Lexbase Affaires n°269 du 20 octobre 2011 : Sociétés

[Questions à...] La création de sociétés éthiques par le droit américain : un système importable en France ? - Questions à Jonathan Quiroga-Galdo, Juriste

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N8227BSI

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par Vincent Téchené, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition affaires

le 20 Octobre 2011

Une nouvelle forme de société a récemment vu le jour aux Etats-Unis : elle vise à satisfaire des objectifs sociétaux ou environnementaux tout en recherchant le profit. Conçue comme un réel instrument de responsabilité sociétale d'entreprise, elle recèle de nouvelles possibilités pour les opérateurs économiques et pourrait même révolutionner le droit français des sociétés si elle venait à être importée dans notre système juridique. Pour faire le point sur cette évolution du droit des sociétés américain et sur sa possible transposition en France, Lexbase Hebdo - édition affaires a rencontré Jonathan Quiroga-Galdo, Juriste au sein d'un cabinet d'avocats, LL.M. Droit du commerce international (Université de Dundee, Royaume-Uni), Master 2 Droit et éthique des affaires (ESSEC Business School et Université de Cergy-Pontoise), qui s'est tout particulièrement intéressé à cette question.

Lexbase : Quelles raisons ont poussé les autorités américaines à réformer le droit des sociétés américain ?

Jonathan Quiroga-Galdo : Depuis 2008, soit depuis la crise financière des subprimes, le droit des sociétés américain semble être entré dans une nouvelle ère de mutations. Celle-ci a été provoquée par la recherche de nouveaux investisseurs et de nouveaux types d'investissements au premier rang desquels figure l'investissement socialement responsable (ISR) qui peut être défini comme une démarche d'intégration des problématiques de responsabilité sociétale d'entreprise (RSE) dans la gestion financière.

Les investisseurs qui souhaitent réaliser des ISR prennent en compte des critères extra-financiers de nature environnementale, sociale et de gouvernance. Cette analyse extra-financière leur permet d'éviter d'acquérir des actifs qui ne respectent pas les principes moraux, souvent protégés par des instruments juridiques nationaux ou internationaux contraignants, relatifs au respect des droits de l'Homme, à la protection de l'environnement, à la dignité et au respect des droits des salariés ou à l'intégrité dans la vie des affaires. L'idée première étant d'échapper à la perte de leurs investissements causés par de graves manquements à ces principes dont les affaires "Enron" et "Worldcom" font figure d'exemples historiques. Pour bien prendre la mesure du phénomène, il faut savoir qu'aux Etats-Unis, le marché de l'ISR a enregistré une croissance de 13,2 % en deux ans passant de 2 711 milliards d'euros à 3 070 milliards début 2010, soit 12,2 % des capitaux engagés sur le marché de la gestion d'actifs américain. Les enjeux économiques sont donc considérables.

Or, le droit traditionnel des sociétés, aux Etats-Unis comme ailleurs, se fonde sur la recherche du profit, ce qui ne constitue plus le critère exclusif de l'investissement. Il était donc logique que le droit des sociétés s'adapte pour permettre à la direction des sociétés de faire des choix de gestion faisant primer des objectifs sociétaux ou environnementaux sur toute autre considération. Tout le mécanisme juridique repose sur l'intégration d'objectifs d'intérêt général dans l'objet social ce qui aboutit à une confusion entre l'intérêt général et l'intérêt social.

C'est pour ces raisons que différents Etats américains ont adopté récemment dans leurs législations trois nouvelles formes sociales : la Low Profit Limited Liability Company, la Benefit Corporation et la Flexible Purpose Corporation.

Lexbase : Quelles sont les caractéristiques de la Low Profit Limited Liability Company ?

Jonathan Quiroga-Galdo : L'objet de la Low Profit Limited Liability Company (L3C) est de permettre de mener des activités à but non lucratif en faveur de la communauté sans pour autant écarter toute recherche de profitabilité. A cette fin, les textes distinguent l'objet principal qu'est le but non lucratif (significant purpose) de l'objet accessoire qu'est la recherche du profit (secondary purpose).

Cette forme sociale proche de la Limited Liability Company traditionnelle, née dans la législation de l'Etat du Vermont le 30 avril 2008, a notamment été intégrée aux droits des sociétés des Etats de l'Illinois (août 2009), du Michigan (juillet 2008) ou de New York (février 2009) pour les plus significatifs et rencontre un succès croissant puisqu'elle est régulièrement adoptée par de nouveaux Etats (dernièrement par la Louisiane en juin 2010).

