Le Quotidien du 19 janvier 2022 : Actualité judiciaire

[A la une] Les lanceurs d’alerte très inquiets de la réécriture d’un texte de loi avant le passage au Sénat

Lecture: 11 min

N0088BZB

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[A la une] Les lanceurs d’alerte très inquiets de la réécriture d’un texte de loi avant le passage au Sénat. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/77319346-a-la-une-les-lanceurs-dalerte-tres-inquiets-de-la-reecriture-dun-texte-de-loi-avant-le-passage-au-se
Copier

par Vincent Vantighem

le 27 Janvier 2022

Le débat est technique. Mais les conséquences pourraient être désastreuses. Le Sénat doit examiner, mercredi 19 janvier, la proposition de loi du député (LREM) Sylvain Waserman sur les lanceurs d’alerte. Si son texte a été adopté à l’unanimité en première lecture à l’Assemblée nationale, il a été détricoté lors de son passage en commission des lois du Sénat. Ce qui fait craindre aux associations et ONG qui défendent les libertés et l’intérêt général un net recul sur le statut des lanceurs d’alerte. Elles ne sont pas les seules. En décembre, la Défenseure des droits, Claire Hédon, a, elle aussi, publié un avis très critique sur les modifications du texte apportées par la commission des Lois.

À l’origine, pourtant, il ne s’agissait que de transposer en droit français la Directive européenne 2019/1937 [1] comme la France y est contrainte. Mais, au final, après le passage en commission, l’Hexagone risque d’aboutir à un texte plus restrictif pour les lanceurs d’alerte que ne l’était la précédente loi dite « Sapin 2 » [2]. Selon la Défenseure des droits, la nouvelle mouture du texte propose une nouvelle définition de l’alerte « qui fragilise le régime de protection », exclut du champ de l’alerte les personnes morales pourtant indispensables à la diffusion des informations et à la protection des individus et remet très clairement en jeu les aides financières dont pourraient bénéficier les lanceurs d’alerte, souvent contraints de démissionner pour avoir dénoncé une situation.

Lexbase a choisi de donner la parole à quatre anciens lanceurs d’alerte qui ont été au cœur de la tempête et qui témoignent de leur situation et des conséquences que pourrait avoir la loi si elle était votée telle quelle…

 ---

« Mon association m’a protégée, m’a servi de bouclier »

Marine Martin, présidente de l’association d’Aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anticonvulsivant (Apesac).

Le 5 janvier dernier, Marine Martin a fait plier le puissant laboratoire Sanofi en justice. Le tribunal judiciaire de Paris a, en effet, déclaré « recevable » l’action de groupe qu’elle a menée contre Sanofi, concluant que le laboratoire n’avait pas respecté « son obligation de vigilance » sur les risques du médicament Dépakine. Sanofi a fait appel du jugement.

Ce produit de santé, Marine Martin l’a pris pendant sa grossesse. Comme tant de femmes atteintes de troubles épileptiques. Mais il lui a fallu sept ans pour découvrir que c’est sans doute ses effets secondaires qui ont entraîné des malformations et des troubles comportementaux chez son fils. Selon des estimations de l’Assurance maladie et de l’ANSM, cette molécule serait responsable de malformations chez 2 150 à 4 100 enfants et de troubles neurodéveloppementaux chez 16 600 à 30 400 enfants. Depuis, Marine Martin, 49 ans, a lâché son travail dans la logistique pour devenir lanceuse d’alerte sur le sujet. Sans jamais quitter sa terre des Pyrénées-Orientales :

« Pour moi, le principal problème du texte voté en commission du Sénat concerne ceux qu’on a appelés "les facilitateurs". C’est-à-dire les associations, les syndicats, les structures qui peuvent venir en aide aux lanceurs d’alerte. La commission sénatoriale estime que les lanceurs d’alerte ne pourront pas être des personnes morales, telles que ces structures. Mais, bien souvent, une personne physique seule n’a pas les épaules pour supporter le poids d’un tel combat…

Moi, c’est pour cette raison que j’ai créé l’association Apesac. Pour être protégée. Sinon, le laboratoire Sanofi aurait facilement pu me traiter de "folle des Pyrénées" et me décrédibiliser très rapidement. Mais il n’a pas pu le faire. Pourquoi ? Parce que j’ai encouragé les familles à témoigner auprès de l’association que j’avais créée. Je voyais cela comme une protection, un bouclier… Quand on lance une alerte, il faut être soutenu.

