Réf. : CEDH, 23 juin 2015, Req. 48628/12 (N° Lexbase : A5710NL3)
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par Guillaume Royer, Maître de conférences à Sciences-Po Paris (Campus franco-allemand de Nancy), Avocat au barreau de Nancy
le 23 Juillet 2015
C'est d'ailleurs dans cette perspective que s'inscrit l'arrêt rendu en date du 23 juin 2015 par la Cour européenne des droits de l'Homme dans l'affaire "Baltar et Demir contre Turquie" où le juge strasbourgeois était amené à se prononcer sur l'atteinte au droit au procès équitable de deux requérants turcs condamnés sur la base de déclarations anonymes. Or, bien que l'arrêt prononce une condamnation à l'encontre de l'Etat turc en raison de la violation du droit à un procès équitable, cette décision peut présenter un intérêt au regard du droit français puisque la loi n° 2001-1062 du 15 novembre 2001, relative à la sécurité quotidienne (N° Lexbase : L7960AUD) a introduit, aux articles 706-57 (N° Lexbase : L2256IEB) et suivants du Code de procédure pénale, le recours au témoignage anonyme. Et l'intérêt de la comparaison est d'autant plus grand que la Cour européenne des droits de l'Homme rappelle les conditions qui conduisent à n'admettre qu'exceptionnellement le recours au témoignage anonyme.
Pour s'en convaincre, il convient de rappeler qu'en l'occurrence, un témoin anonyme avait été entendu le 5 juin 2009 par le Parquet dans le cadre d'une enquête pénale menée au sujet des activités de l'organisation illégale PKK. Ce témoin prétendait avoir identifié les deux requérants comme étant membres de ladite organisation. Quelques jours plus tard, ils ont été interpellés et placés en garde-à-vue. Au cours de cette mesure, le Parquet a interrogé les deux requérants sur leurs liens avec le PKK en portant à leur connaissance les déclarations du témoin anonyme. Au cours de leur audition, les intéressés ont contesté ces déclarations et ont demandé, par l'intermédiaire de leur avocat, à ce que l'anonymat soit levé, dès lors qu'aucune menace n'était alléguée par le témoin. A l'issue de la mesure de garde à vue, les deux requérants ont été remis en liberté et mis en examen, avec 14 autres personnes, du chef d'appartenance au PKK. Le 16 septembre 2009, agissant sur commission rogatoire, un juge interrogea le témoin anonyme. Celui-ci fut entendu lors d'une audience à huis-clos, conformément aux dispositions du droit interne. Le 20 octobre 2010, les deux requérants ont encore contesté les accusations portées contre eux et ont mis en cause la manière dont le témoin anonyme avait été entendu. Toutefois, la cour d'assises les a condamnés à 6 ans et 3 mois d'emprisonnement pour appartenance à une organisation illégale, sans avoir pu procéder à un contre-interrogatoire du témoin anonyme : sa déposition avait simplement été lue au cours des débats. Leur pourvoi en cassation étant rejeté, ils ont saisi la Cour européenne des droits de l'Homme d'une requête fondée sur une violation combinée des articles 6 § 1 (N° Lexbase : L7558AIR) et 6 § 3-d de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, se plaignant de n'avoir pu, à aucun moment de la procédure, interroger ou faire interroger le témoin anonyme dont les déclarations ont constitué, à leurs yeux, le fondement de leur condamnation.
Cette analyse est suivie par la Cour européenne des droits de l'Homme qui, sans manifester une hostilité dirimante à l'égard du témoignage anonyme, veille à l'encadrer le plus strictement possible en exposant un véritable vademecum du recours au témoignage anonyme adressé à l'attention des Etats membres. Elle estime qu'il est de son rôle de vérifier si l'impossibilité faite à la défense d'interroger ou de faire interroger un témoin à charge est justifiée par un motif sérieux (I). Ensuite, lorsque l'absence d'interrogation du témoin est justifiée par un motif sérieux, elle doit encore rechercher si les dépositions de témoins absents ont constitué ou non la preuve à charge unique ou déterminante (II). Enfin, l'admission à titre de preuve de la déposition constituant l'élément à charge unique ou déterminant d'un témoin que la défense n'a pas eu l'occasion d'interroger n'emporte pas automatiquement violation de l'article 6 § 1 de la Convention : la procédure peut être considérée comme équitable dans sa globalité lorsqu'il existe des éléments suffisamment compensateurs des inconvénients liés à l'admission d'une telle preuve pour permettre une appréciation correcte et équitable de la fiabilité de celle-ci. En d'autres termes, elle admet qu'un témoignage anonyme déterminant puisse être recevable s'il est contrebalancé par d'autres garanties procédurales efficaces offertes à la défense (III) (4).
