Le Quotidien du 22 septembre 2025

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[Entretien] ...avec Jean-Sébastien Borghetti, Professeur agrégé — Proposition de réforme de la responsabilité civile : agir... mais réformer durablement*

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N2939B3A

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par Jean-Sébastien Borghetti, Professeur agrégé à l'Université Paris-Panthéon-Assas

Le 23 Septembre 2025

1. Continuité et ruptures doctrinales

Lexbase : Plusieurs projets de réforme du droit de la responsabilité ont émergé ces vingt dernières années, portés par la doctrine comme par les praticiens. Cette nouvelle proposition de loi portée par le député Houlié répond-elle aux attentes théoriques formulées par la communauté académique, ou s'en écarte-t-elle sur certains points essentiels ?

J.-S. Borghetti : Il s’agit là d’une question délicate car il ne me semble pas qu’il existe d’attentes théoriques uniformes et unanimes, même au sein de la communauté académique. Cela s'est notamment manifesté dans le contraste entre les projets « Catala » et « Terré », qui constituent les deux premiers projets doctrinaux de réforme. Ils témoignaient d'approches doctrinales, mais également théoriques, de la responsabilité assez différentes. En substance, le projet « Catala » adopte une approche fidèle à l'esprit actuel du droit français, c'est-à-dire des règles générales laissant une grande liberté au juge. Le projet « Terré », quant à lui, manifeste le souci de renforcer l'armature conceptuelle du droit français et de fournir un cadre normatif plus précis.

Ensuite, cette proposition de loi se distingue par son périmètre restreint : elle ne traite que des effets de la responsabilité civile, sans aborder ses conditions. Elle témoigne également, comme les projets précédents, d'une volonté de clarifier très nettement le cadre à la fois conceptuel et juridique de la réparation.

Le texte comporte des éléments intéressants mais aussi certains aspects critiquables. Certes, distinguer les conditions de la responsabilité de ses effets présente une utilité pédagogique et pratique indéniable. Néanmoins, ces deux volets demeurent intimement liés. Ainsi, même si la proposition de loi se veut modeste, une réforme limitée aux seuls effets de la responsabilité, sans aborder les conditions, soulève un certain nombre de difficultés. En effet, il existe des domaines où se produit inévitablement un chevauchement. Par exemple, l'action en cessation de l’illicite, classée dans les effets de la responsabilité, touche aux deux aspects : traiter de la cessation de l'illicite revient donc aussi à évoquer les conditions de la responsabilité.

2. Cohérence philosophique

Lexbase : Cette proposition vous semble-t-elle en adéquation avec l'évolution contemporaine de la philosophie du droit de la responsabilité ? Observe-t-on une continuité conceptuelle ou assistons-nous à un changement de paradigme ?

J.-S. Borghetti : Pour qu'il y ait changement de paradigme, encore faudrait-il qu'un paradigme existe au départ. Je ne suis pas certain qu'il y ait aujourd'hui un paradigme clairement défini en matière de droit de la responsabilité. Une orientation jurisprudentielle et plus encore doctrinale majoritaire existe incontestablement, mais le droit français de la responsabilité présente aujourd'hui une architecture conceptuelle hétérogène.

Sur le plan textuel, nous observons une grande diversité entre les textes historiques du Code civil, ceux issus du droit de l'Union européenne et les dispositions récemment ajoutées par le législateur, parfois de manière précipitée et sans souci particulier de cohérence. La jurisprudence elle-même ne se distingue pas toujours par une absolue cohérence. Il est donc difficile de déterminer si nous sommes dans la continuité ou dans la rupture.

Cette proposition s'inscrit dans une certaine continuité en ce qu'elle demeure très soucieuse de l'indemnisation des victimes, ce qui constitue une préoccupation légitime. Dans cette orientation favorable aux victimes, il existe incontestablement une continuité avec le droit antérieur et le droit positif.

Ensuite, sur le plan strictement conceptuel, l'analyse s'avère plus complexe. D'une certaine manière, cette proposition marque une rupture fondamentale avec le droit positif, rupture néanmoins attendue puisqu'elle constitue l'objet même des projets de réforme depuis vingt ans. Cette rupture tient essentiellement à la codification précise d'une partie des règles de la responsabilité. De ce point de vue, il s'agit effectivement d'une évolution significative.

Bien que la proposition de loi se veuille d’abord une confirmation du droit positif, elle va bien au-delà d'une simple confirmation en proposant un cadre plus structuré de la responsabilité civile. Cette démarche, sans être nouvelle puisqu'elle anime les projets de réforme depuis deux décennies, marque une évolution bienvenue et nécessaire du droit positif.

3. Nécessité de la réforme

Lexbase : Au-delà des débats théoriques, cette proposition présente-t-elle des apports concrètement nécessaires au bon fonctionnement du droit de la responsabilité ? Si oui, quels sont selon vous les plus déterminants ?

J.-S. Borghetti : Cette proposition de loi n’est pas nécessaire en soi. Le droit français de la responsabilité civile fonctionne depuis deux siècles sans réforme majeure et a continué de fonctionner efficacement après la réforme du droit des contrats de 2016. Cette longévité démontre concrètement que nous ne sommes pas confrontés à une nécessité absolue de réformer la responsabilité civile. Cela n'exclut pas pour autant l'utilité ou l'opportunité d'une telle réforme, qui pourrait améliorer le fonctionnement de la matière.

La proposition contient plusieurs dispositions techniques concrètes relatives notamment au recours des tiers payeurs, au calcul des rentes ou aux mécanismes de capitalisation. L'effort de précision et de concrétisation de ces règles mérite d'être salué, indépendamment de l'appréciation que l'on peut porter sur leur contenu.

Il importe de souligner que le contentieux de la responsabilité civile ne se limite pas aux seules questions relatives aux conditions de la responsabilité – c'est-à-dire à l'établissement de la responsabilité du défendeur. Une part substantielle des litiges porte sur les effets de cette responsabilité, notamment sur l'évaluation du montant des dommages-intérêts. Dans de nombreuses affaires, l'existence de la responsabilité ne soulève aucune difficulté particulière ; seule la quantification de l'indemnisation fait débat. Cette situation suffit à générer un contentieux important, particulièrement lorsque le cadre normatif manque de précision.

La clarification des modalités d'évaluation des dommages-intérêts présente donc un intérêt indéniable, répondant à un besoin exprimé par les praticiens et les magistrats, et qui doit permettre de réduire le contentieux sans créer d'injustices.

L’on entend parfois que l'imprécision des règles constituerait un avantage pour les victimes, car elle offrirait aux juges une marge de manœuvre favorable à leur indemnisation, y compris dans les cas où les conditions de la responsabilité ne sont pas pleinement établies. Cette analyse méconnaît cependant le coût considérable – psychologique, financier et temporel – que représente pour une victime, particulièrement en cas de dommage corporel, l'engagement d'une procédure contentieuse.

L'incertitude juridique, présentée comme bénéfique aux victimes, leur est en réalité à mon sens préjudiciable, car elles doivent saisir le juge pour qu’elle joue en leur faveur. Or, le recours au contentieux devrait demeurer exceptionnel, constituant une épreuve particulièrement lourde pour des personnes déjà fragilisées par un dommage, surtout corporel. Il est donc préférable de disposer de règles claires permettant de déterminer la solution applicable et le montant de l'indemnisation sans recours au juge.

4. Définition légale du préjudice

Lexbase : L'introduction d'une définition légale du préjudice dommageable marque une rupture avec la tradition jurisprudentielle française. Ne risque-t-on pas de figer des concepts que la jurisprudence fait évoluer avec souplesse, notamment face à l'émergence de nouveaux dommages ?

J.-S. Borghetti : Le risque d'adopter une conception trop restrictive de ce qui est réparable en droit français demeure relativement limité ! La question soulève néanmoins une problématique intéressante car elle reflète la confusion habituelle entre dommage et préjudice.

Pendant longtemps, ces deux termes ont été considérés comme synonymes et, aujourd'hui encore, la distinction n'est pas toujours clairement établie. En matière de dommage corporel, cette distinction s'est imposée depuis une vingtaine d'années, notamment à travers la nomenclature Dintilhac. Un mouvement plus large, tant doctrinal que législatif, vise à distinguer clairement le dommage – conçu comme l'atteinte à une personne, à une chose, à un droit ou à une situation – du préjudice – compris comme les conséquences de cette atteinte. Cette distinction est aujourd'hui totalement admise dans le domaine du dommage corporel mais demeure débattue en dehors de ce champ.

