La lettre juridique n°635 du 3 décembre 2015 : Éditorial

La quarantaine... pas si sereine

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 03 Décembre 2015


31 décembre... 1975, était adoptée la loi n° 75-1334, relative à la sous-traitance : loi pivot de l'économie immobilière, de notre industrie -à l'époque nationale, désormais internationalisée-. Cette loi n'a subi "qu'une douzaine" de modifications depuis son adoption ; ce qui au regard de la majorité des lois de la Vème République est plutôt faible pour être signalé. Mais à l'approche de ses quarante ans, sa sérénité, toute relative, est mise à mal par une proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, tant décriée, que le Sénat vient, le 18 novembre dernier, fait rarissime, ni plus ni moins de la rejeter alors qu'elle avait été votée par l'Assemblée nationale le 30 mars 2015.

Il est vrai que les dernières modifications législatives étaient relatives à quelques ajustements en matière de transport et de sous-traitance industrielle. Là, il s'agit tout de même "de responsabiliser les sociétés transnationales afin d'empêcher la survenance de drames en France et à l'étranger et d'obtenir des réparations pour les victimes en cas de dommages portant atteinte aux droits humains et à l'environnement", livre l'exposé des motifs de la proposition.

Ainsi, toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l'étranger, devrait établir et mettre en oeuvre de manière effective un plan de vigilance.

Ce plan comporterait les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier et à prévenir la réalisation de risques d'atteintes aux droits de l'Homme et aux libertés fondamentales, de dommages corporels ou environnementaux graves ou de risques sanitaires résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu'elle contrôle, directement ou indirectement, ainsi que des activités de leurs sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels elle entretient une relation commerciale établie. Les mesures du plan viseraient également à prévenir les comportements de corruption active ou passive au sein de la société et des sociétés qu'elle contrôle.

Le non-respect de ces obligations engagerait la responsabilité de son auteur dans les conditions fixées aux articles 1382 et 1383 du Code civil. En outre, le juge pourrait prononcer une amende civile allant jusqu'à 10 millions d'euros.

Cette loi "affole" les grands groupes français, titrent les gazettes spécialisées. Ils craignent que cette loi, inédite, soit un handicap de plus à la compétitivité de leurs entreprises. Ils dénoncent également des obligations mal définies.

Pourtant les députés se défendent d'attenter au dynamisme de l'économie. Bien au contraire, ils pensent que renforcer la responsabilité des entreprises transnationales constitue aussi une réelle question de compétitivité de notre économie et de nos entreprises. "Tout comme il existe un dumping social, il existe un dumping sur les droits humains et sur les normes environnementales, avec les mêmes conséquences négatives". Il s'agit en fait d'une question de gestion des risques.

Pour les sénateurs, les choses ne sont pas si "angéliques". La commission a souscrit à l'objectif consistant à faire contribuer les grandes entreprises françaises à une meilleure protection des droits de l'Homme et des normes sociales et environnementales à l'étranger. Mais, après avoir souligné les graves insuffisances juridiques comme les problèmes de constitutionnalité du texte, ainsi que les risques économiques d'atteinte disproportionnée à la compétitivité des entreprises françaises et l'attractivité du territoire français, le rapporteur a indiqué que le niveau pertinent pour traiter les préoccupations abordées par ce texte était celui de l'Union européenne, à partir de la Directive du 22 octobre 2014 concernant la publication d'informations non financières par les grandes entreprises, laquelle comporte un principe de diligence raisonnable. En clair : la mise en oeuvre de cette responsabilité sociétale ne peut être orchestrée qu'au niveau européen, afin de ne pas entamer la compétitivité des multinationales françaises. De dumping social et environnemental... il n'en est pas fait mention dans le rapport d'information du Sénat.

