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N2884B39
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Le 19 Septembre 2025
► Quel est le rôle des juristes dans l’influence des politiques publiques ?
Quelle place pour le lobbying dans la fabrique du droit ?
Dans ce premier épisode, nous recevons : – Pascal Belmin, Vice-President, Head of EU Aviation and Regulatory Affairs chez Airbus Group, – et Pierre Berlioz, professeur de droit privé (private law), spécialiste des questions liées à l’entreprise durable, l’intelligence artificielle, les données et la sécurité économique. Ancien conseiller au ministère de la Justice, il intervient également comme arbitre.
Ensemble, ils décryptent les enjeux d’un métier souvent méconnu, à la croisée du droit, de la stratégie industrielle et de la diplomatie d’influence.
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Réf. : CEDH, 3 juillet 2025, Req. 40899/22, Ludes et autres c/ France N° Lexbase : B4752ARG
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N2891B3H
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Le 16 Septembre 2025
Mots clés : portrait présidentiel • libertés publiques • militantisme • droit pénal • vols en réunion
Dans un arrêt rendu le 3 juillet 2025, la CEDH a estimé que la condamnation pénale de militants écologistes pour vols en réunion pour avoir décroché et non restitué le portrait du Président de la République dans plusieurs mairies pour dénoncer l’insuffisance des mesures prises par l’État quant au changement climatique ne constitue pas une violation des dispositions de la CESDH. Pour approfondir cette décision, Lexbase a interrogé Aurélie Cappello, Maître de conférences, Université Bourgogne Europe, membre du CID*.
Lexbase : Y a-t-il un « statut juridique » des portraits présidentiels ?
Aurélie Cappello : Il n’existe pas de « statut juridique » des portraits présidentiels. L’affichage de ces derniers dans les mairies (tout comme l’exposition du buste de Marianne) relève d’une tradition républicaine initiée au début de la Vème République. Une proposition de loi adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale le 10 mai 2023 prévoyait de le rendre obligatoire mais cette mesure a fait l’objet de nombreuses critiques dénonçant la personnalisation du pouvoir et la loi n’a pas abouti. De même, le droit pénal ne réserve aucun traitement particulier au portrait présidentiel. Ainsi, dans les affaires des « décrocheurs de portraits », comme il est désormais coutume de les appeler, c’est la qualification de vol qui a été retenue, aggravée par la circonstance de « réunion » (pluralité d’auteurs ou de complices) de l’article 311-4 1° du Code pénal N° Lexbase : L3506NA4.
Le portrait présidentiel a surtout une valeur symbolique, ce que rappellent la Cour de cassation dans ses arrêts du 18 mai 2022 [1] et la Cour européenne des droits de l’Homme dans son arrêt du 3 juillet 2025 [2]. Celle-ci relève d’ailleurs que cette valeur symbolique est « au fondement de la démarche militante » des personnes mises en cause dans ces affaires. Pour rappel, plusieurs militants écologistes se sont introduits au sein de mairies, ont pris le portrait présidentiel et ont refusé de le restituer afin de dénoncer la méconnaissance par la France de ses engagements en matière de lutte contre les changements climatiques. Certains portaient des vêtements ou étaient munis de banderoles expliquant l’objet de leur action, d’autres ont remplacé le portrait par un tract indiquant leur motivation… Dans tous les cas, ces actions militantes ont été revendiquées dans les médias et sur les réseaux sociaux. Le vide laissé par le retrait du portrait était censé représenter l’absence d’action politique en matière environnementale. Ces personnes ont ensuite été poursuivies du chef de vol en réunion, infraction punie de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende.
Lexbase : Comment les juridictions ont-elles sanctionné la pratique du décrochage ?
Aurélie Cappello : Il est difficile de donner une réponse simple et unique à cette question. Les affaires des décrocheurs de portraits ont donné lieu à plusieurs décisions de justice dont la solution est variable, les juges du fond ayant opté tantôt pour la condamnation, tantôt pour la relaxe. Certaines de ces affaires ont été portées devant la Cour de cassation qui a rendu plusieurs arrêts, en particulier trois le 18 mai 2022, qui ont conduit à la saisine de la Cour européenne. Les affaires des décrocheurs de portraits ne sont d’ailleurs pas les seules concernées. La Cour de cassation a été confrontée, à de nombreuses reprises ces dernières années, à la commission d’infractions dans le cadre d’actions militantes, c’est-à-dire à l’hypothèse dans laquelle des personnes commettent des infractions pour exprimer un message, une revendication, une conviction, de nature politique, religieuse, philosophique… Outre les décrocheurs de portraits, ce fut, par exemple, le cas d’une journaliste poursuivie pour escroquerie après avoir infiltré un parti politique afin d’en dénoncer les dysfonctionnements dans un ouvrage [3], d’une militante Femen poursuivie du chef d’exhibition sexuelle pour s’être introduite, seins nus, dans l’enceinte d’une Église et y avoir simulé un avortement afin de dénoncer « les campagnes anti-avortement menées par l’Église catholique » [4], d’une autre militante Femen poursuivie du même chef pour s’être également introduite, seins nus, dans le musée Grévin afin de protester contre la politique menée par le Président russe [5], de personnes poursuivies au titre d’infractions au code des transports parce qu’elles avaient bloqué la circulation ferroviaire et aérienne dans le but de manifester pour le respect de l’accessibilité des personnes handicapées à ces transports [6], d’un autre manifestant mis en cause dans l’affaire des méga-bassines de Sainte-Soline et poursuivi notamment du chef de dégradation de biens [7]. Deux solutions sont susceptibles d’être retenues dans ces affaires : soit la neutralisation de la répression et donc l’absence de condamnation, soit le maintien de la répression et donc la condamnation des auteurs, le plus souvent à de faibles peines. Dans tous les cas, la Cour de cassation, se fondant sur l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales N° Lexbase : L4743AQQ qui consacre la liberté d’expression, impose aux juridictions du fond de procéder en trois étapes.
