Lexbase Public n°286 du 25 avril 2013 : Environnement

[Jurisprudence] Les modalités du respect du principe de précaution par l'autorité administrative amenée à décider de l'utilité publique d'un projet

Réf. : CE, Ass., 12 avril 2013, n° 342409, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0988KCL)

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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique

le 25 Avril 2013

Dans une décision rendue le 12 avril 2013, le Conseil d'Etat a défini les modalités du respect du principe de précaution par l'autorité administrative amenée à décider de l'utilité publique. Par un arrêté du 25 juin 2010, le ministre chargé de l'Ecologie avait déclaré d'utilité publique les travaux nécessaires à la réalisation d'une ligne électrique aérienne à très haute tension de 400 000 volts, dite "Cotentin-Maine", entre trois communes. Le Conseil d'Etat a été saisi, par six requêtes distinctes émanant d'associations de protection de l'environnement, de communes et établissements publics de coopération intercommunale, ainsi que de particuliers concernés par le projet, de recours pour excès de pouvoir demandant l'annulation de cet arrêté. Les requérants soutenaient, notamment, que le respect du principe de précaution faisait obstacle à la réalisation de la ligne à très haute tension, en raison des risques que l'opération ferait, selon eux, peser sur la santé des riverains. I - Le principe de précaution est protégé, au niveau constitutionnel, par l'article 5 de la Charte de l'environnement, à laquelle le Préambule de la Constitution fait référence en vertu de la loi constitutionnelle du 1er mars 2005 (loi constitutionnelle n° 2005-205, relative à la Charte de l'environnement N° Lexbase : L0268G8G et lire N° Lexbase : N4739BHY), et au niveau législatif par l'article L. 110-1 du Code de l'environnement (N° Lexbase : L7804IUL). Il a vocation à protéger l'environnement, mais aussi la santé des populations contre un dommage grave susceptible de résulter de la réalisation d'un projet (CE 1° et 6° s-s-r., 8 octobre 2012, n° 342423, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0803IUB). C'est ce champ d'application que les juges ont tenu à réaffirmer dans la décision rendue le 12 avril 2013, puisqu'ils ont confirmé que le principe de précaution avait un périmètre trop large, devant jouer tant en cas de risque de dommage grave et irréversible pour l'environnement, que de risque d'atteinte à l'environnement susceptible de nuire de manière grave à la santé des populations.

La Cour de justice de l'Union européenne, qui l'a érigé au rang de principe général du droit, le considère comme applicable de manière autonome dans l'ensemble des domaines d'action de l'Union européenne (CJCE, 9 septembre 2003, aff. C-236/01 N° Lexbase : A5262C9R). Il oblige les autorités compétentes à "prendre des mesures appropriées en vue de prévenir certains risques potentiels pour la santé publique, la sécurité et l'environnement, en faisant prévaloir les exigences liées à la protection de ces intérêts sur les intérêts économiques" (TPICE, 26 novembre 2002, aff. T-74/00 N° Lexbase : A2158A4P). La mise en oeuvre de ce principe place très clairement l'autorité dans la dépendance complète des milieux scientifiques, puisqu'il nécessite qu'on puisse identifier les conséquences potentiellement négatives de l'utilisation du phénomène concerné et impose de procéder à une évaluation complète du risque, fondée sur les données scientifiques disponibles les plus fiables et les résultats les plus récents de la recherche internationale (CJUE, 28 janvier 2010, aff. C-333/08 N° Lexbase : A6689EQS). C'est, notamment, en raison de ces principes, que la Cour de Luxembourg a estimé que la clause de sauvegarde prise par la France en février 2008 pour suspendre la culture du maïs transgénique "MON 810" était illégale (CJUE, 8 septembre 2011, aff. C-58/10 N° Lexbase : A5289HX8).

