Réf. : Cass. soc., 16 novembre 2016, n° 15-21.226, F-D (N° Lexbase : A2288SIL)
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par Christophe Radé, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 01 Décembre 2016
Résumé
Doit être considéré comme ayant manqué à son obligation de sécurité de résultat, l'employeur qui ne pouvait ignorer le mal-être de ses salariés et n'a pas pris des mesures susceptibles d'y mettre efficacement un terme. |
I - La Cour de cassation et la nouvelle grammaire de l'obligation de sécurité
Le contexte. La Chambre sociale de la Cour de cassation a entrepris, depuis quelques mois, de modifier sa jurisprudence, tant pour ce qui concerne les conditions de la prise d'acte ou de la résiliation judiciaire du contrat de travail, que de la condamnation de l'employeur en raison de manquements à son obligation de sécurité, les deux se trouvant d'ailleurs fréquemment associés.
S'agissant, tout d'abord, de la prise d'acte et de la résiliation judiciaire du contrat de travail, la Haute juridiction a modifié les termes du régime prétorien en mars 2014 : désormais, la rupture du contrat sera considérée comme imputable à l'employeur lorsque la gravité des fautes commises par ce dernier auront rendu impossible la poursuite de l'exécution du contrat de travail, le contrôle exercé sur les décisions rendues par les juges du fond étant "léger" (1), c'est-à-dire centré sur la cohérence entre les observations matérielles réalisées par les juges du fond et les conclusions tirées s'agissant de l'imputation des torts de la rupture à l'employeur.
S'agissant, ensuite, de l'intensité de l'obligation de sécurité qui pèse sur l'employeur, la Cour de cassation a ramené celle-ci à une "simple" obligation de respect des normes légales en matière de santé et de sécurité, sans condamner systématiquement l'employeur sur la base du seul constat que le salarié a subi un dommage à l'occasion de l'exécution de son contrat de travail (2).
C'est dans ce double contexte que s'inscrit cette nouvelle affaire.
Les faits. Une salariée, engagée en 1987 comme employée administrative et occupant au moment du différend les fonctions de référent gestion, avait saisi la juridiction prud'homale d'une demande de résiliation judiciaire de son contrat de travail fondée sur une violation par son employeur de son obligation de sécurité.
Elle avait été déboutée de sa demande par la cour d'appel de Paris (CA Paris, Pôle 6, 7ème ch., 7 mai 2015 n° 12/04272 N° Lexbase : A6612NHD) qui avait, certes, caractérisé un manquement de l'employeur à son obligation de sécurité, mais considéré que "pour autant l'intéressée ne démontr[ait] pas en quoi le manquement de ce dernier à cette obligation à l'égard de l'ensemble des salariés placés dans la même situation, qu'elle serait à l'origine d'un préjudice autre que moral lié à la dégradation de son état de santé et ferait obstacle à la poursuite de son contrat de travail".
La cassation. L'arrêt est cassé pour violation des articles 1184 du Code civil (art. 1221 nouveau N° Lexbase : L0942KZW) et L. 1231-1 (N° Lexbase : L8654IAR), L. 4121-1 (N° Lexbase : L3097INZ) et L. 4121-2 (N° Lexbase : L6801K9R) du Code du travail, la Haute juridiction reprochant à la cour d'appel de n'avoir pas tiré les conséquences légales de ses constatations, d'où il résultait que "l'employeur n'avait pas pris toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs et que l'inobservation des règles de prévention et de sécurité était à l'origine de la dégradation de l'état de santé de la salariée [et] dont elle aurait dû déduire que le manquement de l'employeur à son obligation de sécurité de résultat rendait impossible la poursuite du contrat de travail".
L'intérêt de la décision. Cette décision est particulièrement intéressante dans la perspective d'une bonne compréhension des nouvelles consignes données par la Cour de cassation, tant pour ce qui concerne les conditions dans lesquelles le juge peut/doit admettre une demande de résiliation judiciaire du contrat de travail (ou la justification de la prise d'acte) (3), et les demandes fondées sur la violation par l'employeur de son obligation de sécurité, puisque dans cette affaire le contrôle, même léger, exercé par la Haute juridiction, conduit à la cassation de la décision entreprise.