Trois conditions doivent être satisfaites pour pouvoir créer ce type de société, lesquelles doivent en outre être retranscrites dans les statuts :
- d'abord, les statuts de la L3C doivent comprendre, au rang de son objet social, au moins l'un des buts non lucratifs énoncés par la Section 170(c)(2)(B) de l'Internal Revenue Code (l'équivalent de notre Code général des impôts), à savoir un but caritatif ou un but éducatif ;
- ensuite, l'objet principal de la L3C ne peut jamais être de produire des revenus bien que la loi n'interdise pas que la société en génère ;
- enfin, une L3C ne peut pas avoir pour objet d'exercer une activité politique conformément à la Section 170(c)(2)(D) du code précité.

Il semble que tout l'intérêt de cette forme sociale procède des nécessités de certains opérateurs de se conformer à la réglementation fiscale américaine. En effet, en principe, l'administration fiscale américaine interdit aux fondations privées (charities) de procéder à des investissements dans des entreprises qui finiraient par entrer en contradiction avec leur but non lucratif. Cependant, le droit fiscal américain admet que des investissements dans des organismes à but lucratif puissent être accomplis pour atteindre des objectifs relevant de l'intérêt général : il s'agit des Program Related Investments (PRIs), un PRI pouvant être défini comme un investissement réalisé dans un but non lucratif dont les profits éventuellement dégagés sont autorisés tant que la recherche de profitabilité n'est pas l'objet principal de l'entité qui le génère. Toutefois, l'état du droit en la matière est encore en construction puisque l'organisation Americans for Community Development milite afin d'instituer dans la législation fédérale fiscale une présomption selon laquelle tous les revenus dégagés par une L3C participeraient automatiquement d'un PRI. L'idée étant de remplacer, sur le long terme, les charities par des L3C comme nouveaux véhicules des investissements ayant un objet caritatif ou éducatif.

Concernant la responsabilité des dirigeants, la L3C leur permet de gérer la société en prenant des décisions en faveur d'une action à caractère caritatif ou éducatif qui grèverait le passif de la société. Ainsi, les actionnaires qui ont délibérément choisi cette forme sociale ne peuvent reprocher aux dirigeants d'avoir violé leur obligation de bonne gestion (fiduciary duties).

Lexbase : La Benefit Corporation est de création plus récente. Quelles sont ses spécificités ?

Jonathan Quiroga-Galdo : La Benefit Corporation est effectivement de création plus récente (avril 2010, dans l'Etat du Maryland) et a été adoptée dans plusieurs Etats. Tout comme la L3C, la Benefit Corporation vise à satisfaire des buts d'intérêt général au-delà de la réalisation d'un profit. Mais à la différence de la L3C, les textes encadrant la Benefit Corporation ne requièrent pas que les objectifs sociétaux ou environnementaux priment sur la recherche du profit.

La spécificité du concept de la Benefit Corporation repose sur l'idée que la société qui opterait pour cette forme ait un impact positif substantiel sur la communauté et l'environnement qui doit obligatoirement être évalué et certifié par un tiers habilité par la loi. Pour rappel, le recours au tiers et à sa norme privée est classique dans la pratique de l'éthique des affaires : ainsi par exemple des normes ISO et des organismes certificateurs qui vont vérifier, contre paiement, que l'entreprise répond à un cahier des charges permettant la délivrance d'une certification qui garantit aux parties prenantes le respect par l'entreprise de certains standards économiques, sociétaux ou environnementaux. Aux Etats-Unis, le tiers certificateur habilité par la loi à attester que la société peut bien bénéficier du régime de la Benefit Corporation se nomme B-Lab. 

Selon cet organisme, la société qui souhaite être certifiée, outre le respect d'un cahier des charges très exhaustif, doit stipuler dans ses statuts la poursuite de l'un des buts sociétaux ou environnementaux ayant un impact positif comme :
- fournir à des individus ou à la communauté des biens ou services dont ils puissent retirer un bienfait ;
- promouvoir des opportunités économiques pour des individus ou la communauté au-delà de la seule création d'emplois qui procéderait du cours normal de la vie des affaires ;
- préserver l'environnement ;
- améliorer la santé humaine ;
- promouvoir les arts, les sciences et le progrès ;
- prendre des participations capitalistiques dans des entités qui assurent des missions d'intérêt général ;
- accomplir toute autre action dont la collectivité ou l'environnement puisse retirer un bienfait.

