La lettre juridique n°485 du 17 mai 2012 : Avocats/Déontologie

[Jurisprudence] Motus ou bouche déliée : de l'application stricte de l'immunité du prétoire

Réf. : Cass. civ. 3, 3 mai 2012, n° 11-14.964, FS-P+B (N° Lexbase : A6619IKD) et Cass. civ. 1, 4 mai 2012, n° 11-30.193, FS-P+B+I (N° Lexbase : A6570IKK)

Lecture: 20 min

N1859BTZ

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] Motus ou bouche déliée : de l'application stricte de l'immunité du prétoire. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/6262814-jurisprudence-motus-ou-bouche-deliee-de-lapplication-stricte-de-limmunite-du-pretoire
Copier

par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 30 Mai 2012

"Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'à la mort pour que vous ayez le droit de le dire". Ces propos apocryphes de Voltaire, dont on fait souvent mention lorsqu'il s'agit d'évoquer la défense absolue de la liberté d'expression, peuvent assurément servir d'épitaphe à tous les "défenseurs de Calas" du monde. Toutefois, ce droit fondamental que l'on ne saurait dénier aux avocats n'en demeure pas moins circonscrit à la plaidoirie et à la défense des justiciables. En aucun cas, elle ne permet l'outrage, l'injure et la diffamation. Tel est le rappel opéré par la Cour de cassation les 3 et 4 mai 2012.
Dans une décision rendue le 3 mai 2012, la troisième chambre civile de la Cour de cassation (Cass. civ. 3, 3 mai 2012, n° 11-14.964, FS-P+B) a infirmé l'arrêt condamnant un avocat à verser des dommages et intérêts au titre du préjudice moral occasionné par ses conclusions en défense, la cour d'appel ayant retenu que la référence dans ces écrits à un suicide était étrangère au débat concernant les travaux à réaliser dans un immeuble et présentait un caractère infamant pour l'ayant droit de la victime et en avait déduit, à tort, que celui-ci était fondé à demander réparation de son préjudice moral en application des dispositions de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ). L'arrêt est censuré par la Cour suprême qui retient que l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 (N° Lexbase : L7589AIW) était seul applicable en l'espèce. Le lendemain, la première chambre civile de la Haute juridiction énonçait que, si l'avocat bénéficie d'une liberté d'expression, qui n'est pas absolue, celle-ci ne s'étend pas aux propos violents prononcés à l'encontre d'un magistrat et qui expriment une animosité personnelle et une mise en cause de l'intégrité morale de ce dernier (Cass. civ. 1, 4 mai 2012, n° 11-30.193, FS-P+B+I).

Ces deux arrêts, rendus coup sur coup, s'inscrivent assurément dans un courant jurisprudentiel, désormais constant, visant à encadrer strictement la liberté d'expression des avocats, eu égard à leur qualité d'auxiliaire de justice et aux principes déontologiques qui animent leur mission et leurs actions (I). En effet, si une certaine liberté est admise aux fins d'assurer la défense de leurs clients (II), en dehors des prétoires, la liberté d'expression des avocats est bien souvent temporisée, confrontée aux règles de la publicité et à l'interdiction du démarchage, confrontée aux principes essentiels de délicatesse, de dignité et au secret professionnel (III).

I - Une liberté d'expression sous surveillance

Dans ce domaine, comme dans de nombreux autres afférents aux libertés fondamentales, la tonalité est donnée par la Cour européenne des droits de l'Homme, au regard de l'article 10 de la Convention (N° Lexbase : L4743AQQ). L'arrêt ayant posé les jalons supranationaux d'une restriction de la liberté d'expression des avocats n'est pas très ancien ; il a été rendu le 20 mai 1998, dans l'affaire "Schöpfer c/ Suisse" (CEDH, 20 mai 1998, Req. 56/1997/840/1046 N° Lexbase : A7417AWM).

