La lettre juridique n°296 du 13 mars 2008 : Éditorial

Le zouave, la télé-réalité et le travail dissimulé

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la rédaction

le 27 Mars 2014


Par trois arrêts rendus le 12 février dernier, les juges de la cour d'appel de Paris confirment le statut salarial applicable à plusieurs candidats "îliens" d'un programme de divertissement télévisuel. L'information, qui aura transpiré sur les fils RSS de l'AFP, et donc, dans tous les quotidiens et magazines d'actualité, peut, de prime abord, prêter à sourire, reléguée à cette catégorie de presse, dite people. Mais, à y regarder de plus près, c'est toute l'économie générale de ce type de divertissement, appelé "télé-réalité", qui s'en trouve bouleversée, et à un plus d'un titre.

Petit aparté. La télé-réalité consiste à montrer, dans le cadre d'un programme récurrent, des situations mettant des individus ordinaires aux prises avec des situations inspirées de situations réelles ou présumées telles. Or, "ce qu'on appelle une oeuvre sincère, est celle qui est douée d'assez de force pour donner de la réalité à une illusion" écrivait Max Jacob, dans son Art poétique. Et l'oxymore "soyez naturel", véritable pensif de ce genre télévisuel, n'aura pas trompé les juges parisiens pour lesquels, ces émissions, en guise de réalité, scénarisent une tranche de vie, et sont à la lisière d'une banale fiction ; car injonction est faite à tout participant d'être soi !

En effet, proposer à une personne "ordinaire" -par opposition à un professionnel de la télévision- de tester ses relations affectives et/ou son pouvoir de séduction, en pratiquant du catamaran, du jet-ski, du saut à l'élastique, des baignades, des balades à cheval, des séances de massage, des soirées festives et des rendez-vous intimes, dans un cadre tropical, peut s'apparenter, sérieusement, à une embauche. Il suffit pour cela que "le règlement de participants" à l'émission de télévision impose "une disponibilité permanente du 'participant' pour le tournage", que ses conditions de vie soient déterminées exclusivement par la production et que celle-ci ait le droit de sanctionner le non-respect de l'une quelconque des obligations du règlement. La rémunération sera alors constituée d'avantages en nature consistant dans la prise en charge des frais de transport, du visa nécessaire, de l'hébergement, des repas et des activités sportives et autres. En outre, le salarié accomplira des heures supplémentaires, dans la mesure où il doit rester constamment en relation avec les autres participants, participer à des activités avec eux, en étant filmé sans répit. Et convenons, avec Sébastien Tournaux, Ater à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, que la sanction de la méconnaissance du statut salarial du participant à un divertissement de télé-réalité est lourde : licenciement irrégulier et abusif, travail dissimulé, et fraude à la législation de la Sécurité sociale !

Dont acte. Poussons, maintenant, le raisonnement un peu plus loin en terme contractuel, afin que les sociétés productrices de ces émissions puissent parer à toute éventualité. "Le règlement de participants" devra donc prendre soin de contenir une clause de mobilité (imaginez qu'un participant refuse de se déplacer à Kuala Lumpur ou à Pekin dans une course à étapes !) ; une clause de loyauté (imaginez qu'un participant oublie de dévoiler quelque facette de son passé qui pourrait nuire à l'image de l'émission !) ; une clause de non-concurrence (imaginez qu'un participant, adepte du zapping réalité-télévisuel, propose tout le savoir, savoir-faire et savoir-être acquis au cours d'une précédente émission, auprès d'un autre producteur !) ; une clause de cession de droits d'auteur (imaginez qu'un participant ait un trait d'esprit si formidable qu'il convient d'éditer rapidement des milliers de tee-shirts marqués de l'indélébile pensée de son auteur !) ; une clause sur l'horaire de travail (d'où, sans doute, la fameuse salle CSA qui permet au participant-salarié de prendre son quart d'heure de pause toutes les deux heures ?)... Enfin, quelle convention collective appliquer (artistes-interprètes, communication et production audiovisuelles, entreprises artistiques et culturelles, entreprises de travail temporaire... ou camping, industries du camping, et tourisme) ?

Heureusement. Les juges parisiens se seront souvenus que, pour échapper au lien de subordination qui caractérise le salariat, le quotidien pouvait rester un sujet d'art, comme au temps du dadaïsme, du cubisme et du surréalisme ; de Marcel Duchamp exposant son urinoir, de Fernand Léger déclarant qu'il faudrait filmer 24 heures dans la vie d'un couple banal, de Francis Ponge qui composa des poèmes sur les objets du quotidien dans Le Parti pris des choses, ou d'Andy Warhol qui tourna Sleep, un plan séquence d'une personne en train de dormir pendant 6 heures.

"Le droit est la plus puissante des écoles de l'imagination. Jamais poète n'a interprété la nature aussi librement qu'un juriste la réalité" écrivait Jean Giraudoux, dans La Guerre de Troie n'aura pas lieu. Les zouaves, corps d'armée formé à Alger en 1830, étaient réputés pour être exagérément disciplinés, au point d'être perçus comme... idiots. Et les juges parisiens de préciser que "faire le zouave" à la télévision n'exclut pas la discipline professionnelle, clé de voute de cette télé-réalité.

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