Le Quotidien du 26 mai 2021 : Marchés publics

[Jurisprudence] Recevabilité de l’appel en garantie contre le maître d’ouvrage par-delà l’intangibilité du décompte

Réf. : CE 2° et 7° ch.-r., 27 avril 2021, n° 436820, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A41204QN)

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par Elisabeth Fernandez Begault, Avocat associé, spécialiste en droit public et Romain Denilauler, Avocat à la Cour, cabinet Seban Occitanie

le 26 Mai 2021

 


Mots clés : marchés et contrats administratifs • appel en garantie • décompte général

Le Conseil d’État ouvre ici l’appel en garantie d’un constructeur, poursuivi par un tiers victime de dommages de travaux publics, à l’encontre du maître de l’ouvrage, nonobstant l’intangibilité du décompte général et définitif du marché.


 

Dans le cadre de l’extension du réseau de chauffage urbain, l’Eurométropole de Strasbourg a attribué les travaux relatifs au réseau de chaleur à un groupement d’entreprises solidaires. En raison de la hauteur exceptionnelle des eaux de la nappe phréatique, des pompes ont été installées et surveillées durant toute la durée des travaux. Lors des opérations d'évacuation d'une importante quantité d'eau constatée en fond de fouille d'une tranchée réalisée dans le cadre des travaux, une artère bétonnée enterrée en sous-sol, abritant une liaison haute tension exploitée par la société Electricité de Strasbourg, s'est effondrée.

La société Strasbourg Electricité Réseaux, venant aux droits de la société Electricité de Strasbourg, a introduit un référé provision tendant à la condamnation solidaire du mandataire du groupement d’entreprises en charge de la réalisation des travaux et de l’Eurométropole de Strasbourg. Le tribunal administratif de Strasbourg a condamné le constructeur à verser une provision de 430 547,66 euros, et l’Eurométropole de Strasbourg a garanti intégralement le constructeur des provisions mises à sa charge. Il rejette en outre les appels en garantie formés par l’Eurométropole contre le constructeur, la société en charge du déploiement et de la surveillance des pompes, et les membres du groupement de maîtrise d’œuvre.

Par un arrêt en date du 3 décembre 2019 [1], la cour administrative d’appel de Nancy a porté le montant de la provision à 497 801,82 euros, et a condamné l’Eurométropole à garantir intégralement le constructeur à hauteur de cette somme.

Saisi sur pourvoi du maître de l’ouvrage et de son assureur, le Conseil d’État confirme l’arrêt rendu par la cour administrative d’appel.

1. La question de la responsabilité à l’égard de la victime des dommages ne posait guère de difficulté : lorsque les dommages causés à des tiers par l’exécution de travaux publics revêtent un caractère accidentel, la victime est dispensée de faire la preuve d’un préjudice grave et spécial [2]. Cette dernière peut ainsi aisément se prévaloir d’une obligation non sérieusement contestable pour obtenir une provision dans le cadre d’un recours en référé introduit sur le fondement de l’article R. 541-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L2548AQG), sauf pour le maître de l’ouvrage ou le constructeur d’établir, avec un degré suffisant de certitude que les dommages sont imputables à un cas de force majeure ou une faute de la victime.

En l’espèce, l’imputabilité des dommages aux travaux publics ne semblait guère contestable, et le maître de l’ouvrage « n'établissait pas avec un degré suffisant de certitude l'existence d'une faute de la société Strasbourg Electricité Réseaux d'une gravité telle qu'elle serait la cause exclusive des dommages ». Le principe de la responsabilité et de la créance indemnitaire fondant la demande de provision ont donc été admis par les différents degrés de juridiction.

Tout l’intérêt de la décision rendue par le Conseil d’État réside, d’une part, dans l’admission de l’appel en garantie formé par le constructeur à l’encontre du maître de l’ouvrage et, d’autre part, dans le rejet de l’appel en garantie du maître de l’ouvrage à l’encontre des intervenants aux opérations de construction ; c’est-à-dire, dans l’articulation entre les effets de la réception des travaux, et ceux du décompte du marché de travaux, devenu décompte général et définitif et supposé, donc, intangible.