Cette proposition de loi me paraît de ce point de vue précieuse et féconde. Le projet de 2017, à la suite notamment du projet « Terré », avait adopté une distinction du dommage et du préjudice, reprise dans la proposition à l'article 1303-5 ; celui-ci dispose que « tout préjudice certain résultant d'un dommage et consistant dans la lésion d'un intérêt licite est réparable ». Cette formulation établit bien la distinction entre le dommage et le préjudice, ce dernier étant conçu comme la conséquence du dommage.

Ensuite, si l'on souhaite opposer les conditions de la responsabilité civile de ses effets, le dommage relève plutôt des conditions de la responsabilité puisque l'existence d'un dommage conditionne la responsabilité, tandis que les préjudices relèvent des effets de la responsabilité. L’on ne répare pas le dommage, le plus souvent, mais l’on indemnise les préjudices. À titre d’exemple, en cas de fracture du bras, il ne s'agit pas de réparer le membre blessé, mais d'indemniser les préjudices qui en résultent, qu'ils soient patrimoniaux (perte de revenus, frais médicaux, etc.) ou extrapatrimoniaux (par exemple, la souffrance endurée).

La proposition de loi, dans un souci de précision louable, entend définir le préjudice en précisant son rapport avec le dommage, mais reprend la définition issue du projet de 2017 qui paraît critiquable. Le texte dispose que « le préjudice résulte d'un dommage et consiste dans la lésion d'un intérêt licite ». Or, la lésion d'un intérêt licite caractérise le dommage et non le préjudice. Pour une construction conceptuelle solide et logique, le dommage devrait être défini comme la lésion d'un intérêt licite et le préjudice comme les conséquences patrimoniales ou extrapatrimoniales de cette atteinte. C'est d'ailleurs l'approche retenue par la récente réforme belge du droit de la responsabilité.

Cette approche correspond à ce qu'énoncent les alinéas 3 et 4 de l'article 1303-5, qui définissent les préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux comme des répercussions économiques ou non économiques. Le problème réside dans le premier alinéa qui développe une approche doctrinale là où elle ne paraît pas nécessaire. Il suffirait de définir le préjudice comme les conséquences ou répercussions économiques ou non économiques du dommage. Puisque ce texte ne concerne que l'indemnisation et non les conditions de la responsabilité, il serait possible de s'abstenir de définir le dommage. Dans l'absolu, une telle définition serait souhaitable, mais dans un texte à l'objet limité, il conviendrait de se contenter de préciser que les préjudices constituent les conséquences patrimoniales et extrapatrimoniales du dommage. Cette approche serait préférable à une définition plus abstraite du préjudice qui me paraît inexacte et risque d'entretenir la confusion sur ces questions fondamentales.

5. Amende civile

Lexbase : La création d'une amende civile pour sanctionner les fautes lucratives constitue une innovation importante. Au-delà de sa dimension symbolique, cette mesure vous semble-t-elle techniquement nécessaire et juridiquement opérationnelle ?

J.-S. Borghetti : Cette disposition illustre la pulsion répressive particulièrement forte qui caractérise notre système juridique. Sa nécessité technique ne me paraît pas évidente. Si l'objectif est de punir, le droit pénal constitue le moyen classique et approprié. L'introduction de telles sanctions procède de l'idée selon laquelle le droit pénal manque d'efficacité. Or, le droit pénal possède des vertus préventives bien supérieures. À titre d’exemple, un dirigeant d'entreprise sachant que son comportement l'expose à une sanction pénale sera davantage dissuadé que s'il sait que ce comportement expose sa société au paiement de dommages-intérêts et d'une amende civile, particulièrement si ce paiement intervient plusieurs années après, lorsqu'il aura quitté ses fonctions et n'aura plus de stock-options.

Par ailleurs, en France, le raisonnement relatif à l’amende civile s'appuie toujours sur l'hypothèse de la faute lucrative. Le problème pratique réside dans la preuve de cette faute lucrative, qui est une notion très large. Par exemple, lorsqu'un dirigeant d'entreprise prend une décision, c'est en principe pour que son entreprise obtienne un gain ou réalise une économie. C’est le principe même de la société à but lucratif. Dès lors, soit tout comportement d'un dirigeant social présente un caractère lucratif et l'amende civile peut toujours s'appliquer, soit il faut prouver une « lucrativité particulière », mais selon quelles modalités dans ce cas.

L'amende civile étant versée à l'État, cette orientation soulève des difficultés pratiques. Prouver une intention lucrative particulière exige potentiellement un effort probatoire considérable. Démontrer la faute simple du défendeur diffère substantiellement de l'établissement d'un agissement délibéré en vue d'obtenir un gain ou une économie. Cette preuve nécessite du temps et génère des coûts pour la victime. Quel intérêt y a-t-il pour elle à payer davantage son avocat pour démontrer une faute lucrative alors que cette démarche ne lui apportera aucun bénéfice financier supplémentaire ? Le ministère public pourrait également agir, mais il n'intervient généralement pas dans les affaires civiles. Aux États-Unis, les dommages-intérêts punitifs possèdent une logique cohérente : les demandeurs ont intérêt à les solliciter car, malgré la difficulté probatoire, ils en perçoivent le bénéfice. Cette perspective constitue une véritable motivation pour la victime. Dans le système proposé par ce texte, la victime doit fournir des efforts probatoires supplémentaires pour un résultat qui bénéficie… à l'État. Je ne suis donc pas sûr que cette mesure soit très positive.

Par ailleurs, le texte précise que le risque d'une condamnation à une amende civile n'est pas assurable. L'intérêt de cette mesure semble discutable. Pourquoi ne pas laisser jouer le marché ? Soit les assureurs refusent de couvrir ce risque, et dans ce cas ils ne l’assureront tout simplement pas, soit ils acceptent de couvrir ces risques, et dans ce cas ils augmenteront le montant de leurs primes. Une assurance contre les fautes lucratives coûterait donc plus cher, ce qui produirait également un effet dissuasif. Cette mesure s’inscrit donc dans une logique purement punitive et présente un caractère moralisateur qui ne rime pas nécessairement avec efficacité.

Je ne développerai pas les problèmes de compatibilité avec la Convention européenne des droits de l'Homme. Dans certains cas, nous risquons d'entrer dans le domaine de la sanction pénale, alors que l'encadrement législatif manque de précision.

Par ailleurs, comment prouver la faute délibérée ? L'exemple souvent cité d'un magazine publiant délibérément des photographies en violation du droit à la vie privée pour augmenter ses ventes demeure relativement simple. La réalité est souvent plus complexe. Considérons un dirigeant d'entreprise pharmaceutique qui décide de commercialiser un nouveau médicament malgré des suspicions sur des effets secondaires non établis lors des tests. A-t-il délibérément commis une faute en vue d'obtenir un gain ou une économie ? Ses motivations peuvent être multiples, notamment la pression des actionnaires.

Cette disposition ne clarifie donc rien. Elle crée un nouveau régime aux conditions d'application incertaines, constituant un foyer de contentieux. Mais encore faut-il que les demandeurs s'en saisissent. Hormis par esprit de vengeance, ils n'y ont pas d'intérêt particulier puisqu'ils n'en retireront aucun profit financier. Il apparaît également peu probable que le ministère public s'en saisisse fréquemment.

Cette disposition pourrait donc être rarement utilisée. Dans le cas contraire, nous aurons des années de contentieux, ne serait-ce que pour préciser ses conditions d'application.

6. Régime général vs Régimes spéciaux

Lexbase : Cette proposition se limite au régime général de la responsabilité, laissant intacts les régimes spéciaux. Cette approche fragmentaire ne risque-t-elle pas de compromettre la cohérence globale du droit de la responsabilité et de créer des distorsions systémiques ?

J.-S. Borghetti : L'opposition traditionnelle entre régime général et régimes spéciaux s'agissant des conditions de la responsabilité me paraît abusive. Cette dichotomie présente le régime général comme constitué des dispositions historiques du Code civil et les régimes spéciaux comme tout le reste. Cette approche soulève des difficultés conceptuelles. Par exemple, en quoi la responsabilité du fait des choses serait-elle plus générale que la responsabilité du fait des accidents de la circulation, alors que cette dernière est mobilisée bien plus fréquemment ?

Cette opposition entre régime général et régimes spéciaux, déjà contestable, concerne principalement les conditions de la responsabilité. Pour les effets de la responsabilité, les règles s'appliquent généralement de manière uniforme, indépendamment du régime ayant justifié l'engagement de la responsabilité.