Et puis, il y a l’aspect financier. Il serait bon que la loi prévoie un fonds servant à indemniser les lanceurs d’alerte. Moi, je travaillais dans la logistique. Je n’y connaissais rien en droit. Rien dans le domaine de la santé. Mais j’ai compris qu’il fallait que je me consacre à 100 % à ce combat. J’ai donc profité d’un plan social pour créer l’Apesac et lancer l’alerte. Heureusement que j’avais une bonne protection juridique. Parce que s’occuper de l’association et d’enfants handicapés, ce n’est pas tous les jours très simple. Mais surtout, il faut bien avoir de quoi vivre… »

---

« Avec tout ce que je sais, ce serait lâche de me taire »

Valérie Murat, porte-parole de l’association Alerte aux toxiques.

Une promesse impossible à ne pas tenir… Quand, en 2012, Valérie Murat voit son père vigneron mourir d’un cancer broncho-pulmonaire, elle s’engage à se battre pour éviter l’utilisation de pesticides toxiques dans les vignobles du Bordelais. Avec en ligne de mire l’arsénite de sodium et la puissante firme Bayer…

Huit ans plus tard, elle publie une analyse révélant la présence de résidus de pesticides dans vingt-deux vins pourtant certifiés Haute valeur environnementale. La sentence tombe un an plus tard : elle est condamnée pour « dénigrement collectif » à verser 125 000 euros aux plaignants issus de la filière. Côtes de Bourg, Graves, Médoc, Margaux, Pessac-Leognan… Que des grands noms. Elle a fait appel mais doit tout de même s’acquitter des dommages et intérêts. Pour cela, elle a fait appel à un financement participatif. Beaucoup de galères. Mais rien qui la fasse renoncer à son combat :

« Quand je vois les débats autour du statut de lanceur d’alerte, la première chose qui me vient à l’esprit, c’est le regret qu’il n’y ait pas un fond pour nous soutenir. Ne serait-ce que pour pouvoir se défendre ! Moi, je suis smicarde. Cela fait dix ans que je milite, que je mène ce combat. Mais c’est extrêmement difficile. Heureusement que j’ai une famille soudée et qui me soutient. Sinon, le risque de péter un câble est grand ! Il faudrait prévoir un bon suivi psychologique pour les lanceurs d’alerte…

Et puis, je pense qu’il faut des structures pour nous aider. Quand on monte en première ligne dans ce genre de combat, on en prend plein la tête. Dès que j’ai commencé à m’engager, j’ai été discréditée, humiliée, ramenée à mon utérus, à ma couleur de cheveux… Le milieu du vin de Bordeaux est très … masculin. Et ici, on ne touche pas au vin !

Mais en dépit de tout ça, en dépit de toutes les attaques, je préfère retenir les incroyables messages de soutien que l’on a reçus. C’est aussi les dons des particuliers qui nous ont permis de réunir environ la moitié des dommages et intérêts que nous devons verser. Alors, non, je continuerai le combat. Avec tout ce que je sais aujourd’hui, je ne peux pas me taire. Ce serait lâche. »

---

« La définition même de l’alerte pose problème »

Antoine Deltour, auditeur à l’origine des Lux Leaks.

Encore aujourd’hui, Antoine Deltour se souvient avec une précision d’horloger du moment où il a décidé d’utiliser les fichiers qu’il avait sur son disque dur personnel. En octobre 2010, cet auditeur en poste chez PricewaterhouseCoopers (PwC) au Luxembourg décide de démissionner. En emportant dans ses cartons des documents confidentiels sur les rescrits fiscaux. Autant de preuves du contournement de la loi fiscale par des particuliers et des entreprises… Un journaliste de Cash Investigation (France 2) réalise un sujet. Et le jeune auditeur originaire d’Épinal (Vosges) se retrouve au cœur de la tempête.