D’abord, il convient de s’assurer que le message exprimé par l’auteur de l’infraction relève d’un sujet d’intérêt général. Cette condition n’a jamais été considérée comme faisant défaut [8]. Elle signifie que le message doit intéresser la collectivité ou, autrement dit, ne pas relever d’un intérêt strictement privé et « vise à déterminer l’intérêt légitime du public à connaître de l’idée ou de l’opinion portée en cause par le prévenu » [9]. Dans les affaires des décrocheurs de portraits, le message exprimé porte bien sur un sujet d’intérêt général, en l’occurrence l’action, ou plutôt l’inaction invoquée, de l’État dans le dérèglement climatique.
Ensuite, il convient de vérifier qu’il existe un lien direct entre l’infraction commise et le message exprimé. Ce lien existe « lorsque l’acte, dans son accomplissement même ou dans ses conséquences immédiates, révèle de façon univoque la démarche expressive de son auteur »[10]. Il est rare que cette condition fasse défaut. C’est le cas dans l’affaire des méga-bassines où la cour d’appel « a fait ressortir l’absence de lien direct entre les comportements incriminés, soit des atteintes aux biens des forces de l’ordre dans un contexte d’affrontements violents, et l’objet de la contestation ». En revanche, dans les affaires qui nous retiennent, cette condition est remplie : le vide laissé par le retrait du portrait symbolisait la prétendue inaction de l’État et son décrochage était accompagné de banderoles, tracts, explications dans les médias et sur les réseaux sociaux.
Enfin, il convient de procéder à un contrôle de proportionnalité entre la condamnation et l’exercice de la liberté d’expression, contrôle qui présente deux caractéristiques. D’une part, il « requiert un examen d’ensemble, qui doit prendre en compte, concrètement, entre autres éléments, les circonstances des faits, la gravité du dommage ou du trouble éventuellement causé ». Au fur et à mesure de ces arrêts, la Cour de cassation tente de dresser la liste des critères à prendre en compte selon l’infraction concernée. Dans les affaires des décrocheurs de portraits, au sujet de l’infraction de vol, il s’agit de « la valeur matérielle du bien, (…) sa valeur symbolique, ainsi que la réversibilité du dommage causé à la victime » [11]. D’autre part, et comme l’indique la Cour de cassation dans ses arrêts les plus récents, le contrôle de proportionnalité doit porter à la fois sur la déclaration de culpabilité et sur la peine, et peut donc déboucher sur deux issues possibles.
Soit il conduit à considérer que la répression du comportement « constituerait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression ». Dans ce cas, la répression est neutralisée et la condamnation est exclue. C’est la solution qui fut, par exemple, retenue au sujet de la journaliste et de la militante Femen ayant agi au sein du musée Grévin.
Soit il conduit à considérer que la répression du comportement ne constitue pas une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression. Dans ce cas, la condamnation s’impose mais dans une mesure qui doit être adaptée, proportionnée, aux circonstances de l’espèce, ce qui aboutit, le plus souvent, au prononcé de peines relativement faibles. Par exemple, la militante Femen ayant agi au sein de l’Église ou les manifestants pour l’accessibilité des transports aux personnes handicapées ont été condamnés, la première à un mois d’emprisonnement avec sursis s’agissant d’une infraction faisant encourir un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende, les secondes à des peines d’amende assorties en totalité ou en partie du sursis, s’agissant d’infractions faisant encourir jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 18 000 euros d’amende. Lorsque la neutralisation de l’infraction n’est pas retenue, c’est, en réalité, le principe d’individualisation des peines qui prend le relais. Consacré à l’article 132-1 du Code pénal N° Lexbase : L9834I3M, ce principe signifie que le juge doit prononcer la peine, dans les limites prévues par la loi, en tenant compte « des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur ainsi que de sa situation matérielle, familiale et sociale ».
En ce qui concerne les affaires des décrocheurs de portraits ayant conduit aux arrêts de la Cour de cassation du 18 mai 2022, puis à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme du 3 juillet 2025, la neutralisation de l’infraction a été rejetée et les militants ont été condamnés du chef de vol en réunion. L’article 311-4 1° du Code pénal punit ce délit de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende, mais des peines de 200, 400 et 500 euros d’amende avec sursis ont été prononcées. Plusieurs circonstances, telles l’importante valeur symbolique du bien volé, le fait que le vol repose sur une action collective et a été commis en réunion, ainsi que l’absence de restitution du portrait, ont permis de considérer que la répression des décrocheurs ne constituait pas une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression. Tandis que d’autres, comme l’absence de profils délinquants des auteurs, leur engagement militant sincère, l’absence d’intérêt personnel et financier et la faible valeur marchande du portrait (35 euros) ont suscité l’indulgence dans le prononcé de la peine.
Lexbase : La CEDH va-t-elle dans le sens de ces dernières ?
Aurélie Cappello : Dans son arrêt du 3 juillet 2025, la Cour européenne valide le raisonnement des juridictions françaises et conclut à l’absence de violation de l’article 10 de la Convention. Son contrôle se déroule en plusieurs étapes.
