AVIS DE M. CHAUMONT, AVOCAT GENERAL
avec le concours d'Annabelle Grosjean, attachée de justice
Arrêt n° 683 du 27 juin 2025 (B+R) –
Assemblée plénière Pourvoi n° 22-21.812⚖️ Décision attaquée : Arrêt n° 21/00268 de la 1re chambre - 1re section de la cour d'appel de Versailles en date du 21 juin 2022 SARL Unipatis Production C/ M. [T] [P] _________________
1. Faits et procédure M. [P], avocat, a assisté la société Unipatis, dont l'activité est la production de chocolat, à l'occasion de la procédure de licenciement de M. [S], agent de fabrication, dont le contrat de travail était assorti de la clause de non-concurrence suivante : « Compte tenu de la spécificité des fonctions de M. [S] et afin de préserver les intérêts de la société Unipatis, M. [S] s'interdit, en cas de rupture du présent contrat de travail, pour quelque motif que ce soit, y compris pendant la période d'essai,
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d'exercer des activités similaires soit pour le compte d'une société concurrente soit pour son propre compte et de s'intéresser directement ou indirectement à toute fabrication, distribution, ou toute autre activité pouvant concurrencer l'activité ou les produits de la société. Cette interdiction de concurrence est limitée à une durée de 24 mois à compter du jour du départ effectif de M. [S] sur toute la France, le Benelux, l'Allemagne et le Royaume-Uni. En contrepartie de cette obligation de non-concurrence, M. [S] percevra, à compter de son départ de la société, et ce pendant toute la durée d'application de la clause, une indemnité égale à 24 mensualités égales chacune au salaire net moyen des 12 derniers mois précédant le départ du salarié (...). La société se réserve le droit de libérer M. [S] du respect de la clause 1. Dans ce cas, la société s'engage à notifier par écrit sa décision de renonciation à l'application de la présente dans un délai de 30 jours à compter de la rupture de son contrat de travail. La renonciation de la société au bénéfice de la clause la libère de son obligation de verser à M. [S] la contrepartie financière prévue. " Par jugement du 20 juillet 2017, le conseil de prud'hommes de Caen a condamné la société Unipatis à payer à M. [S] la somme de 57 983,90 euros au titre de la clause de non-concurrence, qui a été fixée au passif de son redressement judiciaire par arrêt de la cour d'appel de Caen du 18 octobre 2018. Le 7 février 2020, la société Unipatis a assigné M. [P] devant le tribunal judiciaire de Chartres en indemnisation en invoquant un manquement à son obligation de conseil, et demandé le paiement de la somme précitée à titre de dommages-intérêts. Le tribunal l'a déboutée de sa demande en retenant qu'elle n'avait pu se méprendre sur la teneur et les conséquences de la clause litigieuse, puisqu'elle l'avait rédigée, et qu'elle n'était pas fondée à reprocher à son avocat de ne pas lui avoir explicitée. Par arrêt du 21 juin 2022, la cour d'appel de Versailles a confirmé le jugement, en adoptant une autre motivation.
2. Le pourvoi La société Unipatis a formé un pourvoi et propose, par l'intermédiaire de la SCP Gatineau-Fattaccini et Rebeyrol, un moyen unique en deux branches.
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Les soulignements dans l'avis sont à mon initiative
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La première branche avance que « le préjudice ne peut être analysé comme une perte de chance qu'en l'absence de certitude que, si la faute n'avait pas été commise, le dommage ne serait pas survenu ; qu'en l'espèce, la société Unipatis Production faisait valoir que, compte tenu de sa situation économique à l'époque, il était certain que, si elle avait été correctement informée par son avocat, elle aurait levé la clause de non-concurrence de son salarié ; qu'en jugeant pourtant que, par principe, il ne saurait être préjugé de la décision de la société si l'avocat l'avait correctement informée, de sorte que le préjudice constituerait une simple perte de chance, au lieu de rechercher concrètement quel aurait été le choix exercé par la société au regard des circonstances de fait invoquées, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'
article 1147, devenu 1231-1, du code civil🏛 ». La seconde branche soutient qu'« à tout le moins, le juge ne peut refuser d'indemniser une perte de chance de ne pas subir un dommage dont il constate l'existence en se fondant sur le fait que seule une réparation intégrale de ce dommage lui a été demandée ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a constaté que le manquement commis par Me [P] avait causé un préjudice à la société Unipatis Production mais a refusé de l'indemniser en considérant que ce préjudice était une simple perte de chance dont cette dernière ne demandait pas réparation, la société réclamant la réparation intégrale du préjudice subi ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a violé les
articles 4 et 1147, devenu 1231-1, du code civil🏛 ». En défense, la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret a produit un mémoire dans l'intérêt de M. [P] et conclut : . au rejet de la première branche ; . à l'irrecevabilité de la seconde comme étant incompatible avec les écritures d'appel, et à son rejet en tout état de cause.
3. Analyse Seule la seconde branche retiendra votre attention car, pour les raisons parfaitement expliquées dans le rapport initial, qui n'ont pas fait l'objet d'observations, il n'y a lieu à statuer par une décision spécialement motivée sur la première branche, celle-ci n'étant manifestement pas de nature à entraîner la cassation. 3.1 Sur la recevabilité du moyen pris en sa seconde branche 3.1.1 La Cour de cassation juge irrecevables « les moyens qui développent une thèse contraire à celle proposée devant les juges du fond » car ils constituent une forme de nouveauté, y compris s'il s'agit de moyens de pur droit ou d'ordre public 2. 2
Droit et pratique de la cassation en matière civile, n° 772 et s, LexisNexis, 3e édition et Répertoire de procédure civile, pourvoi en cassation, J. et L. Boré, n°545 et s.
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Diverses formules sont employées par les chambres : moyen incompatible avec la thèse développée ou soutenue devant les juges du fond :
Soc., 28 novembre 2007, pourvoi n° 06-40.489⚖️, Bull. 2007, V, n° 197 ; 1re
Civ., 11 mars 2014, pourvoi n° 13-10.117⚖️ ; 2e Civ., 30 janvier 2020, pourvoi n° 18-17.990 ; moyen incompatible avec les écritures d'appel : 1re
Civ., 1er juillet 2009, pourvoi n° 08-16.851⚖️, Bull. 2009, I, n° 147 ; moyen contraire à ses propres écritures :
2e Civ., 16 décembre 2010, pourvoi n° 09-70.735⚖️, Bull. 2010, II, n° 211 ; 3e Civ., 23 mars 2011, pourvoi n° 0968.942, Bull. 2011, III, n° 48 ;
Com., 24 septembre 2013, pourvoi n° 11-26.307⚖️. S'agissant plus particulièrement de la perte de chance, il existe trois précédents, le troisième étant particulièrement à observer. .
Com., 25 juin 2013, pourvoi n° 12-23.048⚖️ : une bijouterie, victime d'un cambriolage, a assigné en réparation de son préjudice une société de surveillance à qui elle a reproché de ne pas lui avoir signalé, après le déclenchement de l'alarme, qu'une des deux portes du magasin était fermée à double tour contrairement à d'habitude. Elle a été déboutée par la cour d'appel qui a exclu l'existence d'un lien de causalité entre le manquement allégué et le dommage. Statuant sur le pourvoi de la bijouterie, la chambre commerciale a jugé qu'elle n'était pas recevable à présenter un moyen consistant à reprocher aux juges du second degré de ne pas avoir rechercher si, faute d'être informée de l'anomalie, elle n'avait pas été privée d'une chance de prendre sans délai les dispositions utiles pour la préservation de ses biens, alors que, « dans ses conclusions d'appel, la bijouterie contestait expressément que le manquement invoqué ait pu faire seulement perdre une chance ». .
