La lettre juridique n°636 du 10 décembre 2015 : Fiscalité des entreprises

[Jurisprudence] Déductibilité fiscale des intérêts d'un prêt entre succursale et siège social

Réf. : CE 9° et 10° s-s-r., 9 novembre 2015, n° 370974, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3593NWY)

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par Guillaume Massé, Avocat à la Cour, Marvell Avocats

le 10 Décembre 2015

L'administration peut réintégrer dans les résultats d'un établissement stable, imposables en France, les intérêts dont la facturation a été omise à raison de la comptabilisation d'avances consenties au siège situé hors de France, dès lors que ces avances ne correspondent pas à des remontées de bénéfice après impôt et que la société n'établit pas l'existence de contreparties pour le développement de l'activité de la succursale française. Telle est la solution retenue par le Conseil d'Etat dans un arrêt rendu le 9 novembre 2015 (CE 9° et 10° s-s-r., 9 novembre 2015, n° 370974, mentionné aux tables du recueil Lebon). I - Rappel des faits

Une société belge exerçait une activité de commerce de gros en habillement. Elle a fait l'objet d'une vérification de comptabilité sur ses exercices 2004 et 2005, à l'issue de laquelle l'administration a réintégré dans les résultats imposables de sa succursale française les intérêts que cet établissement stable exploité en France n'avait pas facturé au siège social bruxellois de la société en contrepartie d'avances de trésorerie consenties au siège social belge.

L'arrêt du 9 novembre 2015 du Conseil d'Etat confirme l'arrêt de la cour d'appel de Douai du 4 juin 2013 en jugeant l'administration fondée à opérer cette réintégration (CAA Douai, 4 juin 2013, n° 12DA00907 N° Lexbase : A8194KKP).

Par ailleurs, il juge que cette réintégration, sur le fondement de l'article 57 du CGI (N° Lexbase : L9738I33) relatif aux bénéfices transférés à l'étranger par la succursale française au siège de la société belge, ne peut pas être regardée comme portant atteinte, en raison de la double imposition pouvant en résulter, aux principes communautaires de libre établissement et de libre circulation des capitaux consacrés par les articles 49 (N° Lexbase : L2697IPL) et 63 (N° Lexbase : L2713IP8) TFUE, dès lors que l'article 5 de la Convention fiscale franco-belge du 10 mars 1964 (N° Lexbase : L6668BHG) permet d'éviter la double imposition dans une telle hypothèse.

Cette décision doit s'analyser au regard du régime fiscal des relations (financières) entre siège social et succursale. Elle se situe dans un courant jurisprudentiel assimilant les succursales aux filiales.

II - Arguments de la société

La société contestait l'assimilation d'un établissement avec la filiale d'une société étrangère pour les raisons suivantes.

Une telle position est critiquable au regard des liens unissant une succursale et son siège social. Dès lors que la première n'a pas de personnalité juridique, les deux "entités" se confondent. Pour cette raison, on ne peut pas transposer les principes qui régissent les relations entre société mère et filiale à celles entre un siège et son établissement (étranger). Si une succursale était réputée contracter avec son siège, elle lui réclamerait le versement d'intérêts afférents à des flux financiers purement internes, au sein d'une même personne morale.

Cette position se fonde notamment sur la réponse ministérielle Mesmin (1) de 1981 selon laquelle les versements effectués sous forme d'intérêts ou de redevances par la succursale française d'une société étrangère en rémunération de sommes que le siège de cette société a prélevées sur ses fonds propres et met (sous quelque forme que ce soit) à la disposition de sa succursale, ne peuvent pas être admis en déduction du bénéfice imposable en France de la succursale. Faute pour la succursale d'avoir une personnalité juridique distincte et une autonomie patrimoniale, ces versements représentent en réalité une partie du bénéfice réalisé en France par la société étrangère. Ils doivent donc s'analyser comme des versements que la société se fait à elle-même.

