La lettre juridique n°570 du 15 mai 2014 : Éditorial

Le don de jours de repos : un don purement gratuit et anonyme ?

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N2191BUP

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 15 Mai 2014


La loi du 9 mai 2014, permettant le don de jours de repos à un parent d'un enfant gravement malade, vient d'être promulguée au Journal officiel. Elle prévoit donc, à l'article L. 1225-65-1 du Code du Travail, qu'un salarié peut, sur sa demande et en accord avec l'employeur, renoncer anonymement et sans contrepartie à tout ou partie de ses jours de repos non pris, qu'ils aient été affectés ou non sur un compte épargne temps, au bénéfice d'un autre salarié de l'entreprise qui assume la charge d'un enfant âgé de moins de vingt ans atteint d'une maladie, d'un handicap ou victime d'un accident d'une particulière gravité rendant indispensables une présence soutenue et des soins contraignants. Nous laisserons, à d'autres bien plus qualifiés, le soin, de détailler les modalités d'application de ce nouveau régime légal du don -et nous nous interrogerons sur la compatibilité entre la notion de don, par nature généreux et spontané, et celle de la loi par nature contraignante, même si elle préserve le volontariat-.

Alors, cette loi, toute empreinte de générosité qu'elle soit et, de ce fait, ne pouvant qu'emporter l'adhésion du plus grand nombre, questionne beaucoup sur l'appréhension du don, sa place, sa considération dans notre société et l'entreprise ; sans oublier, l'Etat lui-même.

L'histoire de ce texte, issu, une fois n'est pas coutume, d'une proposition de loi, est des plus originales puisqu'il est le fruit d'une initiative déjà mise en place dans plusieurs entreprises ; initiatives singulières que le législateur a entendu légaliser et, par conséquent, généraliser. Conscientes des insuffisances des différents régimes de solidarité permettant à une famille de soutenir un des leurs dans la maladie, voire dans les derniers instants de vie, plusieurs entreprises avaient donc pris le pari du don de journées de repos au bénéfice de ceux qui avaient besoin de se libérer de leurs obligations professionnelles, sans en subir les conséquences financières afférentes, c'est-à-dire la perte de rémunération. Ne lésant les intérêts ni de l'Etat, indifférent au sort du donateur volontaire et du donataire dans le besoin, les modalités de cette entraide professionnelle assurant une neutralité pécuniaire, ni de l'entreprise à qui il n'est pas demandé, pour une fois, de contribuer à la solidarité forcée, la loi a de quoi séduire, a priori ; encore que l'on voit mal, pour l'entreprise et donc pour la bonne marche de l'économie nationale, comment la renonciation à un jour de congé d'un comptable compenserait celui pris par un ouvrier qualifié, le travail de l'un comme de l'autre ne se limitant pas à une simple ligne budgétaire... Par conséquent, on ne pourra qu'émettre certains doutes sur la neutralité financière d'un tel mécanisme de donation, ce que n'ont pas manqué de relever certains parlementaires lors de l'adoption du texte en cause.

Ensuite, il faut lire le rapport fait pour la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale pour le croire : "alors que la France doit faire face à un niveau d'endettement très élevé, préjudiciable à la fois à ses finances publiques mais aussi, globalement, à sa bonne santé économique, peut-on réellement demander à l'Etat de prévoir des conditions d'indemnisation plus confortables dans le cadre [des différents dispositifs de solidarité (congé pour enfant malade, congé de soutien familial, congé de solidarité familiale et congé de présence parentale)] ? Serait-il légitime, par ailleurs, de mettre en place une contribution des entreprises, dont les charges sont déjà élevées et qui, pour beaucoup d'entre elles, luttent au quotidien pour maintenir l'emploi sur les territoires ?" Est-ce à dire que l'Etat et les entreprises sont exsangues ; et qu'il ne faut plus compter sur la solidarité nationale, et sur l'impôt, pour couvrir de nouveaux risques liés aux accidents de la vie ? C'est du moins la forte impression que donne ce motif avoué de la loi. On rappellera, pour relativiser l'ensemble des implications macro-économiques et ramener l'analyse aux seuls cas de solidarité envisagés par la loi nouvelle, que ce dispositif s'adresse avant tout à 1 500 enfants, à nombre malheureusement constant, en phase terminale dans notre pays. Il est étrange que l'endettement de la France ou la taxation des entreprises ne puisse souffrir la douleur et la peine de 1 500 enfants qui ont besoin de la présence quotidienne de leurs parents...

Enfin, que penser de la précaution législative sur l'anonymat du don en question. Outre que certains n'ont pas manqué de relever que cet anonymat était, dans les faits, illusoire, il a semblé important aux parlementaires, qu'en dehors d'une gratuité inhérente au don, l'anonymat soit la garantie d'une absence de reconnaissance individuelle de la part du bénéficiaire, évitant ainsi tout marchandage, voire la garantie d'une absence de vindicte à l'égard de celui qui ne participerait pas à une donation collective de jours de repos. Et, c'est là toute l'ambiguïté d'une telle loi !

