La lettre juridique n°636 du 10 décembre 2015 : Hygiène et sécurité

[Jurisprudence] L'obligation de sécurité de l'employeur : retour à la case départ

Réf. : Cass. soc., 25 novembre 2015, n° 14-24.444, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A7767NXX)

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par Sébastien Tournaux, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux

le 10 Décembre 2015

Depuis 2002, l'obligation de sécurité de l'employeur était qualifiée d'obligation de résultat, ce qui impliquait notamment que l'employeur ne pouvait s'exonérer de sa responsabilité en cas d'atteinte à la sécurité du salarié qu'en démontrant l'existence d'un cas de force majeure. Comme le laissaient envisager quelques décisions récentes de la Chambre sociale de la Cour de cassation, cette règle a vécu, ce qu'elle affirme très solennellement par un arrêt rendu le 25 novembre 2015 (I). L'employeur peut démontrer avoir pris toutes les mesures de prévention exigées de lui par le Code du travail, ce qui ramène son devoir à celui d'une obligation légale de moyens renforcée qui, malgré le changement, reste très stricte (II).
Résumé

Ne méconnaît pas l'obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, l'employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L. 4121-1 (N° Lexbase : L3097INZ) et L. 4121-2 (N° Lexbase : L8844ITQ) du Code du travail.

Commentaire

I - La disparition de l'obligation de sécurité de résultat de l'employeur

Obligation de sécurité de l'employeur. Les arrêts "Eternit" du 28 février 2002 comptent parmi les plus importants de la décennie 2000. La Chambre sociale de la Cour de cassation y jugeait "qu'en vertu du contrat de travail le liant à son salarié, l'employeur est tenu envers celui-ci d'une obligation de sécurité de résultat" (1). Cette obligation a plusieurs fois évolué au cours des dix années qui ont suivi.

L'obligation de sécurité, extraite du contrat pour soutenir la qualification de faute inexcusable en droit de la Sécurité sociale, s'est diffusée en droit du travail pour être utilisée en dehors de toute procédure d'accident du travail ou de maladie professionnelle (2). La Chambre sociale de la Cour de cassation a surtout progressivement fait correspondre l'intensité de l'obligation avec la terminologie employée.

Dans un premier temps, en effet, les juges qualifiaient l'obligation de sécurité d'obligation de résultat mais permettaient à l'employeur de s'exonérer en démontrant qu'il avait pris toutes les mesures nécessaires pour mettre fin au danger. Dans un second temps, à partir de 2006, la Chambre sociale jugea que "l'employeur est tenu d'une obligation de sécurité de résultat et ne peut s'exonérer en démontrant qu'il n'a pas commis de faute" (3). Seule la survenance d'un cas de force majeure lui permettait de s'exonérer en cas d'atteinte à la santé d'un salarié (4).

Prémices d'un assouplissement. Quelques décisions rendues ces derniers mois laissaient planer un doute sur l'absolutisme de l'obligation de sécurité de l'employeur.

Ainsi, par exemple, un arrêt inédit rendu le 21 mai 2014 voyait reparaître la formule selon laquelle "l'employeur, qui avait pris les mesures utiles pour assurer la santé et la sécurité de la salariée, n'avait pas manqué à ses obligations" (5). Dans une situation de harcèlement entre salariés, l'employeur peut également s'exonérer du manquement à l'obligation de sécurité en démontrant "avoir tout mis en oeuvre pour que le conflit personnel entre deux salariées puisse se résoudre au mieux des intérêts de l'intéressée" (6). Dans le même ordre d'idée, la Chambre sociale, tout en maintenant le caractère d'obligation de résultat, jugeait que le manquement de l'employeur à cette obligation ne justifiait pas nécessairement la prise d'acte de la rupture du contrat de travail lorsque le manquement ne rendait pas impossible le maintien du contrat (7). Ces décisions montraient clairement un assouplissement de la jurisprudence lorsqu'était invoqué le manquement à l'obligation de sécurité sur le plan individuel, en particulier lorsqu'était en cause la qualification de la rupture du contrat de travail (8).