Dès lors, par symétrie, il n'est pas possible non plus d'exiger d'une succursale qu'elle facture des intérêts au siège social étranger. L'unicité de la personne morale qui vaut en position emprunteur doit aussi valoir en position prêteur.

Les conséquences liées à l'absence de personnalité morale d'un établissement stable étaient ensuite confirmées par un arrêt rendu par la cour administrative d'appel de Paris en 1991 (2). Elle juge que les intérêts versés par une succursale française à son siège étranger pour rémunérer des avances de démarrage versées par le siège ne peuvent pas être pris en compte pour le calcul de son résultat fiscal. Alors que la réponse Mesmin visait des intérêts rémunérant un prêt financé par des fonds propres, l'arrêt de 1991 confirme cette règle lorsque les intérêts sont relatifs à un prêt financé par le siège social étranger en recourant cette fois à l'emprunt.

Dans ces décisions, les intérêts ne sont pas déductibles du fait de l'unicité de la personne morale, principe affirmé par le Conseil d'Etat dans un arrêt de plénière rendu en 1972 (3) (voir IV ci-dessous).

Dans le même sens, on peut encore citer la réponse ministérielle Barbier de 1996 (4) affirmant que l'impossibilité d'avoir une créance ou une dette sur soi-même empêche la constatation de la perte ou de la charge ou de la dotation d'une provision. En conséquence, aucune déduction de l'assiette de l'impôt n'est possible à ce titre.

De cette non-déductibilité des intérêts financiers versés au siège étranger par une succursale française, la société belge contestait par analogie le principe de la facturation d'intérêts au siège étranger.

III - Critique de la position de la société

Cette position de la société était critiquable en ce qu'il faisait fi de la doctrine administrative postérieure à la réponse ministérielle Mesmin et à l'arrêt de 1991 précités, laquelle a évolué. En effet, est désormais permise la déductibilité des intérêts versés par la succursale au siège lorsqu'ils sont afférents à des avances en compte courant inhérentes à la nature même de l'activité des établissements, et non à des dotations attribuées à titre de quasi-capital (D. adm., 4 H-14-14, n° 41, 1er mars 1995).

Dans ses récents arrêts du 11 avril 2014 (5), le Conseil d'Etat a confirmé la déductibilité des intérêts d'emprunt versés par les succursales françaises de trois banques étrangères ayant leurs sièges à l'étranger (balayant le grief de l'administration reposant sur une supposée insuffisance de dotation en fonds propres desdites succursales). Le principe de la liberté de choix entre financement par fonds propres ou par endettement, que la jurisprudence a déjà consacré à propos des filiales, est étendu aux succursales. C'est sur le fondement de la doctrine administrative précitée que les succursales des trois banques en cause ont pu déduire les intérêts éventuellement versés à leur siège ou à d'autres établissements étrangers.

Cette déductibilité, bien qu'elle soit au profit des seules banques et établissements financiers, fragilise évidemment l'argument de société belge, selon lequel l'impossibilité de comptabiliser en charges les intérêts versés au siège interdirait par symétrie de réintégrer les intérêts au bénéfice français de la succursale en tant que recettes, perd de sa pertinence.

IV - Retour sur la jurisprudence antérieure : critère du rattachement à l'exploitation en France

Dans son arrêt de principe du 25 octobre 1972 (6), le Conseil d'Etat rappelait le principe de territorialité de l'impôt sur les sociétés en indiquant qu'il faisait obstacle à la prise en compte des variations d'actif net imputables aux événements ou aux opérations d'une succursale étrangère. En filigrane, le critère était donc déjà posé : il faut rechercher s'agissant de biens situés à l'étranger ou d'engagements pris à l'étranger, s'ils sont affectés ou liés aux opérations de la société en France, ou, au contraire, s'il s'agit d'une activité autonome, distinctement poursuivie à l'étranger.