Aux termes de cet arrêt, la Cour énonce que "le statut spécifique des avocats les place dans une situation centrale dans l'administration de la justice, comme intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux [...] ; l'action des tribunaux, qui sont garants de la justice et dont la mission est fondamentale dans un Etat de droit, a besoin de la confiance du public. Eu égard au rôle clé des avocats dans ce domaine, on peut attendre d'eux qu'ils contribuent au bon fonctionnement de la justice et, ainsi, à la confiance du public en celle-ci". Ainsi, comme le précise Michel Verpeaux, dans La liberté d'expression dans les jurisprudences constitutionnelles et conventionnelles internationales (Editions du Conseil de l'Europe, 2009), "la Cour n'eut pas de mal à reconnaître l'existence d'une ingérence, prévue par la loi et poursuivant un but légitime de l'article 10, paragraphe 2, à savoir la garantie de l'autorité et de l'impartialité du pouvoir judiciaire". Aussi, même si "la liberté d'expression vaut aussi pour les avocats, qui ont certes le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice", les limites liées à leurs fonctions ne sauraient leur permettre ce genre de comportements.

Cette jurisprudence a, dès lors, été plusieurs fois confirmée. Ainsi, aux termes d'un arrêt rendu le 21 mars 2002 (CEDH, 21 mars 2002, Req. 31611/96 N° Lexbase : A1016GNX), la Cour retient que l'"on peut attendre [des avocats] qu'ils contribuent au bon fonctionnement de la justice et ainsi à la confiance du public en celle-ci". La Cour a précisé dans la même décision qu'"il va sans dire également que la liberté d'expression vaut aussi pour les avocats qui ont certes le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice mais dont la critique ne saurait franchir certaines limites. A cet égard, il convient de tenir compte de l'équilibre à ménager entre les divers intérêts en jeu, parmi lesquels figurent le droit du public d'être informé sur les questions qui touchent au bon fonctionnement du pouvoir judiciaire, les impératifs d'une bonne administration de la justice et la dignité de la fonction d'avocat" (dans le même sens, CEDH, 20 avril 2004, Req. 60115/00 N° Lexbase : A8913DBQ ; CEDH, 13 décembre 2007, Req. 35865/04 N° Lexbase : A0600D3M).

Mais, il ne faut pas croire que les juges strasbourgeois dénient toute liberté d'expression aux avocats. Bien au contraire, dans une décision rendue le 29 mars 2011 (CEDH, 29 mars 2011, Req. 1529/08 N° Lexbase : A3991HKZ), la Cour rappelait que "la liberté d'expression vaut aussi pour les avocats, qui ont le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice" (dans le même sens, CEDH, 11 février 2010, Req. 49330/07 N° Lexbase : A7450ERD).

Inutile, donc, de s'attarder sur l'influence de cette évolution de la jurisprudence européenne auprès des cours nationales étrangères ; Michel Verpeaux cite, à cette occasion, deux décisions : l'une autrichienne (AUT-2002-1-001 - a) Autriche / b) Cour constitutionnelle / c) / d) 26 02-2002 / e) B 137/01 / f) / g) / h) Codices (allemand)), qui retient que la liberté d'expression de l'avocat dans l'exercice de sa profession doit être conçue comme un cas particulièrement qualifié de cette liberté fondamentale ou, pour ainsi dire, comme un cas dans lequel la liberté d'expression est renforcée par ses liens immédiats avec l'effectivité d'un autre droit fondamental ; l'autre espagnole (ESP-1996-3-025 - a) Espagne / b) Tribunal constitutionnel / c) Première chambre / d) 15-10-1996 / e) 157/1996 / f) / g) Boletín oficial del Estado (Journal officiel), 267, 05-11-1996, 43-48 / h), qui insiste sur la "liberté d'expression de plaidoirie" et l'étend à tout acte entrant dans le cadre de la défense des intérêts du client.

Mais les tribunaux français ne sont pas en reste. La Cour de cassation est très claire sur la question : les propos adressés ad hominem et manifestant exclusivement une animosité personnelle, sans traduire une idée, une opinion ou une information susceptible d'alimenter une réflexion ou un débat d'intérêt général, ne relèvent pas de la protection du droit à la liberté d'expression prévue par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme. De tels propos tenus par un avocat sont constitutifs d'un manquement à la délicatesse et entrent comme tels dans les prévisions des textes régissant spécialement la discipline de la profession (Cass. civ. 1, 28 mars 2008, n° 05-18.598, F-D N° Lexbase : A6003D7H).