Sur le plan collectif, deux décisions rendues à propos de la consultation du CHSCT en cas de projet important modifiant les conditions de travail semblaient, elles aussi, impliquer des changements dans la charge de la preuve du manquement à l'obligation de sécurité.

Dans la première, la Chambre sociale approuvait une cour d'appel qui jugeait que le CHSCT ne démontrait pas que "l'employeur n'a pas rempli ses obligations légales et conventionnelles en matière de santé et de sécurité des travailleurs de l'entreprise" (9), ce qui caractérisait le système probatoire d'une obligation de moyens et non d'une obligation de résultat. Dans la seconde, la Chambre sociale jugeait qu'un projet d'externalisation pouvait être mis en oeuvre dans un contexte de risques psychosociaux avéré, dès lors que l'employeur avait mis en oeuvre des mesures de prévention suffisantes (10).

Avec une plus grande clarté, la Chambre sociale pousse le raisonnement à son terme et assoupli sans ambiguïté l'intensité de l'obligation de sécurité de l'employeur.

L'espèce. Un salarié d'Air France, chef de cabine de vols longs courrier, avait été témoin direct de l'effondrement des tours du World Trade Center à New-York le 11 septembre 2001. Cinq ans plus tard, il est pris d'une crise de panique au moment d'embarquer sur un vol. Il est licencié en 2011 pour ne pas s'être présenté à un examen médical destiné à établir son aptitude à un poste au sol. Parmi d'autres demandes, le salarié réclame l'octroi de dommages et intérêts pour manquement de l'employeur à son obligation de sécurité de résultat. La cour d'appel, passant par le détail l'ensemble des mesures prises par la société à la suite des attentats afin de protéger l'intégrité de la santé mentale de ses salariés, considère que l'employeur n'a pas manqué à son obligation de sécurité de résultat (11).

Par un arrêt rendu le 25 novembre 2015, publié sur le site internet de la Cour de cassation, la Chambre sociale rejette le pourvoi formé contre cette décision. La décision comporte un chapeau de tête qui renforce la solennité de la décision : "ne méconnaît pas l'obligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, l'employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail".

L'importante publicité et la formule ciselée que l'arrêt emploient ne laissent aucune place au doute : l'obligation de sécurité n'est plus une obligation de résultat, l'employeur peut s'en exonérer, il s'agit donc d'une obligation de moyens.

II - L'apparition d'une obligation de sécurité de moyens renforcée

Une obligation légale. Quoique l'incidence de cette référence soit relativement faible, il convient, d'abord, de relever que c'est la première fois, à notre connaissance, que la Chambre sociale qualifie expressément l'obligation de sécurité de l'employeur d'"obligation légale" (12). La source de l'obligation ne faisait plus guère de doute depuis que la Chambre sociale appuyait systématiquement ses raisonnements en matière d'obligation de sécurité sur le fondement de l'article L. 4121-1 du Code du travail.

L'affirmation de la source légale de l'obligation a toutefois ceci d'important que le législateur détaille, aux articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail, les mesures que doit mettre en oeuvre l'employeur pour l'assouvir. Au contraire, l'objet de l'obligation contractuelle, dans la terminologie employée dans les arrêts "Eternit" en 2002, était plus diffus et permettait donc plus aisément une qualification d'obligation de résultats.

Une obligation de moyens renforcée. Par sa solennité, l'arrêt rendu par la Chambre sociale permet de mettre fin aux doutes qui planaient ces derniers mois sur l'intensité de l'obligation de sécurité. La Chambre sociale revient à l'interprétation qui était la sienne avant 2006 : l'employeur peut démontrer avoir pris toutes les mesures nécessaires pour écarter le danger, ces mesures étant celles prévues par le législateur, cela sans retomber dans l'ambiguïté qui consistait à permettre une exonération tout en qualifiant l'obligation d'obligation de résultat.