Dans ce dernier cas, il résulte alors des dispositions combinées des articles 209 (N° Lexbase : L4558I7X) et 38 (N° Lexbase : L3125I7U) du CGI que lorsqu'une société, dont le siège est en France, exerce hors de France une activité industrielle ou commerciale distincte, elle ne peut alors tenir compte, pour la détermination de son bénéfice imposable en France à l'impôt sur les sociétés, que des variations de l'actif net imputables à des événements ou opérations qui se rattachent à l'activité exercée hors de France et notamment des pertes imputables aux résultats de l'exploitation à l'étranger.

Cette solution a ensuite été déclinée par la jurisprudence en cas de perte d'une dotation financière octroyée à une succursale, de destruction d'éléments d'actif immobilisé, de pertes afférentes au non recouvrement de créances sur les clients ou encore aux autres pertes d'exploitation subies par les succursales à l'étranger. Dans tous les cas, il n'y avait pas lieu de distinguer entre ces différentes causes de variation de l'actif net.

Toutefois, dans un arrêt rendu en 1988 (7), le Conseil d'Etat a ensuite posé le principe d'une possible prise en compte de la perte relative à l'avance consentie par le siège français à son établissement stable étranger, à condition que les sommes prêtées aient eu pour objectif le développement de ses propres activités en France (pays du siège), ce qui permettait alors de regarder ces avances comme rattachables à l'activité exercée en France. Ainsi, était confirmée la possibilité d'une prise en compte dans le résultat du siège français d'opérations avec une succursale étrangère, sous réserve que la transaction ait un lien avec l'activité exercée en France par le siège. Inversement, les opérations étrangères ne pouvant se rattacher à l'exploitation en France restent sans influence.

La portée de cet arrêt a été discutée.

Amorce d'un revirement de jurisprudence, pour les uns, dès lors que l'établissement étranger est assimilé à un tiers, ou arrêt s'inscrivant dans la ligne de la jurisprudence et de la doctrine administrative qui s'est efforcée de la formaliser (Instruction du 22 août 1983, BOI 4-A-7-83), subordonnant la déductibilité au seul critère du rattachement de la charge à l'exploitation de l'entreprise en France, pour les autres.

Par la suite, dans un arrêt rendu en 2001 (8), le juge estime bienfondé un vérificateur ayant réintégré les intérêts non réclamés à sa succursale américaine au titre d'une avance consentie à cette dernière par le siège social français.

Le présent arrêt du Conseil d'Etat relatif à la réintégration au résultat fiscal français de l'établissement stable de sommes prêtés au siège apparaît comme le symétrique logique de cet arrêt de 2001, mais cette fois pour une société exerçant une activité commerciale.

V - Applicabilité de l'acte anormal de gestion entre succursale et siège

Une autre question était celle de l'applicabilité de la théorie des actes anormaux de gestion dans les rapports transnationaux entre succursale et siège. Elle était, selon nous, inédite.

A notre connaissance, elle n'avait été tranchée que dans l'hypothèse inverse à celle de la présente affaire, à savoir dans celle où c'est le siège français (de l'entreprise) qui consent des aides à sa succursale l'étrangère.

Sur cette question, dans une décision de 2003 (9) précisant sa décision de 1988, le Conseil d'Etat indiquait qu'eu égard aux différences juridiques existant entre succursale et filiale, notamment l'absence de personnalité morale, les règles relatives à la prise en compte, pour l'imposition d'une société dont le siège est en France, des aides qu'elle apporterait à une filiale dont le siège est à l'étranger, ne sont pas transposables aux aides qu'une telle société apporte à une succursale implantée à l'étranger (pays tiers).

Cet arrêt allait dans le sens de la thèse soutenue par la société requérante en faveur de la non-assimilation des filiales aux succursales, mais n'avait en réalité d'autre portée que d'écarter, s'agissant des succursales étrangères, les règles relatives à la déduction des aides financières apportées par une société française à une filiale étrangère.

