise. Le développement des emprunts et des cautionnements, et l'importance des sommes prêtées et des garanties, expliquent que le contentieux se soit cristallisé précisément sur ces contrats. Tout cela a conduit la jurisprudence et le législateur à conférer aux cautions une certaine protection ayant vocation à inciter les banques à adopter un comportement loyal envers les cautions et, ainsi, rééquilibrer les relations entre ces parties. Deux obligations essentielles ont donc été mises à la charge des établissements de crédit : l'obligation d'information et l'obligation de proportionnalité du cautionnement aux biens et revenus de la caution. La jurisprudence en la matière est pléthorique, les cautions alléguant souvent l'un ou l'autre des moyens pour être déchargées de leur engagement. L'arrêt rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 22 juin 2010 s'inscrit dans cette tendance, apportant d'utiles précisions sur le régime juridique applicable à l'article L. 341-4 du Code de la consommation (N° Lexbase : L8753A7C) qui dispose qu'"un créancier professionnel ne peut se prévaloir d'un contrat de cautionnement conclu par une personne physique dont l'engagement était, lors de sa conclusion, manifestement disproportionné à ses biens et revenus, à moins que le patrimoine de cette caution, au moment où celle-ci est appelée, ne lui permette de faire face à son obligation". Les faits étaient des plus classiques : le gérant d'une société s'est rendu caution du prêt consenti à celle-ci par un établissement de crédit. La société ayant été mise en liquidation judiciaire, le créancier a assigné en exécution de son engagement la caution, qui a invoqué le caractère manifestement disproportionné de son engagement. La banque ayant été condamnée par les juges du fond, elle forme un pourvoi en cassation que la Cour régulatrice rejette. Celle-ci retient :
- d'une part, que la caution étant une personne physique, l'article L. 341-4 du Code de la consommation dans sa rédaction issue de la loi du 1er août 2003, était applicable à son engagement ;
- et, d'autre part, que, selon l'article L. 341-4 du Code de la consommation, la sanction du caractère manifestement disproportionné de l'engagement de la caution étant l'impossibilité pour le créancier professionnel de se prévaloir de cet engagement, il en résulte que cette sanction, qui n'a pas pour objet la réparation d'un préjudice, ne s'apprécie pas à la mesure de la disproportion.

On rappellera brièvement que coexistent, aujourd'hui, un régime jurisprudentiel et deux régimes légaux issus, pour l'un de l'article L. 313-10 du Code de la consommation (N° Lexbase : L4864IEU) et, pour l'autre, de l'article L. 341-4 du Code de la consommation, étant entendu que le régime jurisprudentiel s'applique dès lors que le cautionnement échappe au champ d'application du régime légal. Chronologiquement, c'est d'abord l'article L. 313-10 du Code de la consommation, reprenant les dispositions de la loi "Neiertz" du 31 décembre 1989 (loi n° 89-1010, relative à la prévention et au règlement des difficultés liées au surendettement des particuliers et des familles N° Lexbase : L2053A4S) applicables aux cautionnements des opérations de crédit à la consommation et de crédit immobilier, qui devait sanctionner, à certaines conditions, le cautionnement manifestement disproportionné eu égard aux biens et revenus de la caution par l'impossibilité pour le créancier de s'en prévaloir. Par la suite, la jurisprudence a, en quelque sorte, "emboîté" le pas au législateur puisqu'elle est parvenue, nul ne l'ignore, à étendre l'exigence de proportionnalité en dehors du domaine visé par l'article L. 313-10 du Code de la consommation, transposant ainsi le principe d'une sanction de la disproportion en droit commun, en faisant néanmoins cette fois appel aux règles de la responsabilité civile. Plus récemment, c'est donc la loi du 1er août 2003, relative à l'initiative économique (loi n° 2003-721 N° Lexbase : L3557BLC) qui a généralisé la sanction du cautionnement excessif : le nouvel article L. 341-4, reprenant textuellement la formulation de l'article L. 313-10 déjà existant, a, en effet, été inséré dans le Code de la consommation.

L'arrêt rendu le 22 juin 2010 concerne donc exclusivement le régime de l'article L. 341-4, c'est-à-dire le cautionnement souscrit par une personne physique au bénéfice d'un créancier professionnel. En premier lieu, la Cour affirme, sans grande surprise que la caution, dirigeant de la société dont les dettes sont cautionnées, peut se prévaloir des dispositions protectrices de l'article L. 341-4 du Code de la consommation (I). En second lieu, elle précise que la sanction du cautionnement disproportionné n'est pas la condamnation au paiement de dommages-intérêts mais, plus largement, l'impossibilité pour le créancier de se prévaloir de l'engagement de caution (II).

I - Champ d'application des dispositions de l'article L. 341-4 du Code de la consommation : les dirigeants, personnes physiques, peuvent se prévaloir de la disproportion de leur engagement

Ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus. La Cour, en posant clairement que les dispositions de l'article L. 341-4 du Code de la consommation s'appliquent à la caution dirigeant de la société dont les dettes sont garanties, ne crée pas vraiment la surprise. Cette solution s'imposait en effet à la seule lecture du texte, lequel vise toutes les personnes physiques sans distinguer selon que le garant est ou non averti. La Cour de cassation avait déjà reconnu la possibilité à un dirigeant de société d'invoquer la disproportion de son engagement consenti au bénéfice d'un professionnel (Cass. com., 13 avril 2010, n° 09-66.309, F-D N° Lexbase : A0705EWZ), reprochant à une cour d'appel d'avoir retenu, pour condamner la caution à payer à la banque une certaine somme avec intérêts, que l'emprunteur et sa caution gérant ne pouvaient pas faire plaider la disproportion au regard des ressources antérieures à peine de s'exposer au reproche d'avoir mal évalué les risques de leur entreprise ou contracté de mauvaise foi.

Un champ d'application élargi au regard du régime de protection jurisprudentiel. La loi pour l'initiative économique du 1er août 2003 a, de la sorte, profondément modifié le régime de protection élaboré par la jurisprudence à l'égard des cautions. En effet, dans un arrêt "Macron" de sa Chambre commerciale en date du 17 juin 1997, la Cour de cassation avait considéré, après avoir, pour retenir la responsabilité du créancier, relevé l'énormité de la somme garantie par une personne physique, que le créancier avait commis une faute en demandant un tel aval, "dans des circonstances exclusives de toute bonne foi" de sa part (Cass. com., 17 juin 1997, n° 95-14.105, M. Macron c/ Banque internationale pour l'Afrique occidentale et autres). Si une exigence générale de proportionnalité paraissait ainsi gagner les sûretés personnelles et, donc, ne plus rester cantonnée aux hypothèses particulières visées par le législateur, à l'article L. 313-10 du Code de la consommation, celle-ci fut en partie atténuée par l'arrêt "Nahoum" (Cass. com., 8 octobre 2002, n° 99-18.619, FP-P N° Lexbase : A9624AZH) et les nombreux arrêts qui suivirent et le confirmèrent (par ex., Cass. com., 19mai 2004, n° 03-11.578, F-D N° Lexbase : A2879DCM ; Cass. com., 18 mai 2005, n° 03-13.677, Société Sélectibail c/ Société civile immobilière (SCI) Le Merle blanc, F-D N° Lexbase : A3665DIL) : le "bénéfice" de disproportion ainsi dégagé par la jurisprudence ne peut bénéficier qu'aux cautions profanes, le dirigeant étant présumé avoir connaissance de la situation de la société cautionnée, tandis que les cautions non dirigeantes peuvent également voir leurs fonctions au sein de la société cautionnée, entraver leur action en responsabilité contre le banquier dispensateur de crédit. Ainsi, il a pu être jugé qu'un salarié en mesure de faire fonctionner les comptes de la société en vertu d'un pouvoir conféré par le gérant est une caution "intégrée" (CA Paris, 15 ème ch., sect. B, 26 janvier 2007, n° 05/10763, M. Jean Sabbagh c/ SA Crédit industriel et commercial, CIC N° Lexbase : A1151DU8). Cette présomption simple peut être renversée, la caution devant alors rapporter la preuve que le créancier avait sur ses revenus, son patrimoine et ses facultés de remboursement au vu de l'exploitation de la société, des informations que lui-même ignoraient (cf., par ex., Cass. com., 13 février 2007, n° 05-20.885, Caisse régionale du crédit agricole mutuel (CRCAM) de la Charente-Maritime et des Deux-Sèvres, F-D N° Lexbase : A2140DUS). Cet édifice jurisprudentiel n'a donc pas lieu de s'appliquer lorsque le créancier est professionnel et que le cautionnement est octroyé par un dirigeant personne physique. Autant dire que la loi sur l'initiative économique a réduit comme une peau de chagrin le champ d'application de la jurisprudence "Nahoum", puisque cette dernière ne concerne désormais que les engagements souscrits par une personne morale ou bien ceux consentis au bénéfice d'un créancier non-professionnel. Il convient également de réserver les cautionnements souscrits avant l'entrée en vigueur de la loi "Dutreil" car, rappelons-le, la Cour de cassation a tranché : les dispositions de l'article L. 341-4 ne sont pas applicables aux cautionnements souscrits avant son entrée en vigueur. Si la distinction caution avertie/caution profane reste d'actualité, son avenir semble donc se sceller dans des cas résiduels.

II - L'impossibilité pour le créancier de se prévaloir de l'engagement de caution

En affirmant très clairement que la sanction du caractère manifestement disproportionné de l'engagement de la caution est l'impossibilité pour le créancier professionnel de se prévaloir de cet engagement et qu'il en résulte que cette sanction, qui n'a pas pour objet la réparation d'un préjudice, ne s'apprécie pas à la mesure de la disproportion, la Chambre commerciale de la Cour de cassation ne crée pas non plus la surprise ; elle a le mérite, tout au plus, de statuer pour la première fois sur la sanction attachée à l'article L. 341-4, encore que la formule employée peut apparaître quelque peu décevante du fait de la prudence des propos.

Une application stricte des textes. Ici encore, la Cour de cassation ne pouvait trancher autrement : en considérant que l'article L. 341-4 du Code de commerce était applicable, elle ne pouvait appliquer d'autre sanction que celle que le texte attache à la disproportion de l'engagement, à savoir l'impossibilité pour le créancier de s'en prévaloir. Cette sanction s'apparente à une sorte de déchéance, qui fait perdre à celui qui a manqué à son obligation tout le droit dont il était titulaire. Cette privation, qui est totale, nous semble-t-il, ne cédera que si, au jour où la garantie est appelée, le retour à meilleure fortune de la caution lui permet de faire face à ses engagements. Si la méconnaissance du principe de proportionnalité n'affecte pas la validité du cautionnement, puisque celle-ci n'est pas assortie de nullité, il n'en demeure pas moins que le créancier professionnel se voit privé, au cas de disproportion constatée, de tout remboursement, même partiel, contrairement à la solution jurisprudentielle antérieurement retenue. Au demeurant la solution était d'autant plus envisageable, si ce n'est prévisible, que les termes de l'article L. 341-4 reprenant ceux de l'article L. 313-10 du Code de la consommation, les solutions rendues sur ce fondement étaient transposables à celles rendues sur le texte issu de la loi "Dutreil".

L'exclusion des solutions précédemment acquises. En précisant que la sanction n'a pas pour objet la réparation d'un préjudice et ne s'apprécie pas, en conséquence, à la mesure de la disproportion, les juges du Quai de l'Horloge excluent la mise en jeu de la responsabilité civile du créancier et l'octroi par celui-ci de dommages-intérêts. Ainsi, le régime juridique dégagé pour les cautionnements souscrits avant l'entrée en vigueur, le 5 août 2003, de la loi Dutreil, en dehors des cas de crédits soumis aux dispositions du Code de la consommation, ne peut recevoir application. En effet, dans le cadre de la jurisprudence "Macron/Nahoum", le non-respect du principe de mesure de la sûreté consentie eu égard aux facultés de paiement du garant constitue une faute de nature à engager la responsabilité délictuelle de son auteur sur le fondement de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ ; cf. Cass. civ. 1, 9 juillet 2003, n° 01-14.082, Société Champex (Société de développement régional) c/ Mme Renée, FS-P+B N° Lexbase : A1021C9P). Le garant doit, dès lors, engager une action en responsabilité pour obtenir des dommages et intérêts pouvant se compenser avec les sommes dues au titre de la garantie. En conséquence, le préjudice subi par celui qui a souscrit un cautionnement manifestement disproportionné à ses facultés contributives est à la mesure excédant les biens qui peuvent répondre de sa garantie, de sorte qu'il incombe aux juges d'évaluer ceux-ci après avoir invité les parties à présenter leurs observations à cet égard (Cass. civ. 1, 20 décembre 2007, n° 06-19.313, F-P+B N° Lexbase : A1222D3N).

L'exclusion de certaines garanties. Il résulte, néanmoins, de la jurisprudence que le domaine d'application d'une telle protection est limité aux seuls engagements de caution stricto sensu, à l'exclusion du cautionnement réel. La Chambre commerciale a en effet jugé que le fait pour une personne physique de garantir un engagement par une hypothèque sur un bien immobilier ne peut donner lieu à la responsabilité de la banque sur le fondement de la disproportion en retenant que "la sûreté réelle consentie pour garantir la dette d'un tiers, n'impliquant aucun engagement personnel à satisfaire l'obligation d'autrui, n'est pas un cautionnement et que, s'agissant d'une hypothèque sur un bien limitée à celui-ci, elle est nécessairement adaptée aux capacités financières du constituant, ainsi qu'aux risques de l'endettement né de l'octroi du crédit" (Cass. com., 24 mars 2009, n° 08-13.034, FS-P+B+I N° Lexbase : A1375EEN). Cette solution rendue en application du principe jurisprudentiel de proportionnalité s'applique assurément au cautionnement soumis aux dispositions du Code la consommation.

Ceci étant, on pourra regretter avec certains (1), que la Chambre commerciale n'ait pas qualifié la sanction mise en oeuvre, même si l'on peut relever finalement une certaine finesse de sa part à ne pas se laisser trop "embarquer" sur ce terrain glissant.


(1) Cf. le blog de D. Houtcieff.

newsid:396432

Fiscalité des entreprises

[Chronique] Chronique de droit fiscal des entreprises - Juillet 2010

Lecture: 13 min

N6431BPU

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/3211056-edition-n-404-du-22072010#article-396431
Copier

par Frédéric Dal Vecchio, Docteur en droit, Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

Le 07 Octobre 2010

Lexbase Hebdo - édition fiscale vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualité en droit fiscal des entreprises réalisée par Frédéric Dal Vecchio, Docteur en droit, Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Au sommaire de cette chronique, on retrouve, tout d'abord, une décision du Conseil d'Etat admettant la possibilité, pour les membres d'une association d'avocats, d'invoquer le bénéfice des dispositions de l'article 151 octies, relatif à l'apport en société d'une entreprise individuelle (CE 3° et 8° s-s-r., 2 juin 2010, n° 306292, mentionné dans les tables du recueil Lebon). A l'honneur, également, un arrêt par lequel le Conseil d'Etat apporte des précisions procédurales en matière de régime de groupe de sociétés et sur les modalités d'application de l'intérêt de retard en cas de rehaussement des résultats d'ensemble de sociétés incluses dans le périmètre d'intégration fiscale (CE 9° et 10° s-s-r., 2 juin 2010, n° 309114, mentionné dans les tables du recueil Lebon). Enfin, l'auteur relève une jurisprudence jusque-là inédite, concernant la fiscalité applicable aux dépenses de fonctionnement exposées dans les opérations de recherche scientifique ou technique (CE 3° et 8° s-s-r., 10 juin 2010, n° 312377, mentionné dans les tables du recueil Lebon).
  • Apport en société d'une entreprise individuelle : bénéfice des dispositions de l'article 151 octies du CGI au profit des membres d'une association d'avocats (CE 3° et 8° s-s-r., 2 juin 2010, n° 306292, mentionné dans les tables du recueil Lebon N° Lexbase : A5633EU8)

La fiscalité applicable à l'apport d'une entreprise individuelle à une société continue d'alimenter le contentieux entre les contribuables et l'administration fiscale, parfois même entre les rédacteurs d'actes et leurs clients (Cass. civ. 1, 18 décembre 2001, n° 98-20.246, F-P N° Lexbase : A7099AX9 ; M. Cozian, Manuel du parfait gaffeur : comment rater fiscalement la mise en société de son entreprise ?, JCP éd. E, 2005, p. 1458). Rappelons que ce régime optionnel récemment amendé (CGI, art. 151 octies N° Lexbase : L2463HNK ; loi n° 2005-1720 du 30 décembre 2005, art. 38 N° Lexbase : L6430HEU ; loi n° 2009-1673 du 30 décembre 2009, de finances pour 2010 N° Lexbase : L1816IGD (1)) permet principalement de se prévaloir :

- d'un sursis pour les stocks ;

- d'un étalement de l'imposition, au nom de la société bénéficiaire de l'apport, pour les plus-values sur immobilisations amortissables (cf. régime des fusions : CGI, art. 210 A N° Lexbase : L3936HLD) ;

- d'un report d'imposition pour les plus-values sur immobilisations non amortissables constatées lors de la mise en société de l'entreprise individuelle ;

- d'une exonération de droits d'enregistrement si l'apporteur s'engage, notamment, à conserver les titres rémunérant l'apport pendant trois ans (CGI, art. 809 I bis N° Lexbase : L3484IAB).

Les faits de l'espèce concernent la profession d'avocat dont les textes leur permettent d'exercer à titre individuel ou au sein d'une association ou d'une société (loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, art. 7 N° Lexbase : L7649AHR et art. 8 N° Lexbase : L7655AHY). Trois avocats ont créé une association pour exercer leur activité professionnelle et ils ont fait apport, en 1994, de l'ensemble des éléments d'actif immobilisé ainsi que leur clientèle respective à une société civile professionnelle. Lors de cette opération, la contribuable s'est placée sous le régime de l'article 151 octies du CGI. Contestant le bénéfice des dispositions précitées, l'administration fiscale a alors notifié, en 1994, des redressements en matière d'impôt sur le revenu et de contribution sociale généralisée au titre des plus-values.

La cour administrative d'appel de Paris (CAA Paris, 2ème ch., 6 avril 2007, n° 05PA01055 N° Lexbase : A6353EYX) a relevé que la contribuable exerçait dans une association dont les termes de la convention prévoyaient que chacun des associés restait personnellement responsable, à l'égard de ses clients, de ses actes professionnels. Elle en a déduit que cette association ne pouvait être assimilée à une société civile professionnelle pour l'application du IV de l'article 151 octies du CGI et que, de plus, les débats parlementaires révélaient que le législateur entendait réserver l'application de cette loi à une activité précédemment exercée à titre individuel. En d'autres termes, les juges du fond ont considéré que l'exercice de la profession d'avocat sous couvert d'une association ne pouvait être assimilée à un exercice individuel justifiant le bénéfice de la fiscalité de faveur attribuée par les dispositions rappelées.

