Le Quotidien du 22 septembre 2025 : Actualité

[Entretien] ...avec Sacha Houlié, Député — Proposition de réforme de la responsabilité civile : agir pour mieux protéger les victimes*

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N2938B39

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[Entretien] ...avec Sacha Houlié, Député — Proposition de réforme de la responsabilité civile : agir pour mieux protéger les victimes*. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/124327764-entretien-avec-sacha-houlie-depute-proposition-de-reforme-de-la-responsabilite-civile-agir-pour-mieu
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par Sacha Houlié, Député et Avocat à la Cour

le 23 Septembre 2025

1. Genèse du texte

Lexbase : Votre proposition de loi déposée le 16 septembre dernier ambitionne une refonte d'ampleur du droit de la responsabilité civile. Quels sont les dysfonctionnements actuels du système que vous entendez corriger, et quelle est la philosophie générale qui sous-tend cette réforme ?

S. Houlié : Il s’agit moins de dysfonctionnements que d’un vieillissement et d’une accumulation de couches de jurisprudence qui affectent la protection des victimes et l’intelligibilité du droit.

Certes, c’est moins handicapant pour les praticiens, mais c’est insécurisant pour les particuliers et les personnes morales. Le texte que je propose n’épuisera pas à cet égard tous les sujets puisqu’il est centré sur les modalités d’indemnisation des victimes et non l’unification des régimes de responsabilité dont la fragmentation est une difficulté : responsabilité médicale, produits défectueux, accidents de la circulation, contentieux environnemental ou numérique… Ce chantier mériterait une habilitation du gouvernement que les parlementaires ne peuvent et n’ont pas à proposer. C’était d’ailleurs la volonté du garde des Sceaux Urvoas en 2017 lors de la présentation de sa réforme. En revanche, je souhaite que soient posés les jalons de l’unification du régime indemnitaire en revendiquant une inspiration du régime de la loi Badinter de 1985 N° Lexbase : L7887AG9.

Ce cadre est précieux, car il sécurise les conditions dans lesquelles sont appréciés le préjudice, la faute et les postes ouvrant droit à une réparation. Je n’ignore pas les discussions que cela peut susciter sur le renchérissement du coût de la réparation, mais c’est un parti pris en faveur des victimes. Ce n’est pas non plus dénué d’intérêt pour les personnes devant les indemniser, car aujourd’hui les juridictions font évoluer le droit avec la société et indemnisent de nouveaux préjudices (l’anxiété, l’agrément, le préjudice écologique, etc.). Sans restreindre le droit d’initiative de la jurisprudence, il convient aussi de rendre plus prévisible ce droit de la responsabilité civile qui n’a que peu évolué (la loi du 15 juin 2024 N° Lexbase : L6466MSB codifiant le trouble anormal de voisinage) ou dont les réformes ont été inabouties (la réforme dite « Urvoas » de 2017 ou le projet dit « Vichniesky/Gosselin » relatif à la modification du régime de l’action de groupe).

Ce que je propose également dans la responsabilisation des acteurs me paraît primordial, qu’il s’agisse des dépenses préventives engagées par la victime, de la procédure de cessation de l’illicite ou bien évidemment de la sanction, par une amende civile, de la faute lucrative.

En tout état de cause, comme le dit l’exposé des motifs de ma proposition de loi, le législateur est prompt à proposer des réformes en matière pénale, mais semble plus paresseux ou procrastinateur en matière civile, alors même que c’est là le cœur du quotidien de nos concitoyens.

2. Méthode et concertation

Lexbase : Cette proposition s'inscrit dans un contexte où doctrine et praticiens appellent depuis longtemps à une révision du droit de la responsabilité. Comment avez-vous procédé pour élaborer ce texte ? Avez-vous consulté les acteurs du secteur, et comment votre approche se distingue-t-elle des précédents projets de réforme ?

S. Houlié : L’honnêteté m’oblige à vous dire que je n’ai rien inventé. Le texte que j’ai déposé s’inspire largement des travaux du garde des Sceaux Urvoas remis au goût du jour par les équipes de Nicole Belloubet en 2019 avec lesquelles j’ai travaillé après avoir rapporté la ratification de l’ordonnance valant réforme du droit des contrats et des obligations. Le texte de la proposition rend hommage aux travaux réputés des commissions dites « Catala » et « Terré ».