Dans un premier temps, la Cour s’assure que la liberté d’expression est bien en cause dans les affaires concernées : « la soustraction du portrait du Président de la République (..) s’inscrivait dans le cadre d’une démarche politique et militante relevant de la liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention ». Partant, la condamnation des décrocheurs de portrait constitue bien une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression qui ne peut être admise que si certaines conditions sont respectées, ce que la Cour vérifie dans un second temps.
Les deux premières conditions ne soulèvent pas de véritables difficultés. D’une part, l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression doit être « prévue dans la loi », ici les articles 311-1 N° Lexbase : L7586ALK et 311-4 1° du Code pénal, c’est-à-dire les textes d’incrimination applicables. D’autre part, cette ingérence doit poursuivre un des « buts légitimes » énoncés à l’article 10 paragraphe 2 de la Convention, en l’espèce « la défense de l’ordre et la prévention du crime ».
La troisième condition est celle qui retient le plus la Cour : l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression doit être « nécessaire dans une société démocratique ». La vérification du respect de cette condition conduit la Cour européenne à opérer un contrôle de proportionnalité entre la répression du comportement et l’exercice de la liberté d’expression, à l’image du contrôle de proportionnalité effectué par les juridictions internes. Dans ce cadre, l’arrêt met en avant trois grandes lignes directrices.
D’abord, la Cour affirme que la marge d’appréciation dont disposent les autorités pour juger de la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression est « particulièrement restreinte » dans le contexte du débat politique. En effet, selon elle, « il est fondamental, dans une société démocratique, de défendre le libre jeu du débat politique ». Or, en l’espèce, l’action des décrocheurs de portraits s’inscrit dans ce contexte de débat politique puisqu’il s’agit de dénoncer l’inaction de l’État en matière environnementale.
Ensuite, la Cour rappelle que « dès lors qu’elles ont examiné les faits avec soin, qu’elles ont appliqué, dans le respect de la Convention et de sa jurisprudence, les normes applicables en matière de protection des droits de l’homme et qu’elles ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents dans le cas d’espèce, il faut des raisons sérieuses pour que la Cour substitue son avis à celui des juridictions internes ». Or, ici, la Cour européenne valide le contrôle effectué par les juridictions internes qui non seulement se sont référées à sa jurisprudence, mais qui, en outre, ont justifié la condamnation par des circonstances de fait « pertinentes » et « suffisantes ». La valeur symbolique du bien volé, associée à l’absence d’attaque personnelle contre le Président, pouvaient valablement être prises en compte. Il en est de même du refus de restituer le portrait dans la mesure où il n’était pas indispensable pour exprimer le message politique dont il était question. La Cour est, en revanche, plus réservée sur la circonstance de réunion, puisque le comportement des requérants s’inscrivait dans un mode d’expression traditionnel reposant sur une action collective et concertée.
Enfin, la Cour précise que « la nature et la lourdeur des peines infligées » doivent être prises en compte pour « mesurer la proportionnalité des atteintes portées au droit à la liberté d’expression ». Dans ce cadre, elle considère que « les instances nationales doivent faire preuve de retenue », que la peine privative de liberté « revêt un effet particulièrement dissuasif quant à l’exercice de la liberté d’expression » et doit donc être évitée et réservée à des circonstances exceptionnelles, par exemple la diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence [12], et que l’amende peut également avoir un tel effet dissuasif et doit donc être mesurée. Ici, la Cour considère que les juridictions internes « ont fait le choix de peines particulièrement modérées » en prenant en considération à la fois le mobile militant des requérants et les circonstances concrètes, notamment l’absence de tout intérêt personnel et financier.
Ce n’est pas la première fois que la Cour européenne expose le raisonnement qu’elle applique au sujet des actions militantes sanctionnées pénalement. L’arrêt « Bouton contre France » du 13 octobre 2022 [13] en est une autre illustration, au sujet de la militante Femen s’étant introduit, seins nus, dans une Église pour y simuler, devant l’autel, un avortement, à l’aide de morceaux d’abats, afin de dénoncer publiquement la position de l’Église à l’égard de l’avortement. La solution retenue est toutefois différente puisque la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention. Les deux premières conditions sont, ici aussi, remplies, l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression étant « prévue dans la loi », en l’occurrence l’article 222-32 du Code pénal N° Lexbase : L2629L47 qui réprime le délit d’exhibition sexuelle au titre duquel la requérante a été condamnée, et poursuivant « un but légitime », à savoir « la défense de l’ordre et la prévention du crime », ainsi que « la protection de la morale et des droits d’autrui ». En revanche, le contrôle de proportionnalité n’a pas été jugé satisfaisant, alors même que cette fois la marge d’appréciation des juridictions nationales était seulement « atténuée » et non « restreinte » puisqu’était en cause, certes un sujet d’intérêt général, mais pas un débat politique. D’une part, les motifs justifiant la condamnation n’ont pas convaincu la Cour européenne, faute d’une prise en compte des circonstances concrètes de l’espèce [14]. D’autre part, et surtout, « car c’est précisément ce point qui (a justifié) la condamnation de la France » [15], la militante s’est vue infliger une peine d’emprisonnement d’un mois avec sursis, peine qui a été jugée trop sévère et non justifiée par des circonstances exceptionnelles.
Lexbase : Au final, cette « pratique » a-t-elle un avenir clairement défini juridiquement ? Les futurs auteurs sont-ils fixés sur leur destin judiciaire ?
