Jurisprudence : CEDH, 07-06-2001, Req. 39594/98, Kress c. France

CEDH, 07-06-2001, Req. 39594/98, Kress c. France

A2964AUC

Référence

CEDH, 07-06-2001, Req. 39594/98, Kress c. France. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1008367-cedh-07062001-req-3959498-kress-c-france
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Cour européenne des droits de l'homme

7 juin 2001

Requête n°39594/98

Kress c. France



AFFAIRE KRESS c. FRANCE

(Requête n° 39594/98)

ARRÊT

STRASBOURG

7 juin 2001

En l'affaire Kress c. France,

La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :

M. L. Wildhaber, président,

Mme E. Palm,

M. C.L. Rozakis,

M. G. Ress,

M. J.-P. Costa,

M. B. Conforti,

M. A. Pastor Ridruejo,

M. P. Kûris,

Mme F. Tulkens,

Mme V. Strážnická,

M. C. Bîrsan,

M. V. Butkevych,

M. J. Casadevall,

Mme H.S. Greve,

M. R. Maruste,

Mme S. Botoucharova,

M. M. Ugrekhelidze,

ainsi que de M. M. de Salvia, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 11 octobre 2000 et 16 mai 2001,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date.

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 39594/98) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Marlène Kress (« la requérante »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 30 décembre 1997 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante est représentée par Me André Schwab, avocat au barreau de Saverne. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Ronny Abraham, directeur des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, la requérante se plaignait de la durée excessive d'une procédure administrative l'opposant aux Hospices Civils de Strasbourg. Elle se plaignait également, au regard de l'article 6 de la Convention, de ne pas avoir bénéficié d'un procès équitable en raison, d'une part, de l'impossibilité d'obtenir préalablement à l'audience communication des conclusions du commissaire du Gouvernement et de pouvoir y répliquer à l'audience et, d'autre part, de la participation du commissaire du Gouvernement au délibéré.

4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).

5. Elle a ensuite été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Par décision du 2 février 1999, la troisième section a décidé de communiquer la requête au gouvernement français pour observations écrites.

6. Le 29 février 2000, au vu des observations présentées par les parties, la requête a été déclarée recevable par une chambre de ladite section, composée des juges dont le nom suit : Sir Nicolas Bratza, président,

M. J.-P. Costa, Mme F. Tulkens, MM. W. Fuhrmann, K. Jungwiert, K. Traja, M. Ugrekhelidze, ainsi que de Mme S. Dollé, greffière de section. Le même jour, la section a annoncé son intention de se dessaisir au profit de la Grande Chambre, en vertu de l'article 30 de la Convention.

7. Le 23 mai 2000, en l'absence d'opposition des parties, la troisième section a confirmé sa décision de se dessaisir, conformément à l'article 72 § 2 du règlement.

8. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.

9. Le 18 avril 2000, l'Ordre des Avocats à la Cour de cassation et au Conseil d'Etat a présenté une demande de tierce intervention, en vertu de l'article 36 § 2 de la Convention et de l'article 61 du Règlement. Après y avoir été autorisé par le Président de la Cour, l'Ordre des avocats a produit un mémoire en date du 3 juillet 2000.

10. Une audience s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 11 octobre 2000 (article 59 § 2 du règlement).

Ont comparu :

pour le Gouvernement

M. R. Abraham, directeur des Affaires juridiques, agent ;

au ministère des Affaires étrangères,

pour la requérante

Me A. Schwab, avocat au barreau de Saverne, conseil.

La Cour les a entendus en leurs déclarations.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

11. Le 8 avril 1986, la requérante, à l'époque âgée de 44 ans, subit une intervention chirurgicale gynécologique, sous anesthésie générale, aux Hospices Civils de Strasbourg.

12. A son réveil, elle fut victime d'un syndrome neurologique. Dans les jours suivants, elle fut victime d'un nouvel accident vasculaire ainsi que d'une brûlure à l'épaule causée par le renversement d'une tasse de tisane. Depuis lors, elle est atteinte d'une invalidité au taux de 90 % ; elle est hémiplégique, présente des troubles de la coordination des membres supérieurs, s'exprime avec difficulté et souffre de diplopie.

13. Le 27 mai 1986, la requérante saisit le Président du tribunal administratif de Strasbourg d'une demande en référé en désignation d'expert. Par ordonnance du 28 mai 1986, ce magistrat désigna un expert, qui déposa le 2 juin 1986 un rapport concluant à l'absence d'erreur sur le plan médical.

14. Le 6 août 1987 (après rejet d'une réclamation préalable du 22 juin 1987), la requérante introduisit une requête devant le tribunal administratif de Strasbourg afin de réclamer l'indemnisation de son préjudice par les Hospices Civils de Strasbourg.

15. Par conclusions du 21 octobre 1987, la requérante demanda une expertise détaillée et approfondie, en critiquant les conclusions du rapport établi le 2 juin 1986.