Il s'agit bien d'une obligation de moyens renforcée puisque le créancier -le salarié- de l'obligation ne doit pas démontrer que le débiteur -l'employeur- n'a pas mis en oeuvre les moyens nécessaires. L'exonération restera, d'ailleurs, toujours difficile à apporter, même s'il ne s'agit plus d'une responsabilité automatique, d'une garantie. En effet, l'employeur ne doit pas montrer qu'il a pris les mesures "utiles" ou "nécessaires" comme ces termes ont parfois été employés par des arrêts récents, il doit démontrer avoir pris "toutes" les mesures prévues par le Code du travail. Si c'est bien le sens qu'il faut retenir de cette formule, la responsabilité des employeurs en cas de manquement à l'obligation de sécurité pourra encore souvent être engagée, tant la liste de mesures prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du Code du travail est imposante.

Ce nouveau positionnement ne devrait donc pas fondamentalement changer le résultat des contentieux car, trop souvent, lorsqu'une atteinte à la sécurité ou à la santé survient, il peut être démontré que les mesures de prévention n'ont pas été suffisantes. La solution devrait, en revanche, avoir un effet plus vertueux sur les entreprises : celles qui joueront pleinement le jeu de la prévention, en suivant scrupuleusement les prescriptions du Code du travail, pourront être exonérées, ce qui pourrait avoir pour effet une meilleure efficacité des mécanismes de prévention de la santé au travail.

Une obligation au domaine très vaste. Il convient, pour terminer, de relever que le champ de l'obligation de sécurité de moyens renforcée est particulièrement vaste.

Il semblait, en effet, depuis quelques mois, se dessiner une distinction entre les conséquences civiles et professionnelles du manquement à l'obligation de sécurité. Alors qu'il s'agissait d'une obligation de garantie au plan de la responsabilité civile contractuelle, l'obligation était déjà une obligation de moyens renforcée lorsqu'il s'agissait d'envisager la gravité du manquement de l'employeur justifiant ou non la rupture du contrat de travail à l'initiative du salarié (13).

La Chambre sociale contredit très clairement ce raisonnement puisque, dans cette affaire, il n'était pas question de prise d'acte de la rupture du contrat de travail ou de demande de résiliation judiciaire, mais bien d'une demande d'indemnisation sur le fondement de la responsabilité contractuelle. L'obligation de sécurité sera toujours une obligation de moyens, quelles que soient les conséquences du manquement que le salarié entend obtenir (responsabilité civile, rupture à son profit, voire mise en oeuvre de protections collectives dans le cadre des missions du CHSCT). L'unité de l'intensité d'une obligation peut varier en fonction des circonstances dans lesquelles le manquement survient, comme cela est par exemple le cas dans le domaine du contrat d'entreprise, où l'entrepreneur n'est tenu que d'une obligation de sécurité de moyens lorsque le maître d'ouvrage participe à la réalisation de la prestation (14). La distinction semblait moins justifiée lorsqu'il était question des conséquences du manquement de l'employeur, tant il est rare que la nature de la faute commise influe sur la nature ou le montant de la réparation octroyée.

Même si les faits de l'affaire sont très particuliers, il est, ensuite, peu probable que la décision rendue soit spécifique aux risques psychosociaux. Là encore, la généralité de la motivation adoptée, qui embrasse très large, comme le degré de publicité conféré, penchent davantage pour une application générale, quelle que soit la nature de l'atteinte à la sécurité en cause.