L'approche fragmentaire résulte ici du choix de traiter uniquement les effets de la responsabilité, en excluant ses conditions. Dès lors que l'on s'intéresse exclusivement aux effets de la responsabilité et aux conditions de l'indemnisation, il paraît naturel d'adopter des règles générales. Les mêmes règles ont vocation à s'appliquer, quelle que soit l'origine de la responsabilité. Au stade de l'indemnisation, l'élément déterminant n'est plus l'origine de la responsabilité – sauf exception – mais plutôt la nature du dommage.

La présente proposition, suivant la philosophie des projets antérieurs, distingue un droit commun de l'indemnisation et des règles spéciales relatives à l'indemnisation du dommage corporel et de ses suites. L’on peut toutefois regretter que le projet ne réintègre pas, quitte à l'adapter, le seul régime spécial d'indemnisation actuellement présent dans le Code civil : celui concernant le préjudice écologique pur, introduit en 2016. Il ne s’agit pas d’un nouveau régime de responsabilité car il ne prévoit pas des conditions particulières pour l'engagement de la responsabilité. Il s'agit uniquement d'un régime de réparation du dommage écologique, relevant donc pleinement des effets de la responsabilité.

Si l'on réforme les effets de la responsabilité, il serait logique de prévoir, en reprenant les dispositions actuelles du Code civil, la réparation du dommage écologique. Cette question relève directement du champ d'application de la proposition. Puisque celle-ci comprend des règles particulières sur la réparation des préjudices résultant d'un dommage corporel, elle pourrait également comporter des règles particulières sur la réparation des dommages écologiques.

7. Victimo-centrisme

Lexbase : L'on observe, réforme après réforme, une tendance à placer la victime au cœur des préoccupations législatives. Cette orientation victimo-centriste peut-elle menacer l'équilibre traditionnel entre les différents intérêts en présence dans le droit de la responsabilité ?

J.-S. Borghetti : Je ne sais pas s'il convient de parler d'un équilibre traditionnel, car le droit français de la responsabilité se caractérise depuis longtemps par une orientation très marquée vers les victimes, officiellement du moins. Cette précision s'impose puisque le flou des règles, censé profiter aux victimes, leur est, en réalité, plutôt préjudiciable, particulièrement pour les victimes de dommages corporels.

Il est donc difficile de répondre directement à cette question car il est légitime d'avoir à cœur les intérêts des victimes, notamment ceux des victimes de dommages corporels. D'ailleurs, la distinction opérée par la proposition de loi entre les dommages corporels et les autres types de dommages, permettant de réserver un traitement plus favorable aux victimes de dommages corporels, paraît tout à fait justifiée. Cette préoccupation pour ceux qui ont été blessés dans leur chair paraît légitime et participe de ce que l’on se plaît à nommer la tradition humaniste du droit français de la responsabilité.

Néanmoins, tout est affaire d'équilibre. Certes, il faut indemniser les victimes de dommages corporels, mais encore faut-il qu'elles soient véritablement des victimes au sens du droit de la responsabilité et que les conditions de la responsabilité soient remplies. Sur ce point, la proposition de loi ne nous éclaire pas particulièrement puisqu'elle ne traite pas des conditions de la responsabilité.

La responsabilité civile suppose un équilibre des intérêts en présence ; elle ne concerne donc pas seulement les victimes. Si l'objectif se limitait à indemniser les victimes, il existerait un système beaucoup plus simple : la Sécurité sociale. En matière d'indemnisation, celle-ci s'avère plus efficace que les mécanismes de responsabilité car l'indemnisation y est automatique. À titre d’exemple, lorsqu'une personne se rend à l'hôpital, ses frais médicaux sont pris en charge, même si ce n’est que partiellement. Mais avant que ces frais soient couverts par les mécanismes de la responsabilité civile, du temps et bien des efforts seront nécessaires ! Ainsi, si l'unique objectif consistait à indemniser les victimes, il conviendrait d'étendre encore la Sécurité sociale.

Si la responsabilité civile permet d’indemniser une victime, elle constitue avant tout un mécanisme de justice permettant de rétablir un équilibre rompu. Il est donc essentiel de prendre en considération les intérêts des victimes sans ignorer ceux des responsables potentiels et même ceux de la société tout entière. Cet équilibre, toujours mouvant, nécessite une approche nuancée.

Une décision de justice anglaise illustre cette problématique. Dans cette affaire, une personne avait plongé dans le lac d'un jardin public pour s'amuser, malgré un panneau interdisant la baignade. S'étant blessée du fait de la faible profondeur du lac, elle avait recherché la responsabilité de la collectivité locale gestionnaire du jardin, estimant que celle-ci aurait dû prendre davantage de précautions pour éviter ce genre d’accident. Le tribunal avait rejeté cette responsabilité, estimant notamment que, si la responsabilité de la collectivité devait être reconnue, cela reviendrait à considérer que la simple apposition d’un panneau d'interdiction est insuffisante et à obliger toutes les collectivités locales à installer des barrières autour des plans d'eau dans les parcs. De telles mesures réduiraient considérablement l'agrément de ces espaces pour l'ensemble de la population. Les juges anglais ont ainsi précisé qu'il convient de prendre en compte les intérêts du demandeur et du défendeur, mais aussi ceux de la société, car certaines décisions ont une incidence sur la collectivité tout entière.

Dans le même ordre d’idées, si l'on durcit excessivement la responsabilité médicale, comme ce fut le cas avec l'arrêt « Perruche », l'on rend service à court terme à certaines victimes, mais l'on risque d'entraîner une hausse importante des primes d'assurance. Cette hausse se répercutera sur les patients et pourra limiter l'accès aux soins pour les citoyens les plus modestes. L'on ne peut donc raisonner comme si la responsabilité civile se résumait toujours à un conflit entre une victime présumée innocente et un responsable présumé coupable. Il faut certes prendre en compte l'intérêt des victimes, mais également considérer les choses de manière plus large.

8. Harmonisation des préjudices corporels

Lexbase : La volonté d'harmoniser l'évaluation des préjudices corporels traverse cette proposition. Compte tenu de la diversité intrinsèque des dommages et des situations individuelles, cette ambition ne relève-t-elle pas davantage du vœu pieux que de l'objectif réalisable ?

J.-S. Borghetti : La volonté d'harmonisation demeure moins poussée que dans d'autres projets antérieurs et résulte principalement de l'article 1303-20 qui dispose : « Sauf disposition particulière, le déficit fonctionnel après consolidation est mesuré selon un barème médical unique, indicatif, dont les modalités d'élaboration, de révision et de publication sont déterminées par voie réglementaire ».

Il n'est pas question d'une indemnisation forfaitaire, c'est-à-dire que le texte n'impose pas la fixation de montants forfaitaires, même indicatifs, pour des préjudices spécifiques. Pourtant, cette pratique existe aujourd'hui dans les faits. Officiellement, elle demeure interdite, mais les tribunaux utilisent en pratique l'indemnisation forfaitaire pour la plupart des préjudices extrapatrimoniaux en matière de dommages corporels.

Cette situation s'explique par des raisons évidentes. D'une part, l'on ne peut mesurer exactement les préjudices extrapatrimoniaux. Comment évaluer la souffrance de quelqu'un qui a perdu un proche ? Il n'existe pas d'étalon de la souffrance et l'on imagine mal le juge interroger les demandeurs pour déterminer s'ils sont tristes, très tristes, effondrés ou absolument dévastés. Une telle démarche serait indécente. D'autre part, à supposer même que l'on puisse mesurer cette souffrance, comment déterminer sa valeur monétaire ?

Le concept même de réparation intégrale en matière de préjudices extrapatrimoniaux me semble dénué de sens. L’objection faite à la forfaitisation au motif qu’elle empêcherait l'individualisation de l'indemnisation, s'agissant de préjudices extrapatrimoniaux liés à des dommages corporels, ne me paraît pas fondée, du moins dans de nombreux cas. Nous ne disposons pas des moyens de l’individualisation et le juge n'a pas le temps de se pencher sur les détails.

La forfaitisation des indemnités existe donc en pratique et certains proposaient de l'inscrire dans le Code. La proposition demeure prudente sur cette question très débattue et ne s'avance pas jusqu'à proposer une forfaitisation officielle des indemnités, bien qu'elle existe dans les faits. Le texte se contente de proposer de mesurer le déficit fonctionnel, c'est-à-dire la perte partielle ou totale de l'usage de son corps, selon un barème médical unique indicatif.

L'idée d'appliquer un barème médical unique, qui serait de surcroît indicatif et conférerait aux juges le pouvoir de s'en écarter, me paraît assez consensuelle. L'on pourrait aller beaucoup plus loin dans l'harmonisation du régime en entérinant simplement la situation actuelle. Cette dernière présente un avantage par rapport au passé : bien que ces forfaits demeurent officieux, tous les spécialistes les connaissent et ils sont harmonisés au niveau national.

