Réf. : CE, 3°-8° ch. réunies, 21 mai 2025, n° 491124, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : B3196AAM
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N2880B33
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par Clément Laforge, Docteur en droit public
le 15 Septembre 2025
Mots clés : coopération intercommunale • service public local • tarification • égalité des usagers devant le service public • eau et assainissement
L’arrêt du Conseil d’État précise que l’écart historique de tarification entre usagers du service public local de deux anciens EPCI à fiscalité propre ne permet pas de justifier en elle-même une différence de tarification. Toutefois, le Conseil d’État ouvre la voie à une tarification différenciée reposant sur des mesures transitoires.
L’arrêt rendu le 21 mai 2025 le Conseil d’État suscite un intérêt pour quiconque s’intéresse au droit de l’intercommunalité. Près de dix ans après la loi « NOTRe » (loi n° 2015-991 du 7 août 2015, portant nouvelle organisation territoriale de la République N° Lexbase : L6478MSQ), le juge administratif continue de délimiter les conséquences du changement de périmètre des EPCI. Cet arrêt s’avère particulièrement intéressant. Il précise les marges de manœuvre de l’EPCI pour opérer une tarification différenciée du service public de l’eau découlant de l’exercice des compétences « eau » et « assainissement » par les EPCI. Leur exercice a constitué un point de crispation particulièrement vif se matérialisant par un large débat sur l’exercice obligatoire ou non de celles-ci par les EPCI. Le changement de leur périmètre oblige les EPCI – et donc leurs communes membres – à revoir leur organisation et repenser leurs services publics locaux. L’enjeu est double : juridique, car cette adaptation se doit de respecter le principe d’égalité des usagers devant le service public, mais également politique, car il s’impose de tenir compte des communes « historiques » composant l’EPCI. La décision rendue par le Conseil d’État apparaît en ce sens bienvenue, puisque, par une pédagogie notable, le juge administratif précise ce dont il peut être tenu compte.
Le contentieux à l’origine du litige sur lequel le Conseil d’État eut à se prononcer découle d’une différence de traitement entre usagers de communes de deux anciens EPCI : celles de la communauté d’agglomération « Caux Vallée de Seine » et celles de la communauté de communes « Cœur de Caux ». La première exerçait la compétence « assainissement des eaux usées » et assurait à ce titre le contrôle des installations d’assainissement non collectif, ainsi que l’entretien de ces installations avec l’accord du propriétaire. Ces services étaient financés par une redevance facultative et forfaitaire. Le 1er janvier 2017, sept communes de la communauté de communes « Cœur de Caux » ont intégré la communauté d’agglomération, laquelle est alors devenue la communauté d’agglomération « Caux Seine Agglo ». Ces sept communes étaient membres de deux syndicats différents. Dans l’attente d’une harmonisation progressive, la communauté d’agglomération a par la suite décidé d’appliquer une tarification différenciée entre les communes constituant le périmètre « historique » de l’EPCI et celles ayant rejoint l’EPCI. Une délibération du 10 décembre 2019 a ainsi établi les tarifs pour 2020 en fixant, pour les premières, le tarif de la redevance pour le fonctionnement du service d'assainissement non collectif à 40 euros hors taxes par an et par installation et le tarif de la redevance pour l'entretien des installations conventionnées à 1 euro hors taxes par mètre cube. Toutefois, pour les usagers des sept communes, les tarifs ont été fixés à 37 euros et 0,45 euro pour correspondre au maintien du tarif qui leur était applicable avant cette intégration. Une délibération du 15 décembre 2020 établissant les tarifs pour 2021 a par la suite harmonisé la redevance pour le fonctionnement du service d'assainissement non collectif à 37 euros hors taxes par an et par installation, pour l'ensemble des usagers, mais a maintenu la même différence tarifaire de la redevance pour l’entretien des installations conventionnées. Ces délibérations ont ainsi été attaquées par des usagers relevant des communes « historiques », lesquels ont vu leurs demandes être rejetées en première instance et en appel.
En la matière, toute la difficulté résidait dans la justification et les choix opérés par l’EPCI pour mettre en œuvre une telle tarification. Dans sa décision, le Conseil d’État nous rappelle que la tarification du service public de l’eau est classiquement encadrée par le principe d’égalité des usagers devant le service public (I). Or, en l’espèce, la tarification adoptée par le conseil communautaire s’avère avant mal justifiée (II), sans que cela n’écarte en principe l’hypothèse d’une différence de tarification.