Tout comme la L3C et la Flexible Purpose Corporation, la Benefit Corporation vise à protéger les dirigeants sociaux contre une mise en jeu de leur responsabilité pour faute de gestion s'ils venaient à prendre une décision en faveur de l'intérêt général au détriment des intérêts économiques des actionnaires.

Lexbase : Enfin, parmi les formes de sociétés "éthiques" aux Etats-Unis, la Flexible Purpose Corporation est la dernière-née. Pouvez-vous nous en présenter les caractéristiques ?

Jonathan Quiroga-Galdo : La Flexible Purpose Corporation est une institution de droit californien issue du Senate Bill n° 201 du 8 février 2011 déposé par le sénateur DeSaulnier.

Elle permet aux dirigeants de s'aménager davantage de souplesse pour mener une politique d'entreprise en matière sociétale et environnementale qui puisse se concilier avec la recherche de profitabilité. Bien plus que pour les précédentes formes sociales qui ont été présentées, ici l'objet social donne la plus grande latitude possible pour les dirigeants dans les choix de gestion de la société, ce qui les abrite d'une éventuelle mise en jeu de leur responsabilité pour faute de gestion.

Pour revêtir cette forme, les statuts doivent mentionner que la société s'engage à poursuivre certains objectifs spécifiques non lucratifs sans que ceux-ci soient exclusifs de tout profit économique.
Il en est ainsi de :
- une ou plusieurs activités menées à des fins d'intérêt général ou de bienfaisance qui pourraient être réalisées par la société en Californie au profit du public ;
- la promotion des effets positifs à court terme ou à long terme des activités de la société auprès des parties prenantes, de la communauté ou de l'environnement ;
- l'objectif de minimiser les effets négatifs à court terme ou à long terme des activités de la société sur les parties prenantes, la communauté ou l'environnement.

Il faut préciser qu'une des spécificités de la Flexible Purpose Corporation est de ne pas faire primer obligatoirement les buts sociétaux ou environnementaux, qui revêtent un caractère non-lucratif, sur la recherche du profit, contrairement à la Low Profit Limited Liability Company. En outre, la Flexible Purpose Corporation ne requiert pas que les objectifs sociétaux ou environnementaux soient certifiés ou visés par un tiers comme dans la Benefit Corporation. La Flexible Purpose Corporation est donc plus souple d'emploi.

Le législateur californien a estimé que l'adoption de la forme de la Flexible Purpose Corporation ne pouvait pas être conditionnée par le critère d'un standard légal dans la mesure où aucun standard n'existe pour évaluer la qualité "éthique" d'une société. La loi ne pouvait qu'opter pour un dispositif faisant primer l'exigence de transparence afin de permettre aux actionnaires d'assurer un contrôle de l'action du dirigeant social. C'est pourquoi la loi prévoit l'obligation de déclarer publiquement l'impact des objectifs extra-financiers de la société : toute Flexible Purpose Corporation doit donc publier un rapport annuel qui contient une présentation et une analyse approfondie des objectifs sociétaux ou environnementaux stipulés dans les statuts.
La présentation doit contenir les éléments suivants :
- les objectifs spécifiques à court ou à long termes de la société concernée et toute modification apportée à ces objectifs au cours de l'année ;
- les actes passés qui visent à atteindre ces objectifs spécifiques, les éventuels impacts consécutifs à ces actes et une évaluation sur le degré de satisfaction de ces objectifs ;
- une description du processus de sélection ainsi qu'une description des mesures adoptées par la société pour évaluer sa performance dans la satisfaction de ses objectifs spécifiques ;
- les frais d'exploitation et les dépenses en immobilisations engagés dans la poursuite de ces objectifs.

En outre, lorsqu'une dépense est engagée pour atteindre l'un des objectifs sociétaux ou environnementaux et qu'elle a un impact négatif "significatif" sur les finances de l'entreprise, la société doit publier un rapport ad hoc complémentaire.

Lexbase : La RSE n'est pas étrangère du droit français, essentiellement pour ce qui concerne les sociétés cotées. Peut-on, selon vous, imaginer la réception de telles formes de sociétés "éthiques" en droit français ?

Jonathan Quiroga-Galdo : En effet, en France, la RSE se traduit à l'heure actuelle essentiellement sous deux formes : une obligation d'information concernant la politique RSE à l'égard des actionnaires des sociétés cotées et une multitude d'instruments "éthiques" de soft law qui n'ont, en principe, aucune force contraignante (codes de bonne conduite, adhésion à des référentiels internationaux, obtention de labels, etc.).

