La lettre juridique n°815 du 5 mars 2020 : Procédure administrative

[Conclusions] La décision juridictionnelle et le sens des conclusions du rapporteur public- conclusions du rapporteur public

Réf. : CE 2° et 7° ch.-r., 10 février 2020, n° 427282, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A18253EC)

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par Mireille Le Corre, rapporteur public au Conseil d'Etat

le 04 Mars 2020

Quelles sont vos attentes à l’égard des conclusions d’un rapporteur public ? Nous ne nous livrerons pas, en réponse à cette question, à un exercice d’introspection, mais plus simplement, à une tentative de clarification des suites de votre jurisprudence «Communauté d’agglomération du pays de Martigues».

1. Par votre décision de Section «Communauté d’agglomération du pays de Martigues» (CE, 21 juin 2013, n° 352427 N° Lexbase : A2099KH9, au Recueil), vous avez jugé trois points importants :

a) Premier point : la communication aux parties du sens des conclusions a pour objet de les mettre en mesure d’apprécier l’opportunité d’assister à l’audience publique, de préparer, le cas échéant, les observations orales qu’elles peuvent y présenter, après les conclusions du rapporteur public, à l’appui de leur argumentation écrite et d’envisager, si elles l’estiment utile, la production, après la séance publique, d’une note en délibéré. Ce sont là les trois finalités explicitées de la diffusion du sens des conclusions. Cela suppose, en conséquence, que les parties soient mises en mesure de connaître, dans un délai dit «raisonnable» avant l’audience, l’ensemble des éléments du dispositif de la décision que le rapporteur public compte proposer à la formation de jugement, à l’exception de la réponse aux conclusions qui revêtent un caractère accessoire, notamment celles qui sont relatives à l’application de l’article L. 761‑1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3227AL4). Et cette exigence s’impose à peine d’irrégularité de la décision rendue sur les conclusions du rapporteur public.

b) Deuxième point : il appartient au rapporteur public de préciser, en fonction de l’appréciation qu’il porte sur les caractéristiques de chaque dossier, les raisons qui déterminent la solution qu’appelle, selon lui, le litige, et notamment d’indiquer, lorsqu’il propose le rejet de la requête, s’il se fonde sur un motif de recevabilité ou sur une raison de fond, et, de mentionner, lorsqu’il conclut à l’annulation d’une décision, les moyens qu’il propose d’accueillir. La communication de ces informations n’est toutefois pas prescrite à peine d’irrégularité de la décision.

c) Troisième point : dans les deux cas, le rapporteur public qui, après avoir communiqué le sens de ses conclusions, envisage de modifier sa position doit, à peine d’irrégularité de la décision, mettre les parties à même de connaître ce changement.

Autrement dit, le rapporteur public n’est pas tenu de communiquer les raisons déterminant la solution proposée mais s’il le fait, il doit alors prévenir les parties en cas de modification de sa position, à peine d’irrégularité. Cette implication a, selon nous, un effet pervers, qui est de ne pas pousser les rapporteurs publics à apporter ce degré de précision car s’il est facultatif, son usage, une fois utilisé, a des conséquences redoutables. Mais elle est nécessaire pour informer les parties d’un changement de position.

Dans ses conclusions sur cette décision, Xavier de Lesquen écartait deux options extrêmes, à savoir soit que le rapporteur public ne communique rien, comme étant contraire à la lettre du texte mais aussi à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme en se fondant sur l’arrêt Kress c/ France [1], soit au contraire qu’il communique tout le texte de ses conclusions, obligation exclue par votre décision «Esclatine» (CE, 29 juillet 1998, n°s 179635, 180208 N° Lexbase : A8031ASA, au Recueil). Il invitait à retenir la solution consistant à ce que le sens communiqué corresponde au dispositif proposé, hormis au titre de l’article L. 761-1 du Code de justice administrative.

2. Vous avez apporté un tempérament à cette jurisprudence avec votre décision «M. et Mme Gauchot» (CE, 1er octobre 2015, n° 366538 N° Lexbase : A5699NSU, au Recueil) : s’il ne ressort pas du dossier que les requérants se sont plaints d’un changement de position du rapporteur public qui ne leur a pas été communiqué, dans les observations orales présentées par leur avocat après les conclusions et que la note en délibéré n’en fait pas mention, l’irrégularité n’est pas tenue pour établie. Cette décision est essentiellement guidée par la nécessité d’établir la preuve du changement de position du rapporteur public.

Dans ses conclusions -cette fois contraires- sur cette décision, Xavier de Lesquen invitait logiquement à la recherche d’un élément de preuve pour établir le changement de sens des conclusions entre l’écrit et l’oral, mais il n’en faisait pas peser la charge sur les requérants, mais sur la juridiction. Il estimait que «la seule façon de garantir la régularité de la décision rendue [était] d’organiser, a priori par le secrétaire de séance, le relevé du sens des conclusions prononcées pendant la séance publique et de consigner cet élément dans le dossier de procédure». Mais il indiquait d’emblée que cette solution serait sans doute considérée comme excessivement formaliste et lourde de conséquences matérielles pour la juridiction et envisageait, à titre subsidiaire, la solution qui a été finalement retenue, consistant à exiger que l’irrégularité alléguée ait été signalée à la juridiction au plus vite, par les observations orales ou par la note en délibéré, faute de quoi elle ne pourrait être tenue pour établie.