En effet, s'agissant des aides commerciales, le Conseil d'Etat admet en revanche leur déductibilité, par transposition des règles applicables aux filiales, en considérant que si la succursale entretient avec le siège des relations commerciales favorisant le maintien ou le développement des activités en France de la société française, celle-ci peut alors déduire de ses résultats français imposables les pertes, subies ou régulièrement provisionnées, résultant des aides apportées à la succursale dans le cadre de ces relations.

Cette solution, qui concilie principe de territorialité, absence de personnalité juridique de la succursale, avec leur quasi personnalité fiscale, est finalement transposée dans l'hypothèse inverse (en termes de flux financiers) qui est celle de l'arrêt ici commenté.

Ainsi, l'administration est jugée fondée à rechercher si les avantages consentis par la succursale française de la société belge au siège bruxellois de l'entreprise l'ont été dans l'intérêt de l'établissement stable français. En l'absence de toute contrepartie en ce sens, le redressement ne pouvait ensuite qu'être confirmé.

VI - Libertés d'établissement et de circulation des capitaux et Convention fiscale franco-belge

Le dernier moyen était l'atteinte que porterait ce redressement aux principes communautaires de liberté d'établissement et de libre circulation des capitaux.

Ce moyen repose sur la double imposition qui résulterait de l'application combinée de la loi fiscale française, réintégrant dans les résultats de l'établissement stable les intérêts qui auraient dû être réclamés au siège, et de la loi fiscale belge, interdisant la déduction de ces intérêts des résultats du siège.

Le tribunal écarte ce moyen en opposant au contribuable les stipulations de l'article 5-4 de la Convention fiscale franco-belge visant à éviter les cas de double imposition.

En conclusion, cet arrêt ignore l'unicité de la personne morale pour promouvoir au regard du principe de territorialité un traitement homogène entre succursale et filiale. Les principes de réalité économique consistant à traiter de façon homogène filiale et succursale (elle aussi avec un bilan fiscal et une déclaration de résultats propre), et de neutralité fiscale qu'elle que soit la forme juridique de l'exploitation, sont consacrés.

Cet arrêt est critiquable du fait de la distorsion qu'il crée. En effet, si l'administration n'admet pas, en général (hormis le cas des établissements financiers avec la doctrine et la jurisprudence précités), la déductibilité des intérêts versés par une succursale à son siège, elle estime à l'inverse, de façon peu cohérente parce qu'asymétrique, qu'une succursale qui "prête" à son siège doit recevoir des intérêts de pleine concurrence.


(1) QE de M. Georges Mesmin, JOANQ 19 janvier 1981, p. 245.
(2) CAA Paris, 28 mai 1991, n° 89PA02917 (N° Lexbase : A0351A9U).
(3) CE Ass. plén., 25 octobre 1972, n° 81999, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7995AYR).
(4) QE n° 31552 de M. Barbier Gilbert, JOANQ 6 novembre 1995, p. 4623, min. éco., finances et plan, réponse publ. 23 septembre 1996, p. 5054, 10ème législature (N° Lexbase : L6867BHS).
(5) CE 9° et 10° s-s-r., 11 avril 2014, n° 346687, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A1029MKC) ; CE 9° et 10° s-s-r., 11 avril 2014, n° 359640, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A1063MKL) et CE 9° et 10° s-s-r., 11 avril 2014, n° 344990, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A1027MKA).
(6) CE Ass. plén., 25 octobre 1972, n° 81999, publié au recueil Lebon, préc., conclusions L. Mehl.
(7) CE 8° et 9° s-s-r., 2 mars 1988 n° 49054, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6592APT), conclusions N. Chahid-Nouraï.
(8) CE 9° et 10° s-s-r., 29 juin 2001, n° 176105, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4795AU7), conclusions G. Goulard.
(9) CE Section, 6 mai 2003, n° 222956, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1629B99).

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