II - Détecter, traiter et évaluer : les trois temps du respect par l'employeur de son obligation de sécurité
L'intérêt de la décision. L'étude de cette décision permet de dégager avec profit les trois temps du raisonnement qui peut conduire, soit à la mise hors de cause de l'employeur, soit au contraire à sa condamnation lorsqu'il est mis en défaut à chacune des étapes.
1° : détecter. La première condition pour que l'employeur soit condamné pour manquement à son obligation de sécurité est l'existence d'une atteinte avérée à la santé ou à la sécurité de ses salariés que l'employeur doit détecter. Dans cette affaire, il s'agissait de "stress" et de "mal être" de salariés qui travaillaient sur un plateau précis. Cette situation avait été dénoncée à la fois par le médecin du travail et le CHSCT, ce qui permettait d'en établir la véracité, et se traduisait concrètement "par un taux d'absentéisme élevé et un nombre important de départs", tous faits dont l'employeur ne pouvait pas ne pas avoir connaissance.
Dans d'autres affaires également examinées ces derniers mois par la Cour de cassation, la connaissance par l'employeur du risque avait été déterminante du raisonnement (4), comme le fait que l'employeur n'ait pas permis au salarié d'être examiné par le médecin du travail, à l'occasion de la visite de reprise obligatoire, avait également conduit la Cour de cassation à imputer la responsabilité d'une prise d'acte à l'employeur indélicat (5). La même solution a continué à être retenue s'agissant de l'absence de visite médicale périodique obligatoire (6).
La collaboration de l'employeur avec le médecin du travail et le CHSCT participera naturellement de la démonstration que l'employeur a rempli ses obligations pour faire cesser un conflit interpersonnel potentiellement facteur de harcèlement pour l'un des salariés (7).
2° : traiter. La deuxième condition tient aux actions mises en oeuvre par l'employeur pour remédier aux difficultés rencontrées. Dans ses précédentes décisions, la Haute juridiction avait indiqué que l'employeur devait envisager "toutes les mesures de prévention visées aux articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail et, notamment, avait mis en oeuvre des actions d'information et de formation propres à prévenir la survenance de faits" (8). Ces actions doivent être pertinentes au regard des risques identifiés, c'est-à-dire adaptées, et suffisantes au regard des moyens nécessaires et des capacités financières de l'entreprise. Dans cette affaire, les juges du fond, et la Cour de cassation, soulignent que les mesures adoptées par l'entreprise ne semblaient pas spécifiques aux risques identifiées et tournées essentiellement vers une amélioration du management : le "plan de formation continue", ainsi que le "système d'entretiens individuels" étaient en effet "destinés à accompagner les gestionnaires et à leur permettre d'améliorer leur qualité de gestion", dans la perspective "reprendre en main un encadrement qu'il estimait trop laxiste". Rien ne semblait donc véritablement centré sur la question des risques psycho-sociaux, qu'il s'agisse de leur prévention ou de leur éradication.
3° : évaluer. La dernière condition, et qui est au coeur de la décision du 16 novembre commentée, concerne l'évaluation de l'efficacité des mesures mises en place. Cette obligation s'évince logiquement du dernier alinéa de l'article L. 4121-1 du Code du travail, aux termes duquel "l'employeur veille à l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes". Il ne peut donc pas se contenter de prendre des mesures qu'il juge utiles, et considérer ensuite l'affaire comme réglée. Il doit non seulement mesurer l'effectivité des mesures prises, c'est-à-dire veiller à ce qu'elles soient effectivement mises en place, mais aussi à leur efficacité, c'est-à-dire en mesurant leur impact réel sur les situations problématiques. Dans cette affaire, il était reproché à l'employeur non seulement la pertinence des mesures adaptées, qui n'étaient pas spécifiques aux risques relevés, mais aussi, et peut-être surtout, le fait qu'il n'en avait pas mesuré l'impact réel sur le mal être de ses salariés, ne pouvant pas ainsi "améliorer" les mesures prises.