I - Motif sérieux de recourir au témoignage anonyme
Tout d'abord, la Cour européenne des droits de l'Homme rappelle que le recours au témoignage anonyme ne saurait être laissé à la discrétion des autorités de poursuite des Etats membres. Bien au contraire, il leur appartient d'en justifier le recours. Or, en l'espèce, force est de constater que les autorités turques n'avaient pas justifié de la nécessité de recourir au témoignage anonyme. En particulier, la Cour européenne des droits de l'Homme relève qu'"il ne ressort aucunement du dossier que cette juridiction ait procédé à des investigations pour déterminer si le témoin éprouvait des craintes et, dans l'affirmative, si celles-ci reposaient sur des motifs objectifs" (5). Ainsi, le recours au témoignage anonyme mérite d'être doublement justifié : il lui appartient de faire état de craintes éprouvées par le témoin, mais encore, de pouvoir en rapporter la preuve. De simples allégations se révèlent donc insuffisantes.
De ce point de vue, le droit interne semble avoir tiré les enseignements du droit européen puisque le Code de procédure pénale prévoit le recours à l'anonymat lorsque "l'audition d'une personne visée à l'article 706-57 est susceptible de mettre gravement en danger la vie ou l'intégrité physique de cette personne, des membres de sa famille ou de ses proches l'identité de la personne et les raisons pour lesquelles [...] les déclarations de la personne doivent être recueillies sans que son identité apparaisse dans la procédure". Le texte ajoute ensuite que deux autres documents "peuvent" être joints à la requête adressée au juge des libertés et de la détention. D'une part, il est indiqué que "peut être joint à la requête un procès-verbal d'audition de la personne dans laquelle celle-ci fait part de son accord pour témoigner de manière anonyme, en expliquant le cas échéant les risques qui pèsent sur elle, sa famille ou ses proches si elle témoignait sans bénéficier des dispositions de l'article 706-58 (N° Lexbase : L4518AZD)". D'autre part, "peut être également joint un rapport des enquêteurs justifiant le recours à la procédure prévue par cet article". Ces deux documents sont facultatifs puisqu'ils sont insérés par le verbe "pouvoir". Toutefois, il nous semble particulièrement sage que le procureur de la République ou le juge d'instruction, selon que l'on se situe en phase d'enquête ou d'information, exige des enquêteurs qu'ils établissent le rapport visé à l'article R53-27 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L5863DGA). En effet, dès lors que la Cour européenne des droits de l'Homme exige que les craintes du témoin reposent sur des "motifs objectifs" et non sur de simples allégations, le rapport des enquêteurs permettra de leur donner une véritable consistance et, par la même occasion, de justifier du caractère sérieux du recours au témoignage anonyme. Sous cette dernière précaution, le dispositif de protection des témoins instauré le législateur français paraît conforme aux attentes de la Cour européenne des droits de l'Homme.