I. Une tarification du service public de l’eau traditionnellement encadrée par le principe d’égalité des usagers devant le service public
Le principe d’égalité des usagers devant le service public conditionne la façon dont peut être établie une redevance. Le Conseil d’État rappelle la nécessité pour la collectivité de respecter la règle d’équivalence entre le tarif d’une redevance et la valeur de prestation ou du service rendu [1]. S’il impose de considérer que « le tarif le plus élevé retenu ne peut excéder le coût du service rendu » [2], ce principe induit aussi désormais la notion de gain [3]. Pour être légalement établie, une redevance pour service rendu doit essentiellement trouver une contrepartie directe dans la prestation fournie par le service, ou le cas échéant, dans l’utilisation d’un ouvrage public et, par conséquent, doit répondre correspondre à la valeur de la prestation ou du service. Pour autant, si l’objet du paiement que l’administration peut réclamer à ce titre doit en principe de couvrir les charges du service public, il n’en résulte pas nécessairement que le montant de la redevance ne peut excéder le coût de la prestation fournie. Le respect de cette règle peut être assuré non seulement en retenant le prix de revient de ce dernier, mais aussi en fonction des caractéristiques du service en tenant compte de la valeur économique de la prestation pour son bénéficiaire. Il doit être ainsi tenu compte du service rendu, mais aussi de toutes les avantages découlant du service utilisé et pouvant augmenter la valeur économique de la prestation pour l’usager, ce qui ouvre la possibilité pour l’administration de rechercher un bénéfice, comme le juge l’a par exemple fait en se fondant sur le chiffre d’affaires d’une médecin exerçant à titre libéral [4]. Il reste toutefois que le tarif doit être établi, dans tous les cas, selon des critères objectifs et rationnels [5] pour respecter le principe d’égalité des usagers devant le service public et les règles de la concurrence.
Cette redevance ne saurait toutefois reposer sur des considérations arbitraires pour justifier des tarifs différenciés. Cette position du juge administratif est connue depuis son célèbre arrêt « Desnoyez et Chorques » [6]. Ainsi, « la fixation de tarifs différents applicables, pour un même service rendu, à diverses catégories d’usagers d’un service public implique, à moins qu’elle ne soit la conséquence nécessaire d’une loi, soit qu’il existe entre les usagers des différences de situations appréciables, soit qu’une nécessité d’intérêt général en rapport avec les conditions d’exploitation du service commande cette mesure ». En matière de service public de l’eau et de l’assainissement, le juge administratif a pu accepter des différenciations tarifaires, soit en se fondant sur des différences d’organisation du service entre deux zones d’une ville [7], soit en se fondant sur une utilisation différente du service par les usagers selon leur besoin d’alimentation en eau [8]. Il a pu également prendre en compte le coût de l’extension du réseau et les conditions particulières d’exploitation du service pour répondre à des besoins liés à la vocation principalement touristique d’une zone [9] ou, encore, le mode d’exploitation du service public propre à un secteur de la commune rendu nécessaire par l’affluence d’une population saisonnière [10].
A contrario, le juge administratif a récemment annulé les décisions prises par la communauté d’agglomération « Muretain Agglo » qui a tenté d’opérer une harmonisation tarifaire. En l’espèce, cet EPCI a exigé l’acceptation préalable, par la commune souhaitant bénéficier de l’harmonisation, d’accepter de prendre en charge le différentiel de recettes en résultant pour la communauté d’agglomération, ce qui ne pouvait être regardé, selon le juge administratif, comme une nécessité d’intérêt général [11]. La tarification avait donc été invalidée, car elle était mal justifiée.
II. Une tarification du service public de l’eau mal justifiée
Or, une mauvaise justification de la différenciation tarifaire est, ici aussi, l’enjeu du présent arrêt. En effet, contrairement à la Cour administrative d’appel, le Conseil d’État s’est refusé de considérer l’écart historique de tarification entre les usagers des communes « historiques » et ceux des sept communes ayant intégré l’EPCI. En appel, la cour administrative d’appel de Douai avait considéré que les différences de tarification étaient « d’une relative faiblesse et strictement proportionnées à l’écart historique de tarification entre, d’une part, les usagers résidant dans les sept communes dont l’intégration à la communauté d’agglomération était récente et, d’autre part, ceux résidant dans les autres communes de la communauté d’agglomération ». Pour le juge administratif d’appel, le choix retenu par le conseil communautaire permettait d’assurer le caractère progressif de l’harmonisation des tarifs pour l’ensemble des usagers. Mais, pour le Conseil d’État, cela était au contraire loin d’être susceptible de fonder une différenciation tarifaire. Pour ce dernier, l’écart historique de tarification ne pouvait constituer, en tant que tel, ni une différence de situation appréciable au regard des caractéristiques du service fourni ni une nécessité d’intérêt général en rapport avec les conditions d’exploitation du service. Autrement dit, l’écart historique de tarification, pour être pris en compte, devait reposer sur des éléments concrets répondant aux critères fixés par la jurisprudence. Or, la communauté d’agglomération n’a pas su démontrer qu’il existait une différence de situation appréciable au regard des caractéristiques du service fourni ou une nécessité d’intérêt général en rapport avec les conditions d’exploitation du service. La communauté d’agglomération s’est contentée de soutenir que les tarifs pratiqués pour les sept communes avaient été déterminés dans l’attente d’une harmonisation tarifaire de l’eau potable et de l’assainissement sur l’ensemble de son. Du surcroît, elle n’était pas parvenue à justifier le niveau des tarifs précédemment appliqués, notamment en démontrant le maintien « de la structure tarifaire ».
