La lettre juridique n°392 du 22 avril 2010 : Avocats/Déontologie

[Questions à...] Etat de lieux des obligations anti-blanchiment à la charge des avocats - Questions à William Feugère, avocat associé du Cabinet Campbell, Philippart, Laigo & Associés et membre du Conseil de l'Ordre de Paris

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[Questions à...] Etat de lieux des obligations anti-blanchiment à la charge des avocats - Questions à William Feugère, avocat associé du Cabinet Campbell, Philippart, Laigo & Associés et membre du Conseil de l'Ordre de Paris. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3210793-questions-a-etat-de-lieux-des-obligations-antiblanchiment-a-la-charge-des-avocats-questions-a-b-will
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par Anne Lebescond, Journaliste juridique

le 07 Octobre 2010

L'article 324-1 du Code pénal (N° Lexbase : L1789AM9) qui définit le blanchiment, considère qu'il est, notamment, constitué par "le fait d'apporter un concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d'un crime ou d'un délit". Les avocats, qui contribuent à la réalisation de toutes opérations, sont directement concernés par ces dispositions, d'autant que nulle référence n'est faite à l'intention de celui qui prête son concours. Parce qu'ils sont particulièrement exposés au risque de contribuer à un acte de blanchiment, l'ordonnance du 30 janvier 2009 (ordonnance n° 2009-104, relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme N° Lexbase : L6934ICS) soumet la profession à une série d'obligations, dont celle, particulièrement décriée, de déclarer tout soupçon quant à l'origine des fonds. Le texte transpose la Directive 2005/60 du 26 octobre 2005, relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme (N° Lexbase : L3529HD3), dite "3ème Directive anti-blanchiment", dernière étape du dispositif voulu par la Communauté européenne (1). Lexbase Hebdo - édition professions a rencontré William Feugère, avocat associé du Cabinet Campbell, Philippart, Laigo & Associés et membre du Conseil de l'Ordre de Paris pour un exposé détaillé des obligations anti-blanchiment à la charge des avocats et des raisons pour lesquelles ceux-ci rejettent le dispositif.
Lexbase : Le 25 février 2010, la CJUE a condamné la France (2) pour son retard dans la transposition de la 3ème Directive anti-blanchiment. Cette transposition est-elle achevée ?

William Feugère : L'article 45 de la 3ème Directive anti-blanchiment fixait au 15 décembre 2009 l'échéance de sa transposition complète par les Etats membres. N'ayant pas été informée des dispositions prises par la France à l'issue de ce délai, la Commission a engagé à son encontre (ainsi qu'à l'encontre de quatorze autres Etats, dont tous les autres Etats fondateurs de l'Union) la procédure en manquement prévue à l'article 226 du Traité CE . Elle a émis, le 6 juin 2008, un avis motivé l'enjoignant à se conformer à son obligation dans un délai de deux mois. La France n'ayant, une nouvelle fois, pu justifier de la transposition complète de la Directive, la Commission a saisi la CJUE.

L'Etat arguait que certaines mesures auraient été prises depuis lors, la transposition complète de la Directive devant être achevée dans les prochains mois. Mais l'argument a été rejeté par le juge, qui a rappelé que l'existence d'un manquement doit être appréciée en fonction de la situation de l'Etat membre telle qu'elle se présentait au terme du délai fixé dans l'avis motivé, les changements intervenus par la suite ne pouvant être pris en compte par la Cour (3).

En réalité, les derniers points essentiels ont été transposés par une ordonnance capitale pour les avocats -en ce qu'elle pose les obligations à leur charge-, celle du 30 janvier 2009. Le texte a été pris sur le fondement de l'habilitation expressément donnée au Gouvernement par l'article 152 de la loi de modernisation de l'économie (loi n° 2008-776 du 4 août 2008 N° Lexbase : L7358IAR) pour transposer la 3ème Directive, ainsi que la Directive du 1er août 2006, portant mesures d'exécution (4).