Aussi, après l’adoption de la loi d’orientation et de programmation de la Justice en novembre 2023 N° Lexbase : L6256MSI laquelle prévoyait, pour des raisons d’intelligibilité, la recodification à droit constant du Code de procédure pénale, j’ai sollicité la Direction des Affaires civiles et du Sceau pour connaître l’avancée de leurs travaux.
En qualité de président de la Commission des Lois, j’avais projeté de réunir les présidents des chambres civiles des cours d’appel et des tribunaux judiciaires ainsi que les responsables des départements de droit civil de chacune des universités et leurs étudiants intéressés le 12 septembre 2024 lors d’une conférence à la présidence de l’Assemblée nationale que j’avais pré-réservée à cet effet avec l’accord de Yaël Braun-Pivet. Ensuite, le texte aurait fait l’objet de consultations au cours de l’automne avant d’être déposé début 2025. Malheureusement, la dissolution a mis à mal ce projet.

C’est pourquoi, j’ai déposé le texte en cette rentrée avec l’objectif de l’inscrire à l’Assemblée et d’en débattre, dans cette attente, dans les universités ou les juridictions qui voudront bien m’inviter. Nous commencerons bientôt à l’Université de Paris-Panthéon-Assas avec Monsieur le Professeur Jean-Sébastien Borghetti.

3. Définition du préjudice

Lexbase : L'introduction d'une définition légale du préjudice dommageable constitue une innovation majeure de votre proposition de loi. Ne craignez-vous pas qu'une définition trop restrictive conduise à exclure certains dommages émergents que la jurisprudence aurait pu reconnaître ?

S. Houlié : D’abord, vous avez raison de dire que la codification d’une définition du préjudice résultant d’un dommage est une nouveauté importante. La discussion parlementaire doit naturellement permettre de la parfaire.

Cela dit, la définition que je propose en ce qu’elle prévoit le caractère certain du dommage et la lésion d’un intérêt licite me paraît particulièrement large. La distinction entre préjudices patrimoniaux et extrapatrimoniaux permet d’embrasser les préjudices issus de dommages émergents tels que le préjudice écologique (d’ailleurs déjà prévu à l’article 1247 du Code civil N° Lexbase : L7608K9N), celui d’anxiété très spécifique au cas de l’amiante, celui de l’angoisse d’une mort imminente, d’agrément, de contamination ou liés à l’e-réputation.
En ce sens, la réparation des préjudices corporels qui viendrait codifier la loi Badinter sur le régime spécial des accidents de la circulation en indemnisant la victime poste par poste remplit de mon point de vue deux fonctions essentielles : d’une part, la prévisibilité et la sécurité des droits de la victime, d’autre part, la juste réparation de l’ensemble de ses dommages. Je m’attends davantage à ce qu’il y ait des observations sur le coût de telles dispositions pour les sociétés qui sont tenues, à raison des contrats qui les lient à des particuliers ou des personnes morales, d’indemniser les victimes.

4. Réparation intégrale et perte de chance

Lexbase : Votre texte indique que « la réparation doit avoir pour objet de replacer la victime autant qu’il est possible dans la situation où elle se serait trouvée si le fait dommageable n’avait pas eu lieu ». Cette formulation pourrait-elle conduire à remettre en question la jurisprudence établie, notamment en matière de préjudice découlant d’une perte de chances ?

S. Houlié : La perte de chances est indemnisée dans certaines conditions (réelle, sérieuse, certaine dans sa disparition et proportionnelle dans sa réparation).

Elle a été consacrée par la jurisprudence pour certaines matières et figure d’ailleurs parmi les postes d’indemnisation de la nomenclature Dintilhac, de sorte qu’il n’y a, à mon sens, pas lieu de penser qu’elle puisse être remise en cause par les dispositions que je propose. Si les travaux parlementaires faisaient craindre le contraire, nous pourrions bien évidemment les modifier.