En cassation, la Haute juridiction administrative va confirmer l'analyse des juges d'appel sur le fait que les dispositions de l'article 151 octies du CGI ne pouvaient s'appliquer aux plus-values résultant d'un apport d'actif effectué par une association d'avocats à une société civile professionnelle. Cependant, le Conseil d'Etat va régler l'affaire au fond (CJA, art. L. 821-2 N° Lexbase : L3298ALQ) après avoir reproché à la cour administrative d'appel de s'être bornée "à relever que le seul fait [que la requérante] exerçait sa profession d'avocat, au moment de l'apport, au sein d'une association empêchait de regarder la plus-value en cause comme réalisée par une personne physique, sans rechercher si, ainsi que le soutenait la requérante, l'apport des clientèles avait été, à l'occasion de cette fusion, effectué non par l'association collectivement mais par chacun des associés individuellement, la cour a commis une erreur de droit".

A nouveau, ces sont les stipulations du contrat liant les parties qui vont orienter le sens de la décision rendue par le juge de l'impôt. Ce dernier s'appuie en premier lieu sur les termes du contrat d'association du 18 décembre 1989 qui prévoyait essentiellement la mise en commun des charges et des frais de fonctionnement du cabinet. Puis, selon les stipulations du protocole d'accord du 25 avril 1994, conclu, d'une part, entre la requérante et ses deux associés et, d'autre part, avec une société civile professionnelle, chacun de ces trois associés a fait apport de sa clientèle personnelle dont il demeurait propriétaire à la société civile professionnelle. Par suite, le Conseil d'Etat dit pour droit que la requérante pouvait se prévaloir des dispositions de l'article 151 octies.

Le mode d'exercice particulier de la profession d'avocats n'est certainement pas étranger à la solution proposée par le Conseil d'Etat lorsque leurs membres choisissent de pratiquer leur art au sein d'une association qui n'a pas la personnalité morale et peut être assimilée à une société en participation ostensible (R. Martin, Déontologie de l'avocat, Litec, coll. : Litec professionnels, 10ème édition, 2008, p. 65 ; J.-J. Daigre, Les associations d'avocats, associations et sociétés, personnes morales ou groupement de fait ?, JCP éd. E, 1997, I, 671 ; décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, art. 124 à 128-1 N° Lexbase : L0256A9D ; V. pour les associations d'avocats à responsabilité professionnelle individuelle "AARPI" : loi n° 2006-1771 du 30 décembre 2006, de finances rectificative pour 2006, art. 64 N° Lexbase : L9270HTI et décret n° 2007-932 du 15 mai 2007, portant diverses dispositions relatives à la profession d'avocat N° Lexbase : L5417HXW ; CGI, art. 238 bis LA N° Lexbase : L3786HW7). Si l'on admet qu'une telle association est "un mode d'exercice en commun de l'activité professionnelle qui n'efface pas la personnalité juridique de ses membres" (H. Ader et A. Damien, Règles de la profession d'avocat, Dalloz, coll. : Dalloz action, 12ème édition, 2008, § 52.12), les membres d'autres professions qui exercent dans le cadre d'une société en participation prendront connaissance avec intérêt de cette jurisprudence.

  • Intégration fiscale : précisions procédurales (CE 9° et 10° s-s-r., 2 juin 2010, n° 309114, mentionné dans les tables du recueil Lebon N° Lexbase : A2026EYP)

Depuis peu, le contentieux lié à l'application du régime de l'intégration fiscale a les honneurs du juge de l'impôt : après la question de l'interprétation des conventions d'intégration fiscale (v. notamment : CE 3° et 8° s-s-r., 12 mars 2010, n° 328424, mentionné dans les tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1654ETG), la jurisprudence prend position quant aux modalités d'application de l'intérêt de retard en cas de rehaussement des résultats d'ensemble des sociétés comprises dans le périmètre d'intégration fiscale.

L'arrêt rendu par la cour administrative d'appel de Paris (CAA Paris, 5ème ch., 3 juillet 2007, n° 05PA04966 N° Lexbase : A5478DYK) rapporte qu'à l'issue de vérifications de comptabilité, l'administration fiscale a notifié à plusieurs filiales du groupe F. des redressements au titre de l'impôt sur les sociétés pour l'exercice clos au 31 décembre 1994 tenant soit en un rehaussement de leur résultat imposable, soit en une réduction de leurs déficits. Des droits et des pénalités ont été notifiés à la société intégrante, seule redevable de l'IS (CGI, art. 223 A N° Lexbase : L4827IGU). La société F. a contesté les intérêts de retard à hauteur de 4 482 605 francs (683 399 euros) correspondant aux intérêts notifiés aux filiales et elle a réclamé la restitution des sommes en question ainsi que le versement d'intérêts moratoires (LPF, art. L. 208 N° Lexbase : L7618HEU).

La société F. se pourvoyant en cassation, la Haute juridiction administrative dit pour droit que les sociétés comprises dans le périmètre d'intégration fiscale restent soumises à l'obligation de déclarer leurs résultats, le service menant la procédure de vérification de comptabilité et de redressement dans les conditions prévues par les dispositions du Livre des procédures fiscales (LPF, art. L. 13 N° Lexbase : L6794HWK (2) ; art. L. 47 N° Lexbase : L3907ALB (3) ; art. L. 57 N° Lexbase : L0638IH4 (4)). Pour le Conseil d'Etat, les juges du fond n'ont pas commis d'erreur de droit, ni même méconnu les droits de la défense, en jugeant que la société F. ne pouvait se prévaloir des dispositions relatives à la motivation du redressement (LPF, art. L 57) et de celles concernant l'information -préalable aux observations du contribuable ou à l'acceptation du redressement- relative au montant des droits et des pénalités résultant de la procédure de vérification de comptabilité (LPF, art. L. 48). Les Hauts magistrats ajoutent que les redressements des résultats déclarés par les sociétés membres du groupe constituent les éléments d'une procédure unique conduisant, d'abord, à la correction du résultat d'ensemble déclaré par la société mère du groupe, puis à la mise en recouvrement des rappels d'impôt établis à son nom. Le Conseil d'Etat indique, alors, que pour informer, préalablement à cette mise en recouvrement, la société intégrante des conséquences des redressements notifiés aux sociétés membres du groupe, aucune disposition n'impose à l'administration fiscale de suivre les règles procédurales prévues à l'article L. 57 du LPF. Partant, la société requérante ne pouvait se prévaloir, "pour les redressements qui lui ont été assignés en sa qualité de société mère redevable de l'impôt dû par l'ensemble du groupe, de l'absence de mise en oeuvre des dispositions des articles L. 48 et L. 57 du Livre des procédures fiscales et, d'autre part, que l'obligation d'information à laquelle l'administration était soumise à l'égard de la société mère avant mise en recouvrement des droits supplémentaires pouvait se limiter à une référence aux procédures de redressement menées avec les sociétés membres du groupe et à la fourniture d'un tableau chiffré qui en récapitule les conséquences sur le résultat d'ensemble du groupe et les intérêts de retard en résultant, y compris en tant qu'ils procèdent de redressements afférents à des filiales demeurant déficitaires, sans qu'il soit nécessaire de mentionner la nature, les motifs et les conséquences de chacun des chefs de redressement concernés". Ainsi que le précise le rapporteur public, "les sociétés intégrées sont des sujets fiscaux à part entière, puisqu'elles doivent déclarer leurs résultats propres et que la procédure de vérification de comptabilité est menée avec elles" (concl. C. Legras, Dr. fisc., 2010, comm. 390). Cette décision doit être rapprochée de l'arrêt du 7 février 2007 (CE 3° et 8° s-s-r., 7 février 2007, n° 279588 N° Lexbase : A9638DT7) qui avait apporté des précisions procédurales dans le cadre du régime de l'intégration fiscale, et reprises dans le présent arrêt, aux termes desquelles si la société intégrante se constitue seule redevable de l'impôt sur les sociétés dû sur le résultat d'ensemble, les sociétés du groupe restent soumises à l'obligation de déclarer leurs résultats et c'est avec ces dernières que l'administration fiscale mène la procédure de vérification de comptabilité et de redressement, dans les conditions prévues aux articles L. 13, L. 47 et L. 57 du LPF.

S'agissant de l'intérêt de retard, les dispositions du CGI, dans leur rédaction applicable aux faits de l'espèce (CGI, art. 1727 N° Lexbase : L4144HMG, art. 1729 N° Lexbase : L4162HM4, et art. 1733 N° Lexbase : L4195HMC) instituent une tolérance : l'insuffisance des résultats déclarés ne doit pas dépasser le vingtième de la base d'imposition rectifiée pour chaque filiale redressée. Puis, si la rectification des écritures comptables d'une société membre d'un groupe intégré devait entraîner une diminution de son résultat négatif sans incidence sur le montant de l'impôt sur les sociétés tel qu'il serait dû par celle-ci en l'absence d'option pour le régime de l'intégration fiscale et un accroissement du résultat bénéficiaire initialement déclaré par le groupe fiscal intégré au titre de l'exercice concerné, l'administration fiscale ne pourrait pas réclamer un intérêt de retard à la société intégrante au titre des redressements mis à sa charge sur le fondement des dispositions relatives à l'intégration fiscale si l'insuffisance des résultats déclarés par la société membre du groupe intégré était inférieure au vingtième de la base d'imposition rectifiée de celle-ci. Cependant, cela n'interdit pas à l'administration fiscale d'assortir les redressements, qu'elle a prononcés à l'encontre de la société intégrante, de l'intérêt de retard au seul motif que la rectification des écritures comptables de la société membre du groupe intégré a pour seul effet une diminution du résultat déficitaire déclaré par celle-ci, sans conséquence sur le montant de l'impôt qui aurait été dû par cette société en l'absence d'option pour le régime de l'intégration fiscale.

  • BIC/IS : dépenses de fonctionnement et opérations de recherche scientifique ou technique (CE 3° et 8° s-s-r., 10 juin 2010, n° 312377, mentionné dans les tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9204EYK)

Les dispositions fiscales relatives au soutien des opérations de recherche scientifique ou technique sont une illustration de l'interventionnisme de l'Etat afin d'assurer aux entreprises innovantes un avantage compétitif avec leurs concurrentes, non toutefois sans susciter des interrogations quant aux "effets d'aubaine et les stratégies d'optimisation fiscale", notamment, en matière de crédit d'impôt recherche (Y. Mamou, Le crédit impôt recherche : un incontestable effet d'aubaine pour les groupes, Le Monde, 1er juillet 2010) qui appelleront vraisemblablement une énième réforme (v. ainsi : loi n° 2007-1822 du 24 décembre 2007, de finances pour 2008, art. 69 et 70 N° Lexbase : L5488H3N ; CGI, art. 244 quater B N° Lexbase : L0137IKB).

Les faits de l'espèce portent sur l'interprétation des dispositions de l'article 236 du CGI (N° Lexbase : L4713HL7), aux termes desquelles, dans sa rédaction applicable aux faits de l'espèce : "pour l'établissement de l'impôt sur le revenu ou de l'impôt sur les sociétés, les dépenses de fonctionnement exposées dans les opérations de recherche scientifique ou technique peuvent, au choix de l'entreprise, être immobilisées ou déduites des résultats de l'année ou de l'exercice au cours duquel elles ont été exposées". Il s'agit, donc, d'une option interdisant, selon la jurisprudence, l'application d'un traitement comptable différencié aux dépenses de fonctionnement afférentes à un même projet de recherche (5) (CAA Paris, 2ème ch., 18 février 2005, n° 01PA03090 N° Lexbase : A6644DHK).

A la suite d'une vérification de comptabilité, la société H., qui exerçait une activité de traitement, séparation, fractionnement et purification de produits chimiques ou biologiques, a acquis, en 1997, auprès de la société S., une unité industrielle de traitement pour un montant de 8 000 000 francs (1 219 592 euros). Parallèlement, la contribuable a commandé auprès d'une filiale de la société S. des travaux de recherche pour la définition et la mise au point de nouvelles méthodes et techniques de commande correspondant aux spécificités de son activité. Les conclusions, en appel, du commissaire du Gouvernement C. Hervouet (BDCF, 2008, n° 47) rapportent que l'unité achetée par la contribuable fonctionnait déjà même si son système de commande était moins adapté à ses besoins.

La contribuable a alors inscrit en charges la somme de 700 000 francs (106 714 euros) au titre des dépenses de fonctionnement d'une opération de recherche scientifique et technique. L'administration fiscale a réintégré au résultat imposable de l'exercice 1997 les charges en question -ce qui a entraîné des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés- car, selon le service, elles devaient s'analyser comme une acquisition d'un élément d'actif immobilisé pouvant donner lieu à amortissement. Puis, l'administration en a tiré les conséquences en matière de taxe professionnelle en rehaussant les bases d'imposition à raison de la valeur de l'immobilisation corporelle (6).

En appel (CAA Nantes, 1ère ch., 12 novembre 2007, n° 06NT00217 N° Lexbase : A4920D3M), les juges du fond ont fait droit à la demande de la contribuable en décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés et de taxe professionnelle : ils ont considéré que les travaux de recherche menés par un organisme agréé à la demande de la contribuable avaient eu pour objet et pour résultat d'apporter une amélioration substantielle des produits et des systèmes existants. Cet arrêt a été rendu sur les conclusions contraires du commissaire du Gouvernement qui considérait, notamment, que les dépenses en question étaient bien constitutives d'une immobilisation dès lors que l'unité de commande remplaçait une partie d'une immobilisation déjà existante et s'intégrait complètement à elle.

Le ministre s'étant pourvu en cassation, le Haut conseil règle l'affaire au fond et dit pour droit que les dispositions de l'article 236 du CGI concernent l'ensemble des dépenses exposées par l'entreprise pour l'exécution des travaux de recherche menés par elle ou à son instigation dès lors qu'elles présentent le caractère de dépenses de fonctionnement même si elles auraient pour objet ou pour effet, par les résultats auxquelles elles aboutiraient, de servir de manière durable l'activité de l'entreprise et d'augmenter la valeur de l'actif immobilisé de celle-ci. Toutefois, le Conseil d'Etat indique que l'article 236 du CGI ne peut être appliqué aux frais d'acquisition ou de construction d'immobilisations exposés dans le cadre d'opérations de recherche scientifique ou technique. Concernant les faits de l'espèce, le Conseil d'Etat s'est appuyé sur un rapport d'expertise commandé par le ministère de l'Education nationale, de la Recherche et de la Technologie permettant de conclure en l'existence d'une opération de développement expérimental. Il est intéressant de noter que la Haute juridiction administrative relève que l'administration fiscale avait reconnu cet état de fait dès lors qu'elle avait alloué le bénéfice du crédit d'impôt recherche pour l'intégralité de la dépense (comp. : CAA Nantes, 1ère ch., 26 octobre 2005, n° 02NT01575 N° Lexbase : A7123DLE (7)). Même si ces travaux ont été effectués par un tiers, ils ont été entrepris sur l'initiative de la contribuable et ils présentaient un caractère unique et spécifique à l'unité industrielle et aux activités de la société. Le Conseil d'Etat estime que les frais payés par la société H. ne l'ont pas été pour l'acquisition de droits sur les résultats de recherches déjà menées à leur terme par un tiers. On retrouve une telle formulation dans la jurisprudence (CE Contentieux, 26 novembre 1982, n° 24360 N° Lexbase : A8159AKE) et dans la doctrine administrative (8) (QE n° 4274 de M. Hervé Morin, réponse publiée au JOAN du 17 février 2003, p. 1216 N° Lexbase : L4843HGH), lorsque le ministre s'était exprimé concernant la déduction de frais liés à la mise sur le marché de médicaments génériques. Enfin, malgré l'augmentation de la valeur de l'unité industrielle du fait de l'amélioration substantielle de son fonctionnement, les travaux en question ne peuvent être perçus comme une dépense d'acquisition mais comme une dépense d'amélioration de nature expérimentale. Par conséquent, la contribuable était fondée à se prévaloir des dispositions de l'article 236 du CGI et à inscrire en charges les dépenses querellées.


(1) CGI, art. 151-0 octies (N° Lexbase : L2335IGL) : "Les reports d'imposition mentionnés aux articles 151 octies à 151 nonies sont maintenus en cas de report ou de sursis d'imposition des plus-values constatées à l'occasion d'événements censés y mettre fin, jusqu'à ce que ces dernières deviennent imposables, qu'elles soient imposées ou exonérées, ou que surviennent d'autres événements y mettant fin à l'occasion desquels les plus-values constatées ne bénéficient pas d'un report ou d'un sursis d'imposition". Ainsi, selon la rédaction Francis Lefebvre (Mémento Fiscal, 2010, § 19755) : "le report d'imposition de l'article 151 octies du CGI sera maintenu si les titres reçus en rémunération de l'apport en société font l'objet d'un nouvel apport en société placé sous le régime du report d'imposition de l'article 151 nonies IV bis du CGI".
(2) Dispositions concernant le droit de contrôle de l'administration sur place.
(3) Dispositions relatives à l'information préalable du contribuable envers lequel l'administration diligente un ESFP ou une vérification de comptabilité.
(4) Dispositions ayant trait à la motivation de la proposition de rectification.
(5) "La SA A. ne saurait se prévaloir d'une décision de gestion pour justifier de la déduction en charge d'une partie des dépenses de fonctionnement alors que la société a choisi d'immobiliser les autres dépenses de fonctionnement telles les salaires et charges sociales des chercheurs".
(6) Elle a, toutefois, abandonné le redressement portant sur le crédit d'impôt recherche.
(7) "Considérant que la circonstance que des dépenses soient qualifiées par l'article 244 quater B du CGI de dépenses de recherche ouvrant droit au crédit d'impôt recherche' ne suffit pas à établir qu'elles constituent des 'dépenses de fonctionnement exposées dans des opérations de recherche scientifique ou technique' au sens du I de l'article 236 dont le champ d'application est distinct de celui du premier article ; qu'il ne résulte pas de l'instruction que les dépenses litigieuses, exposées en vue de l'adaptation des modèles de chaussures aux changements de la mode, puissent être regardées comme se rattachant à des opérations de recherche scientifique ou technique ; qu'il suit de là que la SARL E. ne peut faire obstacle au redressement en invoquant les dispositions du I de l'article 236 du Code général des impôts".
(8) "La déduction immédiate de dépenses correspondant à l'exécution de travaux de recherche menés par un laboratoire où à son instigation est néanmoins permise en application du 1 de l'article 236 du code déjà cité. Cette faculté n'est en revanche pas reconnue aux dépenses engagées pour l'acquisition de dossiers techniques correspondant aux résultats de recherches déjà menées à leur terme par des tiers".

newsid:396431

Avocats/Institutions représentatives

[Questions à...] Le point de vue d'un Bâtonnier aujourd'hui... Philippe Joyeux, Bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Nantes

Lecture: 10 min

N6422BPK

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/3211056-edition-n-404-du-22072010#article-396422
Copier

par Yann Le Foll, Rédacteur en chef

Le 07 Octobre 2010


Régulièrement, les éditions juridiques Lexbase se plaisent à donner la parole au Bâtonnier d'un des 181 barreaux qui constituent le maillage ordinal de la profession d'avocat, afin qu'il ou elle évoque, avec nos lecteurs, son point de vue sur l'avenir des professions juridiques et, plus particulièrement, celui sur la profession qui l'anime au quotidien, et ses ambitions pour le barreau dont il ou elle a la charge. Aujourd'hui, rencontre avec... Philippe Joyeux, Bâtonnier de l'Ordre des avocats du barreau de Nantes.
Lexbase : Comment préparez-vous la cinquième Convention nationale des avocats qui se déroulera à Nantes du 19 au 22 octobre 2011 ?