Aurélie Cappello : La réponse à cette question est malheureusement négative ce qui est source d’insécurité juridique. C’est en tout cas ce qui ressort d’un autre arrêt rendu par la Cour de cassation le 29 mars 2023 [16]. Il concernait également des décrocheurs de portraits dont l’action militante, en faveur de la lutte contre les changements climatiques, s’était déroulée dans des conditions similaires, pour ne pas dire identiques. Or, ces derniers ont été relaxés par les juges du fond et la neutralisation de la répression a été validée par la Cour de cassation. Comme dans les arrêts du 18 mai 2022, elle a considéré que la cour d’appel avait « à juste titre, considéré que les changements climatiques (constituaient) un sujet d’intérêt général » et « suffisamment caractérisé le lien entre les faits poursuivis et le sujet sus-énoncé ». En outre, elle a estimé que la cour d’appel avait procédé à un examen satisfaisant des circonstances, qui étaient pourtant les mêmes que dans les affaires concernées par les arrêts du 18 mai 2022. « La comparaison de ces arrêts (…) a quelque chose de déconcertant » [17] : il est difficile de comprendre pourquoi la solution finale est différente ; pourquoi, dans un cas, la répression « constitue une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté d’expression » et dans l’autre non. Cette insécurité juridique ne concerne d’ailleurs pas que les décrocheurs de portraits, mais tous les auteurs d’infractions agissant dans le cadre d’actions militantes, pour lesquels il est impossible de faire un pronostic entre « l’effet neutralisant » et « l’effet modérateur » [18] de la liberté d’expression. On songe ici, par exemple, au récent vol, par des membres de Greenpeace, de la statue du Président de la République au sein du musée Grévin pour protester contre la poursuite des liens économiques entre la France et la Russie dans le contexte de la guerre en Ukraine.
Qu’il y ait une incertitude quant à la peine qui sera finalement prononcée n’est pas critiquable en soi. Cette incertitude est une conséquence inévitable de la consécration du principe d’individualisation des peines. Il y a nécessairement un potentiel décalage entre la peine encourue et la peine prononcée, celle-ci devant tenir compte des circonstances de l’infraction, ainsi que de la personnalité et de la situation de son auteur, afin de remplir les fonctions de punition et de réinsertion qui lui sont attribuées. Mais, lorsque, comme dans ces affaires, l’incertitude porte sur le « tout ou rien », la condamnation ou la relaxe, l’insécurité juridique est trop grande. À cela s’ajoute que la neutralisation de l’infraction au nom de la liberté d’expression va à l’encontre du principe fondamental de la légalité des délits et des peines et permet « une prise en compte des mobiles que la théorie de l’infraction elle-même a toujours réprouvé »[19]. Admettre une possible neutralisation de la répression au nom de la liberté d’expression, comme le fait la Cour de cassation, peut donc peiner à convaincre, et ce, d’autant plus que la Cour européenne des droits de l’Homme, qui se concentre essentiellement sur la peine prononcée dans le cadre de son contrôle de proportionnalité, ne semble pas l’imposer.
*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public
[1] Cass. crim,. 18 mai 2022, n° 21-86.685 N° Lexbase : A33897XS, 20-87.272 N° Lexbase : A97017XL et 21-86.647 N° Lexbase : A98177XU, F. Rousseau, JCP éd. G, 2022, n° 28, p. 1411, Ph. Conte, Droit pénal, 2022, n° 7-8, p. 29, A. Cappello, Gaz. Pal, 2022, n° 37, p. 8.
[2] Arrêt commenté.
[3] Cass. crim., 26 octobre 2016, n° 15-83.774 N° Lexbase : A3210SCU, F. Fourment, Gaz. Pal., 2017, n° 7, p. 31, R. Mésa, RJPF, 2017, n° 3, p. 314, N. Verly, AJDP, 2017, n° 1, p. 38.
[4] Cass. crim. 9 janvier 2019, n° 17-81.618 N° Lexbase : A9843YSD, L. Saenko, D, 2019, n° 13, p. 738, Th. Perroud et A.Tricoire, Legipresse, 2019, n° 369, p. 144, C. Ménabé, AJDP, 2019, n° 3, p. 152.
[5] Cass. crim. 26 février 2020, n° 19-81.827 N° Lexbase : A39993G9, X. Pin, RSC, 2020, n° 4, p. 909, D. Roets, Gaz. Pal, 2020, n° 11, p. 16, F. Lyn, Légipresse, 2020, n° 381, p. 233.
[6] Cass. crim., 8 janvier 2025, n° 23-80.226 N° Lexbase : A66976PQ, F. Rousseau et C. Le Roux, JCP éd. G, 2025, n° 7, p. 304, Th. Besse, AJ Pénal, 2025, n° 2, p. 83, J. Buisson, Procédures, 2025, n° 4, p. 30.
[7] Cass. crim., 5 février 2025, n° 24-80.051 N° Lexbase : A60596TL ; S. Detraz, Gaz. Pal., 2025, n° 17, p. 56, B. Auroy, L’habit ne fait pas le moine : précisions sur l’élément moral de la participation à une bande violente, Lexbase Pénal, n° 79, 2025 N° Lexbase : N1738B3R, A. Roques, AJ Pénal, 2025, n° 3, p. 145.