II - Force probante du recours au témoignage anonyme
En revanche, la conformité du droit français aux exigences européennes s'entend dans une moindre mesure s'agissant de la deuxième condition posée par la Cour européenne des droits de l'Homme. Dans l'affaire commentée, elle a pris soin de situer la place du témoignage anonyme au sein de l'offre de preuve dont disposait l'accusation pour fonder la culpabilité des requérants. La Cour européenne des droits de l'Homme précise que "si la déposition du témoin anonyme ne constitue pas la seule preuve à charge dans la condamnation des requérants, elle constitue néanmoins une preuve déterminante" (8). Cette incursion dans le droit de la preuve est remarquable dans la mesure où la Cour européenne des droits de l'Homme concède habituellement que l'examen des preuves relève de la marge d'appréciation des Etats membres (9). Le contrôle opéré par la Cour européenne des droits de l'Homme est particulièrement poussé dans la mesure où elle apprécie la force probante des différentes pièces fondant la déclaration de culpabilité : elle ne se borne pas à constater la pluralité d'éléments de preuve corroborant le témoignage anonyme, elle en pèse la portée sur la déclaration de condamnation.
Or, c'est en cela que le dispositif instauré en droit interne diverge des exigences posées par la Cour européenne des droits de l'Homme. Alors que la jurisprudence européenne se fonde sur le critère, subjectif, de la "preuve déterminante", le droit interne retient celui de la "preuve unique". En effet, l'article 706-62 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L4521AZH) prévoit qu'"aucune condamnation ne peut être prononcée sur le seul fondement de déclarations recueillies dans les conditions prévues par les articles 706-58 et 706-61 (N° Lexbase : L5749DYL)". Il résulte de ce texte, comme a pu l'écrire Madame Delphine Brach-Thiel, que "le texte de l'article 706-62 du Code de procédure pénale n'impose que l'absence de condamnation sur le seul fondement de déclaration anonyme, ce qui suppose que s'il y a un seul autre élément de preuve, une condamnation peut alors être valablement prononcée en présence notamment d'une audition sous anonymat et alors même que celle-ci serait prépondérante et aurait emporté l'intime conviction du juge" (10). Ou, sous la plume moins mesurée du professeur Jacques Le Calvez, que "la distorsion avec notre droit interne apparaît clairement ; il y a [...] un abîme entre le seul fondement de la condamnation, visé par la loi interne, et la mesure déterminante du fondement de celle-ci requise par la Cour européenne, qui pose une exigence supérieure" (11). Ainsi, la jurisprudence interne semble se satisfaire de la présence d'un autre élément de preuve, corroborant le témoignage anonyme, pour s'assurer du respect du procès équitable et refuse de pousser son analyse dans la portée du témoignage anonyme sur la déclaration de condamnation (12).
III - Compensation suffisante du recours au témoignage anonyme
Pour autant, la divergence de critères ne nous semble pas suffire à mettre en doute la conventionalité de l'article 706-62 du Code de procédure pénale au regard de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme. En effet, la Cour européenne des droits de l'Homme apporte une atténuation importante au critère précédemment exposé. Elle prend le soin de préciser que "l'admission à titre de preuve de la déposition constituant l'élément à charge unique ou déterminant d'un témoin que la défense n'a pas eu l'occasion d'interroger n'emporte pas automatiquement violation de l'article 6 § 1 de la Convention : la procédure peut être considérée comme équitable dans sa globalité lorsqu'il existe des éléments suffisamment compensateurs des inconvénients liés à l'admission d'une telle preuve pour permettre une appréciation correcte et équitable de la fiabilité de celle-ci" (13). Ce contrebalancement a déjà pu être aperçu dans la jurisprudence récente de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l'Homme (14).
En l'occurrence, l'autorité judiciaire turque avait procédé à une audition à huis clos du témoin anonyme durant la phase d'information (15), mais le témoin n'avait pas comparu personnellement devant la formation de jugement. A ce stade de la procédure, la déposition du témoin anonyme avait simplement été lue au cours de l'audience (16). Pour la Cour européenne des droits de l'Homme, cette lecture était insuffisante pour deux raisons essentielles : elle ne permettait pas à la défense de procéder à un véritable contre-interrogatoire du témoin (17), mais surtout, elle ne permettait pas à la juridiction de jugement de pouvoir apprécier la réaction du témoin face à ces questions et donc, d'apprécier la crédibilité du témoignage (18). L'essentiel était donc que le témoin anonyme puisse être évalué "in situ" par le juge.