Philippe Joyeux : Il faut, tout d'abord, souligner que cette candidature a été un travail de longue haleine et que nous avons dû convaincre le Conseil national des barreaux de son intérêt face à un adversaire extrêmement compétent, à savoir le tandem Clermont-Ferrand/Vichy qui aurait, lui aussi, mérité de remporter la partie. D'ici le mois d'octobre 2011, nous continuons donc à affiner les thèmes des futurs débats et à poursuivre l'organisation matérielle de cette manifestation qui se déroulera dans un lieu unique, le parc de la Beaujoire, la plus grande roseraie de France. L'un des points forts du dossier nantais était la tenue d'une convention "douce" pour l'environnement, sur les bords de l'Erdre, et parfaitement bien desservie par les transports en commun grâce à une ligne directe du tramway. Ceci permettra à nos confrères de disposer de la plus grande autonomie possible dans leurs déplacements entre leur hôtel et le lieu du congrès. Celui-ci se déroulera autour de plusieurs villages : le village de la formation avec les écoles d'avocat, le village de l'international qui accueillera de nombreux confrères étrangers, et le village de l'ordinalité qui aura un rôle essentiel, pour ne citer que les plus importants.

Nous espérons, ainsi, contribuer à élaborer l'avenir de notre profession au moment où celle-ci connaît de grandes mutations, voire poser les jalons d'un futur statut de l'avocat en Europe. Il paraît d'autant plus nécessaire que nos confrères étrangers sont, en effet, également organisés autour d'ordres, considérés comme un frein à la libre concurrence par la Commission européenne, et non pas comme un outil de défense des consommateurs et des justiciables. Si toutes les thématiques qui seront abordées ne sont pas encore précisément arrêtées, je peux d'ores et déjà vous informer que le sujet de la sécurité du justiciable tiendra une place prépondérante dans nos travaux, et, notamment l'introduction de l'acte d'avocat, qui fait l'objet de vifs débats en ce moment. Par ailleurs, l'ensemble de nos confrères sera tenu informé de l'avancement de cette convention par la publication d'un compte-rendu régulier.

Lexbase : Pensez-vous que cet événement sera l'occasion pour la profession de "souffler" certains messages aux candidats aux élections présidentielles qui se tiendront peu après ?

Philippe Joyeux : Je suis personnellement très attaché au fait que la profession ne soit pas toujours dans la réaction par rapports aux décisions prises par les pouvoirs publics, mais puisse aussi anticiper l'évolution de notre société et l'accompagner. Les réformes de la carte judiciaire, de la procédure pénale et du divorce en sont de bons exemples. Nous devrions être davantage capables de réaliser un véritable travail de prospective et de se rapprocher des pouvoirs publics avec des projets de décret ou des projets de lois avancés, si ce n'est déjà "ficelés", à l'instar de certaines professions amies et néanmoins concurrentes. En effet, le manque de concertation actuelle sur toutes les réformes précitées alimente une certaine frustration de la profession, même si elle est largement responsable de cette situation de par son incapacité à inventer elles même son avenir et à parler d'une même voix face au Gouvernement, même si la représentation nationale unique telle qu'elle existe maintenant sous la forme du Conseil national des barreaux devait aider à y remédier. Force est de constater, cependant, que la division semble inhérente à la profession et que des dissensions persistent, que ce soit avec la Conférence des Bâtonniers ou le Barreau de Paris, et que l'unité qui nous serait nécessaire est singulièrement mise à mal.

Toutefois, si je ne nie pas le caractère résolument "conservateur" et hostile aux changements de la profession, l'unanimité constatée à l'encontre des projets présentés par le Gouvernement tient plus simplement au fait que ce sont de mauvais projets, qui ont été élaborés sans concertation et sans tenir compte de l'expertise des professionnels, ce qui est tout de même extrêmement inquiétant. L'opposition de l'ensemble des confrères, avocats ou magistrats, mais aussi des professeurs d'université est révélatrice d'un trouble fort. Je reprends les mots du Président Badinter pour dire qu'un minimum de consensus de ceux qui sont chargés d'appliquer les textes sur tous ces sujets est, bien évidemment, très importante. L'ajournement annoncé d'une grande partie de la réforme de la procédure pénale est, à cet égard, une bonne nouvelle. Le Gouvernement devrait donc profiter de ce délai pour remettre le projet à plat afin d'entraîner l'adhésion d'une majorité de professionnels chargé de sa mise en oeuvre. Je reste persuadé, en outre, que le Code de procédure pénale a besoin de profonds bouleversements, ce qui rend cette attitude des pouvoirs publics d'autant plus dommageable.

Plus généralement, l'après 2012 devrait être l'occasion de trancher la question de la nature de la justice en France : soit une justice de flux, d'"abattage" en quelque sorte, soit une justice de qualité. A cet égard, la question des moyens alloués au ministère de la Justice sera déterminante, alors qu'il reste pour le moment ridiculement bas par rapport à nos voisins européens. En effet, si l'on retranche la partie allouée à l'administration pénitentiaire, ce budget correspond à celui de l'aide juridictionnelle en Grande-Bretagne. Il est cependant à craindre qu'en ces périodes de rigueur budgétaire, il ne faille pas s'attendre à de substantielles améliorations à ce niveau, alors que nous avons déjà beaucoup de difficultés à faire fonctionner les tribunaux correctement. Pour un tribunal comme celui de Nantes par exemple, plus de 50 % des réponses pénales sont des réponses sans véritable jugement, que l'on pourrait qualifier d'ersatz de poursuites. La justice offre malheureusement de cette manière un visage d'éloignement, voire d'inaccessibilité pour les citoyens et les justiciables qui se voient privés de la possibilité de s'expliquer devant un magistrat véritablement indépendant.

Lexbase : Quelle est votre position concernant l'acte contresigné par avocat, introduit dans le projet de loi de modernisation des professions judiciaires et juridiques réglementées ?

Philippe Joyeux : Je suis, pour ma part, très favorable à la naissance de cette nouvelle pratique, dont l'idée, rappelons le, est antérieure au rapport "Darrois". C'est un service qui est déjà rendu en grande partie à nos clients, puisque dans un barreau comme celui de Nantes, de très nombreux confrères plaident peu ou pas du tout : 75 % du barreau nantais fait, en effet, plus de juridique que de judiciaire, la plupart des poursuites judiciaires pouvant dorénavant se passer du concours de l'avocat. Jusqu'à maintenant, les avocats rédigeaient les actes, mais ne les cosignaient pas, alors que leur responsabilité était déjà importante. Cet engagement correspond, de toute manière, à une tendance lourde de la société que l'on peut aussi observer dans certaines autres professions, magistrats, médecins ou experts comptables. Toutefois, je ne crois pas que la création de l'acte d'avocat va révolutionner la mise en jeu de notre responsabilité, mais plutôt renforcer encore le professionnalisme de notre profession et la sécurité juridique de nos clients. Avec cette réforme, l'on acte le passage en droit positif ce que la jurisprudence avait déjà décidé. Cela nous permet d'avoir, vis-à-vis du public et de nos clients, une meilleure lisibilité de notre rôle.

Quant aux critiques émises par certaines professions qui pourraient se sentir menacées par ce nouvel outil telles les notaires, celles-ci ne me paraissent pas du tout justifiées, car l'acte d'avocat n'est pas de nature à faire concurrence à l'acte authentique. C'est, en effet, un acte intermédiaire entre l'acte sous seing privé tel que nous le connaissions et l'acte authentique. L'on peut d'ailleurs relever que par une décision du 27 mai 2010, l'Autorité de la concurrence a tranché la question en affirmant que l'introduction de l'acte contresigné par avocat n'est pas de nature à entraver la concurrence (1). Cela répond donc à une attente forte qui couvrira tout le spectre de la profession, puisque de nombreux confrères, qu'ils évoluent en droit de la famille ou en droit social, pour ne citer qu'eux, pourront y avoir recours.

Lexbase : Etes-vous favorable à l'exercice de l'avocat en entreprise ?

Philippe Joyeux : Je suis personnellement réservé sur le projet actuel, comme la majeure partie de la profession. Je pense, toutefois, qu'il faut que nous poursuivions la réflexion sur cette question de manière collective. Le barreau de Nantes connaît, ainsi, des positions très tranchées sur ce thème : certains confrères sont extrêmement enthousiastes et d'autres violemment opposés, mais les deux parties apportent des argumentations intéressantes. Ceux qui y sont favorables disent que c'est une manière de faire entrer l'avocat dans l'entreprise afin qu'il lui amène son éthique et sa déontologie. Par ailleurs, c'est un moyen de ne pas abandonner à d'autres professionnels la matière juridique dans l'entreprise et de reprendre pied dans ce lieu où nous sommes de plus en plus exclus au profit, notamment, des experts comptables qui y sont très présents. Cependant, l'avis de ceux qui sont hostiles à cette réforme comprend de nombreux points qui sont, également, fondés. En effet, comment concilier l'indépendance, fondement du métier de l'avocat, et le secret professionnel avec le lien de subordination avec l'employeur qui est consubstantiel au contrat de travail ?

La position du barreau de Nantes, qui rejoint celle de la Conférence des Bâtonniers de l'Ouest, est plutôt médiane, à savoir que, pour le moment, nous ne possédons pas forcément les éléments qui nous permettraient d'avoir un débat serein. Les deux parties semblent, en effet, installées dans des postures idéologiques, dès le départ, et ne se basent pas sur un développement cartésien centré sur l'intérêt de la profession et de la société. Pour avoir un débat plus posé, il faudrait que l'on ait à notre disposition une étude précise et objective sur le sujet, tant au niveau sociologique qu'économique, ce qui n'est pas le cas actuellement puisque les rapports successifs ont été réalisés par des personnes ayant déjà des avis préétablis sur la question. Par exemple, nous ne disposons pas d'éléments nous permettant de connaître le nombre de juristes d'entreprise qui seraient intéressés par la possibilité d'intégrer la profession, pas plus que la position exacte du patronat sur ce sujet, même si le dernier avis du Medef y semblait plutôt opposé. Enfin, les expériences menées à l'étranger où ce statut existe déjà, par exemple en Allemagne, n'ont pas permis de départager définitivement les points de vue, les confrères les plus jeunes semblant, toutefois, les plus enthousiastes sur le sujet.

En outre, je ne crois pas à la création d'une catégorie distincte d'avocats inscrite sur un tableau séparé comme le préconise le rapport "Darrois". Si l'on crée le statut de l'avocat en entreprise, il est impératif de conserver un minimum d'unité de la profession sous peine d'aller à l'encontre de graves difficultés, comme, par exemple, le risque de créer des avocats "au rabais", qui n'auraient pas exactement les mêmes droits et devoirs que les autres confrères. Par ailleurs, pour parler personnellement, quel rôle pour le Bâtonnier en cas de conflit entre l'avocat d'entreprise et son employeur, et quel pouvoir pour le conseil des prud'hommes ?

Lexbase : Quel est votre avis sur la question d'un barème indicatif des honoraires d'avocat dans la procédure de divorce par consentement mutuel ?

Philippe Joyeux : Là aussi je suis assez réservé. Le principe actuel est que les honoraires d'avocats sont libres. De deux choses l'une, soit l'on passe à un système encadré, soit l'on garde les système de la liberté. C'est vrai que la modération des honoraires a été un engagement de la profession au moment où nous avons conservé le monopole du divorce au détriment des notaires. La Conférence des Bâtonniers avait, d'ailleurs, confirmé, par un vote en assemblée, la parole donnée à la Chancellerie sur la fixation d'honoraires maximum dans les cas, plus limités il est vrai, de divorces par consentement mutuel sans enfant et sans liquidation de communauté. En cette matière, j'indique tout de même que la plus grande prudence doit rester de mise de par la complexité des situations auxquelles nous sommes confrontés. Celles-ci peuvent être complexes juridiquement, mais aussi psychologiquement, car nous sommes ici dans le domaine affectif où la place du libre arbitre peut être difficile à déterminer. En effet, certaines personnes toujours attachées affectivement à leur conjoint peuvent ainsi accepter des choses qu'elles n'accepteraient pas si elles en étaient détachées et réfléchissaient uniquement à leur intérêt économique ou patrimonial. La mission originelle d'assistance et de conseil, voire d'approche psychologique de l'avocat auxiliaire de justice apparaît ici pleinement déterminante. Je reste donc pleinement convaincu de la nécessité de l'existence d'une convention d'honoraires dès le début de la procédure.

Lexbase : Quels objectifs vous restent-ils à réaliser pendant les six mois qui vous séparent de la fin de votre mandat ?

Philippe Joyeux : Je pense que nous aurons menés à bien bon nombre de projets, tels le déménagement de la maison de l'avocat dans ces nouveaux locaux (2), et son appropriation par les confrères. J'ai, également, mis en place le nouveau site internet du barreau. Je peux aussi évoquer le succès de notre candidature pour la Convention nationale des avocats de 2011. J'ai, cependant, le regret de n'avoir pu réaliser entièrement le projet de regroupement, voire de fusion, de toutes les CARPA de l'Ouest que je compte, toutefois, poursuivre jusqu'à la fin de mon Bâtonnat et qui sera, je l'espère, achevé par mon successeur. La fonction de Bâtonnier nécessite aussi de savoir passer du temps auprès des confrères et d'être à l'écoute de leurs préoccupations quotidiennes, ce qui passe par une modernisation des services du barreau qui avait déjà été entamée et que j'ai tenté de poursuivre de la manière la plus efficace possible.


(1) Avis n° 10-A-10 du 27 mai 2010, relatif à l'introduction du contreseing d'avocat des actes sous seing privé (N° Lexbase : X7302AGK) et lire (N° Lexbase : N2184BPL).
(2) Lire Inauguration de la Maison de l'avocat de Nantes, Lexbase Hebdo - éditions professions n° 3 du 12 octobre 2009 (N° Lexbase : N0871BM9).

newsid:396422

Avocats

[Evénement] Le rôle et la déontologie de l'avocat fiduciaire

Lecture: 9 min

N6177BPH

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/3211056-edition-n-404-du-22072010#article-396177
Copier

par Anne-Lise Lonné, Rédactrice en chef

Le 03 Mars 2011

Depuis la loi du 4 août 2008, dite "LME" (loi n° 2008-776 du 4 août 2008, de modernisation de l'économie N° Lexbase : L7358IAR), les avocats ont la possibilité d'exercer l'activité de fiduciaire, auparavant permise aux seuls établissements financiers et d'assurances (C. civ., art. 2015 N° Lexbase : L2309IB7). Le cadre et les conditions d'exercice de cette activité se sont progressivement mis en place avec la publication de l'ordonnance du 30 janvier 2009 (ordonnance n° 2009-112, portant diverses mesures relatives à la fiducie N° Lexbase : L6939ICY), puis du décret du 23 décembre 2009, relatif à l'exercice de la fiducie par les avocats (décret n° 2009-1627 N° Lexbase : L1259IGQ). Le 24 juin 2010, le Conseil national des barreaux (CNB) organisait un colloque intitulé "L'avocat fiduciaire : principes généraux et cas d'application", qui présentait en détail les différentes facettes de l'activité fiduciaire des avocats : fiducie-gestion, fiducie-sûreté, fiscalité et comptabilité, et enfin le rôle et la déontologie de l'avocat fiduciaire. Présentes à cet événement, les éditions Lexbase vous proposent de revenir sur ce dernier thème, complété par l'obligation d'assurance de l'avocat fiduciaire. Ainsi que l'ont démontré les travaux du colloque, l'activité fiduciaire a été accueillie très favorablement par la profession d'avocat, qui entend embrasser cette nouvelle activité "sans réticences, et avec conscience et compétence", comme le relève Pierre Berger, Président de la commission "Règles et Usages" du Conseil national des barreaux. Celui-ci a salué l'effort de collaboration, entre la profession et la Chancellerie, qui a prévalu dans l'élaboration des textes relatifs à l'activité fiduciaire, espérant que cette collaboration passée soit le gage d'une collaboration future. Appel immédiatement relevé par Laurent Vallée, Directeur des affaires civiles et du Sceau qui, se tenant prêt à faire progresser les textes et la pratique, a invité les avocats à lui faire état des difficultés pratiques et des incertitudes ou insuffisances textuelles.

Le Directeur des affaires civiles et du Sceau a, par ailleurs, insisté sur l'importance de la déontologie qui doit être considérée comme un véritable avantage compétitif, vis-à-vis d'autres professions, pour l'exercice de l'activité de fiduciaire, garante de confiance pour les constituants éventuels. Approuvant ces propos, Pierre Berger a relevé en particulier l'indépendance des avocats comme garantie d'une gestion fiduciaire dans le seul intérêt du constituant et du bénéficiaire.

A son tour, félicitant l'adoption par l'Assemblée nationale, le 23 juin 2010, du projet de loi de modernisation des professions judiciaires et juridiques réglementées introduisant l'acte contresigné par avocat, Thierry Wickers, Président du CNB, y voit une nouvelle marque de confiance accordée par les pouvoirs publics à la profession d'avocat. Selon le président du CNB, cette vision nouvelle de la profession d'avocat est le résultat d'un mouvement qui s'est construit progressivement, fondé sur la double exigence d'une formation de haut niveau et d'une déontologie effective et respectée. L'institution, en 1990, du Conseil national des barreaux, organisation représentative nationale en mesure d'apporter la garantie que la profession d'avocat respecte ses obligations sur ces deux pans, en constitue la première étape. Le décret du 12 juillet 2005, relatif aux règles de déontologie de la profession d'avocat, marque une autre étape majeure de cette évolution (décret n° 2005-790 du 12 juillet 2005 N° Lexbase : L6025IGA). Et, il ne s'agit en aucun cas de "brader le principe de l'auto-réglementation". En acceptant que leur déontologie fasse l'objet d'un texte réglementaire, les avocats ont construit les bases de cette confiance. C'est dans ce mouvement que s'inscrit la loi du 4 août 2008 qui a permis à l'avocat de devenir fiduciaire.