Par ailleurs, la volonté de réparer les dépenses exposées par la victime pour prévenir un dommage imminent, en éviter l’aggravation, la procédure de cessation de l’illicite ou la réduction du droit à indemnisation lorsque la victime a « laissé faire » dans la mesure de ses moyens et tout en protégeant son intégrité physique doivent illustrer la volonté du législateur de mieux prendre en compte le comportement de la victime.

Dans ces circonstances, les fondements de la réparation du préjudice de pertes de chances me semblent conservés dès lors qu’il est question de tenir compte des projets de la victime et de l’attitude qu’elle a adoptée pour les mener à bien.

5. L’amende civile

Lexbase : La réaction de la communauté juridique a été très contrastée à l’égard du nouvel article 1254 du Code civil N° Lexbase : L4998M9Y issu de la loi du 30 avril 2025 N° Lexbase : L4775M9Q. Votre proposition d’article 1303-8 entend-elle établir de vrais « dommages-intérêts punitifs à la française » ? 

S. Houlié : Effectivement, une autre innovation majeure de la réforme résulte de la consécration de l’amende civile qui vient sanctionner le comportement de l’auteur ayant commis une faute ou une inexécution contractuelle en vue d’en tirer un profit. Ainsi est créée la sanction de la faute lucrative.

Pour en définir le régime, il est proposé de prendre en compte des travaux préparatoires de l’article 1266-1 de l’avant-projet de 2017, mais également des débats parlementaires lors de l’examen de la proposition de loi relative au régime juridique des actions de groupe ainsi que de l’actuel article 1254 du Code civil N° Lexbase : L4998M9Y.

L’avant-projet de 2017 prévoyait ainsi que le montant de l’amende était fléché vers le Trésor public et non vers la victime. La possibilité d’affecter sous forme de dommages et intérêts le montant de la sanction civile à la victime suscite des réserves, à la fois car cela résulterait en un enrichissement de la victime à la suite du procès – allant donc au-delà du principe de réparation intégrale des préjudices – mais également car un tel mécanisme rapprocherait le droit français de ce qui se pratique en droit anglo-saxon. Plusieurs publications soulignaient ainsi la cohérence d’une affectation au Trésor public plutôt qu’à la victime :

  • N. Fournier De Crouy, Consécration de la faute lucrative en droit commun : pourquoi ne dit-elle pas son nom ? Regard porté sur la constitutionnalité et l’efficacité de l’article 1266-1 du projet de réforme de la responsabilité civile, Petites affiches, 8 novembre 2017, n° 223 : « En excluant la victime de l’affectation du produit de l’amende civile, le législateur met fin à la principale controverse doctrinale suscitée par la consécration de la faute lucrative en droit français. L’affectation à un fonds d’indemnisation ou au Trésor public du profit illicite consolide la nature de la peine civile publique de l’amende civile, ravive la fonction normative/punitive de la responsabilité civile et consolide l’intangibilité du principe de réparation intégrale propre à sa fonction indemnitaire. »
  • M.-A. Chardaux, L’amende civile. À propos de l’article 1266-1 du projet de réforme de la responsabilité, Petites affiches, 30 janvier 2018, n° 022 : « Cette sanction présente des avantages indéniables, aussi bien sur le plan théorique que sur le plan pratique. Tout d’abord, sur le plan théorique, l’amende civile a le mérite de ne pas mélanger les genres. La responsabilité civile répare. L’amende sanctionne. Ensuite, sur le plan pratique, contrairement aux dommages et intérêts punitifs, l’amende civile évite un enrichissement peu justifié, sinon indu de la victime. En effet, l’amende civile n’est pas versée à la victime, mais à un fonds d’indemnisation ou au Trésor public. De ce point de vue, l’amende civile est plus conforme à notre tradition juridique en ce qu’elle est respectueuse du principe de la réparation intégrale. »

C’est également ce qui a conduit les rapporteurs de la proposition de loi relative au régime juridique des actions de groupe, Laurence Vichnievsky et Philippe Gosselin, à proposer une sanction civile dont le produit serait versé au Trésor. M. Gosselin déclarait ainsi, lors de l’examen du texte à l’Assemblée en première lecture :

« Il ne s’agit en aucun cas de calquer ou d’importer dans notre système juridique la class action à l’américaine, avec ses dommages et intérêts punitifs et ses cabinets d’avocats qui se comportent parfois en chasseurs de primes. Notre action de groupe est bien membre de cette fratrie, mais elle n’est pas la sœur jumelle de la class action. Nous nous inscrivons dans la perspective du droit continental avec une vision plus européenne qu’anglo-saxonne, cette dernière présentant parfois des excès. Nous refusons ainsi les dommages et intérêts punitifs ».