Dans sa décision "Association du quartier les Hauts de Choiseul", la Haute juridiction a reconnu que ce principe peut être invoqué directement devant le juge administratif et s'impose même dans le domaine de l'urbanisme (CE 2° et 7° s-s-r., 19 juillet 2010, n° 328687, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A9950E4B). Le Conseil d'Etat est, ainsi, revenu sur sa jurisprudence du 20 avril 2005 (CE 1° et 6° s-s-r., 20 avril 2005, n° 248233, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9325DHT), par laquelle il avait consacré le principe de l'indépendance des législations et l'opposabilité du principe de précaution aux autorisations d'urbanisme. Après avoir considéré que "le principe de précaution ne peut être utilement invoqué à l'appui de la contestation d'une autorisation relevant de la législation relative à l'urbanisme" (CE 1° et 6° s-s-r., 23 novembre 2005, n° 262105, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A7309DLB), solution rendue avant l'introduction de la Charte de l'environnement dans la Constitution, le Conseil d'Etat a fait évoluer sa jurisprudence en précisant, dans sa décision du 19 juillet 2010, que les dispositions de la Charte "qui n'appellent pas de dispositions législatives ou réglementaires en précisant les modalités de mise en oeuvre s'imposent aux pouvoirs publics et aux autorités administratives dans leurs domaines de compétence respectifs", reprenant, ainsi, la formulation retenue par le Conseil constitutionnel (Cons. const., 19 juin 2008, n° 2008-564 DC N° Lexbase : A2111D93).

Le Conseil estime donc que le principe de précaution n'impose pas aux autorités administratives "de fonder leurs décisions sur des certitudes scientifiques" (CE 3° et 8° s-s-r., 5 juillet 2010, n° 309632, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1315E4H), mais les juges du Palais-Royal ont aussi estimé qu'un maire ne peut pas s'opposer à une déclaration préalable d'antenne relais en l'absence d'éléments circonstanciés de nature à établir l'existence d'un risque pour le public (CE 2° et 7° s-s-r., 30 janvier 2012, n° 344992, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A6872IB7). Cependant, ce principe n'implique pas que les autorités locales disposent de toute latitude dans ce domaine. En effet, dans trois décisions rendues le 26 octobre 2011 (CE Ass., 26 octobre 2011, publiés au recueil Lebon, n° 326492 N° Lexbase : A0172HZE, n° 329904 N° Lexbase : A0173HZG, et n° 341767 N° Lexbase : A0174HZH), la Haute juridiction administrative a jugé que seules les autorités de l'Etat (ministres, ARCEP, Agence nationale des fréquences) sont compétentes pour réglementer l'implantation des antennes relais de téléphonie mobile.

Elle a aussi estimé, peu après, qu'un maire n'a pas la compétence pour interdire la culture de plantes génétiquement modifiées sur le territoire de sa commune au nom du principe de précaution (CE 4° et 5° s-s-r., 24 septembre 2012, n° 342990, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A3663ITT). L'on peut noter que, lorsque la même autorité est titulaire des deux pouvoirs de police, la mise en oeuvre des pouvoirs de police générale ne doit pas être utilisée pour éviter l'accomplissement des formalités imposées pour l'exercice des compétences de police spéciale (CE 1° et 4° s-s-r., 2 décembre 1983, n° 13205, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0816AM8). Le principe de précaution a aussi été invoqué dans d'autres domaines, par exemple lors des semailles des semences de maïs entourées de substances phytopharmaceutiques (CE 3° et 8° s-s-r., 23 juillet 2012, n° 341726, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0725IRB). Son respect est évidemment contrôlé à l'occasion de la réglementation des installations nucléaires (CE 9° et 10° s-s-r., 4 août 2006, n° 254948, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A7922DQH), ou de la réglementation des dates de chasse au gibier d'eau (CE 1° et 6° s-s-r., 13 juillet 2006, n° 293764, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A6599DQH).

