La lettre juridique n°712 du 21 septembre 2017 : Fiscalité des entreprises

[Jurisprudence] Acte anormal de gestion, renonciation à percevoir des redevances, réputation internationale

Réf. : CAA Versailles, 20 juillet 2017, n° 16VE00638 (N° Lexbase : A6191WNM)

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par Franck Laffaille, Professeur de droit public, Faculté de droit (CERAP) - Université de Paris XIII (Sorbonne/Paris/Cité)

le 28 Septembre 2017

Longue histoire que celle qui oppose l'administration fiscale à la SA Hôtels et Casino de Deauville en ce qu'il est question des redevances de la marque "Le Fouquet's". Cette société d'un groupe fiscalement intégré avait-elle consenti des avantages indus à une société soeur, au point de voir poindre l'acte anormal de gestion ? Après quelques errements juridictionnels, la cour administrative d'appel de Versailles fait droit aux prétentions de la requérante (CAA Versailles, 20 juillet 2017, n° 16VE00638). Le tribunal administratif de Cergy-Pontoise (TA Cergy-Pontoise, du 26 mai 2011, n° 0708716 N° Lexbase : A9108WNN) avait repris à son compte le raisonnement de l'administration, tout comme la cour administrative d'appel de Versailles le 21 mai 2013 (n° 11VE02628 N° Lexbase : A0911MR8). Ce dernier arrêt avait été cassé, pour erreur de droit, par le Conseil d'Etat (CE 9° et 10° s-s-r., 10 février 2016, n° 371258, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A7061PKQ), avec renvoi devant ladite Cour. L'arrêt du juge d'appel méritait censure car celui-ci s'était abstenu d'opérer réflexion stratégique et économique.

La cour administrative d'appel avait omis de cogiter sur le point suivant : la renonciation à la perception de redevances ne se justifiait-elle pas par la préservation de l'existence même d'actifs dont dépendait la propre activité économique de la requérante ? La renonciation à la perception de redevances ne se justifiait-elle pas par la prévention d'une dévalorisation certaine dans des conditions compromettant durablement leur usage comme source de revenus ? Point de questions posées en appel, point de réponses apportées ; censure il y eut. Et renvoi : l'arrêt du 20 juillet 2017 vient poser une nouvelle pierre herméneutique sur l'autel fécond de la théorie de l'acte anormal de gestion.

Revenons rapidement sur les faits pour poser les linéaments qui nous porterons en terre de controverse, la terre de l'acte anormal de gestion. Société mère d'un groupe de sociétés ayant choisi le régime d'intégration fiscale (CGI, art. 223 A N° Lexbase : L1889KG3 et s.), la SA Hôtels et Casino de Deauville cohabite avec deux entités : la SEMF (société d'exploitation de la marque "Le Fouquet's") qui exploite et développe cette célèbre marque, la SERF (société d'exploitation du restaurant "Le Fouquet's") qui gère le célèbre restaurant sis rue des Champs Elysées. Après vérification de comptabilité (période du 1er novembre 1999 au 31 octobre 2002), l'administration avait rehaussé (914 694 euros) la valeur des actifs immobilisés figurant au bilan de clôture de la SEMF (exercice clos de 2000) ; l'administration avait, de plus, réintégré aux résultats imposables le montant des redevances que la SEMF avait renoncé à percevoir de la SERF (cette dernière utilisant la marque "Le Fouquet's"). L'administration avait évalué à 3 % le chiffre d'affaires de la SERF, ayant recours à la technique de la comparaison : avaient été étudiées les stipulations des concessions de licence de marque conclues par la SEMF avec d'autres sociétés du groupe.

A ce stade, il est loisible de souligner immédiatement les limites de la méthode comparatiste lorsqu'elle est usitée de manière générique : que vaut le regard porté sur d'autres stipulations des concessions de licence de marque alors même qu'il n'existe qu'un "Le Fouquet's" ? Que vaut la comparaison alors que l'enjeu porte sur la réputation internationale d'une entité, unique ?