16. Par lettres des 10 novembre 1988 et 11 janvier 1989, les avocats de la requérante demandèrent l'audiencement de cette procédure. Il leur fut répondu par le greffier en chef du tribunal administratif (lettres des 18 novembre 1988 et 13 janvier 1989) « qu'en raison de l'encombrement du rôle, il n'est pas possible de prévoir actuellement la date à laquelle l'affaire (...) pourra être appelée à l'audience ».

17. Celle-ci fut finalement fixée au 19 avril 1990.

18. Par jugement prononcé le 25 mai 1990, le tribunal administratif de Strasbourg ordonna un supplément d'instruction afin de procéder à une expertise confiée à un collège de deux experts.

19. Ceux-ci déposèrent le 23 octobre 1990 les conclusions suivantes :

« Pour ce qui concerne la thrombose artérielle cérébrale survenue le 8 avril et le 17 avril 1986, rien dans l'état clinique de Mme KRESS ni dans le résultat des bilans, ne permettait d'en faire la prévision. Les soins mis en œuvre devant cette complication se sont révélés adaptés à l'état de santé de l'opérée et conformes aux données actuelles de la science. Pour ce qui concerne la brûlure de l'épaule gauche, les experts la rattachent à un défaut d'assistance et d'organisation du service. »

20. La requérante critiqua cette expertise et chiffra son préjudice par conclusions motivées du 22 mars 1991.

21. L'audience fixée au 4 avril 1991 fut, à la demande des Hospices Civils de Strasbourg, reportée au 13 juin 1991.

22. Par jugement prononcé le 5 septembre 1991, le tribunal administratif de Strasbourg fixa à 5 000 francs français le montant du préjudice de la requérante résultant de sa brûlure à l'épaule mais rejeta la demande d'indemnisation pour le surplus.

23. La requérante interjeta appel de ce jugement devant la cour administrative d'appel de Nancy. Par arrêt du 8 avril 1993, cette juridiction le rejeta au motif que les circonstances de l'hospitalisation n'avaient fait apparaître, quelle que soit la gravité des suites de l'intervention chirurgicale, ni défaut d'information sur sa nature et ses conséquences prévisibles, ni faute ou présomption de faute dans l'organisation ou le fonctionnement du service.

24. Le 11 juin 1993, la requérante, représentée par un avocat à la Cour de cassation et au Conseil d'Etat, forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt devant le Conseil d'Etat et déposa un mémoire ampliatif le 11 octobre 1993. Se référant à un arrêt d'assemblée du Conseil d'Etat du 9 avril 1993 intervenu entre-temps (arrêt Bianchi du 9 avril 1993, RFDA 1993, p. 574), qui avait consacré l'extension de la responsabilité sans faute en matière hospitalière aux aléas thérapeutiques, elle souleva comme moyen unique de cassation le fait qu'en l'espèce la responsabilité sans faute du centre hospitalier aurait dû être retenue. Elle considérait en effet qu'il y avait un lien de cause à effet entre l'intervention et le dommage, que l'existence du risque était connue, même si sa réalisation était exceptionnelle, et qu'elle avait subi, au sens de l'arrêt Bianchi, un dommage spécial et d'une extrême gravité.

25. Les Hospices Civils de Strasbourg déposèrent un mémoire en défense le 12 septembre 1994, auquel la requérante répliqua le 16 janvier 1995. Les Hospices Civils déposèrent encore un mémoire en duplique le 10 mars 1995.

26. L'affaire fut appelée à l'audience publique du 18 juin 1997 devant les 5ème et 3ème sous-sections réunies et examinée sur le rapport de la 5ème sous-section. Après avoir entendu les observations du conseiller rapporteur, les observations des avocats des parties et, en dernier lieu, les conclusions du Commissaire du Gouvernement, le Conseil d'Etat mit l'affaire en délibéré. L'avocat de la requérante produisit alors encore une note en délibéré pour faire valoir que le Commissaire du Gouvernement avait à tort exprimé des doutes sur le caractère d'extrême gravité des troubles dont était atteinte la requérante depuis l'opération du 8 avril 1986.

27. Par arrêt prononcé le 30 juillet 1997, le Conseil d'Etat rejeta le pourvoi de la requérante aux motifs que :

« Considérant qu'il résulte des pièces soumises aux juges du fond que Mme KRESS a subi une hystérectomie le 8 avril 1986 au centre hospitalier régional de Strasbourg ; qu'à la suite de cette intervention, qui a eu lieu dans des conditions normales, des complications postopératoires, qui se sont manifestées à deux reprises, ont entraîné de graves séquelles invalidantes et un préjudice dont M. et Mme KRESS ont demandé réparation en invoquant devant les juges du fond les fautes qu'aurait commises le centre hospitalier ; que devant le juge de cassation, M. et Mme KRESS soutiennent pour la première fois que la responsabilité sans faute du centre aurait dû être engagée ;

Considérant qu'à partir de l'appréciation souveraine des faits à laquelle elle a procédé, la cour administrative d'appel de Nancy a nécessairement rejeté la responsabilité sans faute du centre hospitalier régional de Strasbourg dans les préjudices invoqués par Mme KRESS ; que, ce faisant, la cour n'a pas commis d'erreur de droit dès lors qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que les conditions de mise en jeu d'une telle responsabilité n'étaient pas réunies ».