[8] Toutefois, cette solution est parfois critiquable, comme, par exemple, dans un arrêt rendu le 8 janvier 2025 au sujet d’une personne poursuivie pour dénonciation calomnieuse parce qu’elle avait envoyé plusieurs courriers au président du Conseil national des compagnies d’experts de justice afin de signaler les agissements de deux experts judiciaires dans des procédures qu’elle avait intentées (Cass. crim., 8 janvier 2025, n° 23-84.535 N° Lexbase : A67016PU).
[9] Th. Besse, L’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales « hors les murs » : bilan de l’application transversale de la justification tirée de la liberté d’expression au-delà du droit de la presse, Legipresse, 2023, n° HS70, p. 53.
[10] Idem.
[11] Dans l’affaire des manifestants pour l’accès aux transports par les personnes handicapées, la Cour de cassation a précisé que la proportionnalité devait être appréciée « en prenant en compte divers éléments tels, notamment, le contexte de la manifestation, le lien direct entre les modalités d’action et l’objet de la contestation, la gravité des faits poursuivis, le comportement des manifestants, l’ampleur des perturbations, les risques et le préjudice causés, le comportement des autorités avant, pendant et après la manifestation ».
[12] L’exemple est donné par la Cour européenne des droits de l’Homme dans un autre arrêt du 13 octobre 2022 (voir infra).
[13] CEDH, 13 octobre 2022, Req. 22636/19, Bouton c/ France N° Lexbase : A74738N4, E. Raschel, Gaz. Pal., 2022, n° 41, p. 16, A. Léon, Lexbase Pénal, 2022, n° 53, L. Saenko, AJ Pénal, 2022, n° 12, p. 581.
[14] En particulier, la Cour de cassation avait principalement pris en compte l’atteinte portée, par le comportement de la militante, à la liberté de conscience et de religion et, notamment, au droit de ne pas être troublé dans la pratique de sa religion. Or, la Cour a relevé, d’une part, que le délit d’exhibition sexuelle n’avait pas pour objet de protéger cette liberté, et, d’autre part, que les juridictions n’avaient pas recherché « si l’action de la requérante avait un caractère ‘gratuitement offensant’ pour les croyances religieuses, si elle était injurieuse et incitait à l’irrespect ou à la haine envers l’Église catholique » et n’avaient pas pris en considération le fait que la requérante avait agi de manière brève et « en dehors de tout exercice du culte » puisqu’aucune messe n’était en cours.
[15] E. Raschel, Liberté d’expression : condamnation de la France pour disproportion de la peine infligée à une militante Femen, Gaz. Pal., 2022, n° 41, p 16.
[16] Cass. crim., 29 mars 2023, n° 22-83.458 N° Lexbase : A53059L3, J.-C. Saint-Pau, JCP éd. G, 2023, n° 23, p. 1111, A. Lepage, Communication Commerce Électronique, 2023, n° 5, p. 32, D. Zerouki, RSC, 2023, n° 2, p. 415.
[17] Th. Besse, Président décroché, répression neutralisée, D. Actualité, avril 2023, n° 18.
[18] Th. Besse, Nouvelle pierre à l’édifice jurisprudentiel de la liberté d’expression neutralisante, AJ Pénal, 2025, n° 2, p. 83.
[19] L. Saenko, Vol et fait justificatif fondé sur la liberté d’expression : épilogue, RTD com., 2023, n° 2, p. 463.
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Réf. : Cass. civ. 2, 18 septembre 2025, n° 23-10.454, F-B N° Lexbase : B1749BTX
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par Alexandre Autrand, doctorant, ATER à l’Université Paris-Est Créteil
Le 22 Septembre 2025
La Cour de cassation précise sa jurisprudence au sujet de la communication électronique. Elle considère que l’enregistrement et la conservation des échanges et des messages mis à la disposition de la juridiction, par les applications Winci CA et Comci CA, ne relève pas de la responsabilité des parties. De ce fait, les juges du fond doivent prendre en considération les messages RPVA qui n’auraient pas été enregistrés sur les applications.
Faits et procédure. Le 10 octobre 2019, Mme [X] a relevé appel d’un jugement du 3 octobre 2019 rendu par un tribunal judiciaire, l’ayant déboutée de sa demande en paiement d’une somme, formée contre M. [F] [B]. Après l’introduction de son recours en appel, Mme [X] assigne à nouveau M. [F] [B], le 24 avril 2020, en paiement d’une autre somme. Le 4 mars 2021, le juge de la mise en état du tribunal s’est dessaisi de cette procédure, au profit de la Cour d’appel, qui a joint les instances. Par une ordonnance du 1er février 2022, le conseiller de la mise en état a déclaré prescrite l’action engagée le 24 avril 2020. Mme [X] a déféré cette décision à la Cour d’appel. La Cour a été saisie du déféré par voie de requête qui a été remise en version papier et électronique. Ensuite, la Cour a statué sur ce recours dans un arrêt du 4 octobre 2022. Par la suite, Mme [X] a décidé d’attaquer cette décision devant la Cour de cassation.