Le décret du 2 septembre 2009 (décret n° 2009-1087, relatif aux obligations de vigilance et de déclaration pour la prévention de l'utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme N° Lexbase : L6979IE9) et celui du 6 janvier 2010 (décret n° 2010-9, pris pour l'application de l'ordonnance du 30 janvier 2009 aux sociétés de ventes volontaires, aux commissaires-priseurs judiciaires, aux huissiers de justice, aux notaires, aux avocats et aux avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de Cassation N° Lexbase : L2368IGS) sont les derniers textes venus compléter l'ordonnance du 30 janvier 2009.

Lexbase : Quelles obligations sont mises à la charge de l'avocat dans le cadre de la lutte contre le blanchiment ?

William Feugère : L'ordonnance du 30 janvier 2009 met à la charge des avocats des obligations préventives de vigilance et d'identification du client et du bénéficiaire de la "relation d'affaire", ainsi que des obligations de déclaration de soupçon et de communication à Tracfin, en cas de doute sur l'existence d'un blanchiment, pour certaines activités de la profession (définies dans la liste fixée à l'article L. 561-3 I du Code monétaire et financier N° Lexbase : L7104IC4) et lorsqu'ils agissent en qualité de fiduciaire. La répression constitue la troisième strate du dispositif.

Dans le cadre de la prévention, l'avocat doit vérifier l'identité de son client et celle du bénéficiaire effectif de la "relation d'affaires" (C. mon. fin., art. L. 561-5 N° Lexbase : L7211IC3). Il vérifie la réalité de celle-ci, sa nature et son objet, par des documents écrits probants (carte d'identité, extrait K-Bis, etc.). En réalité, le professionnel doit appréhender cette relation dans son intégralité, tout son long. Le décret du 2 septembre 2009 adapte cette obligation de vigilance au risque encouru, distinguant :

- la vigilance "normale" ;

- la vigilance "allégée", lorsque le client est réputé sûr ;

- et la vigilance "renforcée", lorsque le client est chef d'un Etat étranger, notamment, ou qu'on ne l'a pas directement rencontré.

Les documents attestant du respect des obligations de vigilance quant à l'identité du client et l'opération doivent être conservés cinq ans à compter, selon le cas, de la fin des relations ou de l'exécution des opérations. Le décret du 6 janvier 2010 fixe les conditions de communication aux autorités professionnelles de ces documents.

L'article L. 561-15 du Code monétaire et financier (N° Lexbase : L7202ICQ) pose l'obligation pour les avocats de déclarer à Tracfin "les sommes inscrites dans leurs livres ou les opérations portant sur des sommes dont ils savent, soupçonnent ou ont de bonnes raisons de soupçonner qu'elles proviennent d'une infraction passible d'une peine privative de liberté supérieure à un an ou participent au financement du terrorisme". Mais, la déclaration de soupçon ne s'applique pas :

- aux activités de l'avocat qui se rattachent à une procédure juridictionnelle (au sens le plus large, incluant, notamment, la médiation, l'arbitrage, etc.) ;

- et aux informations recueillies à l'occasion d'une consultation juridique, sauf si elle est fournie à des fins de blanchiment, mais c'est une évidence.

Notons que les diligences accomplies par les banques dans le cadre de l'opération en cause ne dispensent pas l'avocat de procéder à ses propres vérifications.

L'ordonnance du 30 janvier 2009 empêche toute relation directe entre Tracfin et l'avocat, faisant du Bâtonnier un filtre. Ainsi, l'avocat doit nécessairement adresser à celui-ci sa déclaration de soupçon, afin qu'il la transmette à Tracfin. De la même façon, Tracfin ne peut demander à un avocat la communication des pièces qu'il conserve que par l'intermédiaire du Bâtonnier de l'Ordre auprès duquel il est inscrit.

En cas de soupçon, l'avocat doit s'abstenir de poursuivre l'opération jusqu'à ce qu'il ait procédé à la déclaration. Tracfin dispose, alors, d'un délai de vingt-quatre heures à compter de la réception de la déclaration pour s'opposer à l'exécution de l'opération.