II - Dans la décision du 12 avril 2013, le Conseil d'Etat procède à une nouvelle "sanctuarisation" du principe de précaution, puisqu'il juge qu'une opération qui méconnaît les exigences du principe de précaution ne peut jamais être déclarée d'utilité publique : "il appartient, dès lors, à l'autorité compétente de l'Etat, saisie d'une demande tendant à ce qu'un projet soit déclaré d'utilité publique, de rechercher s'il existe des éléments circonstanciés de nature à accréditer l'hypothèse d'un risque de dommage grave et irréversible pour l'environnement ou d'atteinte à l'environnement susceptible de nuire de manière grave à la santé, qui justifierait, en dépit des incertitudes subsistant quant à sa réalité et à sa portée en l'état des connaissances scientifiques, l'application du principe de précaution". Pour s'en assurer, l'autorité compétente de l'Etat, saisie d'une demande tendant à ce qu'un projet soit déclaré d'utilité publique, doit, tout d'abord, rechercher s'il existe des éléments circonstanciés de nature à accréditer l'hypothèse d'un risque qui justifierait, en dépit de son caractère hypothétique en l'état des connaissances scientifiques, l'application du principe de précaution. Dans l'affirmative, elle doit veiller à ce que des procédures d'évaluation du risque identifié soient mises en oeuvre par les autorités publiques ou sous leur contrôle et vérifier que les mesures de précaution prévues pour prévenir la réalisation du dommage ne sont ni insuffisantes, ni excessives, en prenant en compte, d'une part, la plausibilité et la gravité du risque, et, d'autre part, l'intérêt de l'opération.

En cas de litige, le juge administratif doit, dans un premier temps de son contrôle entièrement consacré au respect du principe de précaution, vérifier que la mise en oeuvre de ce principe est justifiée, s'assurer de la réalité des procédures d'évaluation du risque mises en oeuvre et, enfin, vérifier l'absence d'erreur manifeste d'appréciation dans le choix des mesures de précaution prévues. Dans l'hypothèse où ce premier contrôle ne l'a pas conduit à censurer la décision litigieuse, il lui appartient, ensuite, de contrôler l'utilité publique du projet en mettant en balance ses avantages et ses inconvénients, comme il le fait depuis l'arrêt "Ville Nouvelle Est" (CE, Ass., 28 mai 1971, n° 78825, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A9136B8U) et de prendre en compte, au titre des inconvénients, le risque tel qu'il est prévenu par les mesures de précaution, les inconvénients d'ordre social pouvant résulter de ces mesures et le coût financier de celles-ci. Si cette approche permet de substituer l'appréciation du juge à celle de l'autorité administrative compétente, l'on peut remarquer qu'elle n'aboutit, en pratique, qu'à censurer des illégalités qui relèveraient certainement, dans le cadre d'un contrôle restreint, de l'erreur manifeste d'appréciation. Ainsi, c'est uniquement lorsque l'aménagement présente lui-même un risque pour la sécurité des usagers que l'annulation sera prononcée en application de la théorie du bilan (CE 2° et 6° s-s-r., 11 mars 1996, n° 121556, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A8015AN8).

Faisant application de ces principes, le Conseil d'Etat a reconnu, en l'espèce, que l'existence d'un risque accru de leucémie chez l'enfant en cas d'exposition résidentielle à des champs électromagnétiques de très basse fréquence devait, bien qu'aucun lien de cause à effet n'ait été scientifiquement démontré, être regardée comme une hypothèse suffisamment plausible, en l'état des connaissances scientifiques, pour justifier l'application du principe de précaution. Il a, toutefois, estimé que des procédures d'évaluation du risque adéquates ont été mises en oeuvre (dispositifs de surveillance et de mesure des ondes électromagnétiques par des organismes indépendants et de suivi médical après la mise en service de la ligne) et que les mesures de précaution retenues (information du public, tracé minimisant le nombre d'habitations proches de la ligne et évitant tout établissement accueillant des personnes particulièrement exposées, engagement de rachat des habitations situées à moins de cent mètres de la ligne) ne sont pas manifestement insuffisantes pour parer à la réalisation du risque éventuel. En outre, une fois ces mesures de précaution mises en oeuvre, ni les inconvénients du projet pour les riverains, ni les inconvénients ou le coût de ces mesures ne sont de nature, selon la Haute juridiction, à priver le projet de son utilité publique.

Rejetant l'ensemble des requêtes qui lui étaient soumises, le Conseil d'Etat semble donc accorder une grande confiance à la qualité des études et des contrôles menés par les autorités publiques, faisant fi des accusations de pression et de lobbying que les requérants ne devraient pas manquer de soulever à la suite de cette décision. Une preuve de plus que la ligne de crête semble plus que jamais étroite entre nécessité du développement économique et du progrès technique et nécessaire protection des populations et de la nature.

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