La lettre juridique n°917 du 22 septembre 2022 : Sociologie

[Éditorial] Du droit pénal à la justice pénale : de l’importance des lumières sociologiques

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par le Dr Nicolas Catelan, Directeur scientifique de la revue Lexbase Pénal, Maitre de conférences à l’Université Paris Cité, Centre de droit des affaires et de gestion (CEDAG – EA 1516)

le 19 Décembre 2022

Invisible droit. L’étude du crime et la recherche sur le droit de punir en France esquissent une œuvre baroque. Comme le relève Madame Ricordeau, la France est un des rares pays où la criminologie n’est pas perçue comme une discipline académique autonome. De là découle sans doute une sensation d’incomplétude chez les pénalistes, à tout le moins quand leur diplôme a été obtenu au sein d’une faculté de droit. S’il est possible d’analyser juridiquement la réaction à la commission d’une infraction, nombre de questions pourtant fondamentales restent de notre côté sans réponse : quelle est la cause efficiente du crime ? Telle réponse publique est-elle à même de résoudre le problème posé par tel type de délinquance ? Pourquoi tel système punitif l’a emporté sur un autre ? Comment l’activité judiciaire des tribunaux est-elle perçue par nos concitoyens ? Faut-il avoir confiance dans l’activité judiciaire ? Comment les femmes sont-elles traitées par la justice pénale ? Peut-on abolir la justice pénale ? Pourquoi la prison demeure-t-elle le maître-étalon de la répression ?

Le juriste est souvent fort dépourvu au moment de contextualiser sociologiquement le cas qui lui est soumis, qu’il défende un prévenu ou un accusé, qu’il le poursuive, le juge ou statue sur l’exécution de sa peine. Le sens de son activité peut aisément lui échapper tant le fait social de la délinquance et son traitement dépassent évidemment sa pratique, l’expérience subjective ne pouvant ici se substituer parfaitement à une connaissance granulaire et globale de la chaine pénale et de ses ressorts. On le sait, sans le travail scientifique, l’expérience risque d’être une lumière qui n’éclaire que celui qui la porte. Elle ne saurait, par la seule force du discours et du témoignage, se confondre avec l’institution décrite. L’expérience brute et la pratique personnelle ne font pas la praxis nonobstant la puissance narrative d’un praticien piégé par l’illusion biographique [1] et bercé par les présupposés de l’acteur rationnel. Cela est également vrai lorsqu’on interroge les citoyens sur leur perception de la justice pénale, l’article rédigé par Virginie Gautron et Cécile Vigour en atteste.

L’expérience personnelle contribue certes à la praxis mais ne peut y être assimilée. Pas plus que la psychologisation des acteurs ne peut contribuer à une connaissance parfaite de la structure répressive, une audience ne construit pas une récurrence. La justice est le produit de mécanismes inconscients et intégrés par ses acteurs, produit dans lequel les expériences passées ont un poids démesuré [2]. Aussi devrions-nous fixer la focale sur les structures inconscientes de la justice de nature à objectiver la pratique du droit. Chaque acteur (de la justice) agit en effet avec le sens pratique acquis par habitus lors de sa socialisation primaire, et ce, dans un champ (professionnel) qui possède ses propres habitus aptes à ordonner les pratiques. Ce n’est qu’en étudiant ce double phénomène que la justice pénale apparaîtra enfin dans son objectivité. Sinon comment comprendre et expliquer le faible recours au droit par les détenus comme le constate M. Corentin Durand ?

Justice révélée. L’étudiant en droit est ainsi régulièrement décontenancé lorsqu’il est pour la première fois confronté à ce que l’on appelle communément la pratique, se rendant compte qu’il existe un monde entre le discours universitaire et ce que les praticiens accomplissent au quotidien. Tout observateur constate qu’il existe un décalage entre le droit pénal (qui résulte de la loi, de la jurisprudence de la Cour de cassation et du discours doctrinal) et la justice pénale (accomplie par la police, les magistrats, les avocats et le SPIP). Ce décalage n’est pas une fatalité du juridisme. Un véritable champ de recherches permet d’en éclairer les logiques, qu’il s’appelle criminologie (au sens large) ou encore sociologie de la justice pénale. Et nombreux sont les chercheurs à avoir jeté un pont entre le droit et sa praxis [3]. L’accès à ce savoir sur la justice pénale est d’ailleurs primordial en ce qu’il permet aux citoyens de comprendre son fonctionnement. Cela est indéniablement essentiel au fonctionnement démocratique de nos institutions. On se souvient comment le Gouvernement avait cru, lors des États généraux de la justice, pouvoir prendre le pouls de l’opinion avec des questions particulièrement biaisées et partiales. La sociologie apporte des réponses beaucoup plus précises et nuancées avec une méthode infiniment plus scientifique. Aussi est-elle en mesure de nous apprendre beaucoup sur la justice pénale.

Qu’on ne s’y trompe pas, le dossier auquel ont accepté de participer Gwenola Ricordeau, Virginie Gautron, Cécile Vigour, Corentin Durand et Julien Larrègue, n’est pas le fruit d’une interrogation purement abstraite. Il s’agit de donner aux praticiens de la justice pénale des outils et des clés pour déchiffrer ce qu’ils peuvent constater, ressentir voire pressentir au quotidien. L’enjeu concret consiste à relier recherches fondamentale et empirique afin de comprendre la distorsion entre le discours sur le droit d’une part et la justice telle qu’elle se donne à voir d’autre part. Et seule la sociologie pénale est à même de livrer des leçons réflexives sur des normes et des pratiques qui font système car l’histoire du châtiment n’est pas que la chronologie des lois et l’annale des décisions de justice. L’histoire du châtiment est évidemment pleine de bruit et de fureur.

Ombre et lumière. La justice pénale ne naît pas davantage de l’application d’une loi (générale, impersonnelle et absolue) à des cas (particuliers, personnels et relatifs). La justice pénale naît des guerres du quotidien, avec des anti-héros qui disparaissent dans la nuit d’une audience prolongée. La justice pénale prend sa source dans un flux de poursuites qui emporte dans le vacarme d’une porte qui se referme les combattants fatigués d’une lutte chaque jour répétée. La justice pénale embrase puis obscurcit des terres ravagées où succombent des coupables déjà oubliés. Elle est faite de normes, de pratiques et de discours. Aussi est-il important de s’intéresser à ce que disent les sciences sociales de la justice pénale, fait social total [4] qui a toujours été bien plus qu’un simple phénomène juridique.

 

[1] P. Bourdieu, L'illusion biographique, in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, juin 1986, n° 62/63, pp. 69 à 72 [en ligne].

[2] V. P. Bourdieu, Le sens pratique, éd. de Minuit, coll. Le sens commun, 1980, chap. 3, p. 87 et s.

[3] V. par ex. L. Wacquant, Les prisons de la misère, Raisons d’agir, 2011. Récemment v. M. Agator, État de l’art - La corruption vue par les sciences humaines et sociales, AFA, Mission de recherche Droit et justice, 2021 [en ligne].

[4] On sait le concept éculé mais il demeure un puissant outil d’analyse au profit du dévoilement ici entrepris. V. Th. Wendling, Us et abus de la notion de fait social total - Turbulences critiques, Revue du MAUSS, 2010/2 (n° 36), pp. 87 à 99 [en ligne].

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