Ainsi, l’amende civile qui sanctionne davantage qu’elle ne répare serait demandée par la victime ou le ministère public, son produit étant affecté à un fonds d’indemnisation. Il reste que la partie restitutoire ne serait pas assurable. Ce caractère non assurable de l'amende civile vise d’ailleurs davantage à révéler les dérives assurantielles qu'à y remédier concrètement, l’objectif étant de sensibiliser et de prévenir de telles pratiques.

6. Barémisation

Lexbase : L’objectif d’harmoniser l’évaluation des préjudices corporels peut faire débat. Les praticiens ne risquent-ils pas de s’inquiéter d’une possible rigidification par le barème ? Comment comptez-vous préserver le principe d’individualisation de l’indemnisation ?

S. Houlié : Bien au contraire, je pense que l’introduction de la nomenclature Dintilhac pour l’indemnisation poste par poste du préjudice corporel est une sécurité importante pour les victimes, contraignant ainsi l’ensemble des acteurs à évaluer la totalité des préjudices indemnisables sans pouvoir en oublier aucun.

L’individualisation de l’indemnisation n’est à ce titre pas remise en cause, car la valorisation de chacun de ses postes demeure à la libre appréciation des parties, dans le cadre transactionnel, ou du juge, dans l’hypothèse judiciaire.

C’est aussi un élément particulièrement important d’harmonisation du droit, car outre le sort de la victime, cela veut dire que ces postes devront être appliqués tout aussi bien en matière transactionnelle que devant les juridictions administratives ou judiciaires. C’était d’ailleurs l’un des éléments du discours du garde des Sceaux en 2017 pour justifier la réforme. « Qui peut admettre aujourd'hui que la victime d'une erreur médicale soit indemnisée différemment, selon qu'elle a reçu des soins à l'hôpital public ou dans le secteur privé ? »

7. Réalisme politique

Lexbase : Dans le contexte institutionnel actuel, quelles sont selon vous les chances de voir cette réforme aboutir ?

S. Houlié : Nul ne peut le dire. Je sais l’avis bienveillant de la présidente de l’Assemblée sur ma proposition. L’idée est de pouvoir l’inscrire à l’ordre du jour dans le cadre d’une semaine de l’Assemblée nationale, lorsqu’il est négocié entre les différents groupes au titre du temps « transpartisan ». Je crois que cette proposition peut faire consensus, d’une part, parce qu’elle consacre la place centrale de la victime dans le système de la responsabilité civile, d’autre part, parce qu’elle participe à l’intelligibilité du droit français et partant à son attractivité puisque pour les entreprises, rien n’est plus inquiétant que l’incertitude.

8. Critères d’évaluation et perspectives

Lexbase : À supposer que cette réforme soit adoptée, avec quels indicateurs mesurerez-vous son succès ? Prévoyez-vous des mécanismes d’évaluation de son impact sur la jurisprudence et la pratique ?

S. Houlié : Au regard de la tâche qui est devant nous, cette question est prématurée. La participation des professionnels et des universitaires à la procédure parlementaire permettant l’élaboration de la loi doit nous permettre de définir les indicateurs dont vous parlez. Leur implication dès le stade de la discussion parlementaire est en revanche, à mes yeux, un élément important pour que cette réforme soit réussie.

Pour en savoir plus : pour confronter cette approche avec l'analyse de Jean-Sébastien Borghetti, professeur agrégé à l'université de Paris-Panthéon-Assas, lire [Entretien] ...avec Jean-Sébastien Borghetti, Professeur agrégé — Proposition de réforme de la responsabilité civile : agir... mais réformer durablement, Lexbase CRI, septembre 2025 N° Lexbase : N2939B3A.

* Propos recueillis par Sam Bouvier, Éditeur juridique, et Floriane Ung, Responsable éditoriale

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