Il y a donc un progrès, mais nous demeurons dans une hypocrisie considérable. Tout le monde utilise ces forfaits sans avoir le droit de le dire. Cette interdiction est si forte que même le projet n'ose l'avouer. Mais que le projet en parle ou non, ces forfaits continueront d'être utilisés demain. Ne vaudrait-il pas mieux le reconnaître dans le projet ?

Certains s'opposent fermement aux forfaits, même indicatifs, considérant qu'ils constituent une atteinte au droit des victimes et au pouvoir du juge. Mais si le forfait est indicatif, il ne porte pas atteinte au pouvoir du juge, même si en pratique ces forfaits sont appliqués de manière quasi systématique.

L'on pourrait donc aller plus loin dans cette démarche de transparence vis-à-vis des victimes. Aujourd'hui, une victime de dommage corporel ne dispose d’aucune visibilité sur ses droits, alors même que des forfaits existent. Seul le recours à un avocat permet de les éclairer sur ce point.

9. Limites

Lexbase : Observez-vous des limites rédactionnelles au sein de cette proposition de loi ?

J.-S. Borghetti : Certaines dispositions mériteraient d’être corrigées. Nous avons pu déjà observer les limites de la disposition relative à l’amende civile ou encore de celle posant une définition du dommage et du préjudice.

Par ailleurs, l’article 1303-11 prévu par la proposition prévoit que « les préjudices résultant d’un dommage corporel sont réparés sur le fondement des règles de la responsabilité extracontractuelle, même s’ils sont causés à l’occasion de l’exécution du contrat ». Dans ce cas, nous ne sommes plus seulement dans le champ de la réparation mais également dans celui des conditions de la responsabilité. Mais cela peut poser un problème technique lorsque le dommage est causé à l’occasion de l’exécution d’un contrat par un sous-traitant du débiteur. Dans l’état actuel du droit, le contrat a mal été exécuté et le débiteur engage sa responsabilité contractuelle. Mais si demain la responsabilité extracontractuelle s’applique, il faudra trouver un régime qui s’applique à cette situation particulière. La responsabilité pour faute de l’exécutant pourra être invoquée, mais si l’on veut permettre au créancier d’engager la responsabilité de son cocontractant pour le dommage corporel causé, il faut prévoir un nouveau régime de responsabilité du fait d’autrui, puisqu’en l’état actuel du droit il n’y a pas de responsabilité délictuelle du donneur d’ordres pour le dommage causé par son sous-traitant. L’alinéa 2 de l’article 1303-11 de la proposition tient compte de cette hypothèse contrairement au projet de 2017. Néanmoins, sa formulation ne me paraît pas satisfaisante sur le plan technique.

L’article suivant, sur le dommage causé par une personne non identifiée, me paraît lui aussi critiquable alors que la récente réforme belge propose sur ce point une solution à mon sens plus convaincante. Le texte de la proposition est assez ambigu et permet une responsabilité potentiellement très large. Par exemple, selon cet article, si une personne est blessée sur le périphérique et s’il est établi que, au moment de l’accident, 15 véhicules roulaient à proximité à 60 km heure, et non à 50 km heure, sera-t-il possible d’engager la responsabilité des assureurs de tous ces véhicules, à charge pour chacun de démontrer que son véhicule n’a pas heurté la victime ?

10. En conclusion

Lexbase : Comment évaluez-vous globalement cette proposition ? Constitue-t-elle une avancée significative pour la discipline, ou s'agit-il d'une réforme de circonstance qui n'apporte pas les réponses aux véritables enjeux contemporains du droit de la responsabilité ?

J.-S. Borghetti : Cette proposition de loi présente des aspects très positifs. Elle fait l'effort louable de repartir du projet de 2017 tout en opérant un certain nombre de modifications, du moins sur les questions qu'elle traite. À certains égards, le texte améliore d’ailleurs véritablement le projet de 2017.

Cependant, deux séries de reproches peuvent être formulées à l’encontre de cette proposition.

D’une part, elle perpétue une approche parcellaire du droit de la responsabilité civile, observable depuis plusieurs années. En effet, depuis la réforme du droit des contrats de 2016, aucune réforme d'ensemble de la responsabilité civile n’a vu le jour. Au lieu de cela, nous assistons à une succession de réformes ponctuelles, ne formant pas de corpus cohérent :

  • en 2016, la loi sur la réparation du préjudice écologique ;
  • en 2024, la loi sur les troubles anormaux du voisinage ;
  • en 2025, la loi sur l'amende civile puis celle modifiant l'article 1242, alinéa 4, du Code civil relatif à la responsabilité des parents du fait de leurs enfants.

Bien que cette proposition de loi constitue une entreprise de plus grande ampleur, elle s'inscrit néanmoins dans cette même approche parcellaire. Une réforme globale serait pourtant la bienvenue.

Par ailleurs, un certain nombre de dispositions demeurent perfectibles. Il est regrettable à cet égard que les rédacteurs de cette proposition ne se soient pas plus inspirés de la réforme belge de la responsabilité civile entrée en vigueur en 2024. Cette réforme présente en effet un intérêt particulier en ce qu’elle demeure dans l'esprit du droit français tout en proposant des solutions plus abouties que le projet de 2017, même s’il est vrai que ses apports les plus importants concernent les conditions de la responsabilité plus que l'indemnisation des préjudices.

De manière plus générale, sur le plan de la méthode, il est dommage de traiter des effets de la responsabilité civile sans avoir préalablement abordé ses conditions. D’ailleurs, il est parfois difficile de faire abstraction des règles gouvernant les conditions de la responsabilité, notamment lorsqu'il s'agit de la cessation de l'illicite ou des dommages causés en groupe.

En conclusion, ce texte présente des aspects très positifs et formule quelques propositions particulièrement intéressantes. Il a surtout le mérite de relancer le débat et la discussion sur la réforme de la responsabilité civile. Néanmoins, l'adoption de ce texte dans son périmètre restreint aux seuls effets de la responsabilité, et ce même en corrigeant certaines dispositions, ne constitue pas le scénario idéal. Il serait préférable d’élaborer un projet cohérent, s'appuyant sur cette proposition de loi, sur les projets antérieurs et sur la réforme belge, afin de réformer la responsabilité civile de manière globale et durable et non par touches successives.

Pour en savoir plus : pour consulter l'interview croisée du député Sacha Houlié, à l'origine de cette proposition de loi, lire [Entretien] ...avec Sacha Houlié, Député — Proposition de réforme de la responsabilité civile : agir pour mieux protéger les victimes, Lexbase CRI, septembre 2025 N° Lexbase : N2938B39.

* Propos recueillis par Sam Bouvier, Éditeur juridique, et Floriane Ung, Responsable éditoriale

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[Entretien] ...avec Sacha Houlié, Député — Proposition de réforme de la responsabilité civile : agir pour mieux protéger les victimes*

Lecture: 14 min

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par Sacha Houlié, Député et Avocat à la Cour

Le 23 Septembre 2025

1. Genèse du texte

Lexbase : Votre proposition de loi déposée le 16 septembre dernier ambitionne une refonte d'ampleur du droit de la responsabilité civile. Quels sont les dysfonctionnements actuels du système que vous entendez corriger, et quelle est la philosophie générale qui sous-tend cette réforme ?

S. Houlié : Il s’agit moins de dysfonctionnements que d’un vieillissement et d’une accumulation de couches de jurisprudence qui affectent la protection des victimes et l’intelligibilité du droit.

Certes, c’est moins handicapant pour les praticiens, mais c’est insécurisant pour les particuliers et les personnes morales. Le texte que je propose n’épuisera pas à cet égard tous les sujets puisqu’il est centré sur les modalités d’indemnisation des victimes et non l’unification des régimes de responsabilité dont la fragmentation est une difficulté : responsabilité médicale, produits défectueux, accidents de la circulation, contentieux environnemental ou numérique… Ce chantier mériterait une habilitation du gouvernement que les parlementaires ne peuvent et n’ont pas à proposer. C’était d’ailleurs la volonté du garde des Sceaux Urvoas en 2017 lors de la présentation de sa réforme. En revanche, je souhaite que soient posés les jalons de l’unification du régime indemnitaire en revendiquant une inspiration du régime de la loi Badinter de 1985 N° Lexbase : L7887AG9.