Et, dans un arrêt du 14 octobre 2010 (Cass. civ. 1, 14 octobre 2010, n° 09-16.495, F-D N° Lexbase : A8644GBR), la première chambre civile de la Cour de cassation a tenu à rappeler que, si l'avocat a le droit de critiquer le fonctionnement de la justice ou le comportement de tel ou tel magistrat, sa liberté d'expression n'est pas absolue car sujette à des restrictions qu'impliquent, notamment, la protection de la réputation ou des droits d'autrui et la garantie de l'autorité et de l'impartialité du pouvoir judiciaire (dans le même sens, Cass. crim., 16 novembre 1999, n° 97-84.035, rejet N° Lexbase : A4605CU4).

C'est cette position qu'a réédité la Haute juridiction, le 4 mai 2012. En l'espèce, dans son édition du 23 au 29 juillet 2009, l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur a publié un article intitulé "gang des barbares - la botte de X" citant les propos de l'avocat qualifiant Me Y, avocat général en charge de cette affaire criminelle, de "traître génétique" en référence au passé de collaborateur du père de celui-ci, condamné à la Libération. Une procédure disciplinaire a été engagée à l'encontre de Me X. Pour renvoyer ce dernier des fins de la poursuite, la cour d'appel de Paris retient qu'en raison des circonstances particulières de l'affaire, les propos violents de l'avocat ne constituaient pas un manquement à l'honneur, à la délicatesse et à la modération, puisqu'il s'agissait d'une réplique à une intervention de l'avocat général (CA Paris, Pôle 2, 1ère ch., 24 mars 2011, n° 10/20346 N° Lexbase : A7966HRH). L'arrêt sera censuré par la Cour de cassation au visa des articles 15 du décret n° 2005-790 du 12 juillet 2005 (N° Lexbase : L6025IGA) et 183 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 modifié (N° Lexbase : L8168AID), ensemble les articles 6 (N° Lexbase : L7558AIR) et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme. En effet, si l'avocat a le droit de critiquer le fonctionnement de la justice ou le comportement de tel ou tel magistrat, sa liberté d'expression, qui n'est pas absolue car sujette à des restrictions qu'impliquent, notamment, la protection de la réputation ou des droits d'autrui et la garantie de l'autorité et de l'impartialité du pouvoir judiciaire, ne s'étend pas aux propos violents qui, exprimant une animosité dirigée personnellement contre le magistrat concerné, mis en cause dans son intégrité morale, et non une contestation des prises de position critiquables de ce dernier, constituent un manquement au principe essentiel de délicatesse qui s'impose à l'avocat en toutes circonstances.

"L'opinion indélicate exprimée par l'avocat offense son destinataire en dehors de tout débat judiciaire. Si la liberté d'expression de l'avocat devant un tribunal ou une cour est une garantie essentielle dans une société démocratique et permet d'assurer le respect du contradictoire, elle n'autorise pas les débordements sanctionnés. Extérieurs à un argumentaire de défense, tenus ad hominem et devant des confrères probablement mal à l'aise de la situation, ces propos jetaient l'opprobre sur l'individu magistrat", avait pu souligner José Lefebvre, in Liberté de parole des avocats et ses limites, à propos de l'arrêt du 28 mars 2008.

Et, l'on se souvient également de cet arrêt en date du 3 décembre 2002, par lequel la Chambre criminelle de la Cour de cassation confirmait la décision des juges du fond, qui avait déclaré une avocate coupable du délit de diffamation (Cass. crim., 3 décembre 2002, n° 01-85.466, F-P+F N° Lexbase : A5171A4B). En l'espèce, l'avocate avait, dans un communiqué de presse, comparé la lutte anti-terroriste actuelle aux méthodes employées par la Gestapo et la Milice. Les premiers juges, saisis par une plainte du ministre de l'Intérieur, avaient reconnu le caractère diffamatoire de tels propos. La Chambre criminelle refusa, dans un premier temps, de considérer que ces propos tombaient sous le coup de l'immunité de l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881. Dans un second temps, elle retenait que l'avocate, en s'exprimant ainsi, avait agi de façon partiale et vindicative, sans la moindre prudence ou modération. Elle précisa que lorsqu'il ne bénéficie pas de l'immunité prévue par l'article 41 précité, l'avocat qui s'exprime au nom de son client n'est pas dispensé de la prudence et de la circonspection nécessaires à l'admission de la bonne foi. Elle ajouta que, si la liberté d'expression est garantie par l'article 10 de la CESDH, son exercice peut être soumis à des restrictions : tel est l'objet de l'article 30 de la loi de 1881, qui édicte une sanction nécessaire à la défense de l'ordre et à la protection de la réputation des administrations publiques, en l'espèce la police nationale.