Com., 6 octobre 2015, pourvoi n° 14-10.606⚖️ : deux propriétaires de terrains situés dans le périmètre d'une zone d'aménagement concertée que la commune de Saint-Denis de la Réunion envisageait de créer, ont confié à une société un mandat en vue de la construction d'une station service et d'un hôtel qui n'a pu être réalisée à la suite de leur défection et de l'abandon consécutif du projet de création de cette zone. La société mandataire a assigné les deux propriétaires en paiement de sommes correspondant à la marge qu'elle aurait pu réaliser sur la construction d'une station service et d'un hôtel. La cour d'appel de Saint-Denis de la Réunion l'a déboutée de sa demande au motif que l'édification de ces bâtiments était soumise « à beaucoup trop d'aléas pour que la perte de chance de percevoir la marge réclamée puisse être considérée comme un préjudice certain ». La chambre commerciale a décidé que le deuxième moyen soulevé par la société à l'appui de son pourvoi consistant à reprocher à la cour d'appel de ne pas avoir recherché s'il existait une éventualité favorable de réaliser la station service et l'hôtel que l'abandon de la zone d'aménagement avait fait disparaître, était irrecevable dès lors que la société « ayant fait valoir, dans ses écritures d'appel, que les préjudices dont elle demandait réparation ne pouvaient être qualifiés de perte de
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chance, le moyen, incompatible avec l'argumentation développée devant les juges du fond, est irrecevable ». . 1re
Civ., 3 février 2016, pourvoi n° 14-20.201⚖️. Un indivisaire a acquis de ses co-indivisaires diverses parcelles de terre et une maison d'habitation. Le conservateur des hypothèques ayant refusé la publication de la vente, l'acquéreur a assigné le notaire instrumenteur en responsabilité en lui faisant grief de ne pas l'avoir averti des risques de ce défaut de publication et, après la rédaction de l'acte, des difficultés rencontrées et des moyens d'y remédier. Il a sollicité la réparation de l'intégralité de son préjudice, et non seulement celui issu d'une perte de chance de ne pas avoir passé l'acte litigieux, en faisant valoir que « la perte de chance n'est qu'un palliatif au doute pesant sur la causalité du préjudice alors qu'en matière d'acte authentique, le notaire a une obligation de résultat » La cour d'appel d'Aix-en-Provence a jugé cependant que l'acquéreur avait seulement perdu une chance d'avoir pu renoncer à signer cet acte en considérant que le lien de causalité n'était pas douteux s'agissant de réparer la perte certaine d'une chance même faible. Mais pour le débouter de sa demande de réparation, elle a retenu qu'il sollicitait l'indemnisation du préjudice résultant de l'impossibilité de vendre les biens litigieux alors que « sans la faute du notaire qui a reçu un acte impubliable, et si [l'acquéreur] informé n'avait pas acquis les droits indivis de ses co-indivisaires il ne pourrait revendre le terrain », ajoutant que « la réparation ne peut procurer [à la victime] un avantage qu'[elle] n'aurait pas eu sans la faute » 3. Autrement dit, elle a justifié le rejet de la demande d'indemnisation par l'absence de lien de causalité entre le manquement imputable au notaire et le préjudice résultant de l'impossibilité de vendre les biens litigieux. La première chambre civile, statuant sur le pourvoi de l'acquéreur, a jugé, d'abord, que « c'est à bon droit que la cour d'appel a retenu que les fautes des notaires ayant consisté à ne pas avoir averti (l'acquéreur) des risques d'un défaut de publication de la vente et à ne pas l'avoir informé, après la rédaction de l'acte, des difficultés rencontrées et des moyens d'y remédier, n'avaient pu causer à ce dernier que la perte d'une chance de renoncer à la conclusion de l'acte litigieux ». Mais elle a déclaré ensuite irrecevable la troisième branche du moyen reprochant à la cour d'appel d'avoir refusé d'indemniser l'acquéreur de la perte de chance de renoncer à la vente dont elle avait pourtant constaté l'existence dans son principe. 3
Ces motifs sont cité dans le rapport sur ce pourvoi n° 14-20.201, p. 7, alinéa 1er
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La première chambre a relevé que ce grief était contraire à la thèse développée devant les juges du fond, le demandeur au pourvoi « ayant, dans ses écritures, seulement demandé la réparation de l'intégralité de son préjudice, en excluant l'éventualité de l'existence d'une perte de chance ». Nous reviendrons sur cet arrêt important, proche de notre cas d'espèce, au paragraphe 3.2.3 du présent avis. 3.1.2 Au cas particulier Dans ses conclusions d'appel, la société Unipatis a écarté toute incertitude sur la décision qu'elle aurait prise si elle avait été dûment informée des conséquences financières de la rupture du contrat de travail de son salarié, en affirmant qu'elle aurait alors « libéré le salarié de la clause de non-concurrence et n'aurait pas eu à en supporter le prix » (p. 13, § 8). C'est pourquoi elle a cité l'arrêt de la cour d'appel de Lyon du 25 juin 2013 en prétendant, certes à tort, que, selon la jurisprudence, le préjudice résultant de l'application d'une clause de non-concurrence est équivalent au montant de l'indemnité compensatrice, « excluant par là même la notion de la perte de chance en la matière » (conclusions p. 14, § 2). C'est également pour cette raison qu'elle a sollicité la condamnation du notaire à lui verser, à titre de dommages-intérêts, une somme équivalente à celle qui a été inscrite au passif de son redressement judiciaire. Mais, à la différence de l'arrêt de la cour d'appel d'Aix-en-Provence précité qui a fait l'objet du pourvoi rejeté par la première chambre le 3 février 2016, la cour d'appel de Versailles n'a pas débouté l'appelante au motif que le préjudice dont elle sollicitait la réparation était dépourvu de lien de causalité avec la faute. Après avoir jugé que M. [P] avait manqué à son obligation de conseil et fait perdre une chance à la société Unipatis de procéder à un choix éclairé sur la levée ou non de la clause, elle a justifié sa décision de rejet de la demande d'indemnisation par la circonstance que la société Unipatis « exclut toute perte de chance et ne demande pas la réparation d'un tel préjudice de sorte que sa demande au titre de la réparation du préjudice constitué selon elle par l'obligation de s'acquitter de toutes les sommes mises à sa charge par l'arrêt définitif de la cour d'appel de Caen du 18 octobre 2018 outre cotisations sociales patronales ne peut qu'être rejetée ». En statuant ainsi, elle a opéré d'office une distinction entre la demande en indemnisation du préjudice issu d'une perte de chance et celle en réparation de l'intégralité du préjudice, qu'elle a opposées l'une à l'autre. Il s'agit d'un élément de droit nouveau, qui ne pouvait être « décelé avant que l'arrêt soit rendu » 4, de sorte que je vous invite à juger que le moyen qui, en sa Selon l'expression employée par 1re
Civ., 17 décembre 1985, pourvoi n° 84-12.288⚖️, Bull. 1985, I, n° 230 ;
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seconde branche, soutient que « le juge ne peut refuser d'indemniser une perte de chance de ne pas subir un dommage, dont il constate l'existence, en se fondant sur le fait que seule une réparation intégrale de ce dommage lui a été demandée » est « né de la décision attaquée » et, comme tel, recevable 5. Recevoir la seconde branche vous conduirait à en apprécier le bien-fondé. 3.2 Sur le bien-fondé du moyen pris en sa seconde branche Le moyen pose la question, inédite, de savoir si le juge est, ou non, tenu de réparer le préjudice résultant d'une perte d'une chance dont il a constaté l'existence, alors même que celle-ci a été expressément contestée dans ses conclusions d'appel par le demandeur qui s'est borné à demander la réparation intégrale de son dommage. La réponse à cette interrogation nécessite un examen préalable des notions, d'une part, de perte de chance, et, d'autre part, d'office du juge et de principe dispositif. Les paragraphes 3.2.1 et 3.2.2 qui suivent sont communs aux paragraphes 3.3.1 et 3.3.2 de l'avis sur le pourvoi n°
22-21.146⚖️. 3.2.1 La perte d'une chance La perte d'une chance, d'origine prétorienne, est une « curiosité française » 6, même si des notions voisines sont également en usage dans d'autres systèmes juridiques 7, y compris de common law 8. Elle est reconnue par le droit de l'Union et a été définie, en droit interne, par la jurisprudence et par la doctrine qui a mis en évidence sa nature composite. 3.2.1.1 La jurisprudence de l'Union La Cour de justice de l'Union européenne reconnaît l'existence de la perte d'une chance en matière de marchés publics et laisse à chaque Etat membre le soin d'en définir le régime juridique. Voir aussi : 1re Civ., 20 mai 2020, pourvoi n° 19-10.559 et 2e Civ., 22 octobre 2020, pourvoi n° 1920.904 5
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Selon l'expression de P. Jourdain, RTD Civ. 2013, p.380
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Belgique, Suisse, Pologne cités par J. Boré, JCP G 1974, I, 2620
Canada, Grande-Bretagne et Etats-Unis. Plus particulièrement, le juge anglais admet la perte de chance de gains économiques à la suite de la faute commise par un avocat (voir les décisions Kitchen v Royal Air Force Association [1958] 1 WLR 563 et Allied Maples v Simmons and Simmons [1995] 1 W LR 1602) mais ne la reconnaît pas en matière médicale où prévaut la logique du « tout ou rien » (voir Hotson v East Berkshire Area Health Authority [1987] AC 750 et Gregg v Scott [2005] 2 AC 176) 8
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Ainsi :
CJUE, 6 juin 2024, Ingsteel, affaire n° C-547/22⚖️ : « (...) si un préjudice peut résulter de la non-obtention, en tant que telle, d'un marché public, il y a lieu de constater que, dans un cas tel que celui identifié au point précédent, il est possible pour le soumissionnaire ayant été illégalement évincé de subir un préjudice distinct, lequel correspond à l'opportunité perdue de participer à la procédure de passation concernée en vue d'obtenir ce marché (voir, en ce sens, arrêt du 21 décembre 2023, United Parcel Service/Commission, C-297/22 P, EU:C:2023:1027, point 69) (...) » (point 39). « Partant, l'article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/665 doit être interprété en ce sens que les dommages et intérêts que les personnes lésées par une violation du droit de l'Union en matière de marchés publics peuvent demander au titre de cette disposition sont susceptibles de couvrir le préjudice subi du fait d'une perte de chance » (point 44). « Il convient, toutefois, de relever que, si cet article 2, paragraphe 1, sous c), impose que des dommages et intérêts puissent être accordés aux personnes lésées par une violation du droit de l'Union en matière de marchés publics, il appartient, en l'absence de dispositions de l'Union en ce domaine, à l'ordre juridique interne de chaque État membre de fixer les critères sur la base desquels le dommage résultant de la perte d'une chance de participer à une procédure de passation d'un marché public en vue d'obtenir ce dernier doit être constaté et évalué, pour autant que les principes d'équivalence et d'effectivité sont respectés (voir, en ce sens, arrêt du 9 décembre 2010, Combinatie Spijker Infrabouw-De Jonge Konstruktie e.a., C568/08, EU:C:2010:751, point 90 ainsi que jurisprudence citée) » (point 45). Aucun arrêt significatif de la Cour européenne des droits de l'homme n'a été trouvé dans le domaine de la perte de chance, laquelle semble cependant admise implicitement 9. 3.2.1.2 La jurisprudence interne La perte de chance trouve sa place entre le dommage futur certain, qui est réparable, et le dommage éventuel, qui ne l'est pas 10, et permet ne pas laisser au bord du chemin les victimes qui ont subi un préjudice qui se situe dans cet espace intermédiaire. Elle emprunte à la réparation intégrale et au préjudice final dont elle est à la fois dépendante et autonome.