II. LE DROIT ET la pratique PERTINENTs

A. Naissance et évolution de la juridiction administrative

28. L'histoire de la juridiction administrative française se confond, pour l'essentiel, avec celle du Conseil d'Etat. En 1790, l'Assemblée constituante mit en pratique la théorie de la séparation des pouvoirs et fit en sorte que l'administration ne soit pas soumise à l'autorité judiciaire. Elle garda de l'Ancien Régime le principe que la puissance publique devait être jugée par une juridiction particulière, en vertu de l'idée selon laquelle « juger l'administration, c'est aussi et encore administrer ». Cette juridiction fut créée par le Consulat en 1799 : ce fut le Conseil d'État, institué par l'article 52 de la Constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799). Il reçut une double mission, administrative (participer à la rédaction des textes les plus importants) et contentieuse (résoudre les litiges liés à l'administration).

29. En 1849, une loi lui confia la justice « déléguée », c'est-à-dire qu'il jugea dès lors « au nom du peuple français ». La IIIème République donna au Conseil d'Etat une structure que l'on retrouve encore aujourd'hui. Son rôle fut précisé par la loi du 24 mai 1872, qui revit les termes de la loi de 1849 et créa définitivement la justice déléguée.

30. La période de l'après-guerre fut essentiellement celle de l'organisation de la juridiction administrative. La Constitution de 1958, qui ne consacre que trois articles (les articles 64, 65 et 66) à l'autorité judiciaire, notamment pour prévoir que les magistrats du siège (et non ceux du parquet) sont inamovibles, ne mentionne pas sous ce titre le Conseil d'Etat ou les autres juridictions administratives. En 1953, les tribunaux administratifs succédèrent aux conseils de préfecture, qui existaient depuis 1799. La loi du 31 décembre 1987, entrée en vigueur en 1989, compléta l'ordre juridictionnel en créant les cours administratives d'appel, auxquelles fut transféré l'essentiel des compétences d'appel. Juridiction suprême de l'ordre administratif, le Conseil d'État est devenu le juge de cassation de ces nouvelles cours et de différentes juridictions spécialisées, telle que la Cour des comptes.

B. Statut des magistrats de l'ordre administratif

31. Les magistrats de l'ordre administratif bénéficient d'un statut particulier, distinct de celui des magistrats judiciaires du siège comme du parquet. Ils relèvent du statut général de la fonction publique ; toutefois, ils disposent en pratique de l'indépendance et de l'inamovibilité (voir paragraphe 35 ci-dessous). En 1980, une décision du Conseil constitutionnel (CC, 22 juillet 1980, JO 24 juillet, p. 1868) consacra l'existence et l'indépendance de la juridiction administrative, qui figurent parmi les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ayant rang constitutionnel.

32. Le Conseil d'État comprend environ 300 membres dont les deux tiers sont en activité au sein du Conseil et un tiers à l'extérieur. Il est présidé en droit par le premier ministre et, en fait, par le Vice-président du Conseil d'Etat. En vertu de l'article 13, troisième alinéa, de la Constitution, relatif aux pouvoirs de nomination du président de la République, tous les conseillers d'Etat sont nommés par décret du Président de la République pris en Conseil des Ministres, tandis que les auditeurs et maîtres des requêtes sont nommés par décret simple du Président, en vertu de l'article 2 de l'ordonnance du 28 novembre 1958 portant loi organique relative aux emplois civils et militaires.

1. Le recrutement des membres du Conseil d'État

33. Le recrutement des membres du Conseil d'État se fait de deux façons : soit par concours, soit par le tour extérieur. Les auditeurs, recrutés par concours à la sortie de l'Ecole Nationale d'Administration, deviennent, par avancement, maîtres des requêtes après environ trois ans de carrière, puis conseillers d'État environ douze ans plus tard. Les nominations au tour extérieur sont soumises à l'avis du Vice-président du Conseil d'État.

2. Les garanties d'indépendance

34. Le statut des membres du Conseil d'État est moins défini par les textes que garanti par la pratique. Au titre des premiers, il faut mentionner le décret du 30 juillet 1963 qui porte statut des membres du Conseil d'État. Ce statut est très proche du droit commun de la fonction publique (et, notamment, aucune inamovibilité n'est prévue), à plusieurs exceptions près : aucune notation n'est prévue, aucun tableau d'avancement n'est établi et une commission consultative remplace à la fois la commission administrative paritaire et le comité technique paritaire.

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