Ce cadre est précieux, car il sécurise les conditions dans lesquelles sont appréciés le préjudice, la faute et les postes ouvrant droit à une réparation. Je n’ignore pas les discussions que cela peut susciter sur le renchérissement du coût de la réparation, mais c’est un parti pris en faveur des victimes. Ce n’est pas non plus dénué d’intérêt pour les personnes devant les indemniser, car aujourd’hui les juridictions font évoluer le droit avec la société et indemnisent de nouveaux préjudices (l’anxiété, l’agrément, le préjudice écologique, etc.). Sans restreindre le droit d’initiative de la jurisprudence, il convient aussi de rendre plus prévisible ce droit de la responsabilité civile qui n’a que peu évolué (la loi du 15 juin 2024 N° Lexbase : L6466MSB codifiant le trouble anormal de voisinage) ou dont les réformes ont été inabouties (la réforme dite « Urvoas » de 2017 ou le projet dit « Vichniesky/Gosselin » relatif à la modification du régime de l’action de groupe).

Ce que je propose également dans la responsabilisation des acteurs me paraît primordial, qu’il s’agisse des dépenses préventives engagées par la victime, de la procédure de cessation de l’illicite ou bien évidemment de la sanction, par une amende civile, de la faute lucrative.

En tout état de cause, comme le dit l’exposé des motifs de ma proposition de loi, le législateur est prompt à proposer des réformes en matière pénale, mais semble plus paresseux ou procrastinateur en matière civile, alors même que c’est là le cœur du quotidien de nos concitoyens.

2. Méthode et concertation

Lexbase : Cette proposition s'inscrit dans un contexte où doctrine et praticiens appellent depuis longtemps à une révision du droit de la responsabilité. Comment avez-vous procédé pour élaborer ce texte ? Avez-vous consulté les acteurs du secteur, et comment votre approche se distingue-t-elle des précédents projets de réforme ?

S. Houlié : L’honnêteté m’oblige à vous dire que je n’ai rien inventé. Le texte que j’ai déposé s’inspire largement des travaux du garde des Sceaux Urvoas remis au goût du jour par les équipes de Nicole Belloubet en 2019 avec lesquelles j’ai travaillé après avoir rapporté la ratification de l’ordonnance valant réforme du droit des contrats et des obligations. Le texte de la proposition rend hommage aux travaux réputés des commissions dites « Catala » et « Terré ».

Aussi, après l’adoption de la loi d’orientation et de programmation de la Justice en novembre 2023 N° Lexbase : L6256MSI laquelle prévoyait, pour des raisons d’intelligibilité, la recodification à droit constant du Code de procédure pénale, j’ai sollicité la Direction des Affaires civiles et du Sceau pour connaître l’avancée de leurs travaux.
En qualité de président de la Commission des Lois, j’avais projeté de réunir les présidents des chambres civiles des cours d’appel et des tribunaux judiciaires ainsi que les responsables des départements de droit civil de chacune des universités et leurs étudiants intéressés le 12 septembre 2024 lors d’une conférence à la présidence de l’Assemblée nationale que j’avais pré-réservée à cet effet avec l’accord de Yaël Braun-Pivet. Ensuite, le texte aurait fait l’objet de consultations au cours de l’automne avant d’être déposé début 2025. Malheureusement, la dissolution a mis à mal ce projet.

C’est pourquoi, j’ai déposé le texte en cette rentrée avec l’objectif de l’inscrire à l’Assemblée et d’en débattre, dans cette attente, dans les universités ou les juridictions qui voudront bien m’inviter. Nous commencerons bientôt à l’Université de Paris-Panthéon-Assas avec Monsieur le Professeur Jean-Sébastien Borghetti.

3. Définition du préjudice

Lexbase : L'introduction d'une définition légale du préjudice dommageable constitue une innovation majeure de votre proposition de loi. Ne craignez-vous pas qu'une définition trop restrictive conduise à exclure certains dommages émergents que la jurisprudence aurait pu reconnaître ?

S. Houlié : D’abord, vous avez raison de dire que la codification d’une définition du préjudice résultant d’un dommage est une nouveauté importante. La discussion parlementaire doit naturellement permettre de la parfaire.

Cela dit, la définition que je propose en ce qu’elle prévoit le caractère certain du dommage et la lésion d’un intérêt licite me paraît particulièrement large. La distinction entre préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux permet d’embrasser les préjudices issus de dommages émergents tels que le préjudice écologique (d’ailleurs déjà prévu à l’article 1247 du Code civil N° Lexbase : L7608K9N), celui d’anxiété très spécifique au cas de l’amiante, celui de l’angoisse d’une mort imminente, d’agrément, de contamination ou liés à l’e-réputation.
En ce sens, la réparation des préjudices corporels qui viendrait codifier la loi Badinter sur le régime spécial des accidents de la circulation en indemnisant la victime poste par poste remplit de mon point de vue deux fonctions essentielles : d’une part, la prévisibilité et la sécurité des droits de la victime, d’autre part, la juste réparation de l’ensemble de ses dommages. Je m’attends davantage à ce qu’il y ait des observations sur le coût de telles dispositions pour les sociétés qui sont tenues, à raison des contrats qui les lient à des particuliers ou des personnes morales, d’indemniser les victimes.

4. Réparation intégrale et perte de chance

Lexbase : Votre texte indique que « la réparation doit avoir pour objet de replacer la victime autant qu’il est possible dans la situation où elle se serait trouvée si le fait dommageable n’avait pas eu lieu ». Cette formulation pourrait-elle conduire à remettre en question la jurisprudence établie, notamment en matière de préjudice découlant d’une perte de chances ?

S. Houlié : La perte de chances est indemnisée dans certaines conditions (réelle, sérieuse, certaine dans sa disparition et proportionnelle dans sa réparation).

Elle a été consacrée par la jurisprudence pour certaines matières et figure d’ailleurs parmi les postes d’indemnisation de la nomenclature Dintilhac, de sorte qu’il n’y a, à mon sens, pas lieu de penser qu’elle puisse être remise en cause par les dispositions que je propose. Si les travaux parlementaires faisaient craindre le contraire, nous pourrions bien évidemment les modifier.

Par ailleurs, la volonté de réparer les dépenses exposées par la victime pour prévenir un dommage imminent, en éviter l’aggravation, la procédure de cessation de l’illicite ou la réduction du droit à indemnisation lorsque la victime a « laissé faire » dans la mesure de ses moyens et tout en protégeant son intégrité physique doivent illustrer la volonté du législateur de mieux prendre en compte le comportement de la victime.

Dans ces circonstances, les fondements de la réparation du préjudice de pertes de chances me semblent conservés dès lors qu’il est question de tenir compte des projets de la victime et de l’attitude qu’elle a adoptée pour les mener à bien.

5. L’amende civile

Lexbase : La réaction de la communauté juridique a été très contrastée à l’égard du nouvel article 1254 du Code civil N° Lexbase : L4998M9Y issu de la loi du 30 avril 2025 N° Lexbase : L4775M9Q. Votre proposition d’article 1303-8 entend-elle établir de vrais « dommages-intérêts punitifs à la française » ? 

S. Houlié : Effectivement, une autre innovation majeure de la réforme résulte de la consécration de l’amende civile qui vient sanctionner le comportement de l’auteur ayant commis une faute ou une inexécution contractuelle en vue d’en tirer un profit. Ainsi est créée la sanction de la faute lucrative.

Pour en définir le régime, il est proposé de prendre en compte des travaux préparatoires de l’article 1266-1 de l’avant-projet de 2017, mais également des débats parlementaires lors de l’examen de la proposition de loi relative au régime juridique des actions de groupe ainsi que de l’actuel article 1254 du Code civil N° Lexbase : L4998M9Y.