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CEDH, 18 mars 1997, Mantovanelli c/ France, n°21497/93⚖️10 H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, F. Chénedé, les grands arrêts de la jurisprudence civile, Dalloz, 14e éd. n° 219-2
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Qualifiée de protéiforme, d'ambigüe, de complexe qui répond à un régime juridique qui lui est propre.
11,
c'est une notion hybride
Elle a été adoptée par les deux ordres juridictionnels. A) La jurisprudence judiciaire La perte de chance a été introduite dans notre ordonnancement juridique à la fin du 19e siècle par deux arrêts de la chambre des requêtes du 17 juillet 1889 (S. 1891.1. p. 399) et du 17 juillet 1899 (S.1899,1, p. 272), seul le second employant le mot chance 12. La Cour de cassation en a ensuite progressivement défini les contours. Elle l'a ainsi distinguée du préjudice éventuel et hypothétique (2e Civ. 13 juillet 1961, B.579), l'a soumise aux exigences du dommage certain et actuel, apprécié au jour de la décision qui fixe la réparation mise à la charge du responsable (1re Civ. 11 mai 1964, B.245, Crim., 23 novembre 1971, pourvoi n° 71-92.943, Bull. 317 et 1re
Civ., 19 décembre 2013, pourvoi n° 13-11.807⚖️, Bull. 2013, I, n° 254 ), et qui, bien que futur, présente un degré de certitude suffisant pour être susceptible d'évaluation (2e civ. 20 décembre 1966, B.979). Par un arrêt du 18 mars 1975 (pourvoi n° 74-92.118, B.079), la chambre criminelle a jugé que : « L'élément de préjudice constitué par la perte d'une chance peut présenter en lui-même un caractère direct et certain chaque fois qu'est constatée la disparition, par l'effet du délit, de la probabilité d'un événement favorable encore que, par définition, la réalisation d'une chance ne soit jamais certaine ». Cette formule a été affinée ensuite par la
première chambre civile qui, le 21 novembre 2006 (pourvoi n° 05-15.674⚖️, Bull. 2006, I, n° 498), a donné de la perte de chance la définition suivante, adoptée depuis par les autres chambres de la Cour : « Seule constitue une perte de chance réparable la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable ». Si la faute n'a pas fait perdre, de façon certaine, à la victime une éventualité favorable (même arrêt) ou si cette éventualité favorable est nulle (1er
Civ., 8 mars 2012, pourvoi n° 11-14.234⚖️, Bull. 2012, I, n° 47), la perte de chance est inexistante. C'est ce que signifie la formule négative suivante : « une réparation ne peut être allouée au titre d'une perte de chance d'éviter le dommage qu'en l'absence de certitude que, si la faute n'avait pas été commise, le dommage ne serait pas survenu » (1re Civ., 1 juin 2022, pourvoi n° 20-18.595, 20-16.909). Cité par C. Corgas-Bernard, perte de chance et responsabilité médicale, Petites Affiches, 31 octobre 2012, n°218, p.38 11
« la faute de l'huissier qui, par une signification irrégulière de l'arrêt d'admission entraîne la déchéance du pourvoi, prive son client d'une chance de cassation de l'arrêt attaqué, et lui occasionne un préjudice actuel et certain, dont le quantum seul reste à déterminer » 12
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Il en est de même si l'aléa cède à la certitude, autrement dit si, même en l'absence de faute, le dommage se serait de toute façon produit. C'est le cas à propos d'un manquement d'un notaire à son obligation d'information, ou de l'avocat à son obligation de conseil lorsqu'il apparaît que même dûment informés le client aurait renoncé à l'opération et n'aurait pu bénéficier d'une solution alternative favorable (1re
Civ., 11 janvier 2023, pourvoi n° 21-18.247⚖️ ; 1re
Civ., 16 janvier 2013, pourvoi n° 12-13.014⚖️). C'est ce qu'avait fait valoir, en l'espèce, M. [P], à titre principal dans ses conclusions d'appel. A l'inverse, lorsqu'il est certain que, dûment informé ou conseillé, le client aurait certainement pris la décision lui permettant d'éviter le préjudice, c'est l'intégralité du préjudice qui doit être réparé (1re Civ., 5 mars 2009, pourvoi n° 0811.374, Bull. 2009, I, n° 43 ; 1re
Civ., 16 décembre 2015, pourvoi n° 14-29.758⚖️, Bull. 2015, I, n° 323 ;
3e Civ., 2 février 2022, pourvoi n° 21-10.193⚖️). C'est ce qu'avait fait valoir, en l'espèce, la société Unipatis, dans ses conclusions d'appel. La perte de chance, admise dans les domaines contractuel et délictuel, allie donc certitude et incertitude. La faute ou le manquement doivent avoir causé, de façon certaine, la perte de la possibilité d'un évènement favorable ou d'éviter un évènement défavorable, la survenance de cet évènement étant affectée, en revanche, d'un aléa, autrement dit, d'une chance. Jusqu'à une période récente, la Cour de cassation retenait que la chance perdue devait être réelle et sérieuse pour être indemnisable. Mais cette jurisprudence était critiquée au regard de la difficulté d'appréciation de ces critères qui provoquait des divergences et des contradictions entre les cours d'appel. Désormais, toute perte de chance, même faible, ou minime, ouvre droit à réparation (1re
Civ., 16 janvier 2013, pourvoi n° 12-14.439⚖️, Bull. 2013, I, n° 2 ;
Com., 13 mai 2014, pourvoi n° 13-11.758⚖️ ; 1re Civ., 12 octobre 2016, pourvoi n° 15-26.147, 15-23.230, Bull. 2016, I, n° 191). Les domaines d'application sont multiples. Deux peuvent être mis en exergue : la responsabilité médicale et le manquement des professionnels du droit à leur obligation de conseil et d'information. Ajoutons que la perte de chance doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée (voir notamment : 1re
Civ., 9 avril 2002, pourvoi n° 00-13.314⚖️, Bulletin civil 2002, I, n°
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116 ;
Soc., 18 mai 2011, pourvoi n° 09-42.741⚖️, Bull. 2011, V, n° 119 ;
Com., 21 juin 2017, pourvoi n° 15-17.059⚖️). Les juges du fond apprécient souverainement : . les éléments de preuve et de fait dont ils déduisent l'existence, le quantum du préjudice, et la part de responsabilité qui incombe à chacun dans la production du dommage (1re
Civ., 28 janvier 2010, pourvoi n° 08-20.755, 08-21.692⚖️, Bull. 2010, I, n° 19) ; . la quotité de perte de chance subie par la victime, c'est à dire le degré de l'aléa, (1re
Civ., 12 novembre 1985, pourvoi n° 84-12.759⚖️, Bulletin 1985 I n° 298 ; 1re
Civ., 2 novembre 2005, pourvoi n° 03-10.909⚖️, Bull. 2005, I, n° 400 ; 1re
Civ., 22 mars 2012, pourvoi n° 11-10.935, 11-11.237⚖️, Bull. 2012, I, n° 68 ; 1re Civ., 29 octobre 2014, pourvoi n° 13-24.126, 13-12.236), ainsi que l'évaluation de l'indemnité qui doit lui être accordée, selon la méthode de calcul qu'ils choisissent (
2e Civ., 3 octobre 1990, pourvoi n° 89-15.929⚖️). Mais la
Cour de cassation exerce un contrôle sur le lien de causalité entre le fait générateur et le dommage (1re Civ., 17 juin 2015, pourvoi n° 13-19.762⚖️ ; 1re
Civ., 9 mars 2022, pourvoi n° 20-14.375⚖️) ainsi que sur la caractérisation de la disparition de l'éventualité favorable (1re
Civ., 20 mars 2013, pourvoi n° 12-17.757⚖️). B) La jurisprudence administrative Le Conseil d'Etat a admis, à son tour, la notion de perte de chance au début des années 1920 dans le contentieux des permis de stationnement et des permissions de voirie (CE, 14 janvier 1921 Sieur [X…], p. 49 ; 10 mars 1933, Sieur [X…] p. 301) puis dans celui de la fonction publique (CE, 3 septembre 1928 [X…] p. 1035) avant d'en ouvrir le champ à de nombreux domaines de la responsabilité administrative (CE, 13 mai 1970 [X…], p. 322 ; 18 juin 2003 Groupement d'entreprises solidaires ETPO Guadeloupe, n° 249630, aux tables) 13. Mais la jurisprudence du juge administratif diffère sensiblement de celle de son homologue judiciaire en ce qu'elle renonce à procéder à un « calcul probabiliste » pour mesurer l'ampleur de la chance perdue au profit d'une logique binaire selon laquelle soit la chance est sérieuse d'éviter un dommage, et l'indemnisation porte alors sur l'entier préjudice (ex. réparation de l'intégralité du manque à gagner :
CE 8 févr. 2010, Commune de La Rochelle, n° 314075⚖️, au recueil), soit elle ne l'est pas, et le dommage n'est qu'éventuel, de sorte que la victime ne peut prétendre à aucune réparation (ex.
