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N2939B3A
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par Jean-Sébastien Borghetti, Professeur agrégé à l'Université Paris-Panthéon-Assas
le 23 Septembre 2025
Lexbase : Plusieurs projets de réforme du droit de la responsabilité ont émergé ces vingt dernières années, portés par la doctrine comme par les praticiens. Cette nouvelle proposition de loi portée par le député Houlié répond-elle aux attentes théoriques formulées par la communauté académique, ou s'en écarte-t-elle sur certains points essentiels ?
J.-S. Borghetti : Il s’agit là d’une question délicate car il ne me semble pas qu’il existe d’attentes théoriques uniformes et unanimes, même au sein de la communauté académique. Cela s'est notamment manifesté dans le contraste entre les projets « Catala » et « Terré », qui constituent les deux premiers projets doctrinaux de réforme. Ils témoignaient d'approches doctrinales, mais également théoriques, de la responsabilité assez différentes. En substance, le projet « Catala » adopte une approche fidèle à l'esprit actuel du droit français, c'est-à-dire des règles générales laissant une grande liberté au juge. Le projet « Terré », quant à lui, manifeste le souci de renforcer l'armature conceptuelle du droit français et de fournir un cadre normatif plus précis.
Ensuite, cette proposition de loi se distingue par son périmètre restreint : elle ne traite que des effets de la responsabilité civile, sans aborder ses conditions. Elle témoigne également, comme les projets précédents, d'une volonté de clarifier très nettement le cadre à la fois conceptuel et juridique de la réparation.
Le texte comporte des éléments intéressants mais aussi certains aspects critiquables. Certes, distinguer les conditions de la responsabilité de ses effets présente une utilité pédagogique et pratique indéniable. Néanmoins, ces deux volets demeurent intimement liés. Ainsi, même si la proposition de loi se veut modeste, une réforme limitée aux seuls effets de la responsabilité, sans aborder les conditions, soulève un certain nombre de difficultés. En effet, il existe des domaines où se produit inévitablement un chevauchement. Par exemple, l'action en cessation de l’illicite, classée dans les effets de la responsabilité, touche aux deux aspects : traiter de la cessation de l'illicite revient donc aussi à évoquer les conditions de la responsabilité.
Lexbase : Cette proposition vous semble-t-elle en adéquation avec l'évolution contemporaine de la philosophie du droit de la responsabilité ? Observe-t-on une continuité conceptuelle ou assistons-nous à un changement de paradigme ?
J.-S. Borghetti : Pour qu'il y ait changement de paradigme, encore faudrait-il qu'un paradigme existe au départ. Je ne suis pas certain qu'il y ait aujourd'hui un paradigme clairement défini en matière de droit de la responsabilité. Une orientation jurisprudentielle et plus encore doctrinale majoritaire existe incontestablement, mais le droit français de la responsabilité présente aujourd'hui une architecture conceptuelle hétérogène.
Sur le plan textuel, nous observons une grande diversité entre les textes historiques du Code civil, ceux issus du droit de l'Union européenne et les dispositions récemment ajoutées par le législateur, parfois de manière précipitée et sans souci particulier de cohérence. La jurisprudence elle-même ne se distingue pas toujours par une absolue cohérence. Il est donc difficile de déterminer si nous sommes dans la continuité ou dans la rupture.
Cette proposition s'inscrit dans une certaine continuité en ce qu'elle demeure très soucieuse de l'indemnisation des victimes, ce qui constitue une préoccupation légitime. Dans cette orientation favorable aux victimes, il existe incontestablement une continuité avec le droit antérieur et le droit positif.
Ensuite, sur le plan strictement conceptuel, l'analyse s'avère plus complexe. D'une certaine manière, cette proposition marque une rupture fondamentale avec le droit positif, rupture néanmoins attendue puisqu'elle constitue l'objet même des projets de réforme depuis vingt ans. Cette rupture tient essentiellement à la codification précise d'une partie des règles de la responsabilité. De ce point de vue, il s'agit effectivement d'une évolution significative.
