La lettre juridique n°916 du 15 septembre 2022 : Fonction publique

[Jurisprudence] Fin de partie pour la fronde d’une partie des collectivités contre l’harmonisation de la durée légale du temps de travail des fonctionnaires territoriaux ?

Réf. : Cons. const., décision n° 2022-1006 QPC du 29 juillet 2022 N° Lexbase : A17188DY

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N2581BZM

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par Laurent Péquignot, Avocat au barreau de Rennes

le 14 Septembre 2022

Mots clés : fonctionnaires • temps de travail • dérogation • collectivités • harmonisation

La suppression des régimes de temps de travail dérogeant à la durée de droit commun dans la fonction publique territoriale est validée par le Conseil Constitutionnel dans sa décision n° 2022-1006 QPC du 29 juillet 2022. Très attendue, cette décision met fin au bras de fer engagé par certaines collectivités territoriales contre l’application de l'article 47 de la loi n° 2019-828 du 6 août 2019, de transformation de la fonction publique. Cependant, en admettant que les collectivités territoriales demeurent libres de définir des régimes de travail spécifiques pour tenir compte des sujétions liées à la nature des missions de leurs agents, le Conseil Constitutionnel a laissé la porte entre-ouverte à de possibles dérogations, qui devront toutefois être justifiées spécifiquement.


 

Dans cette décision, le juge constitutionnel avait été saisi, le 1er juin 2022 par le Conseil d'État [1], dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution N° Lexbase : L5160IBQ, d'une question prioritaire de constitutionnalité posée pour les communes de Bonneuil-sur-Marne, Fontenay-sous-Bois, Ivry-sur-Seine et Vitry-sur-Seine et relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article 47 de la loi n° 2019-828 du 6 août 2019, de transformation de la fonction publique N° Lexbase : L5882LRB.

Il a considéré que l'article 47 de la loi du 6 août 2019 en mettant fin à la faculté de conserver, par dérogation, les régimes de temps de travail qu'elles avaient mis en place avant l'entrée en vigueur de la loi du 3 janvier 2001, relative à la résorption de l'emploi précaire et à la modernisation du recrutement dans la fonction publique ainsi qu'au temps de travail dans la fonction publique territoriale N° Lexbase : L2233ASI :

  • poursuivait un objectif d'intérêt général, en contribuant à l'harmonisation de la durée du temps de travail au sein de la fonction publique territoriale ainsi qu'avec la fonction publique de l'État afin de réduire les inégalités entre les agents et faciliter leur mobilité ;
  • respectait les principes de libre administration des collectivités locales et de liberté contractuelle en se bornant, en matière d'emploi, d'organisation du travail et de gestion de leurs personnels, à encadrer la compétence des collectivités territoriales pour fixer les règles relatives au temps de travail de leurs agents sans les priver de la possibilité de définir des régimes de travail spécifiques pour tenir compte des sujétions liées à la nature des missions de leurs agents.

Cette décision, attendue, mais prévisible, est l’occasion de revenir sur le mécanisme de mise en conformité de la durée du temps de travail des agents publics territoriaux prévu par l’article 47 de la loi du 6 août 2019 précitée.

I. L’enjeu de la QPC : la conformité à la constitution de l’article 47 de la loi du 6 août 2019 mettant fin aux régimes dérogatoires en matière de temps de travail au sein des collectivités territoriales

Si l’article 47 de la loi n°2019-828 du 6 août 2019 a donné lieu à cette procédure et a fait l’objet d’une opposition par certaines collectivités territoriales [2], ce n’est pourtant pas cette disposition législative qui encadre le temps de travail des agents publics territoriaux.

En effet, la durée du temps de travail des agents publics territoriaux est encadrée, depuis la loi n° 2001-2 du 3 janvier 2001, portant notamment sur le temps de travail dans la fonction publique territoriale et la création de l’article 7-1 de la loi n° 84-53 devenu l’article L. 611-2 du Code général de la fonction publique N° Lexbase : L6120MBB, par renvoi, par les dispositions applicables aux agents de l’État.

Auparavant, en l’absence de cadre législatif ou réglementaire relatif au temps de travail des agents territoriaux, il revenait, à l’organe délibérant de fixer la durée de leur temps de travail [3]. Depuis l’intervention du législateur en 2001, le temps de travail des agents territoriaux est aligné sur celui des agents de l’État.

Ainsi, les règles relatives au temps de travail dans la fonction publique territoriale sont précisées par le décret n° 2000-815 du 25 août 2000, relatif à l'aménagement et à la réduction du temps de travail dans la fonction publique de l'État N° Lexbase : L2920AIY, rendu applicable aux agents territoriaux par l'article 1er du décret n° 2001-623 du 12 juillet 2001 N° Lexbase : L1466AXL, pris en application de l’article 7-1 de la loi n° 84-53 précitée, devenu l’article L. 611-2 du Code général de la fonction publique précité.

Au sujet de l’article 1er du décret n° 2000-815 du 25 août 2000 précité, disposant que la durée légale annuelle du travail est de 1607 heures, le juge administratif est venu préciser qu’il s’agit bien d’un plancher [4].