(1) Cass. soc., 26 mars 2014, n° 12-23.634, FP-P+B (N° Lexbase : A2543MIZ), Lexbase, éd. soc., n° 567, 2014, comm. G. Auzero (N° Lexbase : N1832BUE) ; D., 2014, p. 1115, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc., 2014, p. 397, tribune J.-E. Ray ; ibid., p. 821, étude J. Mouly. Ce contrôle "léger" a été défini comme "un contrôle de légalité qui intervient lorsque la cour d'appel a tiré une conséquence juridique de ses constatations de fait qui était possible mais qui aurait pu être différente sans pour autant encourir la critique, et [...] s'exprime par une réponse au rejet selon laquelle le juge du fond a pu... statuer comme il l'a fait" : lire l'article de J.-F. Weber au BICC, n° 702 du 15 mai 2009 (fiche méthodologique). Pour reprendre également les termes de J.-L. Aubert, "le contrôle léger se réduit, pour l'essentiel, à une vérification de ce que cette motivation ne comporte ni contre-vérité ni contradiction, ou encore, selon la juste observation de M. Jérôme Betoulle (La distinction contrôle lourd/contrôle léger de la Cour de cassation. - Mythe ou réalité ?, JCP éd. G, 2002, I, 171), de ce qu'elle ne révèle pas une erreur typique de conception , une erreur manifeste ", in La distinction du fait et du droit dans le pourvoi en cassation en matière civile, Cycle Droit et technique de cassation 2004-2005, Troisième conférence.
(2) Cass. soc., 25 novembre 2015, n° 14-24.444, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A7767NXX) et les obs. de S. Tournaux, Lexbase, éd. soc., n° 636, 2015 (N° Lexbase : N0322BWT) ; Dr. soc., 2016, p. 457, chron. P.-H. Antonmattéi ; D., 2016, p. 144, note E. Wurtz ; JCP éd. S, 2016, 1011, étude M. Babin ; Cass. soc., 1er juin 2016, n° 14.19.702, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A2663RR3), nos obs., Lexbase, éd. soc., n° 659, 2016 (N° Lexbase : N3164BW4).
(3) Sur lesquelles se référer à l’Ouvrage "Droit du travail" .
(4) Cass. soc., 12 janvier 2016, n° 14-24.992, F-D (N° Lexbase : A9324N3Q).
(5) Cass. soc., 28 janvier 2016, n° 14-15.374, F-D (N° Lexbase : A3372N7Z) ; contra Cass. soc., 20 octobre 2016, n° 15-17.375, F-D (N° Lexbase : A6553R9L), les juges ayant considéré que ce seul fait, ajouté au seul fait que l'employeur demeurait d'une somme modique, ne suffisait pas à justifier la rupture.
(6) Cass. soc., 18 mars 2016, n° 14-26.827, F-D (N° Lexbase : A3606Q83).
(7) Cass. soc., 3 décembre 2014, n° 13-18.743, F-D (N° Lexbase : A0653M7C), nos obs., Lexbase, éd. soc., n° 595, 2014 (N° Lexbase : N5101BUH) : l'employeur avait également pris la décision, au cours d'une réunion du CHSCT, de confier une médiation à un organisme extérieur.
(8) Cass. soc., 1er juin 2016, préc..
Décision
Cass. soc., 16 novembre 2016, n° 15-21.226, F-D (N° Lexbase : A2288SIL) Cassation partielle (CA Paris, Pôle 6, 7ème ch., 7 mai 2015, n° 12/04272 N° Lexbase : A6612NHD) Textes : C. civ., art. 1184 (art. 1221, nouveau N° Lexbase : L0942KZW), dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 (N° Lexbase : L4857KYK) ; C. trav., art. L. 1231-1 (N° Lexbase : L8654IAR), L. 4121-1 (N° Lexbase : L3097INZ) et L. 4121-2 (N° Lexbase : L6801K9R). Mots-clés : obligation de sécurité ; résiliation judiciaire. Lien base : (N° Lexbase : E0612E9K) |
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