CE 25 novembre 1998, Mme [X], n° 181664⚖️, aux tables). Mme Grossholz, magistrat administratif, souligne que « traditionnellement, en droit administratif, lorsque la chance perdue est jugée suffisamment sérieuse, c'est la non-réalisation de la situation favorable ou, au contraire, la réalisation de la 13 cités dans les conclusions de T. Olson,
CE, 21 décembre 2007, Centre hospitalier de Vienne, n° 289328⚖️, au recueil
11
situation défavorable, qui fait l'objet de la réparation. La réparation, intégrale, porte non pas sur la chance perdue, mais sur la situation dommageable subie. Réciproquement, si la chance perdue n'est pas jugée suffisamment sérieuse, toute réparation est exclue. Cette méthode diverge d'avec celle suivie par le juge judiciaire en présence d'une perte de chance, qui repose sur un raisonnement probabiliste aboutissant à une réparation pour la fraction correspondant à la probabilité de réalisation de la chance perdue (...). Le juge administratif est en effet traditionnellement réfractaire à un tel raisonnement probabiliste, auquel il préfère la logique du " tout ou rien ", selon que la chance est jugée sérieuse ou non »14 . Un domaine particulier échappe à ce raisonnement dualiste, celui de la responsabilité hospitalière lorsqu'un accident médical résulte d'un défaut d'information du patient sur les risques d'un traitement ou d'une information (CE, 5 janvier 2000, Consorts [T], n° 181899, au recueil) ou d'un défaut ou d'un retard dans le diagnostic ou les soins (CE 21 déc. 2007, Centre hospitalier de Vienne, n° 289328, au recueil). Le Conseil d'Etat juge dans ce cas que « le préjudice résultant directement de la faute commise par l'établissement et qui doit être intégralement réparé n'est pas le dommage corporel survenu, mais la perte d'une chance d'éviter ce dommage. La réparation qui incombe à l'hôpital doit alors être évaluée en fonction de l'ampleur de la chance perdue » (voir encore :
CE 3 avr. 2009, Centre hospitalier d'Avallon, n° 301663⚖️, inédit et 12 juill. 2023, Mme [D], n° 461819, inédit). L'explication tient à ce qu' « en matière hospitalière, la situation finale est connue et le seul point en débat est de savoir si la faute médicale a effectivement privé le malade de la possibilité de voir son état s'améliorer. La notion de perte de chance a donc un contenu spécifique en matière médicale » 15 3.2.1.3 La doctrine A) Celle-ci explicite le concept de perte d'une chance de la façon suivante : . « (...) sont ainsi indemnisables, en fonction de leur probabilité, les avantages dont la victime aurait peut-être pu bénéficier si elle n'avait pas été affectée par le dommage. Alternativement, elle sera indemnisée des pertes qu'elle aurait peut-être pu éviter si la faute n'avait pas été commise, ce qui est souvent invoqué en cas de manquement à une obligation précontractuelle d'information ; encore faut-il que le risque se soit réalisé entre-temps, à défaut de quoi la chance de l'éviter n'est pas encore perdue »16 C. Grossholz, Répertoire de la responsabilité de la puissance publique, Evaluation du préjudice, n°88 14
15
Conclusions N. Escaut, CE 25 déc. 2009, commune de Courtenay, n°298918, aux tables
16
P. Stoffel-Munck, L. Aynès, Ph. Malaurie, Droit des obligations, 13e éd. Lextenson, n° 160
12
. « (...) Il doit surtout, comme tout autre préjudice, répondre à l'exigence de certitude. Or celle-ci implique que des chances certaines d'éviter le dommage (ou d'obtenir un avantage) existaient., d'autre part que ces chances ont été certainement perdues par suite du fait générateur. La perte est certaine lorsque les chances ont été courues et que le dommage s'est réalisé ; elle ne l'est plus en l'absence de tout dommage »17 . « La distinction précédente entre préjudice futur certain entièrement réparable et préjudice éventuel aucunement réparable apparaît quelquefois brutale dans des hypothèses où l'éventualité est trop sérieuse pour être négligée mais pas assez pour être tenue pour certitude. Aussi, pour éviter ce système du « tout ou rien », la jurisprudence a-t-elle introduit une notion permettant de prendre une décision intermédiaire : la notion de « perte d'une chance ». Cette notion est utilisée lorsque l'existence ou l'étendue du préjudice dépendait d'un événement aléatoire auquel la victime n'a pu participer : par exemple le propriétaire d'un cheval empêché de courir par un accident ; le candidat à un examen empêché de se présenter ; le plaideur empêché de soutenir son procès par une erreur de procédure de son avocat ; le parieur privé des chances de gagner par la faute du jockey. Si la chance perdue était très incertaine, on disait traditionnellement que le préjudice était éventuel et non réparable : ainsi un enfant de 9 ans accidenté ne peut invoquer la perte d'une chance d'accéder à une situation rémunératrice. L'idée que soit réparable une chance même faible, qui était parfois avancée, parfois repoussée au profit de l'exigence d'une chance « raisonnable », a gagné du terrain jusqu'à inclure la chance « même minime » ou « non hypothétique » : c'est désormais « toute perte de chance » qui doit être réparée » 18. de la perte de chance
B) La doctrine met aussi en lumière la nature composite
Plusieurs auteurs soulignent l'autonomie et la dépendance à la fois de la perte d'une chance par rapport au préjudice final dont elle constitue une réparation partielle. Ainsi Mme Viney décrit son caractère « spécifique et autonome par rapport au dommage final » tout en relevant que « l'indemnisation de la perte de chance est soumise au principe de la réparation intégrale, mais, comme celui-ci oblige à tenir compte de tous les éléments du dommage, les juges ne peuvent éviter de prendre en considération l'aléa qui affecte la réalisation de la chance perdue » 19. Mme Carval, commentant l'arrêt du 18 septembre 2008 (pourvoi n° 0617.859, Bull. 2008, I, n° 204), estime également que « la notion de chance, théoriquement distincte de la perte ou du gain auxquels elle se rapporte, possède 17
P. Jourdain, RTD Civ. 2013, p.380
18
A. Benabent, Droit des obligations, Lextenso, 20e éd., n° 677
19
G. Viney, traité de droit civil, LGDJ, 2e éd. n° 284
13
avec eux des liens si étroits qu'elle n'est jamais qu'une fraction de ces même préjudices. Son autonomie est donc très relative (...) ». De même Mme Corgas, dans son commentaire sur l'arrêt 1re
Civ., 6 octobre 2021, pourvoi n° 20-13.526⚖️, écrit que « la réparation intégrale n'est pas antinomique de la perte de chance. Indemniser une perte de chance équivaut à réparer entièrement le préjudice subi » ajoutant, comme Mme Viney, que « la perte de chance est un préjudice autonome, au même titre que d'autres préjudices, bien qu'original puisque ses contours et son quantum sont une portion des préjudices subis par le demandeur (...) ; il n'en conserve pas moins une existence propre »20 . Elle ajoute, à propos de la perte de chance dans le domaine de la responsabilité médicale que « la perte de chance ne peut se concevoir sans le dommage final. Son existence, comme son régime, sont entièrement tributaires de ce dernier. Il est topique à cet égard que la perte de chance ne figure pas comme un préjudice à part entière dans la nomenclature de préjudices dite Dintilhac. Elle n'apparaît que secondairement dans le cadre du poste incidence professionnelle » 21. L'office du juge s'est adapté à la nature hybride de la perte de chance, laquelle a également des conséquences procédurales. 3.2.2 L'office du juge Si le juge est libre de requalifier une demande de réparation de l'intégralité du préjudice en celle de perte d'une chance, dans les limites toutefois du principe dispositif, il a l'obligation de réparer cette dernière dès lors qu'il en a constaté l'existence 3.2.2.1 L'office du juge et le principe dispositif Le principe dispositif, ou principe de la libre disposition, mis en lumière par le professeur Motulsky au début des années 1960, et dont la Cour de justice des Communautés européennes a reconnu l'importance dans un arrêt du 14 décembre 1995 22, signifie que les parties ont la maîtrise de la matière litigieuse, en ce qu'elles fixent les éléments du litige composés de l'objet, des faits, et de la preuve de ceuxci. Le juge, à qui il appartient de dire le droit en vertu du principe hérité du droit romain de la juridiction (juris-dictio)23 , est tenu de trancher « le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables » comme le lui prescrit l'
article 12, alinéa 1er du code de procédure civile🏛.