II - Une liberté d'expression au service de la défense des intérêts des clients

Seul le débat judiciaire permet donc à l'avocat de recouvrer la plénitude de sa liberté d'expression. L'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 dispose, en effet, que ne donnent lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, ni le compte rendu fidèle fait de bonne foi des débats judiciaires, ni les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux. Néanmoins les juges, saisis de la cause et statuant sur le fond, peuvent prononcer la suppression des discours injurieux, outrageants ou diffamatoires, et condamner qui il appartiendra à des dommages-intérêt. Et, les faits diffamatoires étrangers à la cause pourront donner ouverture, soit à l'action publique, soit à l'action civile des parties, lorsque ces actions leur auront été réservées par les tribunaux, et, dans tous les cas, à l'action civile des tiers. Ce sont ces dispositions que la Cour de cassation appliquent dans son arrêt du 4 mai 2012.

La cour d'appel de Dijon (CA Dijon, 15 décembre 1998, n° 98/00779 N° Lexbase : A5543DHR) avait pu ainsi énoncer que l'avocat bénéficie de l'immunité de l'article 41 de la loi de 1881 lorsque ces propos s'inscrivent dans son plaidoyer développé aux fins d'éviter, en l'espèce, tout renvoi de l'affaire à une date ultérieure sur des éléments de fait et de droit. L'avocat peut et doit tout dire dans l'intérêt de son client, même s'il n'a pas le droit d'injurier, d'outrager ou de diffamer. L'expression "justice honteuse" apparaissait dans le contexte non pas comme une expression outrageante et constitutive d'un jugement de portée générale, mais comme la conclusion impuissante d'un raisonnement constatant l'impossibilité dans laquelle se trouvait l'avocat de faire entendre une cause dont il était fondé à penser qu'elle était juste.

Aux termes d'un arrêt rendu le 11 février 2010 (Cass. civ. 1, 11 février 2010, n ° 08-21.742, FS-D N° Lexbase : A7735ERW), la Cour de cassation considérait que les juges du fond n'avaient fait qu'appliquer l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 en invoquant la démonstration faite en termes mesurés à l'appui d'une demande reconventionnelle formée, en rapport avec cette demande et pouvant apparaître nécessaire au succès des prétentions ; dès lors le seul motif que l'action en rescision pour lésion a été déclarée recevable ne pouvait démontrer le caractère familier et outrageant de l'argumentation en défense.

L'une des affaires les plus emblématiques sur la question de la liberté de plaidoirie eut trait aux poursuites engagées à l'encontre du Bâtonnier Georges-André Hoarau, au sujet du MBA de Rachida Dati, alors ministre de la Justice. "Tout avocat est libre. Si les avocats ont des comptes à rendre sur les arguments des plaidoiries, où va-t-on ? Où est la liberté de la défense ?" interpellait ainsi Me Hoarau. Le 3 octobre 2008, le tribunal correctionnel de Saint-Pierre-de-La-Réunion avait, dès lors, jugé irrecevables les poursuites engagées contre le Bâtonnier de Saint-Pierre, pour diffamation envers le Garde des Sceaux. Le tribunal n'avait pas estimé que les propos tenus étaient "extérieurs à la cause jugée".

Mais, à l'inverse, pour écarter l'exception d'immunité juridictionnelle invoquée par le demandeur et fondée sur l'article 41, alinéa 3, de la loi du 29 juillet 1881, la Haute juridiction rappelait, le 10 novembre 2009 (Cass. crim., 10 novembre 2009, n° 05-82.901, F-D N° Lexbase : A1619ENB), que le fait de rendre publique la démarche entreprise par des avocats auprès du Garde des Sceaux, dans le but d'obtenir l'ouverture d'une enquête de l'inspection générale des services judiciaires sur les dysfonctionnements imputés aux deux juges d'instruction initialement chargés de la procédure, ne constitue pas un acte de saisine du Conseil supérieur de la magistrature et ne se rattache pas à un débat mettant en oeuvre l'exercice des droits de la défense devant une juridiction.