2. Cette articulation des effets de la réception et de ceux du décompte général et définitif découle des principes énoncés dans la décision « Centre hospitalier général de Boulogne-sur-Mer », rendue par la section du contentieux du Conseil d’État [3] : « Considérant que la réception est l'acte par lequel le maître de l'ouvrage déclare accepter l'ouvrage avec ou sans réserve et qu'elle met fin aux rapports contractuels entre le maître de l'ouvrage et les constructeurs en ce qui concerne la réalisation de l'ouvrage ; que si elle interdit, par conséquent, au maître de l'ouvrage d'invoquer, après qu'elle a été prononcée, et sous réserve de la garantie de parfait achèvement, des désordres apparents causés à l'ouvrage ou des désordres causés aux tiers, dont il est alors réputé avoir renoncé à demander la réparation, elle ne met fin aux obligations contractuelles des constructeurs que dans cette seule mesure ; qu'ainsi la réception demeure, par elle-même, sans effet sur les droits et obligations financiers nés de l'exécution du marché, à raison notamment de retards ou de travaux supplémentaires, dont la détermination intervient définitivement lors de l'établissement du solde du décompte définitif ; que seule l'intervention du décompte général et définitif du marché a pour conséquence d'interdire au maître de l'ouvrage toute réclamation à cet égard ».

En ce qui concerne les dommages causés à des tiers, c’est la réception qui détermine la recevabilité des appels en garantie, et non pas l’établissement du décompte entre les parties.

Appliqués au cas d’espèce, le juge considère : « lorsque sa responsabilité est mise en cause par la victime d'un dommage dû à l'exécution de travaux publics, le constructeur est fondé, sauf clause contractuelle contraire et sans qu'y fasse obstacle la circonstance qu'aucune réserve de sa part, même non chiffrée, concernant ce litige ne figure au décompte général du marché devenu définitif, à demander à être garanti en totalité par le maître d'ouvrage, dès lors que la réception des travaux à l'origine des dommages a été prononcée sans réserve et que ce constructeur ne peut pas être poursuivi au titre de la garantie de parfait achèvement ou de la garantie décennale. Il n'en irait autrement que dans le cas où la réception n'aurait été acquise au constructeur qu'à la suite de manœuvres frauduleuses ou dolosives de sa part ».

Le constructeur dont la responsabilité est recherchée par un tiers victime de dommages de travaux publics est ainsi fondé à appeler le maître de l’ouvrage en garantie, sous trois conditions : l’absence de clause contractuelle contraire, la réception des travaux sans réserve et l’absence d’engagement de la responsabilité du constructeur sur le fondement de la garantie de parfait achèvement ou de la garantie décennale. Et ce, quand bien même le décompte du marché de travaux n’intégrerait aucune réserve relative à l’indemnisation due au tiers victime, et serait devenu le décompte général et définitif.

Cette solution avait déjà été explicitée par le Conseil d’État [4], sans toutefois intégrer la question du décompte général et définitif. En d’autres termes, et c’est là l’apport de la décision commentée, l’intangibilité du décompte ne fait pas obstacle à l’appel en garantie formé à l’encontre du maître de l’ouvrage par le constructeur dont la responsabilité est recherchée par un tiers victime de dommages imputables aux travaux, dès lors que la réception a été prononcée sans réserve.

En miroir, la réception sans réserve prononcée par le maître de l’ouvrage rend irrecevable l’appel en garantie formé par ce dernier à l’encontre du constructeur, suivant la veine jurisprudentielle initiée par la décision « Forrer » [5].

Quel impact dans ma pratique ?

Pour tout dommage aux tiers, seule la réception est essentielle et non le décompte devenu définitif. Le maître de l’ouvrage doit être particulièrement attentif dans le cadre des opérations de réception : seul un ouvrage achevé ou « en état d’être reçu » doit être réceptionné. Pour engager la responsabilité du constructeur, le maître d’ouvrage doit se situer sur le terrain de la garantie décennale ou la garantie de parfait achèvement, pour tout désordre intervenu après la réception et non prévu en réserves.

 

[1] CAA Nancy, 3 décembre 2019, n° 18NC02291 (N° Lexbase : A85873AB).

[2] CE 2° et 7° ch.-r., 10 avril 2019, n° 411961, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A8877Y8B).

[3] CE, Sect., 6 avril 2007, n° 264490, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A9305DU8).

[4] CE 2° et 7° ch.-r., 6 février 2019, n° 414064, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4992YWS).

[5] CE, Sect., 4 juillet 1980, n° 03433, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A2981B7K).

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