Bien que la proposition de loi se veuille d’abord une confirmation du droit positif, elle va bien au-delà d'une simple confirmation en proposant un cadre plus structuré de la responsabilité civile. Cette démarche, sans être nouvelle puisqu'elle anime les projets de réforme depuis deux décennies, marque une évolution bienvenue et nécessaire du droit positif.
Lexbase : Au-delà des débats théoriques, cette proposition présente-t-elle des apports concrètement nécessaires au bon fonctionnement du droit de la responsabilité ? Si oui, quels sont selon vous les plus déterminants ?
J.-S. Borghetti : Cette proposition de loi n’est pas nécessaire en soi. Le droit français de la responsabilité civile fonctionne depuis deux siècles sans réforme majeure et a continué de fonctionner efficacement après la réforme du droit des contrats de 2016. Cette longévité démontre concrètement que nous ne sommes pas confrontés à une nécessité absolue de réformer la responsabilité civile. Cela n'exclut pas pour autant l'utilité ou l'opportunité d'une telle réforme, qui pourrait améliorer le fonctionnement de la matière.
La proposition contient plusieurs dispositions techniques concrètes relatives notamment au recours des tiers payeurs, au calcul des rentes ou aux mécanismes de capitalisation. L'effort de précision et de concrétisation de ces règles mérite d'être salué, indépendamment de l'appréciation que l'on peut porter sur leur contenu.
Il importe de souligner que le contentieux de la responsabilité civile ne se limite pas aux seules questions relatives aux conditions de la responsabilité – c'est-à-dire à l'établissement de la responsabilité du défendeur. Une part substantielle des litiges porte sur les effets de cette responsabilité, notamment sur l'évaluation du montant des dommages-intérêts. Dans de nombreuses affaires, l'existence de la responsabilité ne soulève aucune difficulté particulière ; seule la quantification de l'indemnisation fait débat. Cette situation suffit à générer un contentieux important, particulièrement lorsque le cadre normatif manque de précision.
La clarification des modalités d'évaluation des dommages-intérêts présente donc un intérêt indéniable, répondant à un besoin exprimé par les praticiens et les magistrats, et qui doit permettre de réduire le contentieux sans créer d'injustices.
L’on entend parfois que l'imprécision des règles constituerait un avantage pour les victimes, car elle offrirait aux juges une marge de manœuvre favorable à leur indemnisation, y compris dans les cas où les conditions de la responsabilité ne sont pas pleinement établies. Cette analyse méconnaît cependant le coût considérable – psychologique, financier et temporel – que représente pour une victime, particulièrement en cas de dommage corporel, l'engagement d'une procédure contentieuse.
L'incertitude juridique, présentée comme bénéfique aux victimes, leur est en réalité à mon sens préjudiciable, car elles doivent saisir le juge pour qu’elle joue en leur faveur. Or, le recours au contentieux devrait demeurer exceptionnel, constituant une épreuve particulièrement lourde pour des personnes déjà fragilisées par un dommage, surtout corporel. Il est donc préférable de disposer de règles claires permettant de déterminer la solution applicable et le montant de l'indemnisation sans recours au juge.
Lexbase : L'introduction d'une définition légale du préjudice dommageable marque une rupture avec la tradition jurisprudentielle française. Ne risque-t-on pas de figer des concepts que la jurisprudence fait évoluer avec souplesse, notamment face à l'émergence de nouveaux dommages ?
J.-S. Borghetti : Le risque d'adopter une conception trop restrictive de ce qui est réparable en droit français demeure relativement limité ! La question soulève néanmoins une problématique intéressante car elle reflète la confusion habituelle entre dommage et préjudice.
Pendant longtemps, ces deux termes ont été considérés comme synonymes et, aujourd'hui encore, la distinction n'est pas toujours clairement établie. En matière de dommage corporel, cette distinction s'est imposée depuis une vingtaine d'années, notamment à travers la nomenclature Dintilhac. Un mouvement plus large, tant doctrinal que législatif, vise à distinguer clairement le dommage – conçu comme l'atteinte à une personne, à une chose, à un droit ou à une situation – du préjudice – compris comme les conséquences de cette atteinte. Cette distinction est aujourd'hui totalement admise dans le domaine du dommage corporel mais demeure débattue en dehors de ce champ.