L’avant-projet de 2017 prévoyait ainsi que le montant de l’amende était fléché vers le Trésor public et non vers la victime. La possibilité d’affecter sous forme de dommages et intérêts le montant de la sanction civile à la victime suscite des réserves, à la fois car cela résulterait en un enrichissement de la victime à la suite du procès – allant donc au-delà du principe de réparation intégrale des préjudices – mais également car un tel mécanisme rapprocherait le droit français de ce qui se pratique en droit anglo-saxon. Plusieurs publications soulignaient ainsi la cohérence d’une affectation au Trésor public plutôt qu’à la victime :

  • N. Fournier De Crouy, Consécration de la faute lucrative en droit commun : pourquoi ne dit-elle pas son nom ? Regard porté sur la constitutionnalité et l’efficacité de l’article 1266-1 du projet de réforme de la responsabilité civile, Petites affiches, 8 novembre 2017, n° 223 : « En excluant la victime de l’affectation du produit de l’amende civile, le législateur met fin à la principale controverse doctrinale suscitée par la consécration de la faute lucrative en droit français. L’affectation à un fonds d’indemnisation ou au Trésor public du profit illicite consolide la nature de la peine civile publique de l’amende civile, ravive la fonction normative/punitive de la responsabilité civile et consolide l’intangibilité du principe de réparation intégrale propre à sa fonction indemnitaire. »
  • M.-A. Chardaux, L’amende civile. À propos de l’article 1266-1 du projet de réforme de la responsabilité, Petites affiches, 30 janvier 2018, n° 022 : « Cette sanction présente des avantages indéniables, aussi bien sur le plan théorique que sur le plan pratique. Tout d’abord, sur le plan théorique, l’amende civile a le mérite de ne pas mélanger les genres. La responsabilité civile répare. L’amende sanctionne. Ensuite, sur le plan pratique, contrairement aux dommages et intérêts punitifs, l’amende civile évite un enrichissement peu justifié, sinon indu de la victime. En effet, l’amende civile n’est pas versée à la victime, mais à un fonds d’indemnisation ou au Trésor public. De ce point de vue, l’amende civile est plus conforme à notre tradition juridique en ce qu’elle est respectueuse du principe de la réparation intégrale. »

C’est également ce qui a conduit les rapporteurs de la proposition de loi relative au régime juridique des actions de groupe, Laurence Vichnievsky et Philippe Gosselin, à proposer une sanction civile dont le produit serait versé au Trésor. M. Gosselin déclarait ainsi, lors de l’examen du texte à l’Assemblée en première lecture :

« Il ne s’agit en aucun cas de calquer ou d’importer dans notre système juridique la class action à l’américaine, avec ses dommages et intérêts punitifs et ses cabinets d’avocats qui se comportent parfois en chasseurs de primes. Notre action de groupe est bien membre de cette fratrie, mais elle n’est pas la sœur jumelle de la class action. Nous nous inscrivons dans la perspective du droit continental avec une vision plus européenne qu’anglo-saxonne, cette dernière présentant parfois des excès. Nous refusons ainsi les dommages et intérêts punitifs ».

Ainsi, l’amende civile qui sanctionne davantage qu’elle ne répare serait demandée par la victime ou le ministère public, son produit étant affecté à un fonds d’indemnisation. Il reste que la partie restitutoire ne serait pas assurable. Ce caractère non assurable de l'amende civile vise d’ailleurs davantage à révéler les dérives assurantielles qu'à y remédier concrètement, l’objectif étant de sensibiliser et de prévenir de telles pratiques.

6. Barémisation

Lexbase : L’objectif d’harmoniser l’évaluation des préjudices corporels peut faire débat. Les praticiens ne risquent-ils pas de s’inquiéter d’une possible rigidification par le barème ? Comment comptez-vous préserver le principe d’individualisation de l’indemnisation ?

S. Houlié : Bien au contraire, je pense que l’introduction de la nomenclature Dintilhac pour l’indemnisation poste par poste du préjudice corporel est une sécurité importante pour les victimes, contraignant ainsi l’ensemble des acteurs à évaluer la totalité des préjudices indemnisables sans pouvoir en oublier aucun.

L’individualisation de l’indemnisation n’est à ce titre pas remise en cause, car la valorisation de chacun de ses postes demeure à la libre appréciation des parties, dans le cadre transactionnel, ou du juge, dans l’hypothèse judiciaire.

C’est aussi un élément particulièrement important d’harmonisation du droit, car outre le sort de la victime, cela veut dire que ces postes devront être appliqués tout aussi bien en matière transactionnelle que devant les juridictions administratives ou judiciaires. C’était d’ailleurs l’un des éléments du discours du garde des Sceaux en 2017 pour justifier la réforme. « Qui peut admettre aujourd'hui que la victime d'une erreur médicale soit indemnisée différemment, selon qu'elle a reçu des soins à l'hôpital public ou dans le secteur privé ? »

7. Réalisme politique

Lexbase : Dans le contexte institutionnel actuel, quelles sont selon vous les chances de voir cette réforme aboutir ?

S. Houlié : Nul ne peut le dire. Je sais l’avis bienveillant de la présidente de l’Assemblée sur ma proposition. L’idée est de pouvoir l’inscrire à l’ordre du jour dans le cadre d’une semaine de l’Assemblée nationale, lorsqu’il est négocié entre les différents groupes au titre du temps « transpartisan ». Je crois que cette proposition peut faire consensus, d’une part, parce qu’elle consacre la place centrale de la victime dans le système de la responsabilité civile, d’autre part, parce qu’elle participe à l’intelligibilité du droit français et partant à son attractivité puisque pour les entreprises, rien n’est plus inquiétant que l’incertitude.

8. Critères d’évaluation et perspectives

Lexbase : À supposer que cette réforme soit adoptée, avec quels indicateurs mesurerez-vous son succès ? Prévoyez-vous des mécanismes d’évaluation de son impact sur la jurisprudence et la pratique ?

S. Houlié : Au regard de la tâche qui est devant nous, cette question est prématurée. La participation des professionnels et des universitaires à la procédure parlementaire permettant l’élaboration de la loi doit nous permettre de définir les indicateurs dont vous parlez. Leur implication dès le stade de la discussion parlementaire est en revanche, à mes yeux, un élément important pour que cette réforme soit réussie.

Pour en savoir plus : pour confronter cette approche avec l'analyse de Jean-Sébastien Borghetti, professeur agrégé à l'université de Paris-Panthéon-Assas, lire [Entretien] ...avec Jean-Sébastien Borghetti, Professeur agrégé — Proposition de réforme de la responsabilité civile : agir... mais réformer durablement, Lexbase CRI, septembre 2025 N° Lexbase : N2939B3A.

* Propos recueillis par Sam Bouvier, Éditeur juridique, et Floriane Ung, Responsable éditoriale

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Actualité judiciaire

[A la une] Raël échoue à faire condamner une de ses anciennes disciples qui raconte avoir été son « esclave sexuelle »

Lecture: 4 min

N2917B3G

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par Axel Valard

Le 19 Septembre 2025

Claude Vorilhon n’a pas fait le déplacement jusqu’à la 17e chambre du tribunal judiciaire de Paris, mercredi 17 septembre. À 78 ans, celui qui se fait toujours appeler Raël profite de sa retraite sur l’île d’Okinawa au Japon où il attend et prépare toujours l’arrivée des extraterrestres. Cela fait plus de cinquante ans que cela dure. Depuis 1973 exactement, date à laquelle il assure avoir rencontré les « Elohim » alors qu’il se trouvait dans le Puy-de-Dôme. C’est là qu’il a lancé son mouvement. Et c’est, d’une certaine manière, ce qui l’a amené devant la justice française, mercredi 17 septembre.

Pour bien comprendre tout ça, il faut en réalité remonter aux origines de l’histoire et évoquer sa philosophie. Son mouvement, qualifié de « sectaire » dans le rapport parlementaire contesté de 1995, assure donc que les extraterrestres, les « Elohim » dans le jargon raëlien, n’attendent que la construction d’une « ambassade » pour venir nous rendre visite. Il faut nécessairement de l’argent pour la construire. Et puis, surtout, il faut se préparer à leur façon de vivre. Depuis ses origines, le mouvement revendique ainsi une très grande liberté sexuelle, essentiellement basée sur l’échangisme et le polyamour.

Au-delà de l’aspect financier et de l’emprise évidente sur certains esprits, le problème du mouvement raëlien réside dans le fait que cette liberté sexuelle s’applique aussi aux enfants. Claude Vorilhon, lui-même, l’a revendiqué dans un livre paru en 1978 : « L’éducation sexuelle est très importante. Mais elle n’apprend que le fonctionnement technique des organes et leur utilité, tandis que l’éducation sexuelle doit apprendre comment l’on peut avoir du plaisir par ses organes, en ne recherchant que le plaisir (…) Ne rien dire à ses enfants au sujet du sexe, c’est mal. Leur expliquer à quoi ça sert, c’est mieux, mais ce n’est pas encore suffisant : il faut leur expliquer comment s’en servir pour en retirer du plaisir ».

Le statut de « plume rose cordon doré » de Lydia Hadjara.

Opposée aujourd’hui en justice au leader du mouvement, Lydia Hadjara avait 4 ans lorsque ses parents ont commencé à l’emmener dans les camps d’été raëliens. Selon son récit, elle a été assez vite « repérée » et confiée, à 10 ans, aux mauvais soins d’un « évêque » chargé de la « préparer » pour qu’elle soit « prête » à 18 ans, à « servir » Claude Vorilhon.