3. Cette souplesse apportée dans le cas du changement de position du rapporteur public doit-elle être transposée à d’autres cas dans lesquels la communication du sens des conclusions a posé une difficulté ?

Le cas qui vous est soumis aujourd’hui est celui d’une information insuffisante donnée, dès le départ, par le rapporteur public.

Il est utile de l’illustrer maintenant par le cas d’espèce, en disant quelques mots de la procédure, afin de percevoir les attentes légitimes quant au contenu du sens des conclusions.

Le litige en question concernait le solde du règlement d’un marché passé par la communauté de communes de Pont-Audemer et une entreprise, la société Les compagnons paveurs, pour l’exécution de travaux d’aménagement d’une place. Les travaux ont été exécutés avec retard, ce qui a conduit la communauté de communes à infliger des pénalités de retard à la société, réduisant d’autant le solde du marché. La société a saisi le tribunal administratif de Rouen d’une demande de condamnation de la communauté de communes et des conclusions reconventionnelles ont été présentées par la communauté de communes. Le tribunal administratif n’a fait que très partiellement droit à la demande de la société et a rejeté le surplus des conclusions des parties. Le liquidateur judiciaire de la société a formé un appel et la communauté de communes un appel incident. La cour administrative d’appel de Douai, après avoir annulé partiellement le jugement pour une omission à statuer, a fait droit à l’appel incident et a fait droit très partiellement à l’appel principal, en condamnant la communauté de communes à verser des intérêts contractuels sur les sommes dues au titre du solde du marché, mais sans remettre en cause le montant de celui-ci.

Le rapporteur public devant la cour s’était borné à indiquer la mention suivante : «Annulation partielle du jugement – réformation partielle du jugement». Il n’a donc pas indiqué le montant de l’indemnisation qu’il proposait de mettre à la charge de la communauté de communes. Et cela est d’autant plus gênant qu’en présence d’un appel incident, le sens de ce qu’il préconisait était non seulement imprécis -du fait de l’absence du montant- mais aussi imperceptible dans son orientation même, favorable ou non au requérant.

Vous avez déjà retenu une méconnaissance des exigences posées par l’article R. 711-3 du Code de justice administrative par une récente décision du 28 mars 2019 (CE, n° 415103 N° Lexbase : A2874Y7L, aux Tables ; auparavant, non fichée : CE, 5 octobre 2016, n° 389197 N° Lexbase : A9882R4R, inédit) dans le cas d’une mention indiquant «satisfaction totale ou partielle» en la jugeant insuffisante. Une telle mention ne permet ni de connaître la position du rapporteur public sur les personnes susceptibles d’être condamnées au versement d’une indemnité, ni le montant de cette indemnisation, ce qui conduit à une irrégularité. La somme ne fait pas partie des motifs de la décision, mais bien du dispositif de celle-ci et doit, par suite, entrer dans les mentions obligatoires communiquées par le rapporteur public.

Le caractère irrégulier ne fait donc guère de doute dans un cas comme celui de l’espèce se limitant à indiquer «annulation partielle du jugement – réformation partielle du jugement».

Mais cette irrégularité peut-elle être neutralisée, comme le soutient la communauté de communes en défense, si la société était représentée lors de l’audience publique devant la cour et, d’autre part, a présenté des observations orales à la suite des conclusions et enfin n’a pas produit de note en délibéré, à la différence d’ailleurs de la communauté de communes ?

Aller en ce sens reviendrait à transposer la jurisprudence «Gauchot», aujourd’hui cantonnée au cas du changement de position du rapporteur public, à l’hypothèse du contenu insuffisant des conclusions. Deux éléments pourraient vous conduire à aller dans ce sens.

D’abord, vous avez admis une approche souple -donc ne caractérisant pas une irrégularité- dans le cas d’informations discordantes entre l’indication figurant dans la rubrique «sens synthétique des conclusions» («rejet au fond») et celle figurant dans la rubrique «sens des conclusions et moyens ou causes retenus» («rejet pour défaut de qualité pour agir»). L’avocat du requérant n’ayant pas pris l’attache du greffe pour relever cette discordance, ayant pu discuter du motif d’irrecevabilité lors de l’audience et n’ayant pas produit de note en délibéré, vous n’avez pas censuré l’arrêt. Vous avez relevé que les informations permettaient de savoir que le rapporteur public allait conclure au rejet de la requête et de connaître avec précision le motif (en réalité l’un des motifs indiqués) justifiant la solution proposée (CE, 12 juillet 2019, n° 420085 N° Lexbase : A2961ZKU, C, conclusions Louis Dutheillet de Lamothe). Cette hypothèse d’informations discordantes nous semble toutefois assez particulière et différente du cas qui vous est soumis aujourd’hui, qui pose la question du caractère insuffisant du contenu communiqué, au point que le requérant ne connaisse pas le sens proposé.