Cette proposition de loi me paraît de ce point de vue précieuse et féconde. Le projet de 2017, à la suite notamment du projet « Terré », avait adopté une distinction du dommage et du préjudice, reprise dans la proposition à l'article 1303-5 ; celui-ci dispose que « tout préjudice certain résultant d'un dommage et consistant dans la lésion d'un intérêt licite est réparable ». Cette formulation établit bien la distinction entre le dommage et le préjudice, ce dernier étant conçu comme la conséquence du dommage.
Ensuite, si l'on souhaite opposer les conditions de la responsabilité civile de ses effets, le dommage relève plutôt des conditions de la responsabilité puisque l'existence d'un dommage conditionne la responsabilité, tandis que les préjudices relèvent des effets de la responsabilité. L’on ne répare pas le dommage, le plus souvent, mais l’on indemnise les préjudices. À titre d’exemple, en cas de fracture du bras, il ne s'agit pas de réparer le membre blessé, mais d'indemniser les préjudices qui en résultent, qu'ils soient patrimoniaux (perte de revenus, frais médicaux, etc.) ou extrapatrimoniaux (par exemple, la souffrance endurée).
La proposition de loi, dans un souci de précision louable, entend définir le préjudice en précisant son rapport avec le dommage, mais reprend la définition issue du projet de 2017 qui paraît critiquable. Le texte dispose que « le préjudice résulte d'un dommage et consiste dans la lésion d'un intérêt licite ». Or, la lésion d'un intérêt licite caractérise le dommage et non le préjudice. Pour une construction conceptuelle solide et logique, le dommage devrait être défini comme la lésion d'un intérêt licite et le préjudice comme les conséquences patrimoniales ou extrapatrimoniales de cette atteinte. C'est d'ailleurs l'approche retenue par la récente réforme belge du droit de la responsabilité.
Cette approche correspond à ce qu'énoncent les alinéas 3 et 4 de l'article 1303-5, qui définissent les préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux comme des répercussions économiques ou non économiques. Le problème réside dans le premier alinéa qui développe une approche doctrinale là où elle ne paraît pas nécessaire. Il suffirait de définir le préjudice comme les conséquences ou répercussions économiques ou non économiques du dommage. Puisque ce texte ne concerne que l'indemnisation et non les conditions de la responsabilité, il serait possible de s'abstenir de définir le dommage. Dans l'absolu, une telle définition serait souhaitable, mais dans un texte à l'objet limité, il conviendrait de se contenter de préciser que les préjudices constituent les conséquences patrimoniales et extrapatrimoniales du dommage. Cette approche serait préférable à une définition plus abstraite du préjudice qui me paraît inexacte et risque d'entretenir la confusion sur ces questions fondamentales.
Lexbase : La création d'une amende civile pour sanctionner les fautes lucratives constitue une innovation importante. Au-delà de sa dimension symbolique, cette mesure vous semble-t-elle techniquement nécessaire et juridiquement opérationnelle ?
J.-S. Borghetti : Cette disposition illustre la pulsion répressive particulièrement forte qui caractérise notre système juridique. Sa nécessité technique ne me paraît pas évidente. Si l'objectif est de punir, le droit pénal constitue le moyen classique et approprié. L'introduction de telles sanctions procède de l'idée selon laquelle le droit pénal manque d'efficacité. Or, le droit pénal possède des vertus préventives bien supérieures. À titre d’exemple, un dirigeant d'entreprise sachant que son comportement l'expose à une sanction pénale sera davantage dissuadé que s'il sait que ce comportement expose sa société au paiement de dommages-intérêts et d'une amende civile, particulièrement si ce paiement intervient plusieurs années après, lorsqu'il aura quitté ses fonctions et n'aura plus de stock-options.