Et, pour déclarer le prévenu coupable du délit de complicité de diffamation publique envers un fonctionnaire public et écarter ses conclusions qui invoquait l'immunité instituée par l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 en faisant valoir que les propos lui étant imputés n'étaient que la reproduction, par la presse, de l'une de ses plaidoiries, la cour d'appel énumère et analyse les éléments dont elle déduit, à raison, que l'article incriminé, publié presque un mois après les débats judiciaires et plus d'une semaine après le prononcé du jugement, n'est pas un compte-rendu d'audience au sens dudit article (Cass. crim., 28 novembre 2006, n° 05-85.085, F-P+F N° Lexbase : A9196DSE). En effet, la mise en jeu de "l'immunité du prétoire" suppose que les écrits aient été produits devant une juridiction (Cass. civ. 1, 25 mai 2005, n° 03-17.514, FS-P N° Lexbase : A4183DIR).

Au final, l'immunité accordée aux discours prononcés et aux écrits produits devant les tribunaux par l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881, destinée à garantir aussi bien la liberté de la défense que la sincérité des auditions, est applicable, sauf le cas où ils sont étrangers à la cause, aux propos tenus devant les juridictions d'instruction comme de jugement ; ne constituent pas des tribunaux au sens de ce texte les commissions d'enquête parlementaires précise un arrêt de la Cour de cassation rendu le 23 novembre 2004 (Cass. civ. 1, 23 novembre 2004, n° 02-13.293, FS-P+B N° Lexbase : A0247DEU)

III - Une liberté d'expression contrainte par la déontologie

La délicatesse est l'un des principes essentiels de la profession d'avocat (décret n° 2005-790, art. 3 ; RIN, art. 1.3 N° Lexbase : L4063IP8).

D'abord, le Conseil d'Etat a jugé que l'obligation impartie à l'avocat de respecter les principes de délicatesse et de modération ne saurait être regardée comme incompatible avec le droit à la liberté d'expression garanti par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, lequel autorise, d'ailleurs, les restrictions qu'impliquent, notamment, la protection de la réputation ou des droits d'autrui et la garantie de l'autorité et de l'impartialité du pouvoir judiciaire (CE 1° et 6° s-s-r., 15 novembre 2006, n° 283475 N° Lexbase : A3585DSL).

Ensuite, en dehors du prétoire, l'avocat n'est pas protégé par l'immunité de l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881. Le principe a été mainte et mainte fois rappelé par la Cour de cassation, notamment le 5 avril 2012 (Cass. civ. 1, 5 avril 2012, n° 11-11.044, FS-P+B+I N° Lexbase : A1218IIX ; lire Cédric Tahri, Retour sur l'immunité de parole de l'avocat, Lexbase Hebdo n° 121 du 17 mai 2012 - édition professions N° Lexbase : N1919BTA). En l'espèce, chargé de la défense des intérêts des parents d'un mineur tué par un gendarme au cours d'une poursuite consécutive à un cambriolage, Me O., avocat, avait été cité devant le conseil de discipline du ressort de la cour d'appel de Montpellier pour avoir, à l'issue de l'audience, fait la déclaration suivante au journaliste d'une station de radio l'interrogeant sur l'acquittement rendu : "J'ai toujours su qu'il était possible. Un jury blanc, exclusivement blanc où les communautés ne sont pas toutes représentées, avec il faut bien le dire une accusation extrêmement molle, des débats dirigés de manière extrêmement orientée. La voie de l'acquittement était une voie royalement ouverte. Ce n'est pas une surprise". La cour d'appel de Montpellier avait jugé que les faits reprochés constituaient un manquement à la délicatesse et à la modération et l'a sanctionné (CA Montpellier, 1ère ch., AS, 17 décembre 2010, n° 10/04734 N° Lexbase : A7162GNL). Me O. s'était pourvu en cassation. En vain. En effet, la Haute juridiction rappelait, ainsi, qu'en dehors du prétoire, l'avocat n'est pas protégé par l'immunité de l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881. Dès lors, la cour d'appel a estimé, à bon droit, que les propos poursuivis présentaient une connotation raciale jetant l'opprobre sur les jurés et la suspicion sur leur probité, caractérisant ainsi un manquement aux devoirs de modération et de délicatesse. Partant en prononçant à l'encontre de l'avocat un simple avertissement, elle a légalement justifié sa décision.