Il en résulte que la Cour européenne des droits de l'Homme n'est pas fondamentalement hostile à ce qu'une accusation repose sur un témoignage anonyme, même "déterminant", dès lors que la défense est en mesure d'être confrontée à ce témoin et que les juges peuvent s'assurer de la crédibilité de sa déposition (19). Certes, la simple lecture de la déposition est jugée d'insuffisante par la Cour européenne des droits de l'Homme, mais les nouvelles technologies de l'information et de la communication peuvent être utilement sollicitées. A cet égard, le juge d'instruction et la juridiction de jugement disposent des outils procéduraux permettant d'offrir à la défense une compensation efficace au regard de la jurisprudence européenne. En effet, l'article 706-61 du Code de procédure pénale prévoit un intéressant mécanisme de confrontation "in abstentia" (20). Il résulte de ce texte que "la personne mise en examen ou renvoyée devant la juridiction de jugement peut demander à être confrontée avec un témoin entendu en application des dispositions de l'article 706-58 par l'intermédiaire d'un dispositif technique permettant l'audition du témoin à distance ou à faire interroger ce témoin par son avocat par ce même moyen. La voix du témoin est alors rendue non identifiable par des procédés techniques appropriés". Ainsi, le législateur français a peut-être trouvé le fragile point d'équilibre entre le respect du procès équitable -dû à la défense- et la protection due au témoin. Et le courroux du juge strasbourgeois s'en trouvera peut être évité...
(1) J. Bentham, Traité des preuves judiciaires, 3ème, éd., 1840, Hauman et Cie, Bruxelles, Livre VII, Chap. 1er.
(2) J. Le Calvez, Les dangers du X en procédure pénale, Dalloz, 2002, Chron., p. 3024 et s..
(3) J. Le Calvez, art. préc..
(4) CEDH, 23 juin 2015, Req. 48628/12 (N° Lexbase : A5710NL3), § 39.
(5) CEDH, 23 juin 2015, Req. 48628/12, § 46.
(6) C. pr. pén. art. 706-58, al. 1er (N° Lexbase : L4518AZD).
(7) C. pr. pén. art. 706-58, al. 1er.
(8) CEDH, 23 juin 2015, Req. 48628/12, § 52.
(9) CEDH, 15 décembre 2011, Req. 26766/05 et 22228/06 (N° Lexbase : A0350NDC), § 118.
(10) D. Brach-Thiel, Juris.-Cl. Procédure pénale, C. pr. pén., art. 706-57 (N° Lexbase : L2256IEB) à 706-63, Fasc. 20 : Protection des témoins, § 38.
(11) J. Le Calvez, Les dangers du X en procédure pénale, Dalloz, 2002, Chron., p. 3024 et s..
(12) Cass. crim., 17 mars 2015, n° 14-88.351, FS-P+B (N° Lexbase : A1965NEI) ; Cass. crim., 19 novembre 2013, n° 12-86.419, F-D (N° Lexbase : A0455KQW) (dans ces deux arrêts, la Chambre criminelle écarte le moyen de cassation l'invitant à vérifier le caractère déterminant du témoignage anonyme).
(13) CEDH, 23 juin 2015, Req. 48628/12, § 39.
(14) CEDH, 15 décembre 2011, Req. 26766/05 (N° Lexbase : A0350NDC), § 147 et 161.
(15) CEDH, 23 juin 2015, Req. 48628/12, § 56.
(16) CEDH, 23 juin 2015, Req. 48628/12, § 60.
(17) CEDH, 23 juin 2015, Req. 48628/12, § 58.
(18) CEDH, 23 juin 2015, Req. 48628/12, § 57.
(19) Contra : Debove, F. Falleti et T. Janville, Précis de droit pénal et de procédure pénale: PUF, 5ème éd., 2013, p. 606. Les auteurs écrivent que "le témoignage anonyme n'est recevable que s'il est superflu".
(20) L'expression est empruntée à D. Brach-Thiel, in Juris.-Cl. Procédure pénale, C. pr. pén., art. 706-57 (N° Lexbase : L2256IEB) à 706-63, Fasc. 20, Protection des témoins, § 60.
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