Pourtant, et c’est là l’un des apports majeurs de cet arrêt, la communauté d’agglomération aurait manifestement pu justifier valablement l’écart historique de tarification entre usagers. Par une approche pédagogique bienvenue, le Conseil d’État ouvre effectivement la voie à la prise en compte de mesures transitoires pour justifier une différence de tarification entre usagers d’un EPCI. Le Conseil d’État identifie des hypothèses selon lesquelles l’écart historique aurait pu justifier une différence de tarification.
Le Conseil d’État admet qu’une différence de situation au regard des caractéristiques du service fourni aurait pu être qualifiée en cas de reprise provisoire, pour les communes récemment intégrées, des contrats antérieurement conclus. Sur ce point, l’hypothèse formulée par le Conseil d’État s’avère logique, car l’extension d’un périmètre d’un EPCI implique notamment que celui-ci se substitue de plein droit aux communes qui le composent et que soient exécutés, jusqu’à leur échéance, les contrats antérieurement conclus [12]. La différence de tarification aurait alors pu être justifiée par une différence de tarification qui aurait été fondée sur des mesures transitoires tirant les conséquences temporaires de l’extension du périmètre de l’EPCI.
Le Conseil d’État laisse également entrevoir une nécessité d’intérêt général en rapport avec les conditions d’exploitation du service. Il admet que l’écart historique de tarification aurait pu justifier une différence de tarification s’il avait été démontré que l’ampleur de cet écart historique imposait des mesures transitoires pour faire converger des tarifs sensiblement différents. Là encore, la position du Conseil d’État s’avère logique : de telles mesures contribueraient ici à « effacer » progressivement les différences entre deux groupes d’usagers pour faire émerger un nouveau groupe d’usagers relevant d’un seul service public local, lequel découle de l’extension du périmètre EPCI.
En ce sens, la position du Conseil d’État vient apporter un éclaircissement bienvenu, notamment en contredisant largement la réponse ministérielle qui avait admis une différence tarifaire fondée sur un écart historique de tarification à propos des conséquences sur le transfert obligatoire des compétences « eau et assainissement » aux communautés de communes et aux communautés d’agglomération » [13]. Tout n’est pas permis. Si la différenciation tarifaire dépend, ainsi que le rappelle le Professeur Janicot, pour partie de choix de politiques publiques [14], elle doit reposer sur des éléments concrets, objectifs, rationnels, lesquels n’ont pas su être démontrés en l’espèce par la communauté d’agglomération « Caux Seine Agglo », laquelle est finalement invitée, par le Conseil d’État, à le démontrer, en renvoyant l’affaire devant la cour administrative d’appel.
Le Conseil d’État concède ainsi une brèche remarquable en précisant les marges de manœuvre des EPCI-FP pour adapter, à titre transitoire, la tarification de leurs services publics locaux en raison du changement de leur périmètre. Il ouvre la voie à la mise en œuvre de politiques tarifaires leur permettant de garantir un équilibre politique, constamment recherché en matière de coopération intercommunale, entre communes historiques et communes nouvellement intégrées.
[1] CE, Ass., 21 novembre 1958, n° 30693, 33939, p. 572 ; CE, Sect., 16 novembre 1962, n° 42202, 44595, p. 612 ; CE, Ass. 16 juillet 2007, n° 293229, 293254 N° Lexbase : A4716DXX, Rec.
[2] X. Cabannes, L’usager et la rémunération du service rendu, p. 483.
[3] Ibid.
[4] CE, 29 mai 2009, n° 318071 N° Lexbase : A3407EHN, Lebon T. , p. 737, AJDA, 2009. 1071, RDSS, 2009, 756, obs. D. Cristol.
[5] À propos notamment du tarif d’accès au réseau pénitentiaire appliqué aux détenus propriétaires de leur téléviseurs, CE, 20 mars 2024, n° 472750 N° Lexbase : A28262WL, rec. Lebon.
[6] CE, 10 mai 1974, n° 88032 N° Lexbase : A0207AZP, Rec. Lebon.
[7] CE, 10 février 1928, n° 76609, p. 222.
[8] V. CE, 14 janvier 1991, n° 73746 N° Lexbase : A9820AQR, Rec ; CE, 16 février 2007, n° 283072 N° Lexbase : A2019DUC.
[9] CE, 26 juillet 1996, n° 130363 et 130450 N° Lexbase : A0151APB, Lebon T.
[10] CE, 8 avril 1998, n° 127205 N° Lexbase : A6955ASE, Lebon T.
[11] TA Toulouse, 21 novembre 2023, n° 2103100 N° Lexbase : A914119G.
[12] CGCT, art. L. 5211-18 N° Lexbase : L3267LCY.
[13] QE n° 6062 de M. Arnaud Viala, JOANQ, 6 mars 2018 p. 1804 , réponse publ. 17 avril 2018 p. 3257, 15ème législature N° Lexbase : L2361NB3.
[14] L. Janicot, Le principe d’égalité devant le service public, RFDA, 2013, p. 725
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