Pour autant, le dernier alinéa de l’article 7-1 de la loi n° 84-53, désormais abrogé, prévoyait que les régimes de temps de travail, mis en place avant l'entrée en vigueur de la loi n° 2001-2 précitée, pouvaient être maintenus en application, par décision expresse de l'organe délibérant de la collectivité ou de l'établissement, sauf s'ils comportaient des dispositions contraires aux garanties minimales applicables en matière de durée et d'aménagement du temps de travail.

En outre, l’article 2 du décret n° 2001-623 précité, autorise les employeurs territoriaux à réduire le temps de travail de leurs agents pour tenir compte de sujétions liées à la nature des missions et à la définition des cycles de travail qui en résultent, et notamment en cas de travail de nuit, de travail le dimanche, de travail en horaires décalés, de travail en équipe, de modulation importante du cycle de travail ou de travaux pénibles ou dangereux.

Ce faisant, les collectivités territoriales ont très souvent conservé, après l’entrée en vigueur de la loi n° 2001-2 du 3 janvier 2001 précitée, un certain nombre de jours de congés exceptionnels, non prévus par les dispositions statutaires, amenant leurs agents à ne pas effectuer la durée légale du temps de travail, sans pour autant que cela soit justifié par les sujétions particulières prévues par l’article 2 du décret n° 2001-623 précité.

C’est donc en raison de la volonté de rendre pleinement applicable aux agents territoriaux la durée légale du temps de travail qu’est intervenu l’article 47 de la loi du 6 août 2019.

Cette disposition législative prévoit donc que les employeurs territoriaux qui ont maintenu un régime de travail mis en place antérieurement à la publication de la loi n° 2001-2 du 3 janvier 2001 disposaient d'un délai d'un an à compter du renouvellement de leurs assemblées délibérantes pour définir, dans les conditions fixées à l'article 7-1 de la loi n° 84-53 du 26 janvier 1984 devenu l’article L.611-2 du Code général de la fonction publique, les règles relatives au temps de travail de leurs agents. Ces nouvelles règles devaient entrer en application au plus tard le 1er janvier suivant leur définition, soit au 1er janvier 2022 pour les communes, leurs groupements et les établissements publics rattachés, soit au 1er janvier 2023 pour les départements et les régions, leurs groupements et les établissements publics rattachés.

Cependant, cette nouvelle disposition n’a pas mis fin à la possibilité de déroger à la durée légale du temps de travail, ouverte par l’article 2 du décret n° 2001-623 précité, puisque cette disposition n’a pas été abrogée par la loi du 6 août 2019, mais qu’en outre, l’étude d’impact de la disposition législative portant sur l’harmonisation du temps de travail dans la fonction publique y fait référence pour souligner que : « (…) les collectivités conservent la possibilité de définir, par délibération, des régimes de travail spécifiques en application des dispositions de l'article 7-1 précité, tel qu'un dispositif d'annualisation du temps de travail ou de réduction de la durée du travail pour tenir compte des sujétions liées à la nature des missions (horaires atypiques, métiers soumis à une forte pénibilité… ».

Après avoir présenté le mécanisme de l’article 47 de la loi du 6 août 2019 précité, il faut s’attacher à comprendre la portée de cette décision du Conseil Constitutionnel.

II. La portée de l’article 47 de la loi du 6 août 2019 : un mécanisme de mise en conformité auquel il ne peut être dérogé d’une manière générale

En effet, la possibilité de déroger à la durée plancher de 1607 heures est désormais strictement limitée à l’existence de sujétions particulières. Si la liste de l’article 2 du décret n° 2001-623 du 12 juillet 2001 précitée, n’est pas exhaustive, elle ne saurait laisser libre cours à une trop grande fantaisie de la part des collectivités territoriales.

Les collectivités qui s’étaient affranchies de ce cadre normatif avaient vu soit leur refus de délibérer pour se mettre en conformité avec l’article 47 de la loi du 6 août 2019, soit leurs nouvelles délibérations non conformes, faire l’objet de déférés préfectoraux.

C’est lors de l’un de ces contentieux [5] que le Conseil Constitutionnel a été saisi de la présente QPC.  

Les requérants arguaient que l’article 47 de la loi n° 2019-828 du 6 août 2019, en mettant fin à la possibilité de conserver les anciens régimes de temps de travail qu'elles avaient mis en place avant l'entrée en vigueur de la loi du 3 janvier 2001 portait atteinte aux principes suivants :

- la libre administration des collectivités territoriales (cf. les articles 34 N° Lexbase : L1294A9S et 72 N° Lexbase : L1342A9L de la Constitution) ;

- la liberté contractuelle entre les employeurs territoriaux et leurs agents publics [6].

Pour autant, cet argument n’était pas convaincant, car le législateur a simplement contraint les employeurs territoriaux, ayant conservé des régimes antérieurs à la loi de 2001, à appliquer la même durée du temps de travail que dans l’ensemble des autres collectivités territoriales et les autres fonctions publiques, sans leur imposer de mettre en place un rythme ou un horaire de travail particulier.