Enfin, les dispositions la loi sur la liberté de la presse concernant l'immunité du prétoire ne sont pas applicables en matière disciplinaire (Cass. crim., 16 novembre 1999, n° 97-84.035, inédit N° Lexbase : A4605CU4 ; Cass. civ. 1, 16 décembre 2003, n° 03-13.353, FS-P N° Lexbase : A5236DA8 ; CA Bastia, 30 août 2010, n° 10/00280 N° Lexbase : A2857E8C). Dans son arrêt du 14 octobre 2010, la première chambre civile de la Cour de cassation confirmait cette jurisprudence (Cass. civ. 1, 14 octobre 2010, n° 09-16.495, F-D, précité). En l'espèce, la cour d'appel avait constaté que les propos incriminés n'avaient pas simplement pour objet de critiquer la conduite de la procédure d'instruction et de contester la valeur des déclarations faites par le suspect au cours des interrogatoires menés en exécution de la commission rogatoire internationale délivrée par les juges d'instruction français, mais mettaient personnellement en cause ces magistrats dans leur intégrité morale, leur reprochant d'avoir délibérément favorisé l'usage de la torture et de s'être ainsi rendus activement complices des mauvais traitements infligés par les enquêteurs syriens. Ayant relevé que ces graves accusations étaient aussi inutiles au regard des intérêts du client que gratuites, puisque les magistrats, dans le compte-rendu de leur mission à Damas, avaient décrit les difficultés rencontrées auprès des autorités syriennes, opposées à ce qu'ils assistent aux interrogatoires, elle en a justement déduit que les propos litigieux ne relevaient pas de la protection de la liberté d'expression, mais constituaient un manquement à l'honneur et à la délicatesse. Par ces motifs, qui ne manifestent aucune partialité et en l'absence de toute violation du principe de la présomption d'innocence, elle a légalement justifié sa décision infligeant à l'avocat un simple blâme assorti d'une inéligibilité temporaire aux fonctions de membre des organismes et conseils professionnels.

Par ailleurs, le principe de dignité interdit à l'avocat de solliciter la générosité du public, en jouant de la musique dans les rues et sur les marchés en dehors de toute organisation officielle ; la liberté d'expression n'étant pas invocable en la matière (CA Bordeaux, 1ère ch., sect. A, 3 juin 2003, n° 02/06127 N° Lexbase : A6032C8W).

Au chapitre de la publicité et du démarchage, la liberté d'expression ne permet pas à l'avocat de se libérer des contraintes réglementaires et déontologiques. D'abord, le règlement intérieur d'un barreau peut déterminer les mentions obligatoires et autorisées sur le papier à lettre, excluant toute autre indication, et en particulier l'indication du nom des juristes non avocats travaillant pour le cabinet, sans contrevenir à la liberté d'expression de l'avocat (Cass. civ. 1, 9 novembre 2004, n° 02-19.868, F-D N° Lexbase : A8433DDP). Ensuite, l'arrêt, qui a caractérisé le démarchage au sens de l'article 66-4 de la loi du 31 décembre 1971 (loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 N° Lexbase : L6343AGZ), a justifié sa décision sans méconnaître l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, la restriction apportée par la législation précitée à la liberté d'expression constituant une mesure nécessaire pour garantir l'autorité et l'impartialité de l'institution judiciaire (CA Toulouse, 1ère ch., sect. 1, 2 février 2010, n° 09/00331 N° Lexbase : A9842EWG).

C'est une jurisprudence ancienne, puisqu'en 1981 la Cour pouvait déjà juger que l'interdiction faite à un avocat de "participer à une émission radiophonique ou télévisée qu'avec l'accord préalable du Bâtonnier", le fait de soumettre à une même autorisation la faculté, pour un avocat, de procéder à une déclaration ou manifestation publique relative à un procès en cours, ne portaient aucune atteinte au libre exercice des droits que les avocats tiennent de la loi du 31 décembre 1971 et du décret du 9 juin 1972 (désormais, décret du 27 novembre 1991 précité) qui définissent leur mission et leurs prérogatives (Cass. civ. 1, 24 mars 1981, n° 79-14.765, publié N° Lexbase : A8086CIC).