Agée d’une quarantaine d’années, Lydia Hadjara a évidemment visionné le documentaire diffusé sur Netflix, en 2024 (Raël, le prophète des extraterrestres). « Mais elle a trouvé que cela n’insistait pas assez sur l’importance de la sphère sexuelle dans le mouvement », indique Aline Lebret, son avocate. « Elle a regretté que le documentaire puisse laisser croire à une bienveillance dans le fonctionnement de la secte ».

C’est sans doute pour cela que la jeune femme a décidé, par la suite, de publier un livre sur son histoire. Dans « J’étais son esclave » (City Editions, janvier 2025), elle revient donc sur toute son histoire. Et surtout sur le statut de « plume rose cordon doré » que Raël lui avait accordé. Façon de dire qu’il la réservait pour ses seuls besoins et envies. « J’attendais pour tout, même pour qu’il valide les vêtements que je portais puisque c’était lui qui décidait comment je devais m’habiller. (…) En parallèle de ma formation aux tâches ménagères, je couchais avec Raël dès qu’il en avait envie. N’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Il avait un grand appétit sexuel ».

Une procédure en diffamation en parallèle.

Après la publication, Lydia Hadjara a donné quelques interviews pour faire la promotion de son livre. C’est ainsi qu’elle s’est retrouvée face à Mouloud Achour pour les besoins de l’émission Clique sur Canal +. Là, elle n’a pas hésité à qualifier Raël « d’être diabolique », au « même niveau qu’Hitler ».

Bien loin de tout ça, Claude Vorilhon a eu le temps de visionner cette interview. Et il a donc décidé de faire citer son ancienne disciple directement en justice pour « injures publiques », la qualifiant au passage de « mythomane ». C’est donc ce dossier qui s’est retrouvé devant la 17e chambre du tribunal de Paris cette année. Mercredi 17 septembre, la justice a débouté le leader du mouvement et relaxé Lydia Hadjara aux fins de la poursuite. De quoi soulager cette jeune femme, toujours fragile aujourd’hui.

Sauf que l’affaire ne devrait pas s’arrêter là. En parallèle, Raël a également entamé une procédure en diffamation contre la même Lydia Hadjara. Une audience devrait avoir lieu en janvier. Reste à savoir si les extraterrestres auront débarqué d’ici là…

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Collectivités territoriales

[Jurisprudence] La tarification différenciée du service public de l’eau à l’épreuve de la différence de tarification entre usagers relevant de deux anciens EPCI

Réf. : CE, 3°-8° ch. réunies, 21 mai 2025, n° 491124, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : B3196AAM

Lecture: 12 min

N2880B33

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par Clément Laforge, Docteur en droit public

Le 15 Septembre 2025

Mots clés : coopération intercommunale • service public local • tarification • égalité des usagers devant le service public • eau et assainissement
L’arrêt du Conseil d’État précise que l’écart historique de tarification entre usagers du service public local de deux anciens EPCI à fiscalité propre ne permet pas de justifier en elle-même une différence de tarification. Toutefois, le Conseil d’État ouvre la voie à une tarification différenciée reposant sur des mesures transitoires.


 

L’arrêt rendu le 21 mai 2025 le Conseil d’État suscite un intérêt pour quiconque s’intéresse au droit de l’intercommunalité. Près de dix ans après la loi « NOTRe » (loi n° 2015-991 du 7 août 2015, portant nouvelle organisation territoriale de la République N° Lexbase : L6478MSQ), le juge administratif continue de délimiter les conséquences du changement de périmètre des EPCI. Cet arrêt s’avère particulièrement intéressant. Il précise les marges de manœuvre de l’EPCI pour opérer une tarification différenciée du service public de l’eau découlant de l’exercice des compétences « eau » et « assainissement » par les EPCI. Leur exercice a constitué un point de crispation particulièrement vif se matérialisant par un large débat sur l’exercice obligatoire ou non de celles-ci par les EPCI. Le changement de leur périmètre oblige les EPCI – et donc leurs communes membres – à revoir leur organisation et repenser leurs services publics locaux. L’enjeu est double : juridique, car cette adaptation se doit de respecter le principe d’égalité des usagers devant le service public, mais également politique, car il s’impose de tenir compte des communes « historiques » composant l’EPCI. La décision rendue par le Conseil d’État apparaît en ce sens bienvenue, puisque, par une pédagogie notable, le juge administratif précise ce dont il peut être tenu compte.

Le contentieux à l’origine du litige sur lequel le Conseil d’État eut à se prononcer découle d’une différence de traitement entre usagers de communes de deux anciens EPCI : celles de la communauté d’agglomération « Caux Vallée de Seine » et celles de la communauté de communes « Cœur de Caux ». La première exerçait la compétence « assainissement des eaux usées » et assurait à ce titre le contrôle des installations d’assainissement non collectif, ainsi que l’entretien de ces installations avec l’accord du propriétaire. Ces services étaient financés par une redevance facultative et forfaitaire. Le 1er janvier 2017, sept communes de la communauté de communes « Cœur de Caux » ont intégré la communauté d’agglomération, laquelle est alors devenue la communauté d’agglomération « Caux Seine Agglo ». Ces sept communes étaient membres de deux syndicats différents. Dans l’attente d’une harmonisation progressive, la communauté d’agglomération a par la suite décidé d’appliquer une tarification différenciée entre les communes constituant le périmètre « historique » de l’EPCI et celles ayant rejoint l’EPCI. Une délibération du 10 décembre 2019 a ainsi établi les tarifs pour 2020 en fixant, pour les premières, le tarif de la redevance pour le fonctionnement du service d'assainissement non collectif à 40 euros hors taxes par an et par installation et le tarif de la redevance pour l'entretien des installations conventionnées à 1 euro hors taxes par mètre cube. Toutefois, pour les usagers des sept communes, les tarifs ont été fixés à 37 euros et 0,45 euro pour correspondre au maintien du tarif qui leur était applicable avant cette intégration. Une délibération du 15 décembre 2020 établissant les tarifs pour 2021 a par la suite harmonisé la redevance pour le fonctionnement du service d'assainissement non collectif à 37 euros hors taxes par an et par installation, pour l'ensemble des usagers, mais a maintenu la même différence tarifaire de la redevance pour l’entretien des installations conventionnées. Ces délibérations ont ainsi été attaquées par des usagers relevant des communes « historiques », lesquels ont vu leurs demandes être rejetées en première instance et en appel.

En la matière, toute la difficulté résidait dans la justification et les choix opérés par l’EPCI pour mettre en œuvre une telle tarification. Dans sa décision, le Conseil d’État nous rappelle que la tarification du service public de l’eau est classiquement encadrée par le principe d’égalité des usagers devant le service public (I). Or, en l’espèce, la tarification adoptée par le conseil communautaire s’avère avant mal justifiée (II), sans que cela n’écarte en principe l’hypothèse d’une différence de tarification.

I. Une tarification du service public de l’eau traditionnellement encadrée par le principe d’égalité des usagers devant le service public

Le principe d’égalité des usagers devant le service public conditionne la façon dont peut être établie une redevance. Le Conseil d’État rappelle la nécessité pour la collectivité de respecter la règle d’équivalence entre le tarif d’une redevance et la valeur de prestation ou du service rendu [1]. S’il impose de considérer que « le tarif le plus élevé retenu ne peut excéder le coût du service rendu » [2], ce principe induit aussi désormais la notion de gain [3]. Pour être légalement établie, une redevance pour service rendu doit essentiellement trouver une contrepartie directe dans la prestation fournie par le service, ou le cas échéant, dans l’utilisation d’un ouvrage public et, par conséquent, doit répondre correspondre à la valeur de la prestation ou du service. Pour autant, si l’objet du paiement que l’administration peut réclamer à ce titre doit en principe de couvrir les charges du service public, il n’en résulte pas nécessairement que le montant de la redevance ne peut excéder le coût de la prestation fournie. Le respect de cette règle peut être assuré non seulement en retenant le prix de revient de ce dernier, mais aussi en fonction des caractéristiques du service en tenant compte de la valeur économique de la prestation pour son bénéficiaire. Il doit être ainsi tenu compte du service rendu, mais aussi de toutes les avantages découlant du service utilisé et pouvant augmenter la valeur économique de la prestation pour l’usager, ce qui ouvre la possibilité pour l’administration de rechercher un bénéfice, comme le juge l’a par exemple fait en se fondant sur le chiffre d’affaires d’une médecin exerçant à titre libéral [4]. Il reste toutefois que le tarif doit être établi, dans tous les cas, selon des critères objectifs et rationnels [5] pour respecter le principe d’égalité des usagers devant le service public et les règles de la concurrence.