Un second type de considérations pourrait vous conduire à écarter l’irrégularité : c’est l’exigence que vous attachez aux démarches faites par les requérants eux-mêmes.

Ainsi, vous avez retenu qu’une procédure ne méconnaît pas l'obligation de mettre les parties en mesure de connaître le sens des conclusions du rapporteur public lorsque le requérant a été informé par l’avis d’audience de la possibilité, à défaut de pouvoir y accéder par le biais de l'application «Sagace», d'en prendre connaissance auprès du greffe de la juridiction, et qu'il n’établit pas avoir présenté une telle demande au greffe après avoir constaté l’impossibilité d’obtenir cette information au moyen de l’application (CE, 23 octobre 2015, n° 372778 N° Lexbase : A0321NUG, aux Tables). Vous aviez retenu que l’impossibilité dans laquelle est mise une partie de prendre connaissance du sens des conclusions du rapporteur public, faute de communication par le tribunal administratif du code permettant l'accès à l'application «Sagace» de son avocat, alors que ce dernier établit avoir effectué auprès du greffe une démarche, restée sans réponse, pour y accéder, entache la procédure d'irrégularité (CE, 2 février 2011, n° 330641 N° Lexbase : A2629GRS, aux Tables).

Vous pourriez, dans une même logique, estimer que si un requérant se trouve confronté à un sens des conclusions qu’il estime insuffisamment précis, c’est à lui d’engager une démarche, en se manifestant en amont auprès du greffe, ou en faisant état de cette difficulté lors de l’audience ou dans la note en délibéré.

Toutefois, nous pensons que la souplesse d’interprétation permise par votre jurisprudence «Gauchot» ne doit pas être élargie à notre hypothèse, là aussi pour deux raisons.


La première est que nous y voyons un risque de vider de sa portée l’article R. 711-3.

Quelle frontière pourriez-vous, en effet, dresser entre un contenu insuffisant ou incomplet du sens des conclusions et une absence de toute communication même du sens des conclusions ? Si vous en veniez à considérer que dans tous les cas, dès lors que la partie n’a pas été lésée (en vérifiant les trois points précités : absence à l’audience, absence de prise de parole, absence de note en délibéré), il n’y a pas irrégularité, vous pourriez progressivement considérer que l’absence de communication du sens des conclusions est sans incidence. Or, cela nous semble frontalement contraire à la lettre de l’article R. 711-3, mais aussi à son esprit tel que rappelé par votre jurisprudence «Commune de Martigues», qui si elle éclaire le sens de cet article en explicitant sa finalité, n’a évidemment pas entendu retirer leur portée obligatoire et effective à ces dispositions.

La seconde raison est que la jurisprudence «Gauchot» s’explique, comme nous le disions, essentiellement par une difficulté d’établissement de la preuve. Invoquer le changement du sens des conclusions du rapporteur public entre l’écrit et l’oral suppose que cela transparaisse d’une façon ou d’une autre dans un document établissant cette irrégularité. Tel n’est pas le cas ici : le manquement aux obligations est évident lorsque le sens même des conclusions telles qu’elles sont saisies par le rapporteur public est insuffisant. Il n’y a pas besoin d’autre élément de preuve, supposant une manifestation de la partie lors de l’audience ou une note en délibéré.

La circonstance que le requérant ait été représenté à l’audience et n’ait pas produit de note en délibéré nous semble, en conséquence, devoir, dans un tel cas, être considérée comme étant sans incidence sur le caractère irrégulier de la procédure.

Il va sans dire -mais nous le disons !- que cette exigence vaut pour l’ensemble de la juridiction administrative. Comme le soulignait Xavier de Lesquen dans ses conclusions sur la décision de Section «Communauté d’agglomération du pays de Martigues», l’article R. 711-3 du Code de justice administrative applicable aux cours et tribunaux, comme l’article R. 712-1 (N° Lexbase : L5688ICN) applicable devant le Conseil d’Etat imposent tous deux la même exigence et, disait-il, «il est heureux qu’un même texte conduise aux mêmes obligations effectives pour toutes les juridictions».

Nous vous proposons donc d’annuler cet arrêt pour ce motif d’irrégularité.

Tous les autres moyens pourraient, en revanche, être écartés, si vous ne nous suiviez pas.

Par ces motifs, nous concluons :

- à l’annulation de l’arrêt attaqué ;

- au renvoi de l’affaire à la cour administrative d’appel de Douai ;

- à ce que la communauté de communes de Pont-Audemer verse à Me Courtoux une somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du Code de justice administrative ;

- au rejet des conclusions présentées au même titre par la communauté de communes de Pont-Audemer.

 

[1] CEDH, 7 juin 2001, Req. 39597/98 (N° Lexbase : A2964AUC).

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