Il est rapidement accusé d’avoir « volé » les données de son employeur. Condamné à douze mois de prison avec sursis, il écope finalement de six mois de prison en appel avant d’être blanchi, en 2018, par la Cour de cassation luxembourgeoise qui admet que son alerte a permis de révéler une situation illégale. Huit ans après le début de son affaire, donc :

« À mon sens, le principal risque du texte tel qu’il est présenté au Sénat concerne la définition même de l’alerte. Dans la précédente loi (loi Sapin 2), l’alerte portait sur "tout préjudice grave pour l’intérêt général". Mais aujourd’hui, on semble partir sur une définition beaucoup plus restreinte… C’est dangereux de placer un critère de gravité parce que cela empêchera forcément des alertes de partir. Et puis, qui sont les lanceurs d’alerte pour mesurer juridiquement le critère de gravité de ce qu’ils dénoncent ?

Et puis évidemment, il y a la question financière derrière tout ça. Un lanceur d’alerte est forcément seul au départ. Et quand il démissionne, il n’a plus de salaire, plus de moyens… Moi, j’ai eu le soutien d’ONG et d’associations. Et heureusement ! Ce sont les dons du public qui m’ont permis de payer les honoraires d’avocats s’élevant quasiment à 100 000 euros. Je n’aurais jamais pu payer ça tout seul…

Heureusement que j’avais décidé de changer de carrière avant de déclencher l’alerte. J’avais passé les concours de la fonction publique. Aujourd’hui, je travaille à l’Insee et cela me va très bien. Parce que c’est sûr : si je voulais retravailler dans l’audit au Luxembourg, je pense que cela serait compliqué… »

---

« Une absence de lucidité sur la criminalité au sein des entreprises »

Irène Frachon, pneumologue à Brest à l’origine de la révélation du scandale sanitaire du Médiator.

Elle est sans doute la lanceuse d’alerte la plus célèbre de France. Et elle a même eu droit à son biopic (La fille de Brest d’Emmanuelle Bercot en 2016). Pneumologue installée dans le Finistère, Irène Frachon est celle qui a révélé l’ampleur du scandale du Médiator en France (entre 1 520 et 2 100 morts, selon l’enquête judiciaire).

C’est son travail qui a finalement conduit le tribunal judiciaire de Paris à condamner, en mars 2021, les laboratoires Servier à 2,7 millions d’euros d’amende pour « tromperie aggravée » et « homicides et blessures involontaires » :

« Je ne suis pas une spécialiste de la mécanique parlementaire et du texte très précis. Mais pour moi, il y avait une vraie absurdité dans le texte initial de la loi Sapin 2 qu’il fallait corriger. Et j’espère vraiment que ce nouveau texte le permettra. Dans la loi Sapin 2, il était prévu que le lanceur d’alerte devait avoir prévenu sa hiérarchie avant de lancer l’alerte. Mais cela n’a pas de sens. Prenez l’exemple d’Antoine Deltour… Imaginez qu’il ait fallu qu’il prévienne sa hiérarchie avant de balancer les données fiscales ! Mais cela ne serait jamais sorti ! C’est délirant !

J’ai un autre exemple en tête. Quand je travaillais sur le Médiator, j’avais des contacts au sein même de Servier. Notamment une professionnelle de santé qui travaillait sur les effets d’un médicament en santé animale. Elle avait répertorié des effets dangereux. Et tout cela était régulièrement biffé de ses rapports. Quand elle s’y est opposée, elle a été massacrée.

Pour moi, tout cela traduit l’absence totale de lucidité de nos gouvernants quant à la criminalité au sein des entreprises. Ce n’est pas parce qu’on est dans le cadre d’une entreprise que tout est légal. Il faut vraiment le comprendre. Et puis prévenir sa hiérarchie… C’est un peu comme aller voir la mafia pour lui dire "Je vais dénoncer le fait que vous tuez des gens"… ».


[1] Directive (UE) n° 2019/1937, du Parlement européen et du Conseil, du 23 octobre 2019, sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l'Union N° Lexbase : L6898LTN.

[2] Loi n° 2016-1691, du 9 décembre 2016, relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique N° Lexbase : L6482LBP.

 

newsid:480088

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.