L'article L. 561-22 du Code monétaire et financier (N° Lexbase : L7152ICU) pose le principe d'exonération de l'avocat ayant déclaré son soupçon et impose à l'Etat de réparer tout préjudice résultant d'une déclaration de soupçon.

La 3ème Directive anti-blanchiment supprime le tipping of. Désormais, l'avocat n'est plus en droit d'informer son client de la déclaration de soupçon. C'est, d'ailleurs, un délit. Mais, la Directive et l'ordonnance lui donnent le droit de le dissuader, en amont de toute déclaration. Des dérogations à la confidentialité existent : peuvent s'informer mutuellement de l'existence d'une déclaration les avocats d'un même cabinet ou d'un même réseau et ceux qui interviennent pour un même client et pour une même opération.

Quant à la répression, qui n'est pas prévue dans l'ordonnance, rappelons que le blanchiment est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 375 000 euros d'amende, la peine doublant, en application de l'article 324-2 du Code pénal (N° Lexbase : L1789AM9) (dix ans d'emprisonnement et 750 000 euros d'amende), "lorsque le blanchiment est commis en utilisant les facilités que procure l'exercice d'une activité professionnelle". Il y a en fait trois délits distincts, dont un en matière de stupéfiants et un en matière douanière.

Lexbase : Les avocats ont dénoncé ce dispositif. Pour quelles raisons le jugent-ils insatisfaisant ? Des recours ont-ils été introduits ?

William Feugère : Si la France a autant tardé à transposer la 3ème Directive anti-blanchiment (alors qu'elle a, finalement, opté pour la reprise pure et simple des dispositions communautaires, à quelques rares exceptions obtenues de haute lutte par la profession d'avocat), c'est, surtout, en raison des vives protestations, en particulier des avocats, qui, essentiellement, dénoncent l'atteinte aux droits fondamentaux des citoyens et refusent le rôle de délateur que leur impose l'ordonnance du 30 janvier 2009. La déclaration de soupçon est une obligation de dénonciation à la charge de l'avocat. En tant que telle et eu égard aux principes essentiels régissant sa profession, notamment, le secret professionnel et l'indépendance, elle est lui totalement inadaptée. Ces principes, notamment le secret, ne sont pas d'ailleurs des protections de l'avocat, ni même du client (qui ne peut décharger son avocat de son obligation de secret), mais sont garantis dans l'intérêt général. Quelle démocratie admet que les avocats dénoncent ceux qu'ils doivent conseiller et défendre ; force les avocats à devenir des auxiliaires de police ?

Par ailleurs, le dispositif est difficilement applicable et source d'insécurité juridique. Ainsi, l'avocat est dans l'incapacité matérielle de vérifier l'origine des fonds. Alors qu'il ne peut manier des espèces, que tous les fonds passent nécessairement par une banque, on lui dénie le droit de s'en remettre aux vérifications opérées par les banques.

Par ailleurs, la notion de "soupçon" a été définie par le Conseil d'Etat, en matière bancaire, comme l'absence de certitude (CE 6° s-s., 31 mars 2004, n° 256355 N° Lexbase : A8078DBS).

Mais, nous n'aurons jamais de certitude ; devra-t-on, par conséquent, déclarer toutes nos opérations ? Bercy avait tenté de l'imposer en matière fiscale. C'est inacceptable.

On peut citer d'autres éléments d'incertitude. L'ordonnance du 30 janvier pose que les obligations de vigilance et de déclaration de soupçon naissent dès lors qu'il y a "relations d'affaires", mais ne précise pas ce qu'une telle relation recouvre, ni à quel moment elle se noue.

Le champ d'application de la déclaration de soupçon est, en outre, bien trop large, dans la mesure où il concerne toute situation dans laquelle intervient la rédaction d'actes (soit la plus grande partie de l'activité de l'avocat en général et de l'avocat conseil en particulier).