S'agissant de l'avocat fiduciaire, le CNB oeuvre donc, depuis 2008, à tenir l'engagement de la profession à faire respecter les obligations spécifiques de formation et déontologiques. Le 30 janvier 2009, le CNB a ainsi, par une décision normative, intégré un article 6-2-1 dans le Règlement intérieur national (RIN) (N° Lexbase : L4063IP8), permettant de garantir que la déontologie d'avocat s'appliquera à cette nouvelle activité. A l'article 6-2-1-5, le Conseil a également fixé une obligation de formation spécifique de l'avocat dans les matières liées à l'exécution de ses missions fiduciaires. Le Président du CNB a, par ailleurs, rappelé que, dans le cadre du projet de réforme des spécialisations tel qu'il a été adopté par l'assemblée générale du CNB, il a été prévu d'intégrer, à la liste des mentions de spécialités, une nouvelle mention consacrée au droit fiduciaire. Afin de répondre à l'obligation subséquente de formation dans ce domaine particulier, un premier module de formation de la fiducie a été présenté, notamment, à Strasbourg début juin 2010 ; il doit être développé et distribué à l'ensemble des écoles de formation d'avocat. Le Président a, enfin, annoncé qu'un deuxième module, de perfectionnement, était d'ores et déjà en préparation et devrait être présenté d'ici la fin de l'année.

Le rôle et la déontologie de l'avocat fiduciaire

Selon François-Xavier Matteoli, avocat au Barreau des Hauts-de-Seine, en instituant l'avocat fiduciaire, c'est un "un pari sur l'avenir" qui a été lancé, fondé, d'une part, sur l'imagination et la créativité des avocats en matière juridique, et d'autre part sur les garanties déontologiques attachées à la profession, notamment son indépendance et le respect d'un certain nombre d'obligations.

François-Xavier Matteoli rappelle, d'abord, que, contrairement à l'activité de commissaire aux comptes que peut exercer un avocat parallèlement à son activité principale, l'avocat fiduciaire reste avant tout un avocat. Autrement dit, il est fiduciaire en qualité d'avocat et exclusivement en qualité d'avocat. La principale conséquence est qu'il reste soumis à l'ensemble de ses obligations professionnelles, y compris celle du secret professionnel. Bien que, par application de l'article 9 de l'ordonnance du 30 janvier 2009, l'avocat fiduciaire, par dérogation à l'article 66-5 de la loi du 31 décembre 1971 modifiée (loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques N° Lexbase : L6343AGZ), est soumis à des obligations déclaratives et à des contrôles sur pièce et sur place afin de prévenir tout risque d'évasion fiscale et de lutter contre le blanchiment de capitaux, il reste, pour autant, soumis à son obligation générale de secret professionnel. Si, donc, dans le cadre de l'avocat fiduciaire, il peut être porté atteinte passivement à l'obligation du secret professionnel, le dossier fiduciaire de l'avocat étant ouvert à un certain nombre d'administrations (administration fiscale, Tracfin, etc.), cette atteinte ne peut résulter d'un comportement actif de l'avocat, qui ne devra pas dévoiler, au-delà de cette nécessité, les autres éléments du dossier.

Outre l'obligation au secret professionnel, il faut rappeler l'obligation de respecter le régime des incompatibilités qui pèsent sur l'avocat, notamment, l'incompatibilité d'exercer une activité commerciale. Se pose, ainsi, la question de savoir si l'avocat fiduciaire, dans le cadre d'une fiducie-gestion, pourrait diriger une entreprise qui ferait l'objet de la fiducie. A priori non, selon François-Xavier Matteoli. Cela signifie que, pratiquement, il conviendra d'organiser des délégations de pratiques de directions d'éléments de fiducie. Le rôle de l'avocat fiduciaire sera celui d'organisateur, de contrôleur, de vérificateur, mais il ne pourra gérer directement une entreprise commerciale.

A propos des délégations, Pierre Berger a relevé l'importance de stipuler, dans le contrat de fiducie, la possibilité de déléguer tout ou partie de sa mission. En effet, le contrat étant conclu intuitu personae, il devra prévoir expressément cette faculté, ainsi que les conditions de cette délégation et sa portée juridique.

Autre conséquence du statut d'avocat, l'avocat fiduciaire reste soumis à la gestion des conflits d'intérêt. Il faudra donc, par exemple, s'interroger pour savoir si un avocat peut défendre, parallèlement, le constituant et le bénéficiaire. Les questions ainsi soulevées devront se résoudre au cas par cas.

S'agissant des conséquences pratiques de la transparence de l'activité fiduciaire, celle-ci doit faire l'objet d'une déclaration préalable d'exercice à l'ordre. Cette déclaration n'a pas pour objet de permettre à l'ordre d'en interdire cet exercice, mais de vérifier, notamment, que l'avocat dispose d'une garantie assurancielle pour cette activité.

L'avocat fiduciaire est, par ailleurs, soumis à l'obligation de mentionner cette qualité sur tous les documents. Cette obligation a vocation à avertir les clients et les confrères, du cadre d'exercice très particulier de l'activité fiduciaire, dans lequel, notamment, l'article 66-5 précité de la loi de 1971 ne s'applique pas. En clair, les documents ou la correspondance échangée avec les confrères, à l'exclusion de la première correspondance, ne sont pas couverts par le secret professionnel. La qualité d'avocat fiduciaire doit donc impérativement être expresse.

Toujours dans la même logique, il conviendrait de prévoir une séparation matérielle et concrète de l'activité, telle que, par exemple, des locaux affectés, des armoires affectées, des dossiers de couleurs différentes, etc.. Par ailleurs, il est souhaitable que la rémunération de l'avocat fiduciaire soit distincte de toute autre activité de cet avocat.

L'obligation d'assurance constitue le deuxième volet de la réglementation applicable aux avocats en matière de fiducie.

L'obligation d'assurance de l'avocat fiduciaire

Avant de débuter l'exercice de l'activité fiduciaire, l'avocat doit souscrire préalablement deux assurances, lesquelles doivent être maintenues pendant tout le contrat de fiducie.

Tout d'abord, l'obligation d'assurance de responsabilité civile professionnelle couvre la faute dans l'accomplissement de la mission. Pierre Berger a rappelé que cette assurance doit être souscrite à titre personnel. Elle est supportée individuellement par les seuls avocats qui exercent l'activité fiduciaire, étant précisé que cela s'applique, le cas échéant, à une structure collective d'exercice en commun, donc à une société d'exercice libéral, ou à une SCP. Rappelant que le fait générateur de la responsabilité civile, dans le cadre de la fiducie, réside dans la faute de l'avocat, celle-ci devant s'apprécier concrètement, il est important de souligner que l'avocat fiduciaire, même dans le cas d'une fiducie-gestion, n'est pas le garant du maintien de la valeur des actifs fiduciaires. Seule la preuve d'une mauvaise gestion, liée à des placements hasardeux, par exemple, pourra être source de responsabilité civile professionnelle, à l'exclusion, par exemple de la baisse de l'immobilier ou de la bourse. Pierre Berger en a profité pour souligner l'importance, dans le contrat de fiducie, de la détermination de la mission du fiduciaire, laquelle permettra d'apprécier la faute in concreto. Il s'agira, notamment, de savoir si le fiduciaire est tenu à des obligations de conseil et d'opportunité ou de simple exécution de tâches matérielles.

L'avocat fiduciaire doit, ensuite, souscrire une assurance "pour le compte de qui il appartiendra". Cette assurance garantit le constituant ou le bénéficiaire de la restitution des biens qui ont été mis en fiducie, puisque l'avocat fiduciaire a l'obligation, en fin de contrat, et dans la mesure de ses obligations, de restituer le patrimoine fiduciaire, soit au constituant, s'il est bénéficiaire, soit à d'autres bénéficiaires, notamment dans le cas d'une fiducie-sûreté.

Pierre Berger a indiqué que cette garantie de restitution a fait l'objet de difficultés dans le cadre de la négociation du CNB avec les compagnies d'assurance, dont la réglementation interne leur impose de détenir en fonds propres l'équivalent du risque assuré, alors même que l'éventualité du risque est exceptionnelle. La solution a été trouvée sous l'égide de la Chancellerie, dans une limitation du montant de la garantie. La garantie de l'assurance "au profit de qui il appartiendra" est ainsi limitée à 5 % de la valeur des immeubles lorsque la fiducie porte sur des actifs immobiliers. Il a, en effet, été considéré que le risque de détournement d'un actif immobilier étant nul, la garantie pouvait se limiter aux seuls revenus de l'actif immobilier, lesquels ont été évalués à 5 % de la valeur des biens immobiliers. Par raisonnement analogue, la garantie a été limitée à 20 % des autres actifs.

Pour que les assureurs soient en mesure de suivre l'évolution du contrat de fiducie et d'évaluer efficacement son risque, il leur est conféré un droit de communication sur la comptabilité de l'avocat fiduciaire et sur le rapport des éventuels commissaires aux comptes qui pourraient intervenir dans la gestion des fiducies. Le cas échéant, ce droit de communication peut amener les compagnies d'assurance à résilier le contrat d'assurance.

Se pose, alors, la question de savoir si les assureurs resteraient tenus, malgré la résiliation, de l'évolution du contrat après la résiliation. Selon Pierre Berger, il faut opérer une distinction entre l'assurance de responsabilité civile et l'assurance "pour le compte de qui il appartiendra". En matière de responsabilité civile, la résiliation du contrat d'assurance laisse subsister la couverture d'assurance pour les faits qui sont antérieurs à la résiliation. Dans le cadre de l'assurance "pour le compte de qui il appartiendra", la situation devrait différer selon que le fiduciaire se trouve ou non in bonis, au jour de la résiliation du contrat d'assurance. En cas de situation in bonis, la résiliation devrait avoir un effet définitif de manière à libérer totalement la compagnie d'assurance. C'est ainsi qu'il appelle les pouvoirs publics à intégrer cette précision dans les textes, ce qui simplifierait les négociations avec les assureurs.

En tout état de cause, Pierre Berger était heureux d'annoncer que les négociations étaient en phase d'aboutir avec une compagnie d'assurances qui acceptait de couvrir la responsabilité des avocats, et avec laquelle un accord devrait être mis en place dans les prochaines semaines.

newsid:396177

Rémunération

[Jurisprudence] La notion de "travail de valeur égale" en matière d'égalité de rémunération entre les femmes et les hommes

Réf. : Cass. soc., 6 juillet 2010, n° 09-40.021, Société TMS Contact c/ Mme Josiane Bastien, FS-P+B+R (N° Lexbase : A2346E4N)

Lecture: 6 min

N6806BPR

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/3211056-edition-n-404-du-22072010#article-396806
Copier

par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV

Le 07 Octobre 2010

Tout employeur est tenu d'assurer l'égalité de rémunération entre les femmes et les hommes présents dans son entreprise. Cette exigence ne vaut, toutefois, et c'est heureux, que si les salariés concernés exercent un même travail ou un travail de valeur égale. En d'autres termes, il ne saurait y avoir de discrimination ou de différence de traitement illicite entre des salariés qui ne seraient pas dans la même situation ou, pour le dire autrement, qui n'exerceraient pas un travail d'égale valeur. La difficulté première est donc de déterminer ce qu'il convient d'entendre par cette dernière notion. Le législateur a donné en la matière quelques pistes de réflexions dont la Cour de cassation avait fait une application stricte, jugeant, notamment, que n'effectuent pas un travail de valeur égale des salariés qui exercent des fonctions différentes. Un arrêt rendu le 6 juillet 2010 par la Chambre sociale, qui fera l'objet d'une mention dans son Rapport annuel, remet en cause cette jurisprudence, tout en démontrant qu'elle entend, désormais, apprécier la notion de travail de valeur égale de manière plus souple.
Résumé

Appréciant les éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis, la cour d'appel a relevé entre les fonctions exercées, d'une part, par Mme X et, d'autre part, par les collègues masculins, membres comme elle du comité de direction, avec lesquels elle se comparait, une identité de niveau hiérarchique, de classification, de responsabilités, leur importance comparable dans le fonctionnement de l'entreprise, chacune d'elles exigeant, en outre, des capacités comparables et représentant une charge nerveuse du même ordre. En l'état de ses constatations caractérisant l'exécution par les salariés d'un travail de valeur égale, elle en a exactement déduit que Mme X qui, pour une ancienneté plus importante et un niveau d'études similaire, percevait une rémunération inférieure à celles de ses collègues masculins, avait été victime d'une inégalité de traitement dès lors que l'employeur ne rapportait pas la preuve d'éléments étrangers à toute discrimination justifiant cette inégalité.

I - L'exigence d'un travail de valeur égale

  • Principes

Si, en application de l'article L. 3221-2 du Code du travail, l'employeur doit assurer l'égalité de rémunération entre les femmes et les hommes, c'est à la condition fondamentale que ces derniers exercent un "même travail" ou un "travail de valeur égale". Quoique formulée de manière différente, on retrouve la même condition pour ce qui est de la mise en oeuvre du principe "à travail égal, salaire égal" ; la Cour de cassation exigeant une "identité de situation" entre les salariés en cause (1).

Ainsi donc, qu'il s'estime victime d'une discrimination ou d'une violation du principe d'égalité de traitement (2), un salarié se doit toujours, dans un premier temps, de démontrer (3) qu'il se trouve dans une situation identique ou, encore, qu'il exerce un même travail ou un travail de valeur égale que son ou ses collègues mieux rémunérer que lui (4). Dès lors que tel n'est pas le cas, il ne saurait être demandé à l'employeur de justifier de la différence de traitement. L'absence d'identité de situation rend inutile cette démarche ou plus exactement justifie à elle seule la différence de traitement.

Nous restons, d'ailleurs, pour notre part, persuadé qu'il n'est jamais question de discuter d'autre chose que l'identité de situation ou du travail de valeur égale. En effet, un employeur qui parvient à démontrer qu'il existe une raison objective justifiant de la différence de traitement établit en réalité et, est-on tenté de dire, "après coup" qu'il n'y a pas d'identité de situation ou de travail de valeur égale.

Quelles que soient les discussions que l'on puisse avoir à ce sujet, on ne peut que s'accorder sur la nécessité de déterminer ce qu'est une "identité de situation" ou, pour ce qui nous intéresse ici, un "travail de valeur égale". Une fois n'est pas coutume, le législateur a pris soin de préciser cette dernière notion. En effet, ainsi que dispose l'article L. 3221-4 du Code du travail (N° Lexbase : L0803H9M), "sont considérés comme ayant une valeur égale, les travaux qui exigent des salariés un ensemble comparable de connaissances professionnelles consacrées par un titre, un diplôme ou une pratique professionnelle, de capacités découlant de l'expérience acquise, de responsabilités et de charge physique ou nerveuse".

L'arrêt rapporté démontre que la Cour de cassation entend faire une stricte application de ces prescriptions. Si cela peut paraître on ne peut plus normal, nous verrons qu'il n'en a pas toujours été ainsi.

  • Le litige

En l'espèce Mme X avait été engagée, le 12 septembre 1994, par la société Y en qualité de responsable des affaires juridiques, des services généraux et de la gestion du personnel statut agent de maîtrise niveau 5 indice 180 de la Convention collective nationale des cabinets de courtage d'assurance ou de réassurance. A la suite du transfert de son contrat à la société Z, elle avait été promue, par avenant du 27 juin 2001, "responsable des ressources humaines, du juridique et des services généraux" au statut cadre niveau 9 indice 300 de la convention collective. Licenciée le 17 mai 2002, elle a saisi la juridiction prud'homale d'une demande, entre autres, de rappel de salaire pour discrimination en raison de son sexe.

L'employeur reprochait à l'arrêt attaqué d'avoir accueilli cette demande. A l'appui de son pourvoi, il arguait, notamment et principalement, qu'il ne peut y avoir de discrimination salariale que pour autant qu'il est possible de comparer la situation du salarié qui en invoque l'existence avec la rémunération d'autres salariés placés dans une situation identique ou, encore, effectuant un travail de valeur égale. Or, selon la partie demanderesse, n'effectuent pas un travail de valeur égale des salariés qui exercent des fonctions différentes dans des domaines d'activité nettement distincts, de sorte qu'en estimant que la salariée qui était "responsable des ressources humaines, du juridique et des services généraux" aurait effectué un travail de valeur égale à ceux des directeurs chargés de la politique commerciale et des finances de l'entreprise qui exerçaient des fonctions radicalement différentes, la cour d'appel a violé la loi.

Cette argumentation, dont on verra qu'elle pouvait trouver quelques raisons d'être dans la jurisprudence antérieure de la Cour de cassation, n'a pourtant pas convaincu celle-ci qui rejette le pourvoi de la société employeur, au terme d'un motif de principe permettant de préciser la notion de travail de valeur égale.

II - La notion de travail de valeur égale

  • Solution

Après avoir rappelé les termes des articles L. 3221-2 (N° Lexbase : L0796H9D) et L. 3221-4 (N° Lexbase : L0803H9M), la Cour de cassation vient affirmer "qu'appréciant les éléments de fait et de preuve qui lui étaient soumis, la cour d'appel a relevé entre les fonctions exercées d'une part, par Mme [X] et, d'autre part, par les collègues masculins, membres comme elle du comité de direction, avec lesquels elle se comparait, une identité de niveau hiérarchique, de classification, de responsabilités, leur importance comparable dans le fonctionnement de l'entreprise, chacune d'elles exigeant, en outre, des capacités comparables et représentant une charge nerveuse du même ordre ; qu'en l'état de ses constatations caractérisant l'exécution par les salariés d'un travail de valeur égale, elle en a exactement déduit que Mme [X] qui, pour une ancienneté plus importante et un niveau d'études similaire, percevait une rémunération inférieure à celles de ses collègues masculins, avait été victime d'une inégalité de traitement dès lors que l'employeur ne rapportait pas la preuve d'éléments étrangers à toute discrimination justifiant cette inégalité".

L'enseignement majeur qui nous paraît ressortir de cette décision réside dans le fait que la différence de fonctions n'est pas, à elle seule, exclusive de la qualification de "travail de valeur égale". Ainsi que nous l'avons vu, c'est pourtant ce que soutenait la partie requérante en l'espèce. Une telle argumentation n'était, à dire vrai, pas dénuée de tout fondement puisque, dans un arrêt antérieur, commenté dans ces colonnes, la Cour de cassation avait, elle-même, affirmé que "n'effectuent pas un travail de valeur égale des salariés qui exercent des fonctions différentes" (5). Ce changement de perspective nous paraît opportun et justifié. La notion de "travail de valeur égale" ne suppose pas une identité formelle mais, bien au contraire, la relativité et, par voie de conséquence, la comparaison (6). Il appartient donc aux juges, sous le contrôle de la Cour de cassation, de vérifier très concrètement si le travail exercé est "comparable" et non point "identique". On peut, cependant, remarquer que si, en l'espèce, les fonctions exercées n'étaient pas les mêmes, la salariée était, comme ses collègues masculins avec qui elle se comparait, membre du comité de direction.

Pour le reste, la Cour de cassation retient, après les juges du fond, un certain nombre d'indices permettant de caractériser un travail de valeur égale, dont la plupart peuvent être rattachés à ceux énumérés par l'article L. 3221-4 du Code du travail.