Par ailleurs, en France, le raisonnement relatif à l’amende civile s'appuie toujours sur l'hypothèse de la faute lucrative. Le problème pratique réside dans la preuve de cette faute lucrative, qui est une notion très large. Par exemple, lorsqu'un dirigeant d'entreprise prend une décision, c'est en principe pour que son entreprise obtienne un gain ou réalise une économie. C’est le principe même de la société à but lucratif. Dès lors, soit tout comportement d'un dirigeant social présente un caractère lucratif et l'amende civile peut toujours s'appliquer, soit il faut prouver une « lucrativité particulière », mais selon quelles modalités dans ce cas.
L'amende civile étant versée à l'État, cette orientation soulève des difficultés pratiques. Prouver une intention lucrative particulière exige potentiellement un effort probatoire considérable. Démontrer la faute simple du défendeur diffère substantiellement de l'établissement d'un agissement délibéré en vue d'obtenir un gain ou une économie. Cette preuve nécessite du temps et génère des coûts pour la victime. Quel intérêt y a-t-il pour elle à payer davantage son avocat pour démontrer une faute lucrative alors que cette démarche ne lui apportera aucun bénéfice financier supplémentaire ? Le ministère public pourrait également agir, mais il n'intervient généralement pas dans les affaires civiles. Aux États-Unis, les dommages-intérêts punitifs possèdent une logique cohérente : les demandeurs ont intérêt à les solliciter car, malgré la difficulté probatoire, ils en perçoivent le bénéfice. Cette perspective constitue une véritable motivation pour la victime. Dans le système proposé par ce texte, la victime doit fournir des efforts probatoires supplémentaires pour un résultat qui bénéficie… à l'État. Je ne suis donc pas sûr que cette mesure soit très positive.
Par ailleurs, le texte précise que le risque d'une condamnation à une amende civile n'est pas assurable. L'intérêt de cette mesure semble discutable. Pourquoi ne pas laisser jouer le marché ? Soit les assureurs refusent de couvrir ce risque, et dans ce cas ils ne l’assureront tout simplement pas, soit ils acceptent de couvrir ces risques, et dans ce cas ils augmenteront le montant de leurs primes. Une assurance contre les fautes lucratives coûterait donc plus cher, ce qui produirait également un effet dissuasif. Cette mesure s’inscrit donc dans une logique purement punitive et présente un caractère moralisateur qui ne rime pas nécessairement avec efficacité.
Je ne développerai pas les problèmes de compatibilité avec la Convention européenne des droits de l'Homme. Dans certains cas, nous risquons d'entrer dans le domaine de la sanction pénale, alors que l'encadrement législatif manque de précision.
Par ailleurs, comment prouver la faute délibérée ? L'exemple souvent cité d'un magazine publiant délibérément des photographies en violation du droit à la vie privée pour augmenter ses ventes demeure relativement simple. La réalité est souvent plus complexe. Considérons un dirigeant d'entreprise pharmaceutique qui décide de commercialiser un nouveau médicament malgré des suspicions sur des effets secondaires non établis lors des tests. A-t-il délibérément commis une faute en vue d'obtenir un gain ou une économie ? Ses motivations peuvent être multiples, notamment la pression des actionnaires.
Cette disposition ne clarifie donc rien. Elle crée un nouveau régime aux conditions d'application incertaines, constituant un foyer de contentieux. Mais encore faut-il que les demandeurs s'en saisissent. Hormis par esprit de vengeance, ils n'y ont pas d'intérêt particulier puisqu'ils n'en retireront aucun profit financier. Il apparaît également peu probable que le ministère public s'en saisisse fréquemment.
Cette disposition pourrait donc être rarement utilisée. Dans le cas contraire, nous aurons des années de contentieux, ne serait-ce que pour préciser ses conditions d'application.
Lexbase : Cette proposition se limite au régime général de la responsabilité, laissant intacts les régimes spéciaux. Cette approche fragmentaire ne risque-t-elle pas de compromettre la cohérence globale du droit de la responsabilité et de créer des distorsions systémiques ?