Enfin, alors que les textes précédents ne s'appliquaient qu'en cas de blanchiment du produit d'infractions d'une particulière gravité (trafic de stupéfiants, terrorisme...), désormais, sont concernées toutes les infractions punies de plus de trois ans. C'est-à-dire la quasi-intégralité des crimes et délits. Cela inclut, d'ailleurs, la fraude fiscale (constituée dès lors que les sommes non déclarées atteignent 153 euros).

Le décret du 16 juillet 2009 (5) fixe des critères restrictifs pour la fraude fiscale : seule une fraude "aggravée" serait concernée (notamment, l'utilisation de sociétés écrans, la réalisation d'opérations financières incohérentes au regard des activités habituelles de l'entreprise, etc.). Mais ces dispositions sont mal rédigées et floues, donc, inapplicables.

Au-delà de ces imprécisions, ce qui importe fondamentalement, c'est que les avocats ne sauraient devenir auxiliaires de Tracfin et de la police. Cela contrevient à des principes fondamentaux supérieurs aux Directives et aux lois, reconnus, notamment, par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme. Ainsi en est-il du droit au silence : si je dénonce mon client, je trahis sa parole, alors qu'il aurait eu le droit de se taire, s'il avait été interrogé directement par les services de police.

Tous les recours possibles ont été introduits. Le barreau de Paris et le Conseil national des barreaux ont saisi le Conseil d'Etat de l'ordonnance du 30 janvier 2009 et de chacun de ses décrets d'application. Aucune décision n'a encore été rendue.

Lexbase : Quels conseils donnez-vous à vos confrères pour se prémunir des risques de blanchiment ?

Wiliam Feugère : L'ordonnance du 30 janvier 2009 impose aux avocats de mettre en place des procédures écrites destinées à assurer une mise en oeuvre efficace des préventions (création de systèmes d'évaluation et de gestion des risques de blanchiment, diffusion de procédures et d'informations régulières à l'ensemble des membres de leurs personnels concernés, etc.).

Mais ces obligations de prévention n'ont, en réalité, rien de nouveau pour les avocats. La déontologie impose de vérifier l'identité de son client. Les rédacteurs d'actes le savent depuis toujours. On ne peut prendre le risque de faire signer une cession d'actions ou de fonds de commerce sans vérifier que celui qui se présente comme le cédant est le véritable propriétaire. Une obligation de résultat pèse sur l'avocat en matière juridique : il engage sa responsabilité sur les mentions de son acte. L'acte d'avocat en sera la reconnaissance.

Par ailleurs, contrairement aux notaires, qui ont l'obligation d'instrumenter, l'avocat a le devoir de se déporter en cas de doute sur la probité du client. Il peut en amont dissuader son client de réaliser l'opération. En cas de persistance, il lui rend son dossier, ce n'est plus son client.

A cet égard, le fait que Tracfin ne s'oppose pas à l'opération après une déclaration de soupçon n'exonère pas l'avocat de son obligation de se déporter : on peut être instrumentalisé par Tracfin, qui n'a pas nécessairement intérêt à stopper tout de suite l'opération.

C'est l'expérience de l'avocat, aiguisant son intuition, qui l'alertera. En cas d'incertitude, qu'il n'hésite pas à en parler à son Ordre.


(1) Dispositif, par ailleurs, constitué de la Directive 91/308 du 10 juin 1991 (N° Lexbase : L7622AUT) et de la Directive 2001/97 du 4 décembre 2001 (N° Lexbase : L9218A48).
(2) CJCE, 25 février 2010, aff. C-170/09 (N° Lexbase : A2530ESI).
(3) Not. CJCE, 27 octobre 2005, aff. C-23/05 (N° Lexbase : A0980DLU) et CJCE, 17 janvier 2008, aff. C-152/05 (N° Lexbase : A6706D3R).
(4) Directive 2006/70, portant mesures de mise en oeuvre de la Directive 2005/60 pour ce qui concerne la définition des "personnes politiquement exposées" (N° Lexbase : L4619HBK).
(5) Décret n° 2009-874, pris pour application de l'article L. 561-15-II du Code monétaire et financier N° Lexbase : L4874IEA).

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