En effet, tant la fonction publique de l’État que la fonction publique hospitalière appliquent le régime annuel des 1607 heures et en outre, la plupart des collectivités territoriales avaient abandonné les régimes antérieurs [7]. Cette absence d’uniformisation créait une distorsion qui n’apparaissait plus justifiée.

Bien au contraire, le Conseil Constitutionnel, dans la décision commentée, précise que c’est l'harmonisation de la durée du temps de travail tant au sein de la fonction publique territoriale qu’entre les différentes fonctions publiques qui poursuit un objectif d'intérêt général en réduisant les inégalités entre les agents et en facilitant leur mobilité.

En outre, la disposition législative contestée n’impose pas une organisation précise du temps de travail des agents publics aux employeurs territoriaux, mais se borne à encadrer la compétence des collectivités territoriales pour fixer les règles relatives au temps de travail de leurs agents.

De ce fait, elle ne porte atteinte :

- ni à leur libre administration puisqu’elles restent maître de l’organisation du temps de travail des agents publics, dans le cadre des bornes prévues par le pouvoir règlementaire ;

- ni au principe de liberté contractuelle ; les agents publics contractuels relevant déjà d’un cadre légal auquel doivent se conformer les employeurs territoriaux. Au demeurant, dans sa décision n° 98-401 DC du 10 juin 1998, le Conseil Constitutionnel avait déjà indiqué qu’une modification de la législation sur le temps de travail ne portait pas une atteinte au principe de liberté contractuelle.

De plus, cette décision ne remet pas en cause la possibilité pour l'autorité territoriale compétente :

- de définir des régimes de travail spécifiques pour tenir compte des sujétions liées à la nature des missions de leurs agents ;

- d'instituer un cycle de travail respectant la durée annuelle minimale de 1607 heures et permettant de conserver, sous la forme de jours de RTT, des jours de congés excédant les jours de congés légaux octroyés aux agents avant l’entrée en vigueur de la loi du 3 janvier 2001, si elle souhaite leur maintenir cet avantage [8].

Sur ce point, il est utile de rappeler qu’un cycle de travail s’entendant comme une période hebdomadaire, mensuelle ou annuelle, dans le cadre duquel la durée du temps de travail est appréciée sur la durée de ce cycle, une durée hebdomadaire de travail supérieure à 35 heures donne droit à des jours de RTT qui permettent de venir compenser la disparition de jours de congés désormais privés de base légale.

En conclusion, cette décision attendue ne doit pas faire oublier qu’il existe encore la possibilité pour les collectivités territoriales de conserver une marge de manœuvre en matière de temps de travail, même si elle est désormais réduite.

La première tient au fait de mettre en place un cycle de travail respectant la durée légale de 1607 heures tout en donnant droit à des jours de RTT en instituant par exemple un cycle de travail hebdomadaire supérieur à 35 heures hebdomadaires, ce qui permet de conserver un nombre de jours de congés équivalent à celui découlant d’un régime de temps de travail antérieur à 2001, comme cela vient d’être rappelé.

La seconde est de se fonder, de manière réaliste, sur l’existence de sujétions particulières permettant de prévoir, en guise de compensation, une réduction de la durée du travail annuelle en deçà des 1607 heures. Cependant, une telle dérogation devra être dûment justifiée par les conditions d’exercice des fonctions et fera l’objet d’un contrôle strict du juge administratif.

À n’en pas douter, le recours à cette exception va entraîner d’autres problématiques juridiques et vraisemblablement d’autres litiges.

Si cette décision à n’en pas douter a apporté une clarification aussi bienvenue qu’attendue, elle n’a pas totalement mis fin à toute possibilité de divergence sur l’application de la durée légale du temps de travail au sein des collectivités territoriales.

 

[1] Cf. CE, 1er juin 2022, n° 462193, 462194, 462195 et 462196 N° Lexbase : A67967YD.

[2] Cf. L. Péquignot, Nouveau règlement du temps de travail des agents de la Ville de Paris : une copie à revoir !, Lexbase Public n° 646, 2021 N° Lexbase : N9486BYY

[3] CE, 14 janvier 1987, n° 45414 N° Lexbase : A4073APK ; CE, 10 octobre 1990, n° 63761 N° Lexbase : A6068AQS ; CE, 29 mars 1993, n° 48568 et 48569 N° Lexbase : A8988AMT.

[4] CE, 9 octobre 2002, n° 238461 et n° 238850 N° Lexbase : A2940A3B.

[5] CE, 1er juin 2022, n° 462193, 462194, 462195 et 462196, préc.

[6] Cf. Cons. const., décision n° 98-401 DC du 10 juin 1998 N° Lexbase : A8747ACX.

[7] Le rapport de la mission sur le temps de travail dans la fonction publique, présidée par M. Philippe Laurent, cite le chiffre de 1 500 collectivités sur 50 000 employeurs locaux, qui auraient ainsi conservé un régime dérogatoire, sans toujours le formaliser par une délibération.

[8] CE, 30 juillet 2003, n° 246771 N° Lexbase : A2560C9P.

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