Pourvoi / Appel. La demanderesse au pourvoi fait grief à l’arrêt de déclarer irrecevable son déféré à l’encontre, de l’ordonnance rendue par le conseiller de la mise en état. Au soutien de son pourvoi, Mme [X] affirme qu’à peine d’irrecevabilité relevée d’office, les actes de procédure sont remis à la juridiction par voie électronique. Ensuite, Mme [X] affirme que les courriers électroniques expédiés par les agents de la juridiction ou les avocats, et le journal de l’historique des échanges, sont enregistrés et conservés au moyen de dispositif de stockage mis à disposition à des juridictions au travers des applications Winci CA et ComCI CA. Au cours de l’instance visant à déférer l’ordonnance du Conseiller de la mise en état à la Cour d’appel, Mme [X] verse aux débats deux messages RPVA datant du 10 février 2022. Le premier émane de son conseiller et vise à envoyer au greffe la requête en déféré. Le second est un accusé de réception du premier message par le greffe. Or, pour déclarer irrecevable le déféré de Mme [X], les juges du fond ont constaté que cette dernière n’explique pas le fait que les deux messages dont elle se prévaut n’ont pas été enregistrés sur le RPVA. De ce fait, la Cour a estimé ne pas avoir été saisie régulièrement d’un déféré. En statuant ainsi, Mme [X] estime que la Cour d’appel a violé notamment l’article 930-1 du Code de procédure civile N° Lexbase : L7249LE9.
Solution. La Cour de cassation approuve l’argumentation du demandeur au pourvoi, en cassant et en annulant l’arrêt de la Cour d’appel. Tout d’abord, la Cour rappelle la lettre des articles 930-1, 748-3 N° Lexbase : L3237NA7, 748-6 N° Lexbase : L3233NAY du Code de procédure civile, et l’article 7 de l’arrêté du 20 mai 2020. Ensuite, la Haute juridiction affirme que la responsabilité de l'enregistrement et de la conservation des échanges et des messages mis à la disposition de la juridiction par les applications Winci CA et Comci CA, ne peut incomber aux parties. Par conséquent, les juges du droit estiment que la Cour d’appel aurait dû prendre en considération les deux messages RPVA versés aux débats par Mme [X].
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Réf. : Cass. civ. 1, 3 septembre 2025, n° 24-11.383, FS-B N° Lexbase : B1274BNI
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par Juliette Mel, Docteur en droit, Avocat associé, M2J AVOCATS, Chargée d’enseignements à l’UPEC, Responsable de la commission Marchés de Travaux, Ordre des avocats
Le 22 Septembre 2025
La connaissance du vice s’apprécie à la date de la vente dans la personne du premier acquéreur ;
s’il est professionnel, cet acquéreur est présumé connaître le vice, cette présomption étant irréfragable.
L’appréciation de la connaissance du vice par le vendeur professionnel constitue un enjeu central dans le contentieux de la garantie des vices cachés. La question de savoir si le vendeur professionnel est présumé connaître les vices affectant la chose vendue, et dans quelles conditions cette présomption peut être renversée ou modulée, est déterminante tant pour l’opposabilité des clauses d’exclusion de garantie que pour l’étendue de la responsabilité du vendeur. L’arrêt rapporté est l’occasion de le rappeler.
En l’espèce, auprès avoir acquis un véhicule neuf auprès de son fabricant, l’acquéreur (le vendeur originaire) le revend à une société automobile (le premier acquéreur). Cette société le revend à des particuliers qui découvrent, à l’occasion de la réparation d’une fuite d’huile, la présence de morceaux de bakélite dans le carter du véhicule et dans les têtes des vis de l’arbre à came. Soutenant que le véhicule est affecté d’un vice caché, les sous-acquéreurs assignent, sur le fondement de l’article 1641 du Code civil N° Lexbase : L1743AB8, le vendeur originaire aux fins d’indemnisation, lequel assigne en garantie le premier acquéreur.
La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt rendu le 7 décembre 2023 (CA Paris, pôle 4, chambre 10, 7 décembre 2023, n° 21/03479 N° Lexbase : A427518T), condamne l’acquéreur originaire. Il forme un pourvoi dans lequel il articule, principalement, que le caractère caché du vice doit être apprécié dans la relation contractuelle entre le vendeur originaire et le vendeur intermédiaire et que lorsque le vendeur intermédiaire est un professionnel, il incombe au juge de rechercher si le vice était caché pour une personne de cette qualité.
La Haute juridiction censure la décision des conseillers. Par sa technique dite de la motivation enrichie, elle rappelle que :
La décision n’est pas nouvelle (pour exemple, Cass. civ. 1, 26 février 2020, n° 19-11.605 N° Lexbase : A79323GU).
Dans la présente décision, la cassation est encourue pour défaut de base légale. Les conseillers ont retenu qu’un entretien aléatoire revêt un caractère insidieux qu’un acheteur non professionnel ne décèle pas et que les sous-acquéreurs ne pouvaient imaginer le défaut de fiabilité du moteur alors qu’il leur incombait de déterminer si le premier acquéreur avait connaissance du vice lors de son achat.
À noter enfin la dureté de la sanction. Le vendeur professionnel est tenu à une réparation intégrale du préjudice subi par l’acheteur, incluant la restitution du prix, le remboursement des frais occasionnés par la vente (C. civ., art. 1646 N° Lexbase : L1749ABE), et l’octroi de dommages et intérêts pour tous les préjudices subis (C. civ., art. 1645 N° Lexbase : L1748ABD).
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Réf. : CE, 5°-6° ch. réunies, 24 juillet 2025, n° 503768, publié au recueil Lebon N° Lexbase : B0955A3R
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N2892B3I
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par Corentin Abadie, Sensei Avocats
Le 16 Septembre 2025
Mots clés : urbanisme • infractions • mise en demeure • prescription • police spéciale
Par un avis contentieux du 24 juillet 2025, le Conseil d’État a estimé que la mise en œuvre des pouvoirs de police spéciale des maires pour lutter contre les infractions au Code de l’urbanisme est subordonnée au délai de prescription de l’action publique, et a précisé l’articulation de ce délai avec le délai de prescription administrative décennale.