  • Justification de la différence de traitement

Il convient de remarquer que la Cour de cassation ne s'en tient pas à la seule vérification du fait que le travail effectué par la salariée présentait une valeur égale à celui accompli par ses collègues. Cela étant fait, elle s'attache également à l'éventuelle justification de la différence de traitement constatée, puisqu'elle approuve la cour d'appel d'avoir déduit que la salariée avait été victime d'une inégalité de traitement faute d'avoir perçu une rémunération équivalente à celle de ses collègues alors qu'elle avait une ancienneté plus importante et un niveau d'études similaire. La Chambre sociale laisse ainsi entendre que ces deux éléments auraient éventuellement pu permettre de justifier la différence de traitement. Si cela ne saurait être contesté, nous préférons considérer qu'une ancienneté moindre ou un niveau d'études différent aurait permis de démonter que la salariée n'était pas dans la même situation que ses collègues au regard de l'avantage en cause.

Remarquons, pour finir, que s'il est certain que la salariée avait été, en l'espèce, victime d'une inégalité de traitement, il n'est pas évident que cette différence de traitement était fondée sur le seul fait qu'elle était de sexe féminin.


(1) V., déjà en ce sens, le fameux arrêt "Ponsolle", dans lequel il était affirmé, faut-il le rappeler, que "la règle de l'égalité de rémunération entre les hommes et les femmes [est] une application de la règle plus générale 'à travail égal, salaire égal' énoncée par les articles L. 133-5, 4° (N° Lexbase : L3149HIH) et L. 136-2, 8° (N° Lexbase : L6242HW4) du Code du travail ; qu'il s'en déduit que l'employeur est tenu d'assurer l'égalité de rémunération entre tous les salariés de l'un ou l'autre sexe, pour autant que les salariés en cause sont placés dans une situation identique" (Cass. soc., 29 octobre 1996, n° 92-43.680, Société Delzongle c/ Mme Ponsolle N° Lexbase : A9564AAH).
(2) Principe d'égalité de traitement dont on sait qu'il englobe, désormais, les règles d'égalité de rémunération hommes-femmes et le principe "à travail égal, salaire égal".
(3) Sans doute se contentera-t-on bien souvent d'une simple allégation. A tout le moins, et nous y reviendrons, le juge se doit de vérifier cette identité de situation.
(4) La notion de rémunération peut aussi donner lieu à interprétation. V. par ex., P.-Y. Verkindt, L'égalité de rémunération entre les hommes et les femmes, Dr. soc., 2008, p. 1051, spéc. p. 1055.
(5) Cass. soc., 26 juin 2008, n° 06-46.204, Société Sermo Montaigu, F-P (N° Lexbase : A3621D9Y). Lire les obs. de Ch. Radé, Les salariés qui exercent des fonctions différentes n'effectuent pas un travail de valeur égale, Lexbase Hebdo n° 313 du 19 juillet 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N5377BGA).
(6) On peut, d'ailleurs, à rebours imaginer que deux salariés exerçant les mêmes fonctions ne réalisent pas nécessairement un travail de valeur égale.


Décision

Cass. soc., 6 juillet 2010, n° 09-40.021, Société TMS Contact c/ Mme Josiane Bastien, FS-P+B+R (N° Lexbase : A2346E4N)

Rejet, CA Paris, 21ème ch., sect. C, 6 novembre 2008, n° 07/05190, Mme Josiane Bastien c/ SA ABI (N° Lexbase : A2703EBQ)

Textes concernés : C. trav., art. L. 3221-2 (N° Lexbase : L0796H9D) et L. 3221-4 (N° Lexbase : L0803H9M)

Mots-clefs : égalité de traitement ; rémunération femmes-hommes ; travail de valeur égale ; notion ; justification

Lien base :

newsid:396806

Contrats administratifs

[Doctrine] Chronique de droit interne des contrats publics - Juillet 2010

Lecture: 11 min

N6880BPI

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/3211056-edition-n-404-du-22072010#article-396880
Copier

par François Brenet, Professeur de droit public à l'Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis

Le 20 Octobre 2011

Lexbase Hebdo - édition publique vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualité de droit interne des contrats publics, rédigée par François Brenet, Professeur de droit public à l'Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis et Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition publique. La jurisprudence administrative actuelle est riche de plusieurs décisions intéressantes, dont trois sont ici mises en évidence. La première concerne les modalités de négociation des délégations de service public dont le Conseil d'Etat rappelle qu'elles doivent continuer à reposer sur la liberté (CE 2° et 7° s-s-r., 18 juin 2010, n° 336120, Communauté urbaine de Strasbourg et n° 336135, Société Seche Eco Industrie, mentionné dans les tables du recueil Lebon). La deuxième rappelle les conditions dans lesquelles un candidat irrégulièrement évincé peut prétendre à une indemnisation et précise que la constitution d'une filiale et l'attribution à celle-ci d'une mission de service public ne peut être assimilée à une opération de sous-traitance (CE 2° et 7° s-s-r., 7 juin 2010, n° 308883, Société des transports Galiero, mentionné dans les tables du recueil Lebon). Enfin, le dernier arrêt (CE 2° et 7° s-s-r., 18 juin 2010, n° 335611, OPAC Habitat Marseille Provence, mentionné dans les tables du recueil Lebon) vient limiter l'obligation d'évaluation du montant du marché à bons de commande.
  • Précisions sur les modalités de négociation des délégations de service public : la liberté dans le respect de l'égalité (CE 2° et 7° s-s-r., 18 juin 2010, n° 336120, Communauté urbaine de Strasbourg et n° 336135, Société Seche Eco Industrie, mentionné dans les tables du recueil Lebon N° Lexbase : A3200E3W)

A une époque ou les principes généraux de la commande publique n'en finissent plus de durcir le régime de passation des contrats publics, y compris en matière de délégation de service public (1), les entreprises et les collectivités publiques trouveront sans doute un motif de satisfaction dans l'arrêt "Communauté urbaine de Strasbourg et Société Seche Eco Industrie" rendu par le Conseil d'Etat 18 juin 2010 et qui rappelle la liberté des personnes publiques dans l'organisation des négociations menées au cour du processus de conclusion des délégations de service public.

L'une des caractéristiques du régime de passation des contrats de délégation de la gestion d'un service public réside dans la place centrale accordée au principe de l'intuitu personae. Parce qu'une mission de service public est en cause et parce que l'intérêt général est le poumon du service public, le législateur a souhaité permettre aux personnes publiques de continuer à choisir leurs délégataires en fonction de leurs qualités intrinsèques, et spécialement de la confiance qu'ils inspirent, et non pas au terme d'une procédure dont la mécanique viendrait à élire un candidat n'offrant pas les meilleures garanties aux yeux des personnes publiques délégantes. Plus précisément, la loi "Sapin" du 29 janvier 1993 (2) a posé le principe de la publicité et de la mise en concurrence, cela dans un but évident de lutte contre la corruption et autres manoeuvres illicites, mais a préservé le principe du libre choix du délégataire (lequel n'est que la généralisation du principe du libre choix du concessionnaire que notre droit connaît depuis la seconde moitié du XIXème siècle au moins). La liberté octroyée aux personnes publiques est donc très large, comme en témoignent les termes de la loi (et du Code général des collectivités territoriales). L'article L. 1411-1 du Code général des collectivités territoriales (N° Lexbase : L0551IGI) dispose, en effet, que "les offres ainsi présentées sont librement négociées par l'autorité responsable de la personne publique délégante qui, au terme de ces négociations, choisit le délégataire" et l'article L. 1411-5 du même code (N° Lexbase : L3849HWH) ajoute, en son dernier alinéa, que c'est au vu de l'avis de la commission que "l'autorité habilitée à signer la convention engage librement toute discussion utile avec une ou des entreprises ayant présenté une offre. Elle saisit l'assemblée délibérante du choix de l'entreprise auquel elle a procédé. Elle lui transmet le rapport de la commission présentant, notamment, la liste des entreprises admises à présenter une offre et l'analyse des propositions de celles-ci, ainsi que les motifs du choix de la candidate et l'économie générale du contrat".

Dans la présente affaire, la communauté urbaine de Strasbourg avait engagé une procédure de passation d'une délégation de service public ayant pour objet l'exploitation d'une usine d'incinération et des équipements de valorisation des déchets ménagers. Deux groupements ont déposé des offres et ont été admis à négocier, conformément à l'article L. 1411-1 du Code général des collectivités territoriales. Trois réunions contradictoires ont ensuite eu lieu, et la personne publique délégante a estimé au terme de la dernière (qui s'est tenue le 20 octobre 2009), que la phase de négociation était arrivée à son terme. Elle a donc rejeté comme tardive une dernière proposition formulée par le premier groupement le 3 décembre 2009. La communauté urbaine de Strasbourg a ensuite convoqué le second groupement aux fins de finalisation de son offre, et le conseil communautaire a enfin autorisé son président à signer le contrat avec lui par une délibération du 18 décembre 2009. Mais avant que le contrat ne soit signé, le premier groupement a saisi le juge des référés précontractuels qui a annulé la procédure par une ordonnance du 14 janvier 2010 au motif que l'établissement public de coopération intercommunale avait manqué à ses obligations de mise en concurrence en poursuivant au-delà du 20 octobre 2009 la négociation avec un seul candidat, sans avoir informé l'autre partie de son choix, et en ne prenant pas en compte les dernières propositions du groupement finalement écarté.

Saisi d'un recours en cassation dirigé contre cette ordonnance, il appartenait au Conseil d'Etat de préciser l'étendue de la marge de manoeuvre des personnes publiques dans la conduite des négociations préalables à la signature d'une convention de délégation de service public. Censurant l'erreur de droit commise par le juge des référés précontractuels, la Haute juridiction administrative considère que les dispositions codifiées de la loi "Sapin" n'encadraient pas les modalités de l'organisation des négociations par la personne publique. Plus précisément, l'établissement public n'était donc pas tenu de fixer un calendrier préalable de négociation, de même qu'il n'était pas tenu de faire connaître son choix de ne pas poursuivre les négociations avec l'un des deux candidats. Une telle solution, empreinte de libéralisme, trouve, toutefois, ses limites dans le nécessaire respect du principe d'égalité. Le Conseil d'Etat rappelle, en effet (3), que le respect du principe d'égalité exige que, lorsque des négociations sont menées avec plusieurs entreprises à la suite de la remise des offres et que l'autorité délégante confie à ces entreprises un délai de remise de nouvelles offres, la personne publique soit tenue aux mêmes exigences que lors de la procédure de publicité et de recueil des offres. Précisément, il ne lui est alors pas possible de proroger ce nouveau délai pour une partie seulement des entreprises intéressées.

En l'espèce, aucun manquement au principe d'égalité dans la conduite des négociations n'a pu être identifié, dès lors que la communauté urbaine avait clairement fait savoir aux deux groupements que leurs meilleures offres devaient impérativement être remises le 21 octobre 2009, soit vingt-quatre heures après la dernière réunion de négociation. L'arrêt du 18 juin 2010 apporte, également, une précision d'importance en ajoutant qu'aucun texte ni aucun principe n'imposait à la personne publique délégante d'informer le candidat évincé du rejet de sa proposition, ni des motifs de ce rejet. Au total, il ne fait pas de doute que la spécificité du régime de passation des délégations de service public est préservée, contrairement à ce qu'aurait pu laisser la dynamique unificatrice inhérente aux principes de la commande publique. C'est un point essentiel de satisfaction que de voir que le Conseil d'Etat reste attaché à l'idée que la distinction entre les délégations de service public et les marchés publics ne doit pas être seulement notionnelle, mais qu'elle doit aussi se concrétiser du point de vue de leur régime juridique respectif.

  • Indemnisation à la suite de l'éviction irrégulière d'une entreprise candidate à l'attribution d'un marché public et distinction entre sous-traitance et opération de filialisation (CE 2° et 7° s-s-r., 7 juin 2010, n° 308883, Société des transports Galiero, mentionné dans les tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9200EYE)

Le seul fait de présenter sa candidature à l'attribution d'un contrat administratif est source de dépenses non négligeables (préparation du dossier, de l'offre, etc.) et il est donc fréquent, et légitime, que les entreprises irrégulièrement évincées se retournent le moment venu vers le pouvoir adjudicateur afin d'obtenir une indemnisation. La jurisprudence reconnaît un tel droit à indemnisation dans les conditions qui suivent. Il appartient, tout d'abord, au juge de vérifier si l'entreprise était dépourvue de toute chance de remporter le marché. Dans l'affirmative, l'entreprise n'a, alors, droit à aucune indemnité. Tel peut être le cas lorsque l'offre présentée ne respecte pas le règlement de la consultation, ou encore lorsque l'offre ne met pas le candidat en position d'emporter le marché. Il va de soi que l'offre est examinée à la lumière des critères de choix préalablement déterminés par le pouvoir adjudicateur, ce qui revient à dire que le candidat ayant présenté l'offre la moins chère (la moins disante, pour employer une formule aujourd'hui passée de mode) peut se voir refuser tout droit à indemnité si le choix des offres devait s'opérer sur la base d'une pluralité de critères, à l'exclusion de celui du prix (4). En revanche, s'il apparaît au juge que l'entreprise avait une chance de remporter le marché, elle a droit, dans ce cas, au remboursement des frais engagés pour présenter son offre. Ce n'est que dans l'hypothèse où l'entreprise avait des chances sérieuses d'emporter le marché qu'elle a droit à l'indemnisation du manque à gagner qu'elle a subi, le préjudice subi par l'entreprise présentant, alors, un caractère certain.

Les règles évoquées ci-dessus à grands traits sont rappelées par le Conseil d'Etat dans son arrêt "Société des transports Galiero" du 7 juin 2010. L'intérêt de ladite décision ne réside, cependant, pas dans la réaffirmation desdites règles mais dans leur application à une espèce tout à fait particulière. Dans le cadre de la procédure de passation d'une délégation de service public portant sur l'exploitation de son réseau de transports urbains et scolaires, la commune de Salon-de-Provence avait exigé, dans le cahier des charges du dossier de la consultation, que la société attributaire s'engage à créer une société d'exploitation dont le siège serait sur la commune. Elle avait, également, limité le périmètre des activités pouvant être sous-traitées, celles-ci étant limitées aux activités annexes liées à l'entretien du matériel. La procédure de passation du contrat avait, ensuite, été jugée irrégulière au motif tiré de la méconnaissance du principe d'égalité entre les candidats. La société des transports Galiero avait donc saisi le tribunal administratif de Marseille d'une demande tendant à condamner la commune à l'indemniser des préjudices subis du fait de son éviction irrégulière du contrat. Cette demande fut rejetée aussi bien en première instance qu'en appel.

Saisi d'un recours en cassation, le Conseil d'Etat a cassé l'arrêt de la cour administrative d'appel de Marseille (5) qui avait estimé que la société n'avait aucune chance d'emporter le contrat, et donc d'obtenir une indemnité, en déduisant d'une lettre adressée par la société au maire de la commune que son intention était bien de sous-traiter l'exploitation principale du réseau, alors que la commune l'avait précisément interdit. Or, pour le Conseil, une telle interprétation était manifestement excessive ; les juges d'appel auraient dû, au moins, rechercher si l'intention de la société était de signer elle-même le contrat pour en confier l'exécution à sa filiale par un sous-traité, ou si le contrat devait être passé avec la filiale à créer. Plus encore, le Conseil considère au fond que la création d'une filiale par la société requérante pour exploiter le réseau de transports de la commune, imposée au délégataire par les prescriptions du cahier des charges de la consultation, à supposer même que la requérante soit la signataire de la convention et non cette filiale, ne pouvait pas être regardée comme une sous-traitance de l'exploitation principale du réseau prohibée par ce cahier des charges. C'est assurément une solution empreinte de réalisme car la vie des entreprises est de plus en plus rythmée par de nombreuses filialisations.

Il y a donc une différence importante à opérer entre l'opération de sous-traitance par laquelle un entrepreneur confie à une autre personne par un sous-traité, et sous sa responsabilité, l'exécution de tout ou partie du contrat, et une simple opération de filialisation destinée à répondre à la demande d'une commune souhaitant que la gestion de son réseau de transports soit assurée par une personne morale dédiée implantée sur son territoire. Il n'y a, dans ce dernier cas, qu'une simple autonomisation de la gestion du service public, et sans doute pas une véritable sous-traitance. Irrégulièrement évincée, la société requérante n'était pas dépourvue de toute chance de remporter le contrat car son offre reposait sur des prix plus bas que ceux de la seule offre concurrente. Elle pouvait donc prétendre au remboursement des frais qu'elle a engagés pour présenter son offre. En revanche, elle ne justifiait pas d'une chance sérieuse d'emporter le contrat, faute d'avoir produit l'offre remise à la commune, notamment, et ne pouvait donc pas demander une indemnisation de son manque à gagner.

  • Marchés à bons de commande : le pouvoir adjudicateur n'est pas tenu d'estimer la part représentée par les différentes prestations dans l'ensemble du marché (CE 2° et 7° s-s-r., 18 juin 2010, n° 335611, OPAC Habitat Marseille Provence, mentionné dans les tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9859EZ8)

Le principe des marchés publics à bons de commande est de ne fixer que la nature et le prix des prestations à fournir par le titulaire du marché, sans en déterminer précisément l'importance. Ce n'est qu'au fur et à mesure de l'émission des bons de commande par le pouvoir adjudicateur qu'ils sont ensuite exécutés (6). Leur régime juridique est déterminé par l'article 77 du Code des marchés publics (N° Lexbase : L7038IEE) et complété par la jurisprudence administrative, comme le montre l'arrêt "OPAC habitat Marseille Provence" rendu par le Conseil d'Etat le 18 juin 2010.

L'établissement public avait engagé une procédure de passation d'un marché à bons de commande ayant pour objet la location et l'entretien de matériels anti-intrusion. Le juge des référés précontractuels du tribunal administratif de Marseille a ensuite annulé la procédure de passation par une ordonnance du 28 décembre 2009 à la demande de la société Sitex, dont l'offre avait été rejetée. Le juge des référés a reproché au pouvoir adjudicateur d'avoir manqué à ses obligations de publicité et de mise en concurrence en ne publiant pas, en sus du minimum et du maximum en valeur, une estimation de la part que pouvait représenter dans l'ensemble du marché chacune des prestations distinctes demandées aux entreprises candidates.