J.-S. Borghetti : L'opposition traditionnelle entre régime général et régimes spéciaux s'agissant des conditions de la responsabilité me paraît abusive. Cette dichotomie présente le régime général comme constitué des dispositions historiques du Code civil et les régimes spéciaux comme tout le reste. Cette approche soulève des difficultés conceptuelles. Par exemple, en quoi la responsabilité du fait des choses serait-elle plus générale que la responsabilité du fait des accidents de la circulation, alors que cette dernière est mobilisée bien plus fréquemment ?
Cette opposition entre régime général et régimes spéciaux, déjà contestable, concerne principalement les conditions de la responsabilité. Pour les effets de la responsabilité, les règles s'appliquent généralement de manière uniforme, indépendamment du régime ayant justifié l'engagement de la responsabilité.
L'approche fragmentaire résulte ici du choix de traiter uniquement les effets de la responsabilité, en excluant ses conditions. Dès lors que l'on s'intéresse exclusivement aux effets de la responsabilité et aux conditions de l'indemnisation, il paraît naturel d'adopter des règles générales. Les mêmes règles ont vocation à s'appliquer, quelle que soit l'origine de la responsabilité. Au stade de l'indemnisation, l'élément déterminant n'est plus l'origine de la responsabilité – sauf exception – mais plutôt la nature du dommage.
La présente proposition, suivant la philosophie des projets antérieurs, distingue un droit commun de l'indemnisation et des règles spéciales relatives à l'indemnisation du dommage corporel et de ses suites. L’on peut toutefois regretter que le projet ne réintègre pas, quitte à l'adapter, le seul régime spécial d'indemnisation actuellement présent dans le Code civil : celui concernant le préjudice écologique pur, introduit en 2016. Il ne s’agit pas d’un nouveau régime de responsabilité car il ne prévoit pas des conditions particulières pour l'engagement de la responsabilité. Il s'agit uniquement d'un régime de réparation du dommage écologique, relevant donc pleinement des effets de la responsabilité.
Si l'on réforme les effets de la responsabilité, il serait logique de prévoir, en reprenant les dispositions actuelles du Code civil, la réparation du dommage écologique. Cette question relève directement du champ d'application de la proposition. Puisque celle-ci comprend des règles particulières sur la réparation des préjudices résultant d'un dommage corporel, elle pourrait également comporter des règles particulières sur la réparation des dommages écologiques.
Lexbase : L'on observe, réforme après réforme, une tendance à placer la victime au cœur des préoccupations législatives. Cette orientation victimo-centriste peut-elle menacer l'équilibre traditionnel entre les différents intérêts en présence dans le droit de la responsabilité ?
J.-S. Borghetti : Je ne sais pas s'il convient de parler d'un équilibre traditionnel, car le droit français de la responsabilité se caractérise depuis longtemps par une orientation très marquée vers les victimes, officiellement du moins. Cette précision s'impose puisque le flou des règles, censé profiter aux victimes, leur est, en réalité, plutôt préjudiciable, particulièrement pour les victimes de dommages corporels.
Il est donc difficile de répondre directement à cette question car il est légitime d'avoir à cœur les intérêts des victimes, notamment ceux des victimes de dommages corporels. D'ailleurs, la distinction opérée par la proposition de loi entre les dommages corporels et les autres types de dommages, permettant de réserver un traitement plus favorable aux victimes de dommages corporels, paraît tout à fait justifiée. Cette préoccupation pour ceux qui ont été blessés dans leur chair paraît légitime et participe de ce que l’on se plaît à nommer la tradition humaniste du droit français de la responsabilité.
Néanmoins, tout est affaire d'équilibre. Certes, il faut indemniser les victimes de dommages corporels, mais encore faut-il qu'elles soient véritablement des victimes au sens du droit de la responsabilité et que les conditions de la responsabilité soient remplies. Sur ce point, la proposition de loi ne nous éclaire pas particulièrement puisqu'elle ne traite pas des conditions de la responsabilité.