(1) Cass. soc., 28 février 2002, n° 00-11.793, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A0602AYX) ; JCP éd. G, 2002, II, 10053 ; Dr. ouvrier, 2003, p. 41 note Y. Saint-Jours ; Dr. soc., 2002, p. 445, note A. Lyon-Caen.
(2) Les exemples sont nombreux : Cass. soc., 29 juin 2005, n° 03-44.412, FS-P+B+R+I, (N° Lexbase : A8545DIC) (tabagisme passif) ; Cass. soc., 3 février 2010, deux arrêts, n° 08-40.144, FP-P+B+R, (N° Lexbase : A6060ERU) et n° 08-44.019, FP-P+B+R, (N° Lexbase : A6087ERU) (harcèlement et violences).
(3) Cass. soc., 21 juin 2006, n° 05-43.914, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A9600DPA) et les obs. de Ch. Radé, L'employeur responsable du harcèlement moral dans l'entreprise, Lexbase Hebdo n° 223 du 13 juillet 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N0835ALI).
(4) Cass. soc., 4 avril 2012, n° 11-10.570, FS-P+B (N° Lexbase : A1271IIW) et les obs. de Ch. Radé, L'employeur peut-il s'exonérer de son obligation de sécurité de résultat ?, Lexbase Hebdo n° 482 du 19 avril 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N1460BTA).
(5) Cass. soc., 21 mai 2014, n° 13-12.666, F-D (N° Lexbase : A5037MMI) et nos obs., Vers un assouplissement des conditions d'exonération de l'obligation de sécurité ?, Lexbase Hebdo n° 573 du 5 juin 2014 - édition sociale (N° Lexbase : N2517BUR).
(6) Cass. soc., 3 décembre 2014, n° 13-18.743, F-D (N° Lexbase : A0653M7C) et les obs. de Ch. Radé, L'employeur face au harcèlement, Lexbase Hebdo n° 595 du 18 décembre 2014 - édition sociale (N° Lexbase : N5101BUH).
(7) Cass. soc., 11 mars 2015, n° 13-18.603, FS-P+B (N° Lexbase : A3150NDZ) et nos obs., Le nouveau régime de la prise d'acte appliqué aux harcèlements, Lexbase Hebdo n° 606 du 26 mars 2015 - édition sociale (N° Lexbase : N6589BUL).
(8) Certaines décisions continuaient, en effet, d'écarter toute idée d'exonération dès lors que la question de l'imputabilité de la rupture du contrat de travail n'était pas en cause, Cass. soc., 19 novembre 2014, n° 13-17.729, FS-P+B (N° Lexbase : A9192M3T) ; Cass. soc., 3 juin 2015, n° 14-11.324, F-D (N° Lexbase : A2337NKR) et les obs. de Ch. Radé, Obligation de sécurité de résultat et tabagisme passif, Lexbase Hebdo n° 617 du 18 juin 2015 - édition sociale (N° Lexbase : N7880BUE).
(9) Cass. soc., 5 mars 2015, n° 13-26.321, F-D (N° Lexbase : A9041NCT).
(10) Cass. soc., 22 octobre 2015, n° 14-20.173, FP-P+B ([LXB=A5324NU]) ; SSL, 2015, n° 1697, p. 6, note O. Levannier-Gouël.
(11) Accueil de l'équipage dès le retour de New-York, présence de personnel médical jour et nuit pour prendre en charge l'équipage, orientation si nécessaire vers des consultations psychiatriques, etc..
(12) V. les débats sur les fondements de l'obligation, G. Pignarre, L'obligation de sécurité patronale entre incertitudes et nécessité, RDT, 2006, p. 150 ; Y. Saint-Jours, De l'obligation contractuelle de sécurité de résultat, D., 2007, p. 3024.
(13) Ch. Radé, Obligation de sécurité de résultat et tabagisme passif, préc..
(14) J. Huet, G. Decocq, C. Grimaldi, H. Lécuyer, Les principaux contrats spéciaux, Traité de droit civil, LGDJ, 3ème éd., 2012, p. 1343.

Décision

Cass. soc., 25 novembre 2015, n° 14-24.444, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A7767NXX).

Cassation partielle (CA Paris, 6 mai 2014, n° 11/07699 N° Lexbase : A7703MKI).

Textes concernés : C. trav., art. L. 4121-1 (N° Lexbase : L3097INZ) et art. L. 4121-2 (N° Lexbase : L8844ITQ).

Mots-clés : obligation de sécurité ; obligation de moyens renforcée.

Liens base : (N° Lexbase : E3145ETN).

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