L'on se souvient que l'une des pierres d'achoppement des marchés publics à bons de commande a longtemps été constituée par la question de la fixation des montants minimum et maximum. Le Code des marchés publics de 2006 a réglé la question en supprimant l'obligation de fixer le minimum et le maximum en valeur ou en quantité. L'article 77 de ce code dispose, en effet, que le marché à bons de commande peut "prévoir un minimum ou un maximum en valeur ou en quantité ou un minimum, ou un maximum ou encore être conclu sans minimum ni maximum". L'arrêt du 18 juin 2010 vient utilement compléter ce dispositif en confirmant que c'est davantage la liberté que la contrainte qui gouverne ce type de marchés. Pour le juge des référés précontractuels, l'établissement public aurait dû évaluer la valeur de chacune des prestations prévues au marché. Plus précisément, il aurait dû chiffrer le montant estimé des prestations portant respectivement sur la fourniture-location de portes et fenêtres, sur la télésurveillance, sur les interventions de sécurité, sur l'évacuation de gravats et de débarras du logement consécutifs aux travaux.

Le Conseil d'Etat censure cette ordonnance car l'article 77 du Code des marchés publics n'impose aucunement une telle évaluation. La précision est d'importance car l'on sait que le juge administratif avait déjà eu l'occasion d'affirmer que, même dans le cas de marchés passés sans minimum ni maximum, le pouvoir adjudicateur était tout de même tenu de mentionner "à titre indicatif et prévisionnel, les quantités de matériels à fournir ou les éléments permettant d'apprécier l'étendue du marché" (7). Cette obligation découle directement du droit de l'Union européenne, lequel assimile les marchés à bons de commande à des accords cadres et précise que, "dans le cas d'accords-cadres [il y a lieu d'] indiquer également la durée de l'accord-cadre, la valeur totale des prestations à estimer pour toute la durée de l'accord-cadre ainsi que, dans toute la mesure du possible, la valeur et la fréquence des marchés à passer" (8). Mais cette obligation d'évaluation ne s'impose qu'en ce qui concerne le marché pris dans sa globalité et ne concerne donc pas les différentes prestations prises isolément.

François Brenet, Professeur de droit public à l'Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis et Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition publique


(1) CE 2° et 7° s-s-r., 23 décembre 2009, n° 328827, Etablissement public du musée et du domaine national de Versailles, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8416EPE).
(2) Loi n° 93-122 du 29 janvier 1993, relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques (N° Lexbase : L8653AGL), dont les dispositions sont codifiées dans le Code général des collectivités territoriales en ce qui concerne les collectivités territoriales et leurs établissements publics (CGCT, art. L. 1411-1 et suivants).
(3) Voir, déjà, CE, 9 août 2006, n° 286107 et n° 286108, Compagnie générale des eaux (N° Lexbase : A8771DQW), CP-ACCP, octobre 2006, p. 89, note C. Cabannes et B. Neveu.
(4) CE 7° s-s., 10 août 2005, n° 259444, Société entreprise de travaux publics de l'Ouest (N° Lexbase : A3773DKX), Contrats Marchés publ., 2005, comm. 302, note F. Llorens.
(5) CAA Marseille, 6ème ch., 25 juin 2007, n° 03MA00359 (N° Lexbase : A6693DX8).
(6) Notons, toutefois, que la naissance effective des relations contractuelles intervient dès la conclusion du marché. L'émission des bons de commande ne constitue qu'une modalité d'exécution du marché.
(7) CE 2° et 7° s-s-r., 24 octobre 2008, n° 313600, Communauté d'agglomération de l'Artois (N° Lexbase : A8602EAT), Contrats Marchés publ., 2008, comm. 275, note G. Eckert ; CE 2° et 7° s-s-r., 20 mai 2009, Ministre de la Défense, n° 316601 (N° Lexbase : A1819EHT) et n° 316602 (N° Lexbase : A1820EHU), Contrats Marchés publ., 2009, comm. 231, obs. F. Llorens.
(8) Annexe VII.A de la Directive (CE) n° 2004/18 du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004, relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (N° Lexbase : L1896DYU), JOUE n° L 134, 30 avr. 2004, p. 114.

newsid:396880

Droit de la famille

[Jurisprudence] Le rattachement d'un enfant à la compagne de sa mère : la Cour de cassation inverse la tendance...

Réf. : Cass. civ. 1, 8 juillet 2010, deux arrêts, n° 08-21.740, Mme Valérie Biousse, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A1235E4I) et n° 09-12.623, Mme Francine Bonnaud, FS-P+B+I (N° Lexbase : A1240E4P)

Lecture: 10 min

N6436BP3

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/3211056-edition-n-404-du-22072010#article-396436
Copier

par Adeline Gouttenoire, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directrice de l'Institut des Mineurs de Bordeaux

Le 07 Octobre 2010

Par deux arrêts du 8 juillet 2010, la première chambre civile de la Cour de cassation semble bien remettre en cause les solutions acquises sur la question du rattachement d'un enfant à la compagne de sa mère (1). Jusqu'à présent, en effet, la Cour de cassation avait très clairement refusé l'adoption simple de l'enfant par la concubine de sa mère au motif, au demeurant difficilement contestable, qu'en vertu de l'article 365 du Code civil (N° Lexbase : L2884ABG), cette adoption faisait perdre à la mère l'exercice de l'autorité parentale, ce qui n'est pas conforme à l'intérêt de l'enfant (2). Elle admettait, en revanche, que l'autorité parentale soit déléguée à la concubine dans le cadre du partage de l'autorité parentale de l'article 377, alinéa 1er (N° Lexbase : L2924ABW), instauré par la loi du 4 mars 2002 (loi n° 2002-305 N° Lexbase : L4320A4R) (3). Les arrêts du 8 juillet 2010 permettent d'entrevoir une nouvelle approche de cette question sensible. Dans l'une des décisions, la Cour de cassation paraît entrouvrir la porte de l'adoption simple à la concubine de la mère au moins lorsqu'elle est prononcée à l'étranger, en considérant que la décision qui partage l'autorité parentale entre la mère et l'adoptante d'un enfant n'est pas contraire à l'ordre public (I), tandis que, dans le même temps, elle restreint considérablement, dans la seconde décision, l'accès de celle-ci à la délégation de l'autorité parentale au profit de la concubine de la mère, en la cantonnant aux circonstances exceptionnelles (II). I - La décision qui partage l'autorité parentale entre la mère et l'adoptante de l'enfant n'est pas contraire à l'ordre public

Faits. Dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt n° 08-21.740, deux femmes, l'une de nationalité française, et l'autre de nationalité américaine, vivant aux Etats-Unis avaient passé une convention de vie commune, dite "domestic partnership" ; la Cour supérieure du Comté de Dekalb (Etat de Georgie) avait prononcé l'adoption par la première de l'enfant de la seconde né après insémination par donneur anonyme. L'acte de naissance de l'enfant mentionnait la mère biologique comme la mère et l'adoptante comme "parent", l'une et l'autre exerçant l'autorité parentale sur l'enfant.

Cassation. La cour d'appel avait refusé d'accorder l'exequatur au jugement étranger d'adoption au motif que, selon les dispositions de l'article 365 du Code civil, l'adoptante est seule investie de l'autorité parentale, de sorte qu'il en résulte que la mère biologique est corrélativement privée de ses droits bien que vivant avec l'adoptante (CA Paris, 1ère ch., sect. C, 9 octobre 2008, n° 07/12218 N° Lexbase : A9098EA9). L'arrêt est cassé pour violation des articles 509 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6627H7L) et 370-5 du Code civil (N° Lexbase : L8430ASZ). La Cour de cassation affirme très clairement que "le refus d'exequatur fondé sur la contrariété à l'ordre public international français de la décision étrangère suppose que celle-ci comporte des dispositions qui heurtent des principes essentiels du droit français ; qu'il n'en est pas ainsi de la décision qui partage l'autorité parentale entre la mère et l'adoptante d'un enfant".

Exequatur. Sans entrer dans le débat du droit international privé, la seule question que se pose la Cour de cassation, comme avant elle la cour d'appel, est celle de savoir si la décision américaine qui prononce l'adoption et partage l'autorité parentale entre la mère biologique et l'adoptante peut dans son entier bénéficier de l'exequatur en France, c'est-à-dire produire des effets dont certains sont clairement contraires aux dispositions françaises.

Contrariété au droit français. En faisant découler de l'adoption de l'enfant par la concubine de la mère un partage de l'autorité parentale entre les deux femmes, la décision américaine était contraire aux dispositions de l'article 365 du Code civil selon lequel "l'adoptant est seul investi à l'égard de l'adopté de tous les droits d'autorité parentale, inclus celui de consentir au mariage de l'adopté, à moins qu'il ne soit le conjoint du père ou de la mère de l'adopté ; dans ce cas, l'adoptant a l'autorité parentale concurremment avec son conjoint, lequel en conserve seul l'exercice, sous réserve d'une déclaration conjointe avec l'adoptant devant le greffier en chef du tribunal de grande instance aux fins d'un exercice en commun de cette autorité". La jurisprudence (4) a eu l'occasion de préciser que, en l'état actuel de la législation française, les conjoints sont des personnes unies par les liens du mariage et qu'aucune extension n'a encore été prévue par le législateur aux personnes pacsées. Au regard de cette impossibilité pour la mère biologique de conserver ses droits parentaux sur l'enfant en cas d'adoption simple de celui-ci par sa concubine, la Cour de cassation avait donc exclu l'adoption dans un tel contexte (cf. supra).

Question prioritaire de constitutionnalité. L'arrêt du 8 juillet 2010 vient sans nul doute fragiliser la règle résultant de l'article 365 du Code civil. Contrairement à la cour d'appel en effet, la Cour de cassation considère qu'elle ne heurte pas un principe essentiel du droit français, et qu'elle ne peut fonder une exception d'ordre public international. La décision qui permet le partage de l'autorité parentale entre le parent biologique et son concubin adoptant peut donc produire des effets en France. Cette analyse de la Cour de cassation n'est peut être pas sans lien avec l'arrêt du même jour par lequel elle renvoie au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité sur le même sujet (Cass. QPC, 8 juillet 2010, n° 10-10.385, F-P+B N° Lexbase : A2176E4D). La Cour admet que "l'article 365 du Code civil institue une distinction entre les enfants au regard de l'autorité parentale, selon qu'ils sont adoptés par le conjoint ou le concubin de leur parent biologique" laquelle pourrait porter atteinte, selon les auteurs de la question prioritaire de constitutionnalité, au principe de non discrimination et au droit de mener une vie familiale normale (pour les adoptants comme pour les enfants) protégés par les dixième et onzième alinéas du Préambule de la Constitution de 1946 (N° Lexbase : L6821BH4). Le Conseil constitutionnel pourrait abroger l'article 365 du Code civil quitte à reporter les effets de cette abrogation pour laisser le temps au Parlement d'en tirer les conséquences sur le plan législatif, comme le lui permet l'article 62, alinéa 2, de la Constitution (N° Lexbase : L0891AHH) (5). Alors qu'il n'est pas exclu que l'article 365 soit déclaré inconstitutionnel, la Cour de cassation peut difficilement le qualifier de disposition relevant de l'ordre public international.

Cour européenne des droits de l'Homme. L'arrêt "Emonet c/ Suisse", rendu par la Cour européenne des droits de l'Homme le 13 décembre 2007 (CEDH, 13 décembre 2007, Req. 39051/03 N° Lexbase : A0601D3N) (6), pourrait fournir un argument en faveur de l'extension à l'adoption de l'enfant du concubin du régime de l'adoption de l'enfant du conjoint. Dans cet arrêt, en effet, la Cour européenne fait clairement savoir que la différence de régime entre l'adoption de l'enfant du conjoint et l'adoption de l'enfant du concubin "n'est plus forcément pertinente de nos jours et qu'il convient d'aller vers une adoption par le concubin du parent de l'enfant qui ne fasse pas perdre à ce dernier ses droits à l'égard de son enfant".

Double maternité. En admettent les effets en France d'une décision partageant l'autorité parentale entre la mère biologique et sa concubine qui a adopté l'enfant, la Cour de cassation permet de manière inédite, d'envisager l'adoption simple comme un moyen de rattacher un enfant à celle qui est, en réalité, sa deuxième mère. Une telle solution, prônée depuis longtemps par certains auteurs, a le mérite de faire correspondre la situation juridique à la réalité vécue par l'enfant et les adultes qui le prennent en charge. Elle permet en outre à l'adoptant d'être aux yeux de la loi un véritable parent, bénéficiant à la fois d'un lien de filiation et de l'exercice de l'autorité parentale. Au regard de la perspective d'évolution que permet d'envisager ce premier arrêt du 8 juillet 2010, le recours à la délégation de l'exercice de l'autorité parentale au bénéfice de la concubine de la mère perd de son utilité, surtout si la Cour de cassation la subordonne à des circonstances exceptionnelles...

II - La délégation de l'exercice de l'autorité parentale est subordonnée à l'existence de circonstances exceptionnelles

Jurisprudence antérieure. La Cour de cassation avait admis, dans une décision du 24 février 2006 (7), que l'exercice de l'autorité parentale pouvait être délégué à une personne de même sexe, avec qui le parent vit en union stable et continue (8). Elle avait précisé, dans cette décision, les conditions du partage de l'autorité parentale : il doit être démontré que ce dernier exerce un rôle réel et positif auprès des enfants et que le cadre juridique de la délégation parentale est nécessaire pour lui permettre de le poursuive, notamment en cas d'impossibilité pour le parent de l'enfant d'assumer son rôle. Une telle hypothèse semblait particulièrement correspondre aux hypothèses de concubines dont l'une mettait au monde un enfant qui lui était donc exclusivement rattaché, alors que les deux membres du couple se considéraient comme ses parents, la naissance de l'enfant étant fondée sur un projet commun. A la suite de la décision de 2006, on a pu considérer avec le professeur Hauser (9), que la délégation d'autorité parentale de l'enfant se présentait davantage comme un moyen de créer "un lien juridique, fût-il ténu" dans un couple homosexuel, qu'un moyen d'améliorer réellement la prise en charge de l'enfant.

Délégation croisée. C'est à partir de cette analyse que le juge aux affaires familiales de Lille a pu accorder une délégation de l'exercice de l'autorité parentale "croisée" à deux concubines homosexuelles pour leur enfant respectif né d'une PMA (10) ; leur avocat expliquant clairement que "l'objectif [était] de 'légaliser' la situation pour qu'elles aient chacune l'autorité parentale partagée sur les deux enfants et deviennent légalement co-responsables des deux enfants comme dans une famille classique". Les deux femmes vivaient en couple depuis 1989 et avaient conclu le 21 mai 2002 un pacte civil de solidarité ; le 5 octobre 1998, la première a mis au monde une fille, qu'elle avait seule reconnue tandis que le 10 novembre 2003, la seconde a mis au monde un garçon, qu'elle avait seule reconnu. Par requête conjointe la première concubine a saisi le juge aux affaires familiales d'une demande de délégation d'autorité parentale sur la petite fille au profit de sa compagne et celle-ci d'une demande aux mêmes fins sur le petit garçon.

Refus de la Cour de cassation. La Cour de cassation approuve la cour d'appel, saisie par le ministère public, d'avoir refusé la délégation de l'autorité parentale dans une telle hypothèse. Elle affirme, en effet, que "si l'article 377, alinéa 1er, du Code civil ne s'oppose pas à ce qu'une mère seule titulaire de l'autorité parentale en délègue tout ou partie de l'exercice à la femme avec laquelle elle vit en union stable et continue, c'est à la condition que les circonstances l'exigent et que la mesure soit conforme à l'intérêt supérieur de l'enfant".

Nécessité de la délégation. La Cour relève, dans un premier temps, que les deux femmes "ne rapportaient pas la preuve de circonstances particulières qui imposeraient une délégation d'autorité parentale dès lors que les déplacements professionnels qu'elles invoquaient n'étaient qu'exceptionnels, que le risque d'accidents n'était qu'hypothétique et semblable à celui auquel se trouvait confronté tout parent qui exerçait seul l'autorité parentale". En se fondant sur l'absence de circonstances particulières pour refuser la délégation de l'autorité parentale, la Cour de cassation exclut que ce mécanisme juridique puisse servir, de manière générale, de support au rattachement d'un enfant à la concubine de sa mère qui l'élève concrètement avec cette dernière.

Défaut d'autonomie du partage de l'exercice de l'autorité parentale. Plus avant, la Cour de cassation semble refuser de faire du partage de l'exercice de l'autorité parentale de l'article 377, alinéa 1er, une délégation de l'autorité parentale autonome, distincte de la délégation classique, qui suppose une difficulté pour le ou les parents à prendre en charge leur enfant. On peut sans doute regretter cette analyse. Le partage de l'autorité parentale tel que conçu par le législateur de 2002 paraissait, en effet, davantage destiné à faciliter la prise en charge quotidienne de l'enfant dans le cadre d'une famille recomposée qu'à répondre à des difficultés insurmontables rencontrées par les titulaires de l'autorité parentale. La reconnaissance d'une certaine autonomie de cette délégation paraissait donc souhaitable. Mais elle supposait une appréciation spécifique des conditions de l'article 377 du Code civil et, notamment, du cantonnement de la délégation aux hypothèses dans lesquelles "les circonstances l'exigent". Or, la Cour de cassation ne paraît pas se diriger dans cette voie, ce qui ne va pas vraiment dans le sens d'une reconnaissance du rôle du beau-parent, homosexuel ou hétérosexuel.

Intérêt supérieur de l'enfant. La Cour de cassation reprend à son compte le deuxième argument de la cour d'appel selon lequel les deux concubines "ne démontraient en quoi l'intérêt supérieur des enfants exigeait que l'exercice de l'autorité parentale soit partagé entre elles et permettrait aux enfants d'avoir de meilleures conditions de vie ou une meilleure protection quand les attestations établissaient que les enfants étaient épanouis". Ce faisant, elle refuse de considérer que le partage de l'autorité parentale entre les deux femmes qui prennent en charge les enfants au quotidien des enfants est présumé conforme à l'intérêt supérieur de l'enfant. Ce n'est que dans des situations exceptionnelles -on peut penser à un enfant malade ou handicapé qui nécessiterait des soins particuliers- que l'intérêt de l'enfant pourrait nécessiter qu'il soit juridiquement rattaché à la compagne de sa mère. En lui-même ce rattachement n'est pas nécessaire pour que l'intérêt de l'enfant soit préservé. La Cour de cassation note, d'ailleurs, avec une dose de perversité que les enfants sont très épanouis sans cette délégation et que la "famille" fonctionne parfaitement dans les faits, sans qu'il ne paraisse nécessaire de consacrer cette situation. C'est oublier un peu vite que le droit est justement fait pour anticiper les difficultés et que la reconnaissance juridique du rôle joué auprès des enfants par "leur deuxième mère" ne devrait pas uniquement reposer sur le bon vouloir ou l'ouverture d'esprit de leur entourage !