Pourtant, le texte de la proposition de loi avait été revu et corrigé après quatre premières propositions ayant elles-mêmes été abandonnées. Ces textes visaient à instaurer, dans le Code de commerce, à la charge de toute entreprise, une obligation de vigilance, c'est-à-dire une obligation de prévenir tout dommage ou tout risque avéré de dommage sanitaire, environnemental ou d'atteinte aux droits fondamentaux, dans le cadre de ses activités, de celles de ses filiales ou de celles de ses sous-traitants. En cas de dommage, la responsabilité de l'entreprise était engagée, sauf à démontrer qu'elle n'était pas en mesure de le prévenir, en dépit de son devoir de vigilance. Etait également instituée, dans le Code civil, une présomption de responsabilité en cas de dommage causé non seulement par l'activité d'une entreprise, quelle que soit sa taille, mais aussi l'activité de ses filiales et sous-traitants, sauf à démontrer qu'elle avait pris toutes les mesures nécessaires pour prévenir ce dommage. Etait enfin prévu un délit de manquement à l'obligation de vigilance. Un tel dispositif soulevait alors de très sérieuses difficultés d'ordre juridique et même constitutionnel, au regard du principe de responsabilité, à l'évidence, mais aussi du principe de légalité des délits et des peines. Le nouveau texte n'aura pas trouvé grâce non plus aux yeux sénatoriaux.

De l'avenir de cette proposition de loi, nul ne saurait gager. Le Gouvernement est lui-même "embarrassé" par l'initiative parlementaire. "La générosité, pour légitime qu'elle soit, ne doit pas conduire le législateur à méconnaître les exigences du droit"... et alors qu'il n'existe aucune législation nationale ayant une portée aussi large et donc de dispositif aussi ambitieux, dans les champs couverts, pour imposer par la loi aux entreprises un devoir de vigilance. Dans les législations étrangères, des régimes de responsabilité pénale existent pour les sociétés mères, pour des infractions précisément définies, avec présomption simple de responsabilité, généralement pour des faits de corruption. Ces textes n'ont pas toujours de portée extraterritoriale.

Peut-être que la loi du 31 décembre 1975 aurait pu souffler autrement et plus efficacement ses bougies -encore que la proposition de loi n'impactait pas directement la loi mais les donneurs d'ordre- en modernisant la sous-traitance, ne serait ce qu'en France. Des voix se lèvent depuis quelques années pour améliorer le dispositif quarantenaire et sur lequel sont rédigés encore les contrat de sous-traitance aujourd'hui. Et, cette modernisation ne passe pas, à l'heure actuelle, par un assouplissement mais par plus de contraintes pour que la sous-traitance soit profitable aux deux parties. Il s'agit d'empêcher les donneurs d'ordres de bloquer l'intégralité du paiement d'une facture lorsqu'il y a litige sur une petite partie du montant ; d'inclure de nouvelles clauses sur la propriété industrielle, pour éviter qu'un client n'utilise les propositions de ses fournisseurs pour fabriquer moins cher à l'étranger ; d'encadrer davantage les conditions de rupture des contrats pour ne pas fragiliser les sous-traitants ; et de raccourcir les délais entre les révisions de prix. Il conviendrait également, pour nombre d'acteurs, de revoir la question des délais de paiement au regard de la caractérisation de la vente parfaite. En application des règles classiques, la vente est parfaite dès lors que le sous-traitant et le donneur d'ordres sont d'accord sur une prestation et sur un prix ; du coup, le donneur d'ordre jouit de la propriété intellectuelle de la prestation avant même de l'avoir payée. Et comme il en est propriétaire, il peut exiger de son sous-traitant autant de modifications qu'il le souhaite, repoussant ainsi d'autant le moment de payer la facture.

Voilà donc les pistes de réflexion d'une révision sensible de la loi relative à la sous-traitance qui auraient les honneurs d'un anniversaire marquant ainsi l'âge de la maturité au service de la compétitivité nationale.

"Quarante ans, c'est la vieillesse de la jeunesse, mais cinquante ans, c'est la jeunesse de la vieillesse", écrivait Victor Hugo. Pas sûr que la compétitivité et la sécurité juridique de notre économie hautement assise sur la sous-traitance puissent attendre la cinquantaine pour paraître à nouveau "jeune" !

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