En légiférant pour reconnaître et encadrer le don au sein de l'entreprise, les parlementaires admettent qu'il existe au sein de la société et, plus particulièrement, dans le milieu professionnel, des relations d'échange non fondées sur le contrat. C'est, en principe, le contrat social, au sens large, et le contrat de travail, le régime conventionnel collectif ou encore celui des obligations unilatérales de l'employeur (usages), au cas particulier, qui régissent les rapports humains au sein de l'entreprise. De fait, le législateur reconnaît, désormais, que les relations interpersonnelles puissent naître de la générosité, de l'échange et du partage non contractualisé. On ne peut donc que constater que l'individualisme qui irrigue toutes relations sociales, alors que les droits conventionnels collectifs n'existent que pour assurer l'égalité et non la fraternité, est mis à mal par une telle législation faisant des "camarades" de véritables "frères d'arme".

Par ailleurs, la loi nouvelle, qui hésite entre Derrida et Bourdieu, peine nécessairement à pencher pour une conception ou l'autre du don ; ce qui explique la somme de précautions prise pour que ce don de jours de repos emporte le moins de fierté possible pour le donateur et le moins de reconnaissance souhaitable pour le donataire. On sait avec Derrida que, "pour qu'il y ait don, il faut qu'il n'y ait pas de réciprocité, de retour, d'échange, de contre-don ni de dette". "Il faut, à la limite, qu'il [le donataire] ne reconnaisse pas le don comme don. S'il le reconnaît comme don, si le don lui apparaît comme tel, [...] cette simple reconnaissance suffit pour annuler le don"... Autant dire que le véritable don n'existerait donc pas, ou bien il serait d'empreinte morale, si ce n'est d'essence religieuse. A l'inverse, les parlementaires n'ont pu se résoudre à la conception que Bourdieu a du don. Pour ce dernier, "toutes les actions apparemment désintéressées cacheront des intentions de maximiser une forme quelconque de profit". En clair, le don sans contrepartie, dans nos sociétés économiques, n'existe pas. C'est donc pourquoi le législateur a rappelé la gratuité du don en cause et imposé l'anonymat pour garantir cette gratuité. Se méfiant du don de Bourdieu, on imagine mal le législateur faire entrer la morale ou la foi dans l'enceinte libérale et laïque de l'entreprise pour se confondre avec Derrida...

Reste la conception de Marcel Mauss... Pour ce dernier, le don est universel. Le don est ce qui caractérise toutes relations humaines. Il peut être symétrique ou asymétrique, équilibré ou non, synchrone ou asynchrone, mais l'on ne donne et l'on ne rend que parce que l'on a reçu... Autrement dit, dans l'acte de donation qui régit le lien social, il y a trois éléments fondamentaux et non pas seulement deux : donner, recevoir... et rendre ; et cela, selon un cycle universel, intemporel et interactif, et certainement pas en vase clos. Et, la gratuité véritable de la donation vient du fait que l'on a précédemment reçu, et qu'il nous apparaît indéniable qu'il faille rendre à son tour, non pas nécessairement à celui qui nous a fait bénéficier de son don, mais à quidam. C'est peut-être cette conception là que le législateur a voulu mettre en avant. En rappelant la gratuité inhérente du don et en imposant l'anonymat de celui-ci, le législateur veut sortir du schéma puriste de Derrida et de son don inatteignable, sans entrer dans le dévoiement de l'intérêt bien compris du donateur de Bourdieu, pour rappeler que la contrepartie du don n'est pas à venir, mais vient du fait que le donateur a déjà reçu, a déjà été donataire... Pour revenir à notre cadre législatif, cela pourrait se traduire quelque peu ainsi : c'est parce que le salarié a bénéficié du don de jours de congés supplémentaires, notamment avec l'instauration des 35 heures, qu'il est envisageable qu'il puisse donner gratuitement et anonymement des jours de congés à ceux qui en ont foncièrement besoin pour soutenir leurs enfants gravement malades ou handicapés sans subir l'affront de la gêne pécuniaire. La thèse n'est point spécieuse : elle ressort au détour des débats parlementaires. Nécessairement, ces donataires seront, à leur tour, plus tard, dans la situation de pouvoir donner à d'autres dans le besoin. C'est ni plus ni moins que le principe de la solidarité nationale transportée dans le seul cadre entrepreneurial... Chacun jugera de l'opportunité d'un tel transfert de compétence, quand l'on a mis un siècle à s'affranchir du paternalisme dans l'entreprise ; à ceci près que l'échange ou la dépendance n'est plus verticale et hiérarchique, mais horizontale et coreligionnaire.

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