Devant la cour administrative d'appel de Versailles (version 2017), les requérants demandent la seule réduction, en droits et pénalités, des suppléments d'imposition découlant de la rectification afférente aux redevances d'utilisation de la marque "Le Fouquet's". La cour reprend, dans un considérant de principe, la politique jurisprudentielle du juge administratif quant à la notion de gestion commerciale (a)normale, considérant qui vaut citation intégrale : "Considérant, d'une part, que le fait de renoncer à obtenir une contrepartie financière à une concession de licence de marque ne relève pas en règle générale d'une gestion commerciale normale, sauf s'il apparaît qu'en consentant un tel avantage, l'entreprise a agi dans son propre intérêt ; qu'il incombe à cette entreprise de justifier de l'existence d'une contrepartie à un tel choix, tant dans son principe que dans son montant ; que si, d'autre part, la valorisation potentielle d'actifs ne constitue en principe pas un mode de rémunération normale d'une concession de licence de marque, une entreprise peut en revanche apporter les justifications nécessaires en démontrant que l'avantage a été consenti en vue de la préservation de l'existence même d'actifs dont dépend la pérennité de sa propre activité économique ou de la prévention d'une dévalorisation certaine dans des conditions compromettant durablement leur usage comme source de revenus ; qu'il appartient, le cas échéant, à l'administration de démontrer que ces contreparties sont inexistantes, dépourvues d'intérêt pour l'entreprise ou insuffisantes".

La cour administrative d'appel de Versailles s'interroge ensuite (ce qu'elle n'avait point fait dans sa décision du 21 mai 2013, ce qui avait emporté censure du Conseil d'Etat dans sa décision du 10 février 2016) sur la renonciation, de la part de la SEMF, à percevoir les redevances découlant de l'usage, par la SERF, de la marque "Le Fouquet's". Le juge constate qu'avec une telle renonciation, la SEMF a consenti un avantage à sa société soeur. Cet avantage possède une finalité évidente : ne pas aggraver les soucis financiers avérés de la SERF. Ces difficultés financières étaient telles qu'une éventuelle fermeture du restaurant n'était pas inenvisageable ; or, "une éventuelle fermeture du restaurant Le Fouquet's' aurait porté gravement atteinte au renom de la marque Le Fouquet's', sur la valeur de laquelle repose l'activité économique de la SEMF".

Renom/marque du restaurant possèdent une telle valeur (économique) qu'on ne saurait éluder leur importance lorsqu'il convient de juger et jauger les actes de la société mère. La normalité et l'anormalité se jugent et se jaugent à l'aune d'une analyse subjective centrée sur les notions de renom/prestige. Le renom /prestige du restaurant et son importance stratégique au sein du groupe ne sont pas contestés. Tout comme ne sont pas contestées les difficultés financières du restaurant de renom/prestige : la requérante a mis en évidence les résultats déficitaires de la SREF (1 471 087 euros pour l'exercice clos de 2000 ; 5 478 305 euros pour l'exercice clos de 2001 ; 1 596 569 euros pour l'exercice clos de 2002).

Le plus intéressant est à venir, car ce n'est pas la logique comptable qui importe en ce type de litige. Ce qui importe est la "réputation internationale", sa mise à mal plus exactement, et la dévalorisation de l'actif (certaine et durable plus précisément). Quand bien même la fermeture du restaurant n'aurait pas nécessairement entrainé la disparition de la marque "Le Fouquet's", il appert qu'une telle fermeture "aurait emporté une dévalorisation certaine et durable dudit actif".

L'administration doit comprendre qu'elle ne peut raisonner en termes fiscalement absolutistes ; elle doit raisonner en termes économiquement stratégiques et accepter la concession d'avantages à autrui aux fins d'éviter une dévalorisation d'actif, même si n'est pas en jeu la disparition d'une marque. La SEMF a bien agi dans son propre intérêt économique en accordant à sa société soeur l'avantage visé et contesté. Depuis les années 80 (CE 8° et 9° s-s-r., 4 mars 1985, n° 35066, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A2825AML), le Conseil d'Etat a balisé cette notion d'intérêt, posant que l'avantage consenti par une entreprise doit se mesurer à l'aune du seul intérêt propre de ladite entreprise. En d'autres termes, l'intérêt du groupe ne doit pas être pris en considération pour apprécier si un acte mérite (ou non) de subir l'opprobre définitionnel de l'anormalité (cf. encore un arrêt de 2004 : CE 9° et 10° s-s-r., n° 237013, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4246DBU).