Faut-il importer ce modèle de sociétés "éthiques" en droit français ? Ma réponse est oui ! Le droit français des affaires est un droit vivant qui n'hésite pas à recevoir de nouvelles institutions juridiques de l'étranger : on pense notamment à la fiducie, copie imparfaite du trust de Common Law, que certains opérateurs économiques ont espéré "sharia-compatible" avec la figure de la sukuk qui relève de la finance islamique, souvent présentée comme d'inspiration "éthique".

L'importation du modèle américain des sociétés "éthiques" en France permettrait de favoriser les initiatives privées visant la promotion de l'intérêt général au moyen de ce nouveau véhicule à mi-chemin entre les sociétés traditionnelles et les associations ou fondations, étrangères à toute problématique de RSE et d'ISR. En outre, elle serait certainement un nouveau moyen pour établir des partenariats entre personnes publiques et investisseurs privés. Surtout, l'adoption d'une forme sociale particulière favoriserait l'ISR en offrant une garantie réelle aux potentiels investisseurs quant à la sincérité de la politique RSE menée par la société concernée. Il faut rappeler à ce titre que les encours ISR détenus par les clients français étaient de 68,3 milliards d'euros fin 2010 et avaient augmenté de 35 % en un an. Ce marché étant en pleine mutation puisqu'avec une croissance de 47 %, l'épargne salariale "éthique" est de 9,6 milliards d'euros soit 18 % des encours d'épargne salariale en 2010 contre 13 % en 2009. En outre, deux investisseurs publics institutionnels de taille que sont le Fonds de réserve pour les retraites et l'Etablissement pour la retraite additionnelle pour la fonction publique prévoient désormais dans leurs statuts qu'ils doivent prendre en compte la politique RSE des sociétés dans lesquelles ils investissent.

Cependant, cette réception devra surmonter quelques obstacles. Le premier d'entre eux est sans doute la conception traditionnelle du droit des sociétés. En effet, l'article 1832 du Code civil (N° Lexbase : L2001ABQ) dispose que "la société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d'affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l'économie qui pourra en résulter". Ainsi, classiquement, le contrat de société postule que les actionnaires ont pour mobile la recherche des fruits tirés de leurs droits sociaux dont ils sont titulaires : les dividendes. C'est une logique qui repose intégralement sur le droit de propriété. Or, l'introduction des sociétés "éthiques" en droit français sur le modèle américain implique que la société n'est plus une entreprise constituée uniquement en vue d'un profit ou d'une économie mais constituée aussi en vue de la satisfaction de certains objectifs sociétaux ou environnementaux. La conception traditionnelle de la société en droit français s'en trouverait bouleversée.

Quoi qu'il en soit, une telle réception favoriserait la croissance du marché de l'ISR en France, permettrait d'attirer de nouveaux capitaux et rendrait effectives les politiques RSE des sociétés qui, trop souvent, se résument à ce qu'un auteur a qualifié de "markéthique" compte tenu du fait que les seuls instruments de RSE mis en oeuvre par ces entreprises sont des instruments non contraignants de soft law. Il faut, en effet, rappeler que la RSE ne vise pas, par essence, à générer du profit mais à rendre le monde plus équitable, plus solidaire et plus vivable. Or, les entreprises communiquent à destination de leurs potentiels investisseurs et de leurs clients sur les instruments RSE de soft law qu'elles ont adoptés tout en s'abstenant parfois de les respecter, faute de sanction. Le législateur français serait donc bien inspiré de mettre un terme à ce jeu de dupes en donnant les moyens aux entreprises qui réalisent un véritable effort en matière de RSE de se distinguer sur le marché.

Concrètement, il s'agirait, dans une société de forme "éthique" inspirée du modèle américain, de protéger légalement par une nouvelle forme sociale le dirigeant dont la responsabilité personnelle ne pourrait pas, en principe, être recherchée dans l'hypothèse où il aurait privé les actionnaires de revenus, à condition que sa décision ait été motivée par l'un des buts d'intérêt général stipulés dans les statuts. Cette protection étant consentie par les actionnaires eux-mêmes. Ce mécanisme de "droit dur" qui vise à protéger le dirigeant agirait comme une garantie de sincérité vis-à-vis des potentiels investisseurs et des clients concernant la politique RSE engagée par la société.

Bien sûr, le dernier mot reviendra au législateur français qui devra passer outre les réticences de certains et avoir le même courage politique que les différents législateurs américains : il en va de l'intégrité et de la liberté du marché.

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