La responsabilité civile suppose un équilibre des intérêts en présence ; elle ne concerne donc pas seulement les victimes. Si l'objectif se limitait à indemniser les victimes, il existerait un système beaucoup plus simple : la Sécurité sociale. En matière d'indemnisation, celle-ci s'avère plus efficace que les mécanismes de responsabilité car l'indemnisation y est automatique. À titre d’exemple, lorsqu'une personne se rend à l'hôpital, ses frais médicaux sont pris en charge, même si ce n’est que partiellement. Mais avant que ces frais soient couverts par les mécanismes de la responsabilité civile, du temps et bien des efforts seront nécessaires ! Ainsi, si l'unique objectif consistait à indemniser les victimes, il conviendrait d'étendre encore la Sécurité sociale.
Si la responsabilité civile permet d’indemniser une victime, elle constitue avant tout un mécanisme de justice permettant de rétablir un équilibre rompu. Il est donc essentiel de prendre en considération les intérêts des victimes sans ignorer ceux des responsables potentiels et même ceux de la société tout entière. Cet équilibre, toujours mouvant, nécessite une approche nuancée.
Une décision de justice anglaise illustre cette problématique. Dans cette affaire, une personne avait plongé dans le lac d'un jardin public pour s'amuser, malgré un panneau interdisant la baignade. S'étant blessée du fait de la faible profondeur du lac, elle avait recherché la responsabilité de la collectivité locale gestionnaire du jardin, estimant que celle-ci aurait dû prendre davantage de précautions pour éviter ce genre d’accident. Le tribunal avait rejeté cette responsabilité, estimant notamment que, si la responsabilité de la collectivité devait être reconnue, cela reviendrait à considérer que la simple apposition d’un panneau d'interdiction est insuffisante et à obliger toutes les collectivités locales à installer des barrières autour des plans d'eau dans les parcs. De telles mesures réduiraient considérablement l'agrément de ces espaces pour l'ensemble de la population. Les juges anglais ont ainsi précisé qu'il convient de prendre en compte les intérêts du demandeur et du défendeur, mais aussi ceux de la société, car certaines décisions ont une incidence sur la collectivité tout entière.
Dans le même ordre d’idées, si l'on durcit excessivement la responsabilité médicale, comme ce fut le cas avec l'arrêt « Perruche », l'on rend service à court terme à certaines victimes, mais l'on risque d'entraîner une hausse importante des primes d'assurance. Cette hausse se répercutera sur les patients et pourra limiter l'accès aux soins pour les citoyens les plus modestes. L'on ne peut donc raisonner comme si la responsabilité civile se résumait toujours à un conflit entre une victime présumée innocente et un responsable présumé coupable. Il faut certes prendre en compte l'intérêt des victimes, mais également considérer les choses de manière plus large.
Lexbase : La volonté d'harmoniser l'évaluation des préjudices corporels traverse cette proposition. Compte tenu de la diversité intrinsèque des dommages et des situations individuelles, cette ambition ne relève-t-elle pas davantage du vœu pieux que de l'objectif réalisable ?
J.-S. Borghetti : La volonté d'harmonisation demeure moins poussée que dans d'autres projets antérieurs et résulte principalement de l'article 1303-20 qui dispose : « Sauf disposition particulière, le déficit fonctionnel après consolidation est mesuré selon un barème médical unique, indicatif, dont les modalités d'élaboration, de révision et de publication sont déterminées par voie réglementaire ».
Il n'est pas question d'une indemnisation forfaitaire, c'est-à-dire que le texte n'impose pas la fixation de montants forfaitaires, même indicatifs, pour des préjudices spécifiques. Pourtant, cette pratique existe aujourd'hui dans les faits. Officiellement, elle demeure interdite, mais les tribunaux utilisent en pratique l'indemnisation forfaitaire pour la plupart des préjudices extrapatrimoniaux en matière de dommages corporels.
Cette situation s'explique par des raisons évidentes. D'une part, l'on ne peut mesurer exactement les préjudices extrapatrimoniaux. Comment évaluer la souffrance de quelqu'un qui a perdu un proche ? Il n'existe pas d'étalon de la souffrance et l'on imagine mal le juge interroger les demandeurs pour déterminer s'ils sont tristes, très tristes, effondrés ou absolument dévastés. Une telle démarche serait indécente. D'autre part, à supposer même que l'on puisse mesurer cette souffrance, comment déterminer sa valeur monétaire ?