20
C. Corgas, semaine juridique notariale et immobilière, n° 29, 22 juillet 2022, 1197
21
Article paru dans les Petites Affiches cité dans la note 9
22
CJCE, 14 décembre 1995, van Schijndel, C-430/93 et C-431/93
23
Selon ce principe le juge connaît le droit (jura novit curia)
14
Plus précisément, aux termes de l'alinéa 2 de ce même article « il doit donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux, sans s'arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée ». Il doit toutefois veiller à fonder sa décision que sur les faits qui sont dans le débat (
article 7, alinéa 1er du code de procédure civile🏛), sachant que « parmi les éléments du débat, le juge peut prendre en considération même les faits que les parties n'auraient pas spécialement invoqués au soutien de leurs prétentions », appelés faits adventices (même article, alinéa 2). Dans son arrêt d'
assemblée plénière du 21 décembre 2007, dit [X] , (pourvoi n° 06-11.343⚖️, Bull. 2007, Ass. plén., n° 10), la Cour a jugé que « si, parmi les principes directeurs du procès, l'article 12 du nouveau code de procédure civile oblige le juge à donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux invoqués par les parties au soutien de leurs prétentions, il ne lui fait pas obligation, sauf règles particulières, de changer la dénomination ou le fondement juridique de leurs demandes ». Dans son rapport, D. Loriferne vous invitait à adopter cette décision en s'interrogeant dans ces termes : « Peut-on alors imposer au juge une obligation de relever d'office le “bon moyen” de droit que n'a pas présenté l'avocat, ce qui suppose de la part du magistrat une infaillibilité qui n'est pas exigée du conseil, et que dément l'existence des voies de recours précisément ouvertes pour réparer ses éventuelles erreurs ? Et s'il s'avère qu'il ne l'a pas fait, pourra-t-on engager la responsabilité de l'Etat pour fonctionnement défectueux du service de la justice au sens de l'
article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire🏛 ? ». Il citait le professeur Normand : « En droit, les parties ont toute latitude de situer leurs prétentions sur le terrain juridique de leur choix, d'invoquer, en demande ou en défense, les moyens de droit judiciaire ou de droit substantiel qu'elles croient justifiés. D'exercice tantôt obligatoire, tantôt facultatif, le pouvoir d'initiative du juge remplit à la vérité une fonction de suppléance. Là où l'exercice de ce pouvoir étant facultatif, le juge s'abstient d'en faire usage, la partie que cela dessert parce qu'elle se trouve, de ce fait, déboutée ou condamnée, peut-elle lui reprocher sérieusement de n'avoir pas vu ce qu'elle n'avait pas elle-même remarqué ?24 . La Cour a donc distingué actes et faits d'une part, et objet d'autre part, en retenant que la requalification des premiers étaient obligatoire, tandis que celle du second était facultative.
M. Normand : « Le pouvoir de relever d'office les moyens de droit au regard de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales”; RTD Civ. 1996, p. 689 24
15
Aux termes de l'
article 4 du code de procédure civile🏛 « l'objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties ». Cet objet peut être défini comme « la fin vers laquelle tend la demande en justice, le résultat recherché (Motulsky parlait du résultat économique et social). Peu importe que le demandeur habille juridiquement sa demande par des notions juridiques connues (...) ; il recherche un certain résultat et l'objet de la demande, c'est cela, rien de plus, car il revient au juge de qualifier et de requalifier au besoin les faits et actes litigieux à condition (...) de ne pas modifier le résultat recherché, de ne pas modifier les faits, et de soumettre ses initiatives au respect de la contradiction » 25. « La notion d'objet est assez souple, en jurisprudence, pour permettre des accommodements avec les dispositions des articles 4 et 5, tant en ce qui concerne les pouvoirs des juges du fond que le contrôle exercé par la Cour de cassation. L'essentiel, pour qu'il n'y ait pas de modification de l'objet du litige, est que le juge ne modifie pas le résultat économique et social recherché par les parties (...) » 26. 3.2.2.2 Les conséquences du caractère hybride de la perte de chance sur l'office du juge A) Le juge judiciaire a la faculté de requalifier l'objet de la demande d'indemnisation en perte d'une chance 1) Il résulte de la jurisprudence de la Cour de cassation que : . la demande en réparation intégrale du préjudice et celle en indemnisation de la perte d'une chance ont le même objet, au sens de l'article 4 du code de procédure civile, en ce qu'elles tendent aux mêmes fins, ce qui illustre la dépendance de la perte de chance par rapport au préjudice final ; . lorsque le juge décide de réparer la seconde alors que seule la première lui a été demandée il opère une requalification, au sens de l'article 12, alinéa 2, du même code, du préjudice. Dans ce cas, il ne méconnaît pas l'article 12 mais, au cas où il ne sollicite pas les observations des parties, l'article 16 sur lequel nous reviendrons et qui démontre, cette fois, l'autonomie de la perte de chance sur certains points. Quatre arrêts l'illustrent : . 1re
Civ., 18 septembre 2008, pourvoi n° 06-17.859⚖️, Bull. 2008, I, n° 204 : « Attendu que X fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir partiellement accueilli sa demande principale en condamnant Z à l'indemniser au titre d'une perte de chance ; « Mais attendu que la cour d'appel, statuant sur les demandes et éléments de fait qui étaient dans le débat, a décidé que si le manquement de Z à son devoir de conseil pour n'avoir pas informé X de ce que l'assurance assortissant le prêt ne garantissait pas le risque invalidité permanente l'avait privée de la possibilité de 25 26
S. Guichard, F. Ferrand, C. Chainais, procédure civile, précis Dalloz, 29e éd. n° 633 S. Guichard, F. Ferrand, C. Chainais, L. Mayer, procédure civile, Lefevre Dalloz, 8e éd. n° 744
16
s'adresser à d'autres assureurs, ceux-ci, s'ils avaient accepté de garantir ce risque, lui auraient alors réclamé un supplément de prime qui aurait pu lui faire renoncer à cette garantie ; qu'ainsi, sans méconnaître l'objet du litige ni le principe de la contradiction, elle a considéré que le préjudice imputable s'analysait en une perte de chance qu'elle a souverainement évalué (...) » ; .