Cette redevance ne saurait toutefois reposer sur des considérations arbitraires pour justifier des tarifs différenciés. Cette position du juge administratif est connue depuis son célèbre arrêt « Desnoyez et Chorques » [6]. Ainsi, « la fixation de tarifs différents applicables, pour un même service rendu, à diverses catégories d’usagers d’un service public implique, à moins qu’elle ne soit la conséquence nécessaire d’une loi, soit qu’il existe entre les usagers des différences de situations appréciables, soit qu’une nécessité d’intérêt général en rapport avec les conditions d’exploitation du service commande cette mesure ». En matière de service public de l’eau et de l’assainissement, le juge administratif a pu accepter des différenciations tarifaires, soit en se fondant sur des différences d’organisation du service entre deux zones d’une ville [7], soit en se fondant sur une utilisation différente du service par les usagers selon leur besoin d’alimentation en eau [8]. Il a pu également prendre en compte le coût de l’extension du réseau et les conditions particulières d’exploitation du service pour répondre à des besoins liés à la vocation principalement touristique d’une zone [9] ou, encore, le mode d’exploitation du service public propre à un secteur de la commune rendu nécessaire par l’affluence d’une population saisonnière [10].

A contrario, le juge administratif a récemment annulé les décisions prises par la communauté d’agglomération « Muretain Agglo » qui a tenté d’opérer une harmonisation tarifaire. En l’espèce, cet EPCI a exigé l’acceptation préalable, par la commune souhaitant bénéficier de l’harmonisation, d’accepter de prendre en charge le différentiel de recettes en résultant pour la communauté d’agglomération, ce qui ne pouvait être regardé, selon le juge administratif, comme une nécessité d’intérêt général [11]. La tarification avait donc été invalidée, car elle était mal justifiée.

II. Une tarification du service public de l’eau mal justifiée

Or, une mauvaise justification de la différenciation tarifaire est, ici aussi, l’enjeu du présent arrêt. En effet, contrairement à la Cour administrative d’appel, le Conseil d’État s’est refusé de considérer l’écart historique de tarification entre les usagers des communes « historiques » et ceux des sept communes ayant intégré l’EPCI. En appel, la cour administrative d’appel de Douai avait considéré que les différences de tarification étaient « d’une relative faiblesse et strictement proportionnées à l’écart historique de tarification entre, d’une part, les usagers résidant dans les sept communes dont l’intégration à la communauté d’agglomération était récente et, d’autre part, ceux résidant dans les autres communes de la communauté d’agglomération ». Pour le juge administratif d’appel, le choix retenu par le conseil communautaire permettait d’assurer le caractère progressif de l’harmonisation des tarifs pour l’ensemble des usagers. Mais, pour le Conseil d’État, cela était au contraire loin d’être susceptible de fonder une différenciation tarifaire. Pour ce dernier, l’écart historique de tarification ne pouvait constituer, en tant que tel, ni une différence de situation appréciable au regard des caractéristiques du service fourni ni une nécessité d’intérêt général en rapport avec les conditions d’exploitation du service. Autrement dit, l’écart historique de tarification, pour être pris en compte, devait reposer sur des éléments concrets répondant aux critères fixés par la jurisprudence. Or, la communauté d’agglomération n’a pas su démontrer qu’il existait une différence de situation appréciable au regard des caractéristiques du service fourni ou une nécessité d’intérêt général en rapport avec les conditions d’exploitation du service. La communauté d’agglomération s’est contentée de soutenir que les tarifs pratiqués pour les sept communes avaient été déterminés dans l’attente d’une harmonisation tarifaire de l’eau potable et de l’assainissement sur l’ensemble de son. Du surcroît, elle n’était pas parvenue à justifier le niveau des tarifs précédemment appliqués, notamment en démontrant le maintien « de la structure tarifaire ».

Pourtant, et c’est là l’un des apports majeurs de cet arrêt, la communauté d’agglomération aurait manifestement pu justifier valablement l’écart historique de tarification entre usagers. Par une approche pédagogique bienvenue, le Conseil d’État ouvre effectivement la voie à la prise en compte de mesures transitoires pour justifier une différence de tarification entre usagers d’un EPCI. Le Conseil d’État identifie des hypothèses selon lesquelles l’écart historique aurait pu justifier une différence de tarification.

Le Conseil d’État admet qu’une différence de situation au regard des caractéristiques du service fourni aurait pu être qualifiée en cas de reprise provisoire, pour les communes récemment intégrées, des contrats antérieurement conclus. Sur ce point, l’hypothèse formulée par le Conseil d’État s’avère logique, car l’extension d’un périmètre d’un EPCI implique notamment que celui-ci se substitue de plein droit aux communes qui le composent et que soient exécutés, jusqu’à leur échéance, les contrats antérieurement conclus [12]. La différence de tarification aurait alors pu être justifiée par une différence de tarification qui aurait été fondée sur des mesures transitoires tirant les conséquences temporaires de l’extension du périmètre de l’EPCI.

Le Conseil d’État laisse également entrevoir une nécessité d’intérêt général en rapport avec les conditions d’exploitation du service. Il admet que l’écart historique de tarification aurait pu justifier une différence de tarification s’il avait été démontré que l’ampleur de cet écart historique imposait des mesures transitoires pour faire converger des tarifs sensiblement différents. Là encore, la position du Conseil d’État s’avère logique : de telles mesures contribueraient ici à « effacer » progressivement les différences entre deux groupes d’usagers pour faire émerger un nouveau groupe d’usagers relevant d’un seul service public local, lequel découle de l’extension du périmètre EPCI.

En ce sens, la position du Conseil d’État vient apporter un éclaircissement bienvenu, notamment en contredisant largement la réponse ministérielle qui avait admis une différence tarifaire fondée sur un écart historique de tarification à propos des conséquences sur le transfert obligatoire des compétences « eau et assainissement » aux communautés de communes et aux communautés d’agglomération » [13].  Tout n’est pas permis. Si la différenciation tarifaire dépend, ainsi que le rappelle le Professeur Janicot, pour partie de choix de politiques publiques [14], elle doit reposer sur des éléments concrets, objectifs, rationnels, lesquels n’ont pas su être démontrés en l’espèce par la communauté d’agglomération « Caux Seine Agglo », laquelle est finalement invitée, par le Conseil d’État, à le démontrer, en renvoyant l’affaire devant la cour administrative d’appel.

Le Conseil d’État concède ainsi une brèche remarquable en précisant les marges de manœuvre des EPCI-FP pour adapter, à titre transitoire, la tarification de leurs services publics locaux en raison du changement de leur périmètre. Il ouvre la voie à la mise en œuvre de politiques tarifaires leur permettant de garantir un équilibre politique, constamment recherché en matière de coopération intercommunale, entre communes historiques et communes nouvellement intégrées.


[1] CE, Ass., 21 novembre 1958, n° 30693, 33939, p. 572 ; CE, Sect., 16 novembre 1962, n° 42202, 44595, p. 612 ; CE, Ass. 16 juillet 2007, n° 293229, 293254 N° Lexbase : A4716DXX, Rec.

[2] X. Cabannes, L’usager et la rémunération du service rendu, p. 483.

[3] Ibid.

[4] CE, 29 mai 2009, n° 318071 N° Lexbase : A3407EHN, Lebon T. , p. 737, AJDA, 2009. 1071, RDSS, 2009, 756, obs. D. Cristol.

[5] À propos notamment du tarif d’accès au réseau pénitentiaire appliqué aux détenus propriétaires de leur téléviseurs, CE, 20 mars 2024, n° 472750 N° Lexbase : A28262WL, rec. Lebon.

[6] CE, 10 mai 1974, n° 88032 N° Lexbase : A0207AZP, Rec. Lebon.

[7] CE, 10 février 1928, n° 76609, p. 222.

[8] V. CE, 14 janvier 1991, n° 73746 N° Lexbase : A9820AQR, Rec ; CE, 16 février 2007, n° 283072 N° Lexbase : A2019DUC.

[9] CE, 26 juillet 1996, n° 130363 et 130450 N° Lexbase : A0151APB, Lebon T.

[10] CE, 8 avril 1998, n° 127205 N° Lexbase : A6955ASE, Lebon T.

[11] TA Toulouse, 21 novembre 2023, n° 2103100 N° Lexbase : A914119G.

[12] CGCT, art. L. 5211-18 N° Lexbase : L3267LCY.

[13] QE n° 6062 de M. Arnaud Viala, JOANQ, 6 mars 2018 p. 1804 , réponse publ. 17 avril 2018 p. 3257, 15ème législature N° Lexbase : L2361NB3.

[14] L. Janicot, Le principe d’égalité devant le service public, RFDA, 2013,  p. 725

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