Enfin, il existe un principe général de secret professionnel, commandé par l'impérieuse nécessité de protéger la confiance nécessaire à la représentation des intérêts du client de l'avocat, inscrit à l'article 66-5 de la loi de 1971. Et, bien que la Haute juridiction avait pu juger qu'une avocate qui a accordé des entretiens à plusieurs organes de presse sur le contenu d'un rapport d'expertise judiciaire remis au juge d'instruction est, ainsi, coupable du chef de violation du secret professionnel (Cass. crim., 28 octobre 2008, n° 08-81.432, F-P+F N° Lexbase : A1727EBL), la Cour européenne a estimé que la condamnation de cette avocate, qui s'exprimait en sa qualité pour la défense de l'intérêt de ses clients, était contraire au droit à la liberté d'expression, tel que défini par l'article 10 de la Convention (CEDH, 15 décembre 2011, Req. 28198 /09 N° Lexbase : A6142IAQ). En l'espèce, les juges strasbourgeois ont constaté que la requérante avait été déclarée coupable de violation du secret professionnel pour avoir divulgué à la presse le contenu d'un rapport d'expertise remis au juge dans le cadre d'une information judiciaire ouverte pour homicide involontaire. Les juridictions du fond l'avaient dispensée de peine. La Cour relevait que cette ingérence était prévue par la loi, qui dispose que l'avocat, en toute matière, ne doit commettre aucune divulgation contrevenant au secret professionnel et doit respecter le secret de l'instruction. L'avocat doit s'abstenir de communiquer, sauf à son client, et pour les besoins de sa défense, des renseignements extraits du dossier ou de publier des documents, pièces ou lettres intéressant une information en cours. La Cour relevait, également, que la requérante n'avait pas été sanctionnée pour avoir divulgué le rapport d'expertise aux médias, mais pour avoir divulgué des informations qui y étaient contenues. Elle constatait que la presse était déjà en possession de tout ou partie du rapport lorsque les journalistes l'ont interrogé. Le quotidien Le Parisien avait publié un article qui précédait l'entretien avec la requérante et dans lequel les conclusions du rapport d'expertise en question étaient explicitement résumées : les effets indésirables du vaccin, le nombre de victimes, le comportement des pouvoirs publics, des fabricants du vaccin et de l'Agence du médicament. De plus, d'autres médias avaient couvert cette information et publié des extraits du rapport. Dès lors, la Cour estima que les déclarations de la requérante à la presse s'inscrivaient dans le cadre d'un débat d'intérêt général, que les faits concernaient directement une question de santé publique, c'est-à-dire intéressant l'opinion publique elle-même. La précision est importante car la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d'expression dans le domaine du discours politique ou des questions d'intérêt général. En outre, dans un contexte médiatique, la divulgation d'informations peut répondre au droit du public de recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires. Cependant, la Cour précisa que la connaissance publique de faits couverts par le secret professionnel, qui porte atteinte à leur confidentialité, ne décharge pas l'avocat de son devoir de prudence à l'égard du secret de l'instruction en cours. Cela étant précisé, les juges strasbourgeois estiment qu'au regard des circonstances de l'espèce, la protection des informations confidentielles ne pouvait constituer un motif suffisant pour déclarer la requérante coupable de violation du secret professionnel. En effet, ils considèrent que la protection de la liberté d'expression d'un avocat doit prendre en compte l'exception qui prévoit que l'exercice des droits de la défense peut rendre nécessaire la violation du secret professionnel.

Et, Michel Bénichou de relever, sur son blog (lire Avocats : secret professionnel et liberté d'expression), les circonstances exceptionnelles de cette affaire : "dans le choc entre le secret professionnel et la liberté d'expression, ne risque-t-on pas de voir diminuer ce secret dans des conditions drastiques ? L'exercice des droits de la défense permet-il de violer le secret professionnel en toutes circonstances ? Assurément pas, dit la Cour européenne !".

Etrangement, ce n'est pas parce que l'avocat serait un "sous-citoyen" qu'il ne disposerait pas d'une liberté d'expression absolue, mais, au contraire, eu égard à son rôle déterminant dans l'organisation et la crédibilité de la justice, que ses droits s'en trouvent temporisés. Finalement, il retrouve une liberté quasi-totale, en dehors des cas d'outrage, d'injure et de diffamation, au sein des prétoires : "la plume est serve mais la parole est libre". Reste à la jurisprudence française de digérer cet arrêt de la Cour européenne du 15 décembre 2011, qui met tout de même à mal un principe que l'on croyait peu ou prou absolu : le secret professionnel. Mais, la défense de deux privilèges contraires, attachés on ne peut mieux à la profession d'avocat, n'est jamais chose aisée...

newsid:431859

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.