Com., 8 juillet 2014, pourvoi n° 12-25.754 : «⚖️ Vu l'
article 16 du code de procédure civile🏛 ; Attendu que pour limiter le montant des dommages-intérêts alloués à la société X, l'arrêt retient que celle-ci a été privée d'une chance de percevoir les loyers dont elle aurait pu bénéficier si un bail commercial avait été conclu pour l'exploitation du second fonds de commerce créé dans les locaux loués par la société Z ; Attendu qu'en statuant ainsi, alors qu'il n'était pas soutenu que le préjudice subi par la société X consistait en la perte d'une chance, la cour d'appel, qui a relevé d'office le moyen tiré de l'existence d'un tel préjudice, sans inviter au préalable les parties à s'expliquer sur ce point, a violé le texte susvisé » ; . 1re
Civ., 17 février 2016, pourvoi n° 15-10.009 : «⚖️ Vu l'
article 1382 du code civil🏛, ensemble l'article 12 du code de procédure civile ; Attendu que, pour rejeter la demande dirigée contre les notaires, l'arrêt retient que ceux-ci ont manqué à leur devoir d'information et de conseil à l'égard des consorts X (...) mais qu'aucun des postes de préjudice qu'ils invoquent (...) ne présente de lien de causalité avec la faute retenue, laquelle n'a fait perdre aux demandeurs qu'une chance de renoncer à l'acquisition de l'immeuble litigieux ou de l'acquérir à moindre prix ; Qu'en statuant ainsi, alors qu'ayant requalifié le préjudice, elle avait constaté l'existence d'une perte de chance qu'elle ne pouvait laisser sans réparation, après avoir invité les parties à s'expliquer de ce chef, la cour d'appel a violé les textes susvisés ». .1re
Civ., 20 janvier 2021, pourvoi n° 19-18.585 : «⚖️ Vu les articles 4, premier alinéa, et 5 du code de procédure civile : Aux termes de ces textes, l'objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties et le juge doit se prononcer sur tout ce qui est demandé et seulement sur ce qui est demandé ; Il en résulte que le juge ne peut refuser d'indemniser une perte de chance de ne pas subir un dommage, dont il constate l'existence, en se fondant sur le fait que seule une réparation intégrale de ce dommage lui a été demandée ». 2) La faculté de requalification laissée au juge judiciaire se distingue de l'obligation qui pèse sur son homologue administratif .
CE, 25 mars 2016, Mme [A], n° 386199⚖️, aux tables : « Qu'en se bornant ensuite à affirmer, pour rejeter les conclusions indemnitaires de Mme [A], que le préjudice qu'elle aurait subi ne pouvait être
17
regardé comme la conséquence du vice dont ces décisions étaient entachées, sans rechercher si l'irrégularité de la procédure de promotion n'avait pas entraîné pour Mme [A] de perte de chance sérieuse d'être nommée à la classe exceptionnelle des professeurs de l'ESPCI, la cour administrative d'appel de Paris a commis une erreur de droit » ; . CE, 14 déc. 2023, Communauté de communes de la vallée d'Ossau, n° 466747, inédit : « Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que la cour administrative d'appel de Paris s'est bornée à affirmer que la communauté de communes de la vallée d'Ossau n'avait pas subi de perte de chance de percevoir une fraction de la redevance au motif, d'une part, qu'une personne publique peut renoncer à conclure une concession dont elle a engagé la procédure de passation pour un motif d'intérêt général ou lorsqu'aucune offre acceptable n'a été présentée et, d'autre part, que le taux de redevance mentionnée à l'
article L. 523-2 du code de l'énergie🏛 dépend de l'équilibre économique de la concession. En statuant ainsi, sans rechercher si, au regard de l'ensemble des faits propres à l'espèce, la communauté de communes avait perdu une chance sérieuse de percevoir une part de cette redevance, la cour a commis une erreur de droit ». M. Roussel, rapporteur public de la décision
CE 20 janv. 2023, M. et Mme [B] n° 468190⚖️, aux tables, explique que cette jurisprudence « découle de la circonstance que devant le juge judiciaire, le procès est davantage que devant vous la chose des parties, qui peuvent en fixer plus librement les termes. En vertu du principe de l'indisponibilité du litige, désormais posé à l'
article 5 du code de procédure civile🏛, le juge doit ainsi " se prononcer sur tout ce qui est demandé et seulement sur ce qui est demandé ". 3) Les limites de la faculté de requalification du juge judiciaire Si le juge a le pouvoir de changer la dénomination de la demande, il ne peut y procéder qu'en respectant « les limites factuelles de la prétention ». Il doit donc « veiller à ce que la nouvelle qualification s'accorde avec les faits allégués » 27. Ceci explique le sens de plusieurs arrêts, dont certains sont cités par le mémoire en défense, qui peuvent apparaître contradictoires avec la jurisprudence qui laisse au juge la faculté de requalification, alors qu'en réalité ils ne le sont pas. S'agissant de cassations pour modification de l'objet du litige au visa de l'article 4 du code de procédure civile, signalons celles : . d'une décision qui, pour allouer une indemnité à un automobiliste victime d'un accident de la circulation provoqué par l'éclatement d'un pneu, avait retenu que « la faute de la société de contrôle technique lui avait perdre une chance d'éviter d'acquérir le véhicule présentant un vice caché », alors que cet automobiliste « demandait la réparation des préjudices résultant de l'accident en faisant valoir que 27
Rapport de S. Brinet sur le pourvoi n°15-22.043
18
celui-ci était la conséquence de la faute commise par [cette] société » (
2e Civ., 25 juin 2009, pourvoi n° 08-17.128⚖️) ; . d'un arrêt, qui, pour condamner un avocat au paiement d'une somme de dommages-intérêts énonce que, par la faute de l'avocat, son client « avait perdu la chance d'obtenir une indemnité en compensation de son préjudice moral et financier » alors que « l'intéressé invoquait à titre de préjudice moral et financier, non une simple perte de chance, mais les difficultés économiques et personnelles rencontrées à l'occasion des procédures, nombreuses et coûteuses, qui ont été engagées » (1re
Civ., 3 février 2011, pourvoi n° 09-15.112⚖️) ; . d'un arrêt qui « pour condamner l'employeur au paiement de dommagesintérêts pour perte de chance d'évolution professionnelle » a retenu que « celui-ci a manqué à l'engagement de tenir des entretiens annuels d'évaluation, entretiens à l'issue desquels la salariée aurait pu obtenir l'attribution de points d'évolution et entretiens qui doivent pourtant être également tenus alors que l'agent est en détachement dans une autre administration, en fonction des appréciations faites par les autorités extérieures », alors que « la salariée demandait une reconstitution de carrière et le paiement de rappels de salaire » (
Soc., 2 novembre 2016, pourvoi n° 15-22.043⚖️). S'agissant, à l'inverse, du rejet d'un pourvoi, citons : .
Soc., 15 février 2023, pourvoi n° 21-17.455⚖️ (cité par le mémoire en défense) : « Le salarié ayant demandé le paiement d'un rappel de salaire au titre du bonus et des congés payés afférents, c'est sans méconnaître les termes du litige que la cour d'appel a retenu qu'il ne sollicitait pas l'allocation de dommages-intérêts en réparation de la perte d'une chance de percevoir un élément de rémunération ». De la même façon, l'absence de lien de causalité entre la faute reprochée et la perte de chance alléguée peut justifier le rejet des demandes de ce chef : . 1re
Civ., 30 avril 2014, pourvoi n° 12-21.395 : «⚖️ la cour d'appel, qui ne pouvait aller au-delà des demandes dont elle était saisie, a légalement justifié sa décision en retenant que le préjudice dont les époux X demandaient réparation, lequel correspondait à la différence entre le prix d'acquisition de leur fonds et le prix auquel ils l'avaient revendu, ne découlait pas du manquement de la banque à son devoir de mise en garde contre le risque d'endettement » ; .