Statut du beau-parent. La délégation de l'autorité parentale au sens de l'article 377, alinéa 1er, tel qu'interprété par la Cour de cassation, n'est donc finalement pas adaptée pour conférer à ce dernier un statut lui permettant de prendre en charge l'enfant au quotidien. Par cette décision restrictive, la Cour de cassation souhaite peut-être inciter le législateur à intervenir rapidement sur cette question. Il serait alors sans doute opportun que la question du rattachement d'un enfant au concubin ou à la concubine de son parent soit envisagée dans son ensemble, pour répondre à la fois sur le terrain de la parentalité et sur celui de la parenté. Il faudrait que soient traités dans un même texte les effets de l'adoption simple de l'enfant du concubin, et celui de la délégation de l'autorité parentale. En bref, il faudrait que soit enfin envisagé sérieusement un véritable statut du beau-parent sans tenir compte de son orientation sexuelle, ce que les pouvoirs publics ont en réalité toujours refusé de faire jusqu'à présent (11).


(1) Sur ce sujet, lire également, Exequatur d'un jugement étranger prononçant l'adoption d'un enfant par un couple homoparental - Questions à Maître Caroline Mécary, avocate spécialisée en droit de la famille, Lexbase Hebdo n° 403 du 15 juillet 2010 - édition privée générale (N° Lexbase : N6302BP4).
(2) Cass. civ. 1, 20 février 2007, deux arrêts, n° 04-15.676, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A2536DUH) et n° 06-15.647, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A2676DUN) ; D., 2007, p. 1047, note D. Vigneau ; JCP éd. G, 2007, II, 10068, note C. Neirinck ; AJ, p. 721, obs. C. Delaporte-Carre ; pan., p. 1467, obs. F. Granet-Lambrechts ; Dr. fam., 2007, comm. n° 80, note P. Murat ; Defrénois, 2007, p. 792, obs. J. Massip ; Cass. civ. 1, 19 décembre 2007, n° 06-21.369, Mme X, FS-P+B (N° Lexbase : A1286D3Z), Dr. fam., 2008, comm., n° 28, obs. P. Murat ; AJFamille, 2008, p. 75, obs. F. Chénedé.
(3) A. Gouttenoire et P. Murat, L'intervention d'un tiers dans la vie de l'enfant, Dr. fam., 2003, chron., n° 1.
(4) CA Riom, 27 juin 2006, Dr. fam., 2006, comm. n° 204, obs. P. Murat ; Gaz-pal., 15-16 septembre 2006, p. 6, note C. Mécary.
(5) Le Conseil constitutionnel a déjà utilisé cette faculté à propos des retraites des anciens combattants d'Algérie : Décision n° 2010-1 QPC du 28 mai 2010 (N° Lexbase : A6283EXY) et les obs. de Ch. Willmann, Le Conseil constitutionnel met fin à la "cristallisation" des pensions de retraite des ressortissants des anciennes colonies françaises, Lexbase Hebdo n° 397 du 3 juin 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N2970BPP).
(6) JCP éd. G, 2008, I, 110, obs. F. Sudre ; AJFamille, 2008, p. 76, obs. F. Chénédé.
(7) Cass. civ. 1, 24 février 2006, n° 04-17.090, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A1782DNC), AJ fam., 2006, p. 159, obs. F. Chénedé ; Dr. fam., 2006, comm. n° 89, obs. P. Murat ; RTDCiv., 2006 p. 297, obs. J. Hauser ; D., 2006 p. 897 note D. Vigneau, p. 876, Point de vue, H. Fulchiron.
(8) Dans le même sens, TGI Nice, 8 juillet 2003, 7 avril 2004, 30 juin 2004, AJFamille, 2004 p. 453, obs. F. Chénedé ; contra TGI Paris, 2 avril 2004 ; CA Paris, 5 mai 2006, qui applique à la lettre la solution dégagée par la Cour de cassation dans l'arrêt du 24 février 2006, AJFamille, 2006 p. 333.
(9) Obs. préc., ss Cass. civ. 1, 24 février 2006, préc..
(10) TGI Lille, 11 décembre 2007, n° 06-05918, AJFamille, 2008, p. 119 ; Lamy Droit civil, 2008, p. 41.
(11) Nos obs., L'intérêt de l'enfant ou l'intérêt des tiers..., Lexbase Hebdo n° 367 du 15 octobre 2009 - édition privée générale (N° Lexbase : N0923BM7).

newsid:396436

Durée du travail

[Jurisprudence] Régime des contrats de travail à temps non complet : la Cour de cassation apporte des précisions !

Réf. : Cass. soc., 2 juin 2010, n° 09-41.395, Mme Cathy de Coninck, FS-P+B (N° Lexbase : A2236EYH) et Cass. soc., 16 juin 2010, n° 08-43.244, Société Transfer, FS-P+B (N° Lexbase : A0908E3Z)

Lecture: 11 min

N6818BP9

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/3211056-edition-n-404-du-22072010#article-396818
Copier

par Marion Del Sol, Professeur à l'Université de Bretagne Occidentale (IODE UMR CNRS 6262-Université de Rennes I)

Le 07 Octobre 2010

Deux arrêts rendus au mois de juin 2010 par la Chambre sociale de la Cour de cassation nous donnent l'occasion d'évoquer le régime juridique applicable à deux formes de contrat de travail à temps non complet : le contrat de travail à temps partiel et, plus rare, le contrat de travail intermittent. Un arrêt du 2 juin précise, ainsi, que la demande d'un salarié à temps partiel de bénéficier d'un horaire à temps plein n'est soumise à aucun formalisme (I) ; un autre du 16 juin affirme, quant à lui, que, dans le cadre d'un contrat de travail intermittent, les heures supplémentaires doivent être décomptées par semaine travaillée et non sur l'année (II). Ces deux solutions viennent combler le silence des textes et conduisent le juge, dans les deux cas, à faire application des dispositions de droit commun à défaut de règles spéciales. L'une et l'autre ont une portée pratique importante : la première parce qu'elle devrait obliger les employeurs à réfléchir à la mise en place d'un cadre contractuel afin de mieux gérer une éventuelle demande de passage à temps complet de la part d'un salarié à temps partiel ; la seconde parce qu'elle doit inéluctablement conduire à renchérir le coût du travail intermittent lorsque les périodes travaillées prévoient un volume horaire élevé.
Résumés

Pourvoi n° 09-41.395 : il résulte des articles L. 3123-6 (N° Lexbase : L0413H98) et D. 3123-3 (N° Lexbase : L9625H9D) du Code du travail, que les conditions de forme prévues en l'absence de convention ou d'accord collectif de travail, ne s'appliquent qu'à la demande du salarié de bénéficier d'un horaire à temps partiel et que la demande du salarié de bénéficier d'un horaire à temps plein n'est en revanche soumise à aucun formalisme.

Pourvoi n° 08-43.244 : il résulte des dispositions des articles L. 3123-31 (N° Lexbase : L0446H9E), L. 3123-33 (N° Lexbase : L0448H9H) et L. 3121-22 (N° Lexbase : L0314H9I) du Code du travail, que le contrat de travail intermittent ne constitue pas, en soi, une annualisation du temps de travail autorisant l'employeur à ne décompter les heures supplémentaires qu'au-delà de la durée annuelle légale ou conventionnelle. Ainsi, les heures supplémentaires doivent être décomptées, sauf exception légale ou conventionnelle, par semaine travaillée.

I - L'absence de formalisme d'une demande de passage à temps plein d'un salarié en contrat à temps partiel

Depuis la loi "Aubry II" du 19 janvier 2000 (loi n° 2000-37, relative à la réduction négociée du temps de travail N° Lexbase : L0988AH3), l'encadrement juridique du travail à temps partiel s'est étoffé afin de mieux protéger les droits des salariés travaillant selon des horaires réduits. Dans le souci de préserver les conditions dans lesquelles ces salarié exercent leur activité à temps partiel, la loi institue une garantie de maintien de la répartition initiale de la durée du travail si les changements envisagés par l'employeur s'avèrent incompatibles avec l'exercice d'une autre activité professionnelle, le suivi d'une formation ou, encore, des obligations familiales impérieuses.

Il est également de jurisprudence constante que la durée du travail constitue un élément contractuel dont la modification suppose l'accord du salarié concerné. Par conséquent, un salarié en contrat de travail à temps partiel peut tout à fait refuser de passer à temps complet et ce, sans avoir à justifier sa décision. Ce refus ne constitue ni une faute, ni une cause de licenciement. Par conséquent, existe un droit au maintien de la situation de temps partiel.

Mais, pour des raisons qui lui appartiennent, le salarié peut souhaiter, à un moment donné, travailler à temps complet. En application du régime des modifications contractuelles, ce passage à temps complet nécessite l'accord de l'employeur. Toutefois, les "règles du jeu" sont ici un peu particulières puisque la loi a institué une priorité d'emploi : "les salariés à temps partiel qui souhaitent occuper ou reprendre un emploi à temps complet [...] dans le même établissement, ou à défaut, dans la même entreprise ont priorité pour l'attribution d'un emploi ressortissant à leur catégorie professionnelle ou d'un emploi équivalent" (C. trav., art. L. 3123-8 N° Lexbase : L0417H9C) (1).

Dans l'espèce ayant donné lieu à l'arrêt de la Chambre sociale du 2 juin 2010, une salariée à temps partiel reprochait à son employeur d'avoir ignoré sa demande d'occuper à l'avenir un emploi à temps complet et sollicitait des dommages-intérêts. La cour d'appel de Douai l'a déboutée en retenant que sa demande de passer à temps complet n'avait pas été faite conformément aux exigences de l'article L. 212-4-9 du Code du travail (N° Lexbase : L9588GQ8) (2) et qu'ainsi, l'employeur avait valablement pu s'abstenir d'y répondre. Au cas présent, était donc en cause le formalisme d'une telle demande et non les conditions de mise en oeuvre par l'employeur de la priorité. Cela conduit la Cour de cassation, pour la première fois à notre connaissance, à affirmer que "la demande du salarié de bénéficier d'un horaire à temps plein n'est [...] soumise à aucun formalisme", solution emportant cassation de l'arrêt d'appel. Si cette solution était juridiquement inévitable, il n'en est pas moins vrai qu'au plan pratique, elle place l'employeur dans une situation qui peut parfois s'avérer délicate.

  • L'absence de formalisme : une solution juridiquement inévitable

Le législateur a souhaité confier prioritairement aux partenaires sociaux le soin de prévoir les modalités selon lesquelles les salariés à temps complet peuvent occuper un emploi à temps partiel et les salariés à temps partiel occuper un emploi à temps complet dans le même établissement ou, à défaut, dans la même entreprise (C. trav., art. L. 3123-5, 1° N° Lexbase : L0411H94). Quand le cadre conventionnel existe, il y a donc lieu de l'appliquer, le salarié devant formuler sa demande dans le respect des dispositions prévues par la convention ou l'accord d'entreprise.

Au cas présent, il n'était fait état d'aucun accord collectif. Dans ce type de situation, l'article L. 3123-6, alinéa 1er (N° Lexbase : L0413H98) dispose que "le salarié peut demander à bénéficier d'un horaire à temps partiel dans des conditions fixées par voie réglementaire", en l'occurrence dans les conditions énoncées à l'article D. 3123-3 du Code du travail (N° Lexbase : L9625H9D). Il est ainsi exigé que la demande soit adressée à l'employeur, par lettre recommandée avec avis de réception, six mois au moins avant la date envisagée pour la mise en oeuvre du nouvel horaire et avec la précision de la durée du travail souhaitée et de la date envisagée de sa prise d'effet (3).

En l'espèce, la salariée avait formulé oralement sa demande d'obtenir un poste à temps complet. Les juges du fond estiment que l'employeur n'avait pas l'obligation d'y répondre, en raison du non-respect du formalisme institué par l'ancien article L. 212-4-9 (et que l'on retrouve, désormais, à l'article D. 3123-3). Fort logiquement, la décision fait l'objet d'une cassation puisque la situation de fait n'entrait pas dans le champ d'application de l'article D. 3123-3. Celui-ci précise, en effet, en l'absence de stipulation conventionnelle, la forme et les modalités de la demande de passage à temps partiel. Il ne dit rien de l'hypothèse inverse dans laquelle se trouvait la salariée au cas d'espèce : une demande de passer d'horaires réduits à un temps complet. Et, dans son attendu rendu au double visa des articles L. 3123-6 et D. 3123-3, la Chambre sociale tire les conséquences inéluctables de ce silence en affirmant que "la demande du salarié de bénéficier d'un horaire à temps plein n'est [...] soumise à aucun formalisme" ; l'employeur aurait, par conséquent, dû examiner la requête qui lui avait été faite oralement sous peine de méconnaître la priorité d'emploi légalement instituée et qui faisait l'objet d'un rappel dans le contrat de travail de la salariée (4).

  • L'absence de formalisme : une situation pouvant faire difficulté

La solution de la Cour de cassation ne fait que prendre acte des lacunes réglementaires. En effet, alors que l'alinéa 1er de l'article L. 3123-5 invite les partenaires sociaux à se préoccuper tant du passage à temps partiel que du passage à temps complet, les textes applicables à défaut de cadre conventionnellement défini n'envisagent qu'un des deux cas de figure : une demande formulée par un salarié à temps complet désireux de passer à temps partiel. Ils sont muets sur les conditions d'un éventuel passage ou retour à un temps plein. On constate donc une absence de similitude entre le formalisme requis pour solliciter un passage à temps partiel et celui applicable à une demande de passage à temps complet. On peut le regretter car le respect des exigences de l'article D. 3123-3 permet à l'employeur de disposer de tous les éléments nécessaires au traitement de la requête.

Indépendamment de la forme que revêt la demande du salarié de passer à temps plein, l'employeur est donc tenu de l'examiner. Le cas échéant, si la requête manque de précision, il lui appartiendra de réclamer l'élément d'information susceptible de lui faire défaut, à savoir la date envisagée de prise d'effet du temps complet. Mais la principale difficulté est ailleurs : elle concerne le cadre temporel. En effet, l'article D. 3123-3 ne se contente pas de spécifier que la demande de passage à temps partiel doit être formulée dans une lettre recommandée avec avis de réception ; il fixe deux contraintes de temps. La première impose au salarié de laisser s'écouler un délai d'au moins six mois entre l'envoi de sa demande et la date envisagée de modification de sa durée de travail, délai laissant un temps raisonnable à l'employeur pour mettre en oeuvre les moyens nécessaires pour donner une suite favorable à la demande. La seconde impose à l'employeur de répondre au salarié dans les trois mois qui suivent la réception de la lettre ; ce délai prémunit le salarié contre d'éventuelles manoeuvres dilatoires de la part de l'employeur dans le traitement de la demande. Or, en déclarant -logiquement rappelons-le- l'article D. 3123-3 inapplicable au regard des modalités de forme, les juges de cassation rendent également inapplicable le cadre temporel ci-dessus décrit. Les conditions de temps seront donc appréciées au cas par cas à l'occasion de litiges et conduiront les juges à vérifier soit que l'employeur a mis en oeuvre de mauvaise foi l'obligation de priorité en faisant traîner le processus, soit que le salarié a abusé du droit de solliciter le bénéfice de cette priorité en exigeant une prise d'effet rapide de sa demande. A défaut de pouvoir négocier un cadre conventionnel, nul doute que l'intérêt de l'employeur est d'envisager l'insertion dans tout contrat de travail à temps partiel d'une clause précisant le formalisme et les délais à respecter si le salarié entend solliciter un passage à temps plein, clause dont les termes ne doivent pas être restrictifs afin de ne pas priver de fait le salarié du droit de solliciter un changement de durée du travail. On peut raisonnablement penser que la transcription par voie contractuelle des conditions de l'article D. 3123-3 emporte la conviction du juge.

II - L'application de principe du décompte hebdomadaire des heures supplémentaires en présence d'un contrat de travail intermittent

Il est une autre forme de contrat de travail à temps non complet beaucoup moins connu et usité que le contrat à temps partiel : le contrat de travail intermittent. Deux raisons expliquent la relative faible diffusion de ce type de contrat : d'une part, son usage en est réservé à des emplois permanents, "qui, par nature, comportent une alternance de périodes travaillées et de périodes non travaillées" (C. trav., art. L. 3123-31 N° Lexbase : L0446H9E) ; d'autre part, sauf exception, le recours à ce dispositif suppose un cadre conventionnellement défini au niveau soit de la branche, soit de l'entreprise. Tel est le cas du secteur des organismes de formation, comme l'illustre le contentieux dont a eu à connaître la Cour de cassation le 16 juin 2010 dans un litige opposant une formatrice en anglais et l'organisme de formation qui l'employait.

Le régime juridique applicable au contrat de travail intermittent prévoit des garanties horaires pour le salarié. En effet, le contrat doit préciser la durée annuelle minimale de travail sur laquelle les parties se sont entendues dans le respect de la limite légale. Par conséquent, les heures dépassant la durée annuelle contractuellement fixée ne peuvent excéder le tiers de cette durée ; seul un accord du salarié autoriserait l'entreprise à dépasser la règle du tiers (C. trav., art. L. 3123-34 N° Lexbase : L0449H9I).

  • L'enjeu du mode de décompte des heures supplémentaires

Aucune disposition spécifique n'a, en revanche, été instituée en matière d'heures supplémentaires, ce qui explique sans nul doute que, dans l'espèce ayant donné lieu à l'arrêt du 16 juin 2010, la salariée avait sollicité l'application des règles de droit commun de décompte des heures supplémentaires.

A l'occasion de la rupture de son contrat de travail intermittent, la salariée réclamait un rappel de salaire au titre du paiement d'heures supplémentaires. Devant les juges du fond, elle obtint gain de cause. Malgré la complexité du mode de décompte du temps de travail effectif des formateurs relevant de la convention collective des organismes de formation, le problème juridique s'avère assez simple à exprimer : dans le cadre d'un contrat de travail intermittent, le décompte des heures supplémentaires doit-il s'effectuer de façon hebdomadaire ou doit-on considérer que l'on est en présence d'un dispositif d'annualisation du temps de travail ?

La réponse à cette question revêt un enjeu essentiel pour les deux parties au contrat. Si les heures supplémentaires se décomptent à l'année, il est alors procédé à une sorte de lissage des heures de travail effectuées. Par conséquent, il n'y aura lieu à paiement d'heures supplémentaires au terme de l'année que si la moyenne horaire hebdomadaire de travail du salarié excède la durée légale (35 heures) ou conventionnelle ; or, au regard de l'alternance entre périodes non travaillées et périodes travaillées, la perspective d'avoir à payer des heures supplémentaires semble alors assez théorique et, si paiement il doit y avoir, le montant à acquitter devrait s'avérer modeste. En revanche, l'intermittence peut se révéler plus coûteuse si les heures supplémentaires doivent se décompter semaine par semaine. Ainsi, dans les organismes de formation, les périodes travaillées peuvent souvent correspondre à des sessions de formation très denses ; les volumes horaires sont alors importants pour les formateurs et peuvent excéder les 35 heures hebdomadaires et ce, d'autant que les heures de face-à-face pédagogique sont augmentées forfaitairement des temps consacrés à la préparation et à la recherche liées à l'acte de formation et aux activités connexes (5). S'agissant des salariés sous CDI intermittent, l'adaptation des dispositions relatives à la durée du travail spécifique emporte application d'une majoration horaire égale à 28/72ème du salaire horaire de base pour chaque heure de face-à-face pédagogique (6).