Le concept même de réparation intégrale en matière de préjudices extrapatrimoniaux me semble dénué de sens. L’objection faite à la forfaitisation au motif qu’elle empêcherait l'individualisation de l'indemnisation, s'agissant de préjudices extrapatrimoniaux liés à des dommages corporels, ne me paraît pas fondée, du moins dans de nombreux cas. Nous ne disposons pas des moyens de l’individualisation et le juge n'a pas le temps de se pencher sur les détails.
La forfaitisation des indemnités existe donc en pratique et certains proposaient de l'inscrire dans le Code. La proposition demeure prudente sur cette question très débattue et ne s'avance pas jusqu'à proposer une forfaitisation officielle des indemnités, bien qu'elle existe dans les faits. Le texte se contente de proposer de mesurer le déficit fonctionnel, c'est-à-dire la perte partielle ou totale de l'usage de son corps, selon un barème médical unique indicatif.
L'idée d'appliquer un barème médical unique, qui serait de surcroît indicatif et conférerait aux juges le pouvoir de s'en écarter, me paraît assez consensuelle. L'on pourrait aller beaucoup plus loin dans l'harmonisation du régime en entérinant simplement la situation actuelle. Cette dernière présente un avantage par rapport au passé : bien que ces forfaits demeurent officieux, tous les spécialistes les connaissent et ils sont harmonisés au niveau national.
Il y a donc un progrès, mais nous demeurons dans une hypocrisie considérable. Tout le monde utilise ces forfaits sans avoir le droit de le dire. Cette interdiction est si forte que même le projet n'ose l'avouer. Mais que le projet en parle ou non, ces forfaits continueront d'être utilisés demain. Ne vaudrait-il pas mieux le reconnaître dans le projet ?
Certains s'opposent fermement aux forfaits, même indicatifs, considérant qu'ils constituent une atteinte au droit des victimes et au pouvoir du juge. Mais si le forfait est indicatif, il ne porte pas atteinte au pouvoir du juge, même si en pratique ces forfaits sont appliqués de manière quasi systématique.
L'on pourrait donc aller plus loin dans cette démarche de transparence vis-à-vis des victimes. Aujourd'hui, une victime de dommage corporel ne dispose d’aucune visibilité sur ses droits, alors même que des forfaits existent. Seul le recours à un avocat permet de les éclairer sur ce point.
Lexbase : Observez-vous des limites rédactionnelles au sein de cette proposition de loi ?
J.-S. Borghetti : Certaines dispositions mériteraient d’être corrigées. Nous avons pu déjà observer les limites de la disposition relative à l’amende civile ou encore de celle posant une définition du dommage et du préjudice.
Par ailleurs, l’article 1303-11 prévu par la proposition prévoit que « les préjudices résultant d’un dommage corporel sont réparés sur le fondement des règles de la responsabilité extracontractuelle, même s’ils sont causés à l’occasion de l’exécution du contrat ». Dans ce cas, nous ne sommes plus seulement dans le champ de la réparation mais également dans celui des conditions de la responsabilité. Mais cela peut poser un problème technique lorsque le dommage est causé à l’occasion de l’exécution d’un contrat par un sous-traitant du débiteur. Dans l’état actuel du droit, le contrat a mal été exécuté et le débiteur engage sa responsabilité contractuelle. Mais si demain la responsabilité extracontractuelle s’applique, il faudra trouver un régime qui s’applique à cette situation particulière. La responsabilité pour faute de l’exécutant pourra être invoquée, mais si l’on veut permettre au créancier d’engager la responsabilité de son cocontractant pour le dommage corporel causé, il faut prévoir un nouveau régime de responsabilité du fait d’autrui, puisqu’en l’état actuel du droit il n’y a pas de responsabilité délictuelle du donneur d’ordres pour le dommage causé par son sous-traitant. L’alinéa 2 de l’article 1303-11 de la proposition tient compte de cette hypothèse contrairement au projet de 2017. Néanmoins, sa formulation ne me paraît pas satisfaisante sur le plan technique.