3e Civ., 16 mars 2023, pourvoi 21-18.731⚖️ (cité par le mémoire en défense) : rejet non spécialement motivé, le conseiller rapporteur ayant écrit, dans son avis, que la cour d'appel a pu déduire de ses constatations, « sans modifier l'objet du litige, ni, en dépit de la maladresse d'expression critiquée par la cinquième branche, refuser de réparer un préjudice dont elle aurait constaté l'existence, que, faute de lien de causalité entre la faute reprochée à l'architecte et les préjudices allégués, les demandes de la société X ne pouvaient être accueillies ». B) Le juge judiciaire qui a requalifié l'objet de la demande d'indemnisation en perte d'une chance doit réparer le préjudice qui en découle
19
Par l'effet du principe de la réparation intégrale, la victime d'un préjudice a droit à son entière réparation, laquelle doit être ordonnée par le juge saisi dès lors que la l'existence du dommage est constatée en son principe 28. La jurisprudence est constante tant en matière contractuelle que délictuelle et se fonde sur les articles 1382 devenu 1240, ou 1147 devenu 1231-1, ou 4 du code civil lequel interdit au juge de refuser de juger, « sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi » sauf à « être poursuivi comme coupable de déni de justice ». Ainsi, peuvent être cités : . Sur l'article 4 :
3e Civ., 6 février 2002, pourvoi n° 00-10.543⚖️, Bulletin civil 2002, III, n° 34;
2e Civ., 28 juin 2006, pourvoi n° 05-13.845⚖️;
Com., 26 septembre 2006, pourvoi n° 04-18.413⚖️ ;
2e Civ., 5 avril 2007, pourvoi n° 05-14.964⚖️, Bull. 2007, II, n° 76;
3e Civ., 9 mars 2023, pourvoi n° 21-13.646⚖️; 1re
Civ., 19 avril 2023, pourvoi n° 22-14.376⚖️; . Sur l'article 1382 ancien du code civil : 2e Civ., 17 mars 1993, pourvoi n° 9117.345, Bulletin 1993 II N° 118 ;
3e Civ., 3 mai 2011, pourvoi n° 10-14.775⚖️ . Sur les articles 4 et 1382 ancien : 2e Civ., 19 novembre 2009, pourvoi n° 0820.312; . Sur l'article 1147 :
2e Civ., 4 janvier 2006, pourvoi n° 04-15.280⚖️, Bull. 2006, II, n° 2 ;
3e Civ., 10 mai 2011, pourvoi n° 10-15.405⚖️ ; . Sur les articles 4 et 1147 :
Com., 25 avril 2006, pourvoi n° 04-16.574⚖️; 1re
Civ., 29 septembre 2004, pourvoi n° 01-17.113⚖️ ; Com., 25 avril 2006, pourvoi n° 0416.574. L'obligation d'indemniser le préjudice dont le juge a constaté l'existence s'applique à la perte d'une chance : . Com., 25 avril 2006, pourvoi n° 04-16.574 . 3e Civ., 3 mai 2011, pourvoi n° 10-14.775 : « en statuant ainsi, alors qu'elle avait constaté que X avait perdu une chance de réaliser sa garantie, la cour d'appel qui a ainsi refusé d'évaluer le dommage dont elle avait constaté l'existence en son principe, a violé [l'article 1382 du code civil] ; . 1re
Civ., 3 février 2021, pourvoi n° 19-17.740 : «⚖️ en statuant ainsi, en refusant d'indemniser le préjudice des acquéreurs tiré de la perte de chance de bénéficier d'un avantage fiscal dont elle avait constaté l'existence en son principe, la cour d'appel a violé [l'article 4 du code civil] ». L'office du juge va même au-delà car, depuis dix ans, la Cour de cassation décide qu'il est tenu par l'obligation de réparation dans une telle hypothèse même si la victime a seulement demandé la réparation intégrale de son préjudice, sans solliciter, à titre subsidiaire, celui issu de la perte d'une chance : . 1re
Civ., 17 juin 2015, pourvoi n° 14-17.440⚖️, au visa, classique, des articles 4 et 1382 du code civil : Dans cette espèce, les époux X avaient réclamé au notaire qui avait manqué à son obligation de conseil et d'information, la différence de prix entre celui de la 28
Rapport d'Y. Breillat sur le pourvoi n° 0820312, p.8
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promesse de vente correspondant à la valeur d'un terrain à construire dont ils s'étaient portés acquéreurs, et celui, réel, du terrain qui ne pouvait qu'être à usage de jardin. La cour d'appel les avait déboutés après avoir constaté que le préjudice résultant de la faute du notaire ne pouvait consister qu'en la perte d'une chance pour les époux X d'avoir renoncé à l'achat des parcelles ou de les avoir acquises à un moindre prix s'ils avaient été avertis de leur inconstructibilité, au motif que le préjudice en lien avec la faute du notaire ne correspondait pas à la différence de prix entre celui de la promesse de vente et la valeur réelle du terrain. L'arrêt est cassé au motif que « la cour d'appel, qui a refusé d'évaluer le dommage dont elle avait constaté l'existence en son principe, a violé les textes susvisés ». .
Com., 9 novembre 2022, pourvoi n° 21-11.753 : «⚖️ Vu les articles 4 et 1147, devenu 1231-1, du code civil : Il résulte de ces textes que le juge ne peut refuser d'indemniser une perte de chance de ne pas subir un dommage, dont il constate l'existence, en se fondant sur le fait que seule une réparation intégrale de ce dommage lui a été demandée ; Pour rejeter la demande d'indemnisation de X, l'arrêt, après avoir retenu que le préjudice résultant du manquement de la banque à son obligation d'information et de mise en garde s'analyse en une perte de chance d'échapper aux risques qui se sont réalisés et que la perte de chance est un préjudice distinct de celui qui résulte de la perte en raison des opérations effectivement réalisées, relève que X ne se prévaut d'aucun préjudice de perte de chance. En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés » ; . 1re Civ., 1 mars 2023, pourvoi n° 21-25.868 : même principe au visa des articles 4 et 1382, devenu 1240, du code civil : « Il résulte de ces textes, en premier lieu, que le juge ne peut refuser d'indemniser un préjudice dont il constate l'existence en son principe en se fondant sur l'insuffisance des preuves qui lui sont fournies par les parties, en second lieu, qu'il ne peut refuser d'indemniser une perte de chance de ne pas subir un dommage, dont il constate l'existence, en se fondant sur le fait que seule une réparation intégrale de ce dommage lui a été demandée » ; . 1re
Civ., 25 septembre 2024, pourvoi n° 23-15.925⚖️ : même principe au visa des articles 4, alinéa 1er, du code de procédure civile et 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'
ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016🏛 : « Il résulte de ces textes que le juge ne peut refuser d'indemniser une perte de chance de ne pas subir un dommage, dont il constate l'existence, en se fondant sur le fait que seule une réparation intégrale de ce dommage lui a été demandée ». 3.2.2.3 Les conséquences de la nature hybride de la perte d'une chance sur le principe du contradictoire.
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L'identité d'objet entre demande de réparation intégrale et celle de perte d'une chance explique les hésitations de la jurisprudence sur l'application de l'article 16 du code de procédure civile. Dans un premier temps, jusqu'en 2015, certains arrêts ont jugé que la requalification d'office n'imposait pas que soient recueillies les observations des parties : 1re Civ., 2 novembre 2005, pourvoi n° 03-10.909, Bull. 2005, I, n° 400 (énonçant, en réponse au premier moyen, que les demandes et éléments de faits étaient dans le débat) ; 1re
Civ., 30 octobre 2007, pourvoi n° 06-16.300⚖️ ;
3e Civ., 2 juillet 2013, pourvoi n° 12-15.605⚖️ (énonçant que les circonstances de fait étaient dans le débat) ;
Com., 31 mars 2015, pourvoi n° 14-11.012⚖️). Ensuite la Cour, dans la totalité de ses décisions, a censuré les cours d'appel ayant requalifié d'office les demandes sans inviter les parties à présenter leurs observations (par exemple : 1re
Civ., 2 octobre 2001, pourvoi n° 99-12.479⚖️ ;
Com., 3 avril 2012, pourvoi n° 11-17.990⚖️ ; 3e Civ., 12 juin 2014, pourvoi n° 13-16.271,
2e Civ., 7 novembre 2024, pourvoi n° 23-13.819⚖️). Les raisons de cette évolution jurisprudentielle ne sont pas mentionnées dans les arrêts mais il peut être affirmé que le respect du principe du contradictoire impose d'obtenir les explications des parties sur les points qui caractérisent l'autonomie de la perte de chance, tels que l'incertitude de la survenance de l'évènement favorable ou défavorable, le degré de l'aléa et les conséquences sur l'évaluation du préjudice. 3.2.2.4 Les conséquences procédurales potentielles de la nature hybride de la perte d'une chance A)Les demandes nouvelles en appel Selon les
articles 564 et 565 du code de procédure civile🏛🏛, à peine d'irrecevabilité relevée d'office, les parties ne peuvent soumettre à la cour d'appel de nouvelles prétentions lesquelles ne sont pas nouvelles dès lors qu'elles tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge, même si leur fondement juridique est différent. Or les prétentions tendant à l'indemnisation de l'intégralité du préjudice et celles tendant à la réparation d'une perte de chance tendent aux mêmes fins et ont le même fondement juridique. Si le cas se présentait, il devrait être jugé que les unes ne sont pas nouvelles par rapport aux autres, et que les unes sont donc recevables en appel même si les autres n'ont pas été présentées en première instance. B) La concentration des moyens
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La Cour, dans arrêt du 7 juillet 2006 dit [X] (