Dans cette affaire, après avoir adopté un arrêté interruptif de travaux le 3 avril 2023, le maire de Sérignan (Occitanie) a mis en demeure deux particuliers, par un courrier recommandé du 21 juin 2023, d’enlever une clôture en bois et de démolir une construction implantée sur leur terrain, dans un délai d’un mois et sous astreinte de 30 euros par jour de retard passé ce délai.
Saisi par les intéressés d’une demande d’annulation de cet arrêté et de cette mise en demeure, le tribunal administratif de Montpellier a, par un jugement du 10 avril 2025 et avant de statuer sur leur demande, saisi le Conseil d’État d’une demande d’avis, sur le fondement de l’article L. 113-1 du Code de justice administrative N° Lexbase : L2626ALT.
Dans ce cadre, le Conseil d’État a été saisi des questions suivantes :
Par cette décision et en réponse à ces interrogations, le Conseil d’État a, d’une part, indiqué que la mise en œuvre des pouvoirs de police spéciale des maires en matière d’infractions au code de l’urbanisme est subordonnée au délai de prescription de l’action publique (I.), et d’autre part, précisé l’articulation entre ce délai et le délai de la prescription administrative décennale prévue à l’article L. 421-9 du Code de l’urbanisme (II.).
I. La mise en œuvre des pouvoirs de police spéciale des maires subordonnée au délai de prescription de l’action publique
En réponse à la première interrogation du tribunal administratif, le Conseil d’État a estimé que la mise en œuvre des pouvoirs de police spéciale des maires pour lutter contre les infractions du code de l’urbanisme est subordonnée au délai de prescription de l’action publique, et a précisé la durée et le point de départ de ce délai.
De longue date, les maires des communes peuvent, après qu’un procès-verbal constatant une infraction parmi celles visées à l’article L. 480-4 du Code de l’urbanisme N° Lexbase : L0991MMN ait été dressé dans les conditions prévues à l’article L. 480-1 de ce code N° Lexbase : L0742LZI, ordonner à l’auteur de l’infraction, par un arrêté motivé, l’interruption de travaux irréguliers en cours de réalisation, en application de l’article L. 480-2 du même code N° Lexbase : L5007LUY.
Afin de renforcer l’efficacité de la lutte contre les infractions au code de l’urbanisme et le respect des règles d’utilisation des sols et des autorisations d’urbanisme, la loi du 27 décembre 2019 dite « Engagement et proximité » [1] a mis en place de nouveaux outils à la disposition des maires, par l’introduction des articles L. 481-1 à L. 481-3 du Code de l’urbanisme.
À ce titre, par sa décision « Commune de Villeneuve-lès-Maguelone » du 22 décembre 2022 [2], le Conseil d’État a précisé qu’il résulte de ces dispositions, éclairées par les travaux parlementaires de la loi susvisée, que le législateur a entendu que, lorsqu’a été dressé un procès-verbal constatant que des travaux soumis à autorisation d’urbanisme, ou dispensés à titre dérogatoire d’une telle formalité, ont été entrepris ou exécutés irrégulièrement, l’autorité compétente pour délivrer l’autorisation d’urbanisme puisse mettre en demeure l’intéressé, selon la nature de l’irrégularité constatée et les moyens permettant d’y remédier, soit de solliciter l’autorisation nécessaire, soit de mettre les travaux en cause en conformité avec les dispositions dont la méconnaissance a été constatée, y compris, si la mise en conformité l’impose, en procédant aux démolitions nécessaires.
En outre, préalablement à la notification de l’arrêté de mise en demeure, l’intéressé doit avoir été invité à présenter ses observations, dans le cadre d’une procédure préalable contradictoire conforme à l’article L. 121-1 du Code des relations entre le public et l’administration N° Lexbase : L1798KNW, dès lors que cette mise en demeure revêt le caractère d’une mesure de police spéciale.
Enfin, cette mise en demeure peut être assortie d’une astreinte prononcée, soit dès l’origine dans le cadre de l’arrêté de mise en demeure pour un montant maximal de 500 euros par jour de retard, soit à tout moment après l’expiration du délai imparti par la mise en demeure s’il n’y a pas été satisfait, par l’adoption d’un nouvel arrêté prononçant l’astreinte et à condition que l’intéressé ait été de nouveau invité à présenter ses observations.
Cette astreinte doit avoir un montant proportionné par rapport à l’importance des non-conformités et des mesures de régularisation à mettre en œuvre et son montant total ne peut excéder 25 000 euros. Elle court à compter de la notification de l’arrêté la prononçant, et ce jusqu’à ce que l’intéressé ait justifié soit d’avoir déposé une demande d’autorisation d’urbanisme, soit d’avoir effectué les travaux de mise en conformité.
Cet outil a, par la suite, été complété par un nouveau mécanisme introduit par la loi du 9 avril 2024 dite « habitat dégradé » [3], et intégré à l’article L. 481-1 susvisé, qui prévoit la possibilité pour les maires, lorsque les travaux irréguliers ont produit des installations qui présentent un risque certain pour la sécurité ou pour la santé et lorsque la mise en demeure est restée sans effet au terme du délai imparti, de procéder d’office, aux frais de l’intéressé, soit à la réalisation des mesures prescrites ou soit, s’il n’existe aucun moyen technique permettant une mise en conformité des travaux, à la démolition complète de ces installations, après y avoir été autorisé par un jugement du président du tribunal judiciaire.