  • Une solution posant le principe du décompte hebdomadaire

En l'absence de dispositions spéciales relatives au contrat de travail intermittent, la Cour de cassation décide fort logiquement de faire application des règles de droit commun. En se référant explicitement à l'article L. 3121-22 du Code du travail (N° Lexbase : L0314H9I), dont l'alinéa 1er précise que "les heures supplémentaires accomplies au-delà de la durée légale hebdomadaire [...] donnent lieu à une majoration de salaire [...]", la Chambre sociale affirme que "les heures supplémentaires doivent être décomptées, sauf exception légale ou conventionnelle, par semaine travaillée", approuvant ainsi la méthode retenue par les juges d'appel pour faire droit à la demande de la salariée (7).

Pour justifier leur décision, les juges de cassation font oeuvre pédagogique en prenant soin de souligner que le contrat de travail intermittent "ne constitue pas, en soi, une annualisation du temps de travail" qui, seule, permettrait à l'employeur un décompte annuel des heures supplémentaires. Il importe de ne pas oublier que l'intermittence se caractérise nécessairement, non par des fluctuations horaires selon les périodes de l'année, mais par une alternance de périodes travaillées et non travaillées. En cela, il se distingue du temps partiel modulé dans sa version antérieure à la loi du 20 août 2008 (8) ou du temps partiel aménagé sur l'année tel que prévu par ce même texte (C. trav., art. L. 3122-2 N° Lexbase : L3950IBW). Par conséquent, en matière d'intermittence, il convient de dissocier la répartition initiale du travail qui suppose, au regard du secteur d'activité et des besoins d'organisation de l'entreprise, de raisonner sur l'année et l'accomplissement du travail qui doit respecter les règles de droit commun relatives à la durée du travail (notamment pour le décompte des heures supplémentaires). L'employeur n'est donc pas autorisé à s'affranchir de ces règles et à faire jouer certaines exceptions prévues dans d'autres cadres. La solution est gage de protection pour les salariés sous contrat de travail intermittent.


(1) Une priorité en sens inverse est également prévue par l'article L. 3123-8 du Code du travail (N° Lexbase : L0417H9C) au profit des salariés à temps complet qui seraient désireux de passer à une activité à temps partiel.
(2) Devenu L. 3123-6 (N° Lexbase : L0413H98) et D. 3123-3 (N° Lexbase : L9625H9D) à l'occasion de la recodification du Code du travail.
(3) Il est alors fait obligation à l'employeur de répondre à cette demande par lettre recommandée avec avis de réception dans un délai de trois mois à compter de la réception de celle-ci.
(4) Un avenant précisait que la salarié bénéficierait, lorsqu'elle le souhaiterait, d'une priorité pour l'attribution d'un emploi à temps plein de sa catégorie professionnelle ou d'un emploi équivalent qui serait créé ou qui deviendrait vacant.
(5) Voir les articles 10.2 et 10.3 de la Convention collective nationale des organismes de formation du 10 juin 1988.
(6) V. l'article 6 de la Convention collective du 10 juin 1988, qui évoque la règle des 30/70, mais qui se réfère à l'article 10.3 lui-même modifié par l'accord du 6 décembre 1999 rendant applicable la règle des 28/72.
(7) Si la Cour de cassation approuve la méthode de décompte, elle censure sa mise en oeuvre en reprochant aux juges du fond de ne pas avoir appliqué la règle des 28/72 mais celle des 30/70 qui n'était plus en vigueur.
(8) Loi n° 2008-789 du 20 août 2008, portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail (N° Lexbase : L7392IAZ).


Décisions

1° Cass. soc., 2 juin 2010, n° 09-41.395, Mme Cathy de Coninck, FS-P+B (N° Lexbase : A2236EYH)

CA douai, 30 janvier 2009

Textes visés : C. trav., art. L. 3123-6 (N° Lexbase : L0413H98) et D. 3123-3 (N° Lexbase : L9625H9D)

Mots clés : priorité d'emploi ; salariés à temps partiel ; demande de bénéfice d'un horaire à temps plein ; formalisme (non)

Lien base : (N° Lexbase : E0493ETG)

2° Cass. soc., 16 juin 2010, n° 08-43.244, Société Transfer, FS-P+B (N° Lexbase : A0908E3Z)

CA Versailles, 6ème ch., 16 mai 2008

Textes visés : C. trav., art. L. 3123-31 (N° Lexbase : L0446H9E), L. 3123-33 (N° Lexbase : L0448H9H) et L. 3121-22 (N° Lexbase : L0314H9I)

Mots clés : travail intermittent ; décompte des heures supplémentaires ; semaine travaillée

Lien base :

newsid:396818

Avocats

[Evénement] Le rôle et la déontologie de l'avocat fiduciaire

Lecture: 9 min

N6177BPH

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/revue-juridique/3211056-edition-n-404-du-22072010#article-396177
Copier

par Anne-Lise Lonné, Rédactrice en chef

Le 03 Mars 2011

Depuis la loi du 4 août 2008, dite "LME" (loi n° 2008-776 du 4 août 2008, de modernisation de l'économie N° Lexbase : L7358IAR), les avocats ont la possibilité d'exercer l'activité de fiduciaire, auparavant permise aux seuls établissements financiers et d'assurances (C. civ., art. 2015 N° Lexbase : L2309IB7). Le cadre et les conditions d'exercice de cette activité se sont progressivement mis en place avec la publication de l'ordonnance du 30 janvier 2009 (ordonnance n° 2009-112, portant diverses mesures relatives à la fiducie N° Lexbase : L6939ICY), puis du décret du 23 décembre 2009, relatif à l'exercice de la fiducie par les avocats (décret n° 2009-1627 N° Lexbase : L1259IGQ). Le 24 juin 2010, le Conseil national des barreaux (CNB) organisait un colloque intitulé "L'avocat fiduciaire : principes généraux et cas d'application", qui présentait en détail les différentes facettes de l'activité fiduciaire des avocats : fiducie-gestion, fiducie-sûreté, fiscalité et comptabilité, et enfin le rôle et la déontologie de l'avocat fiduciaire. Présentes à cet événement, les éditions Lexbase vous proposent de revenir sur ce dernier thème, complété par l'obligation d'assurance de l'avocat fiduciaire. Ainsi que l'ont démontré les travaux du colloque, l'activité fiduciaire a été accueillie très favorablement par la profession d'avocat, qui entend embrasser cette nouvelle activité "sans réticences, et avec conscience et compétence", comme le relève Pierre Berger, Président de la commission "Règles et Usages" du Conseil national des barreaux. Celui-ci a salué l'effort de collaboration, entre la profession et la Chancellerie, qui a prévalu dans l'élaboration des textes relatifs à l'activité fiduciaire, espérant que cette collaboration passée soit le gage d'une collaboration future. Appel immédiatement relevé par Laurent Vallée, Directeur des affaires civiles et du Sceau qui, se tenant prêt à faire progresser les textes et la pratique, a invité les avocats à lui faire état des difficultés pratiques et des incertitudes ou insuffisances textuelles.

Le Directeur des affaires civiles et du Sceau a, par ailleurs, insisté sur l'importance de la déontologie qui doit être considérée comme un véritable avantage compétitif, vis-à-vis d'autres professions, pour l'exercice de l'activité de fiduciaire, garante de confiance pour les constituants éventuels. Approuvant ces propos, Pierre Berger a relevé en particulier l'indépendance des avocats comme garantie d'une gestion fiduciaire dans le seul intérêt du constituant et du bénéficiaire.

A son tour, félicitant l'adoption par l'Assemblée nationale, le 23 juin 2010, du projet de loi de modernisation des professions judiciaires et juridiques réglementées introduisant l'acte contresigné par avocat, Thierry Wickers, Président du CNB, y voit une nouvelle marque de confiance accordée par les pouvoirs publics à la profession d'avocat. Selon le président du CNB, cette vision nouvelle de la profession d'avocat est le résultat d'un mouvement qui s'est construit progressivement, fondé sur la double exigence d'une formation de haut niveau et d'une déontologie effective et respectée. L'institution, en 1990, du Conseil national des barreaux, organisation représentative nationale en mesure d'apporter la garantie que la profession d'avocat respecte ses obligations sur ces deux pans, en constitue la première étape. Le décret du 12 juillet 2005, relatif aux règles de déontologie de la profession d'avocat, marque une autre étape majeure de cette évolution (décret n° 2005-790 du 12 juillet 2005 N° Lexbase : L6025IGA). Et, il ne s'agit en aucun cas de "brader le principe de l'auto-réglementation". En acceptant que leur déontologie fasse l'objet d'un texte réglementaire, les avocats ont construit les bases de cette confiance. C'est dans ce mouvement que s'inscrit la loi du 4 août 2008 qui a permis à l'avocat de devenir fiduciaire.

S'agissant de l'avocat fiduciaire, le CNB oeuvre donc, depuis 2008, à tenir l'engagement de la profession à faire respecter les obligations spécifiques de formation et déontologiques. Le 30 janvier 2009, le CNB a ainsi, par une décision normative, intégré un article 6-2-1 dans le Règlement intérieur national (RIN) (N° Lexbase : L4063IP8), permettant de garantir que la déontologie d'avocat s'appliquera à cette nouvelle activité. A l'article 6-2-1-5, le Conseil a également fixé une obligation de formation spécifique de l'avocat dans les matières liées à l'exécution de ses missions fiduciaires. Le Président du CNB a, par ailleurs, rappelé que, dans le cadre du projet de réforme des spécialisations tel qu'il a été adopté par l'assemblée générale du CNB, il a été prévu d'intégrer, à la liste des mentions de spécialités, une nouvelle mention consacrée au droit fiduciaire. Afin de répondre à l'obligation subséquente de formation dans ce domaine particulier, un premier module de formation de la fiducie a été présenté, notamment, à Strasbourg début juin 2010 ; il doit être développé et distribué à l'ensemble des écoles de formation d'avocat. Le Président a, enfin, annoncé qu'un deuxième module, de perfectionnement, était d'ores et déjà en préparation et devrait être présenté d'ici la fin de l'année.

Le rôle et la déontologie de l'avocat fiduciaire

Selon François-Xavier Matteoli, avocat au Barreau des Hauts-de-Seine, en instituant l'avocat fiduciaire, c'est un "un pari sur l'avenir" qui a été lancé, fondé, d'une part, sur l'imagination et la créativité des avocats en matière juridique, et d'autre part sur les garanties déontologiques attachées à la profession, notamment son indépendance et le respect d'un certain nombre d'obligations.

François-Xavier Matteoli rappelle, d'abord, que, contrairement à l'activité de commissaire aux comptes que peut exercer un avocat parallèlement à son activité principale, l'avocat fiduciaire reste avant tout un avocat. Autrement dit, il est fiduciaire en qualité d'avocat et exclusivement en qualité d'avocat. La principale conséquence est qu'il reste soumis à l'ensemble de ses obligations professionnelles, y compris celle du secret professionnel. Bien que, par application de l'article 9 de l'ordonnance du 30 janvier 2009, l'avocat fiduciaire, par dérogation à l'article 66-5 de la loi du 31 décembre 1971 modifiée (loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques N° Lexbase : L6343AGZ), est soumis à des obligations déclaratives et à des contrôles sur pièce et sur place afin de prévenir tout risque d'évasion fiscale et de lutter contre le blanchiment de capitaux, il reste, pour autant, soumis à son obligation générale de secret professionnel. Si, donc, dans le cadre de l'avocat fiduciaire, il peut être porté atteinte passivement à l'obligation du secret professionnel, le dossier fiduciaire de l'avocat étant ouvert à un certain nombre d'administrations (administration fiscale, Tracfin, etc.), cette atteinte ne peut résulter d'un comportement actif de l'avocat, qui ne devra pas dévoiler, au-delà de cette nécessité, les autres éléments du dossier.

Outre l'obligation au secret professionnel, il faut rappeler l'obligation de respecter le régime des incompatibilités qui pèsent sur l'avocat, notamment, l'incompatibilité d'exercer une activité commerciale. Se pose, ainsi, la question de savoir si l'avocat fiduciaire, dans le cadre d'une fiducie-gestion, pourrait diriger une entreprise qui ferait l'objet de la fiducie. A priori non, selon François-Xavier Matteoli. Cela signifie que, pratiquement, il conviendra d'organiser des délégations de pratiques de directions d'éléments de fiducie. Le rôle de l'avocat fiduciaire sera celui d'organisateur, de contrôleur, de vérificateur, mais il ne pourra gérer directement une entreprise commerciale.

A propos des délégations, Pierre Berger a relevé l'importance de stipuler, dans le contrat de fiducie, la possibilité de déléguer tout ou partie de sa mission. En effet, le contrat étant conclu intuitu personae, il devra prévoir expressément cette faculté, ainsi que les conditions de cette délégation et sa portée juridique.

Autre conséquence du statut d'avocat, l'avocat fiduciaire reste soumis à la gestion des conflits d'intérêt. Il faudra donc, par exemple, s'interroger pour savoir si un avocat peut défendre, parallèlement, le constituant et le bénéficiaire. Les questions ainsi soulevées devront se résoudre au cas par cas.

S'agissant des conséquences pratiques de la transparence de l'activité fiduciaire, celle-ci doit faire l'objet d'une déclaration préalable d'exercice à l'ordre. Cette déclaration n'a pas pour objet de permettre à l'ordre d'en interdire cet exercice, mais de vérifier, notamment, que l'avocat dispose d'une garantie assurancielle pour cette activité.

L'avocat fiduciaire est, par ailleurs, soumis à l'obligation de mentionner cette qualité sur tous les documents. Cette obligation a vocation à avertir les clients et les confrères, du cadre d'exercice très particulier de l'activité fiduciaire, dans lequel, notamment, l'article 66-5 précité de la loi de 1971 ne s'applique pas. En clair, les documents ou la correspondance échangée avec les confrères, à l'exclusion de la première correspondance, ne sont pas couverts par le secret professionnel. La qualité d'avocat fiduciaire doit donc impérativement être expresse.

Toujours dans la même logique, il conviendrait de prévoir une séparation matérielle et concrète de l'activité, telle que, par exemple, des locaux affectés, des armoires affectées, des dossiers de couleurs différentes, etc.. Par ailleurs, il est souhaitable que la rémunération de l'avocat fiduciaire soit distincte de toute autre activité de cet avocat.

L'obligation d'assurance constitue le deuxième volet de la réglementation applicable aux avocats en matière de fiducie.

L'obligation d'assurance de l'avocat fiduciaire

Avant de débuter l'exercice de l'activité fiduciaire, l'avocat doit souscrire préalablement deux assurances, lesquelles doivent être maintenues pendant tout le contrat de fiducie.

Tout d'abord, l'obligation d'assurance de responsabilité civile professionnelle couvre la faute dans l'accomplissement de la mission. Pierre Berger a rappelé que cette assurance doit être souscrite à titre personnel. Elle est supportée individuellement par les seuls avocats qui exercent l'activité fiduciaire, étant précisé que cela s'applique, le cas échéant, à une structure collective d'exercice en commun, donc à une société d'exercice libéral, ou à une SCP. Rappelant que le fait générateur de la responsabilité civile, dans le cadre de la fiducie, réside dans la faute de l'avocat, celle-ci devant s'apprécier concrètement, il est important de souligner que l'avocat fiduciaire, même dans le cas d'une fiducie-gestion, n'est pas le garant du maintien de la valeur des actifs fiduciaires. Seule la preuve d'une mauvaise gestion, liée à des placements hasardeux, par exemple, pourra être source de responsabilité civile professionnelle, à l'exclusion, par exemple de la baisse de l'immobilier ou de la bourse. Pierre Berger en a profité pour souligner l'importance, dans le contrat de fiducie, de la détermination de la mission du fiduciaire, laquelle permettra d'apprécier la faute in concreto. Il s'agira, notamment, de savoir si le fiduciaire est tenu à des obligations de conseil et d'opportunité ou de simple exécution de tâches matérielles.

L'avocat fiduciaire doit, ensuite, souscrire une assurance "pour le compte de qui il appartiendra". Cette assurance garantit le constituant ou le bénéficiaire de la restitution des biens qui ont été mis en fiducie, puisque l'avocat fiduciaire a l'obligation, en fin de contrat, et dans la mesure de ses obligations, de restituer le patrimoine fiduciaire, soit au constituant, s'il est bénéficiaire, soit à d'autres bénéficiaires, notamment dans le cas d'une fiducie-sûreté.

Pierre Berger a indiqué que cette garantie de restitution a fait l'objet de difficultés dans le cadre de la négociation du CNB avec les compagnies d'assurance, dont la réglementation interne leur impose de détenir en fonds propres l'équivalent du risque assuré, alors même que l'éventualité du risque est exceptionnelle. La solution a été trouvée sous l'égide de la Chancellerie, dans une limitation du montant de la garantie. La garantie de l'assurance "au profit de qui il appartiendra" est ainsi limitée à 5 % de la valeur des immeubles lorsque la fiducie porte sur des actifs immobiliers. Il a, en effet, été considéré que le risque de détournement d'un actif immobilier étant nul, la garantie pouvait se limiter aux seuls revenus de l'actif immobilier, lesquels ont été évalués à 5 % de la valeur des biens immobiliers. Par raisonnement analogue, la garantie a été limitée à 20 % des autres actifs.

Pour que les assureurs soient en mesure de suivre l'évolution du contrat de fiducie et d'évaluer efficacement son risque, il leur est conféré un droit de communication sur la comptabilité de l'avocat fiduciaire et sur le rapport des éventuels commissaires aux comptes qui pourraient intervenir dans la gestion des fiducies. Le cas échéant, ce droit de communication peut amener les compagnies d'assurance à résilier le contrat d'assurance.

Se pose, alors, la question de savoir si les assureurs resteraient tenus, malgré la résiliation, de l'évolution du contrat après la résiliation. Selon Pierre Berger, il faut opérer une distinction entre l'assurance de responsabilité civile et l'assurance "pour le compte de qui il appartiendra". En matière de responsabilité civile, la résiliation du contrat d'assurance laisse subsister la couverture d'assurance pour les faits qui sont antérieurs à la résiliation. Dans le cadre de l'assurance "pour le compte de qui il appartiendra", la situation devrait différer selon que le fiduciaire se trouve ou non in bonis, au jour de la résiliation du contrat d'assurance. En cas de situation in bonis, la résiliation devrait avoir un effet définitif de manière à libérer totalement la compagnie d'assurance. C'est ainsi qu'il appelle les pouvoirs publics à intégrer cette précision dans les textes, ce qui simplifierait les négociations avec les assureurs.

En tout état de cause, Pierre Berger était heureux d'annoncer que les négociations étaient en phase d'aboutir avec une compagnie d'assurances qui acceptait de couvrir la responsabilité des avocats, et avec laquelle un accord devrait être mis en place dans les prochaines semaines.

newsid:396177

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.