Tout est question de présomption, particulièrement dans l'existence fiscale. Le Conseil d'Etat opère une distinction, en matière d'aides et donc de présomption de normalité et d'anormalité, entre relation "mère/fille" et relation "soeur/soeur". Quant aux aides accordées par une mère à sa fille, prévaut une présomption de normalité, la mère étant présumée posséder un intérêt propre à aider sa descendance (CE 9° et 7° s-s-r., 5 juillet 1978, n° 7717, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A4815AI8). Quant aux aides consenties entre soeurs, prévaut une présomption d'anormalité puisque les soeurs sont juridiquement étrangères (CE 9° et 7° s-s-r., 12 juillet 1978, n° 2138, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A5131AIU) ; une telle présomption peut être renversée à condition de justifier (notamment) d'un intérêt propre à porter aide à la soeur.

A la question est-on en présence d'un anormal de gestion eu égard à l'intérêt propre de la société venant en soutien financier, il est tentant de répondre, de manière jésuitique, par une autre question : qu'est-ce qu'un intérêt propre et quand y-a-t-il intérêt propre ? Le droit fiscal n'échappe pas, in fine, à l'herméneutique juridique. En ce mois de juillet 2017, la cour administrative d'appel conclut son raisonnement en soulignant que l'administration n'a pas démontré que la prévention du risque de dévalorisation n'aurait pas constitué, pour la SEMF, une contrepartie suffisante. Le service n'a pas été en mesure de prouver que la contrepartie n'était pas substantielle eu égard au renoncement accompli.

On ne peut que louer ce raisonnement axé sur la dévolution de la charge de la preuve, sachant qu'il s'agit là d'un point central et souvent noir quand vient le temps d'analyser la normalité d'un acte de gestion. Si la charge de la preuve revient en principe à l'administration, elle est "apportée pour l'essentiel par le contribuable" (1). La circularité de la formule de principe du juge : "s'il appartient à l'administration d'apporter la preuve des faits sur lesquels elle se fonde pour estimer qu'un abandon de créances ou d'intérêts consenti à une entreprise à un tiers constitue un acte anormal de gestion, elle est réputée apporter cette preuve dès lors que cette entreprise n'est pas en mesure de justifier qu'elle a bénéficié en retour de contreparties" (2) n'apparaît guère favorable, en pratique, aux intérêts du contribuable. D'autant que la trilogie "risque/(a)normalité/espoir" s'appréhende avec grande difficulté, pour le contribuable, l'administration, le juge.

La décision de la cour administrative d'appel de Versailles ne peut être que saluée, ou plutôt celle du Conseil d'Etat lorsqu'il casse et renvoie. Les conclusions de Madame Bretonneau étaient d'ailleurs fort éclairantes et remarquablement argumentées. Avouant ne pas être, en une jolie formule, "en sympathie" avec la décision de la cour en 2013, le Rapporteur public tançait le juge d'appel qui avait indument "écarté la tentative de la requérante de démontrer qu'il existait pour la SEMF un intérêt propre à aider la SERF sous forme de non perception de redevances".

De ces conclusions, il est loisible de tirer une idée, simple mais fondamentale : le juge ne peut "pas traiter par quasi prétérition l'argument de l'intérêt économique s'attachant pour la société d'exploitation de la marque à ne pas laisser l'établissement emblématique de celle-ci s'éteindre, entraînant une dévalorisation massive des actifs". De la notion de prestige en droit fiscal...


(1) C. de la Mardière, La preuve en droit fiscal, Litec, 2009, p. 146.
(2) CE 9° et 10° s-s-r., 26 février 2003, n° 223092, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3402A77).

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