Et l’ensemble de ces outils, qui ont notamment été introduits pour pallier les limites de l’action pénale comme l’a relevé le rapporteur public dans ses conclusions sur la décision commentée, constituent des moyens propres d’action pouvant être mises en œuvre par les maires, sans préjudice de l’engagement de poursuites pénales à l’encontre de leurs auteurs dans les conditions prévues aux articles L. 480-1 et suivants du Code de l’urbanisme.
Par la décision commentée, le Conseil d’État a donc déterminé si la mise en œuvre de ces pouvoirs de police spéciale des maires est encadrée par un délai de prescription, alors même que l’article L. 481-1 du Code de l’urbanisme n’en prévoit pas.
En se fondant sur les travaux préparatoires des lois susvisées, le Conseil d’État a ainsi estimé que le législateur devait être regardé comme ayant exclu que ces pouvoirs puissent être mis en œuvre au-delà du délai de six ans de prescription de l’action publique, prévu à l’article 8 du Code de procédure pénale, révolu à compter du jour où l’infraction a été commise, c'est-à-dire, en règle générale, à compter de l’achèvement des travaux, et ce sous réserve de l’intervention d’actes interruptifs de cette prescription.
Dans ses conclusions sur la décision commentée, le rapporteur public, après avoir relevé que ces pouvoirs visent à sanctionner des faits susceptibles de revêtir la qualification de délits et constituent ainsi des pouvoirs de police spéciale complémentaires à la mise en œuvre de l’action pénale, a estimé que cette solution était justifiée par le manque de garanties entourant la mise en œuvre de ces pouvoirs de police.
Autrement dit, cette solution concourt ainsi à une certaine forme de sécurité juridique, qui serait conforme, selon le rapporteur public, au développement d’un contrôle de proportionnalité de la sanction du non-respect des règles d’urbanisme afin de sauvegarder le droit de propriété, sous l’impulsion de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme.
Et à toutes fins utiles, précisons enfin qu’en cas de péril grave et imminent qui résulterait de travaux irréguliers pour lesquels le délai de prescription de l’action publique serait échu, le rapporteur public a précisé qu’il resterait loisible au maire d’user de son pouvoir de police générale, sur le fondement de l’article L. 2212-4 du Code général des collectivités territoriales N° Lexbase : L8694AAA.
II. Une articulation précisée entre prescription pénale et prescription administrative
En réponse à la seconde interrogation du tribunal administratif, le Conseil d’État a également précisé l’articulation entre ce délai de prescription de l’action publique et la prescription administrative décennale prévue à l’article L. 421-9 du Code de l’urbanisme.
À ce titre, il convient de rappeler que cet article L. 421-9, qui constitue une limite au principe dégagé par la jurisprudence « Thalamy » [4] selon laquelle les maires ne peuvent légalement accorder un permis portant uniquement sur un élément de construction nouveau prenant appui sur une partie d’une construction édifiée sans autorisation, prévoit que, lorsqu’une construction est achevée depuis plus de dix ans, le refus d’autorisation d’urbanisme ne peut pas être fondé sur l’irrégularité de la construction initiale au regard du droit de l’urbanisme, sauf exceptions prévues à cet article.
Par sa décision « Eber » du 3 février 2017 [5], le Conseil d’État a toutefois jugé que les travaux réalisés depuis plus de dix ans, tant lors de la construction primitive qu’à l’occasion des modifications apportées à celle-ci, peuvent bénéficier de cette prescription administrative, à condition qu’ils n’aient pas été réalisés sans permis de construire en méconnaissance des prescriptions légales alors applicables. En revanche, cette prescription peut bien bénéficier aux travaux réalisés sans déclaration préalable alors même qu’elle était requise.
Par la décision commentée, le Conseil d’État a ainsi précisé l’articulation entre le délai de six ans de prescription de l’action publique et ce délai de dix ans de prescription administrative.
Bien évidemment, comme l’indique le rapporteur public dans ses conclusions, dans le cas où la construction existante a été achevée depuis moins de six ans, le maire peut faire usage de ses pouvoirs de police spéciale pour l’intégralité des éléments de la construction, dans les conditions ayant été précédemment définies.
En revanche, lorsque la construction a été achevée depuis plus de six ans, le Conseil d’État a logiquement estimé que seuls les travaux à l’égard desquels ce délai n’est pas prescrit peuvent ainsi donner lieu à la mise en demeure prévue par l’article L. 481-1 du Code de l’urbanisme.
Enfin, dans le cas où la mise en conformité des travaux irréguliers impliquerait l’obtention d’une autorisation d’urbanisme, le Conseil d’État semble avoir distingué deux hypothèses :
À retenir : La mise en œuvre des pouvoirs de police spéciale des maires pour lutter contre les infractions au Code de l’urbanisme est subordonnée au délai de six ans de prescription de l’action publique et, dans le cadre de la mise en œuvre de ces pouvoirs, le délai de prescription administrative de dix ans doit être pris en compte. |
[1] Loi n° 2019-1461 du 27 décembre 2019, relative à l'engagement dans la vie locale et à la proximité de l'action publique N° Lexbase : L6378MSZ.
[2] CE, 22 décembre 2022, n° 463331, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A738383T.
[3] Loi n° 2024-322 du 9 avril 2024, visant à l'accélération et à la simplification de la rénovation de l'habitat dégradé et des grandes opérations d'aménagement N° Lexbase : L6275MS9.
[4] CE, 9 juillet 1986, n° 51172, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4786AM9
[5] CE, 3 février 2017, n° 373898, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4617TBM.
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