L’article suivant, sur le dommage causé par une personne non identifiée, me paraît lui aussi critiquable alors que la récente réforme belge propose sur ce point une solution à mon sens plus convaincante. Le texte de la proposition est assez ambigu et permet une responsabilité potentiellement très large. Par exemple, selon cet article, si une personne est blessée sur le périphérique et s’il est établi que, au moment de l’accident, 15 véhicules roulaient à proximité à 60 km heure, et non à 50 km heure, sera-t-il possible d’engager la responsabilité des assureurs de tous ces véhicules, à charge pour chacun de démontrer que son véhicule n’a pas heurté la victime ?
Lexbase : Comment évaluez-vous globalement cette proposition ? Constitue-t-elle une avancée significative pour la discipline, ou s'agit-il d'une réforme de circonstance qui n'apporte pas les réponses aux véritables enjeux contemporains du droit de la responsabilité ?
J.-S. Borghetti : Cette proposition de loi présente des aspects très positifs. Elle fait l'effort louable de repartir du projet de 2017 tout en opérant un certain nombre de modifications, du moins sur les questions qu'elle traite. À certains égards, le texte améliore d’ailleurs véritablement le projet de 2017.
Cependant, deux séries de reproches peuvent être formulées à l’encontre de cette proposition.
D’une part, elle perpétue une approche parcellaire du droit de la responsabilité civile, observable depuis plusieurs années. En effet, depuis la réforme du droit des contrats de 2016, aucune réforme d'ensemble de la responsabilité civile n’a vu le jour. Au lieu de cela, nous assistons à une succession de réformes ponctuelles, ne formant pas de corpus cohérent :
Bien que cette proposition de loi constitue une entreprise de plus grande ampleur, elle s'inscrit néanmoins dans cette même approche parcellaire. Une réforme globale serait pourtant la bienvenue.
Par ailleurs, un certain nombre de dispositions demeurent perfectibles. Il est regrettable à cet égard que les rédacteurs de cette proposition ne se soient pas plus inspirés de la réforme belge de la responsabilité civile entrée en vigueur en 2024. Cette réforme présente en effet un intérêt particulier en ce qu’elle demeure dans l'esprit du droit français tout en proposant des solutions plus abouties que le projet de 2017, même s’il est vrai que ses apports les plus importants concernent les conditions de la responsabilité plus que l'indemnisation des préjudices.
De manière plus générale, sur le plan de la méthode, il est dommage de traiter des effets de la responsabilité civile sans avoir préalablement abordé ses conditions. D’ailleurs, il est parfois difficile de faire abstraction des règles gouvernant les conditions de la responsabilité, notamment lorsqu'il s'agit de la cessation de l'illicite ou des dommages causés en groupe.
En conclusion, ce texte présente des aspects très positifs et formule quelques propositions particulièrement intéressantes. Il a surtout le mérite de relancer le débat et la discussion sur la réforme de la responsabilité civile. Néanmoins, l'adoption de ce texte dans son périmètre restreint aux seuls effets de la responsabilité, et ce même en corrigeant certaines dispositions, ne constitue pas le scénario idéal. Il serait préférable d’élaborer un projet cohérent, s'appuyant sur cette proposition de loi, sur les projets antérieurs et sur la réforme belge, afin de réformer la responsabilité civile de manière globale et durable et non par touches successives.
Pour en savoir plus : pour consulter l'interview croisée du député Sacha Houlié, à l'origine de cette proposition de loi, lire [Entretien] ...avec Sacha Houlié, Député — Proposition de réforme de la responsabilité civile : agir pour mieux protéger les victimes, Lexbase CRI, septembre 2025 N° Lexbase : N2938B39. |
* Propos recueillis par Sam Bouvier, Éditeur juridique, et Floriane Ung, Responsable éditoriale
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