Ass. plén., 7 juillet 2006, pourvoi n° 04-10.672⚖️, Bull. 2006, Ass. Plén., n° 8) a jugé qu'il incombait au demandeur de présenter dès l'instance relative à la première demande l'ensemble des moyens qu'il estimait de nature à fonder celle-ci et que le seul changement de fondement juridique ne lui permettait plus d'engager un nouveau procès tendant aux mêmes fins, à raison des mêmes faits, et contre une même partie, sauf à se heurter à l'autorité de la chose jugée. Il s'en déduit qu'une partie qui solliciterait la réparation intégrale de son préjudice à l'occasion d'un premier procès serait irrecevable, à l'occasion d'un second, à demander à raison des mêmes faits et contre un même adversaire, l'indemnisation d'une perte de chance et inversement. 3.2.2.5 L'irrecevabilité d'une première demande en cassation Ajoutons qu'un moyen faisant grief aux juges du second degré de ne pas avoir recherché l'existence d'une perte de chance dont la réparation n'a pas été demandée en appel, est irrecevable comme nouveau et mélangé de fait et de droit en ce qu'il nécessite d'apprécier quelle aurait été la probabilité pour la victime, en l'absence de faute, d'obtenir un avantage ou d'éviter la survenance d'un dommage (
Com., 15 février 2023, pourvoi n° 21-15.993⚖️ ; Com., 21 juin 2023, pourvoi n° 2117.450). 3.2.2.6 La pratique des cours d'appel L'étude menée sur plus de cinq cents arrêts de cours d'appel prononcés entre le 1er juillet 2024 et le 1er avril 2025 fait apparaître trois situations : . lorsque le demandeur sollicite la réparation intégrale de son préjudice alors que le défendeur soutient qu'il n'a subi qu'une perte d'une chance, les juges du fond, s'ils retiennent la perte de chance, procèdent directement à son évaluation, considérant qu'elle était dans le débat (ex. Versailles, 6 mars 2025, n° 23/06580 ; Paris 5 mars 2025, n° 24/02548 ;
CA Nîmes, 23 janvier 2025, n° 23/02033⚖️ ;
CA Versailles, 21 nov. 2024, n° 22/00896⚖️) ; . lorsque le demandeur sollicite la réparation intégrale de son préjudice, sans réaction du défendeur sur la perte de chance, il arrive que le juge soulève d'office le moyen tiré de cette dernière ; il invite alors les parties à présenter leurs observations (ex. CA Paris, 20 mars 2025, n° 22/11818 et 17 janv. 2025, n° 23/01782) puis il indemnise (CA Grenoble, 18 mars 2025, n° 21/04124 ;
CA Paris, 5 févr. 2025, n° 24/00343⚖️ ;
CA Fort-de-France 21 janv. 2025, n° 23/00457⚖️ ;
CA Pau 21 janv. 2025, n° 23/00733⚖️) ; . lorsque le demandeur sollicite la réparation intégrale de son préjudice sans réaction du défendeur sur la perte de chance, il arrive que le juge d'appel relève la « possibilité » d'une perte de chance sans en constater l'existence et qu'il décide de débouter le demandeur en relevant qu'il n'est saisi d'aucune prétention de ce chef (
CA Paris 23 janvier 2025, n° 22/20148⚖️ ;
CA Paris 20 mars 2025, n° 22/16430⚖️ ; CA Versailles, 21 nov. 2024, n° 22/05432).
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3.2.3 Au cas particulier Dans son arrêt du 3 février 2016, pourvoi n° 14-20.201, examiné au paragraphe 3.1.1, la première chambre civile a répondu positivement à la question de savoir si le juge d'appel pouvait requalifier une demande de réparation intégrale en celle d'indemnisation d'une perte de chance, alors que la victime avait exclu cette dernière dans ses écritures. Précisons que le verbe « exclure » a été utilisé par la chambre elle-même pour qualifier la position du demandeur au pourvoi qui, dans ses écritures d'appel avait exposé, rappelons le, « qu'il avait droit à la réparation intégrale de son préjudice et non seulement à la réparation d'une perte d'une chance de ne pas avoir passé l'acte litigieux, (...) la perte de chance (n'étant) qu'un palliatif au doute pesant sur la causalité du préjudice final, alors qu'en matière d'acte authentique, le notaire a une obligation de résultat » (p. 5 § 2 des motifs de l'arrêt attaqué). L'arrêt du 3 février 2016 se situe dans le sillage de la jurisprudence [X] du 21 décembre 2007 précitée (pourvoi n°
06-11.343⚖️, Bull. 2007, Ass. plén., n° 10). En l'espèce, la requalification opérée par la cour d'appel n'est critiquée ni par la société Unipatis, puisqu'elle en bénéficie, ni par M. [P] qui n'a pas formé de pourvoi incident, de sorte que vous n'aurez pas à vous prononcer une nouvelle fois sur la question de l'office du juge sur ce point. Précisons que M. [P] avait lui-même introduit dans les débats la perte de chance puisqu'aux termes de ses conclusions d'appel, il écrivait : « à supposer que le tribunal retienne [qu'il ] aurait commis une faute en n'informant pas suffisamment la sarl Unipatis, la perte de chance ne saurait , en toute hypothèse, exécer 5 % » (conclusions p. 16 in fine). Reste la question de la réparation, qui, elle, est bien nouvelle puisque, toujours dans son arrêt du 3 février 2016, la première chambre civile a déclaré irrecevable comme contraire à la thèse développée devant les juges du fond la troisième branche qui lui soumettait une interrogation identique et à laquelle elle n'a donc pas répondu. L'occasion aurait pu être donnée à la deuxième chambre civile de la trancher à l'occasion d'un pourvoi dont elle a été saisie récemment portant sur arrêt statuant sur renvoi après cassation. Le demandeur, dans la première branche de son second moyen, reprochait, de façon classique à la cour d'appel de ne pas avoir indemnisé le préjudice résultant d'une perte de chance dont elle avait constaté l'existence. Or, comme l'avait souligné dans son avis l'avocat général, ce requérant avait exclu formellement, la réparation d'un tel préjudice.
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Mais la deuxième chambre a relevé un moyen relevé d'office tiré de ce que le juge ne peut refuser d'indemniser un préjudice dont l'existence en son principe a été constaté par une décision devenue irrévocable, ce qui était le cas en l'espèce compte tenu de la portée de l'arrêt de cassation dont la première décision avait fait l'objet (
2e Civ., 22 juin 2023, pourvoi n° 22-18.393⚖️). Je vous invite à répondre par l'affirmative à la question posée dès lors qu'il résulte de la jurisprudence constante de la Cour de cassation exposée ci-dessus, et sur laquelle il ne me paraît pas opportun de revenir en l'absence d'élément de droit nouveau, qu'un juge saisi d'une demande en réparation de l'intégralité d'un dommage, qui requalifie celle-ci en constatant l'existence d'une perte de chance, doit ordonner l'indemnisation du préjudice qui en résulte. La circonstance que le demandeur écarte, ou exclut, expressément la perte de chance dans ses conclusions d'appel ne peut y faire pas obstacle, pas plus qu'elle ne s'oppose, comme l'a jugé la Cour, à la requalification de sa demande. Ici, la cour d'appel de Versailles, au regard de l'argumentation de la société Unipatis hostile à la perte de chance, aurait parfaitement pu ignorer cette dernière et ne pas requalifier la demande de réparation intégrale dont elle était saisie. Elle a imprégné, au contraire, sa motivation de la perte de chance. Ainsi, au stade de l'examen de la faute reprochée à M. [P], elle a jugé, pour caractériser le manquement de ce dernier à son obligation de conseil et d'information, que « la question de l'opportunité de la levée ou de la non-levée de la clause aurait dû être abordée par le conseil, l'employeur ayant à peser les avantages et les inconvénients de l'une ou l'autre des solutions en termes de comparaison entre le risque réel de concurrence de la part du salarié et le coût de la contrepartie financière en cas de non levée de la clause de non-concurence ». Autrement dit, elle a justifié la faute du notaire par le choix dont disposait la société Unipatis de faire ou non-application de la clause de non-concurrence. Or ce choix est un élément de la perte de chance puisque celle-ci n'aurait pu être retenue s'il avait été certain que, dûment informée, la société aurait dispensé le salarié de son application. Puis, lors de l'examen du lien de causalité entre la faute et le préjudice, la cour d'appel a affirmé que le préjudice subi par la société Unipatis résultant du manquement de l'avocat « se limite à la perte de chance de ne pas avoir eu la possibilité de faire un choix éclairé sur la levée ou non de la clause ». Elle a pris ensuite le soin d'expliquer que l'arrêt de la cour d'appel de Lyon cité par l'appelante « n'est pas transposable au présent litige puisque dans l'espèce soumise à cette cour, le dossier montrait que l'employeur avait entendu renoncer à l'application de la clause de non-concurrence si bien que, en quelque sorte, il était démontré dans cette espèce que la perte de chance de l'employeur était totale » Elle a donc affirmé l'existence de la perte de chance avec insistance.
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Il lui appartenait dès lors d'en tirer les conséquences et de réparer le préjudice en résultant. En décidant au contraire de débouter la société Unipatis de sa demande au motif qu'elle ne demandait que la réparation de l'intégralité de son préjudice, elle a exposé sa décision à la censure. Au regard de ce qui précède, je conclus attaqué sur la seconde branche du moyen.
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à la cassation de l'arrêt