La lettre juridique n°569 du 8 mai 2014 : Contrat de travail

[Jurisprudence] Les déplacements du salarié résultant de ses obligations contractuelles

Réf. : Cass. soc., 2 avril 2014, n° 12-19.573, FS-P+B (N° Lexbase : A6296MIZ)

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N2097BU9

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par Sébastien Tournaux, Professeur à l'Université des Antilles et de la Guyane

le 08 Mai 2014

Il est des métiers qui, par nature, exigent du salarié qu'il se déplace, qu'il soit mobile. Comment imaginer un pilote de ligne, un chauffeur routier ou du personnel de chantier qui refuserait de suivre l'avion, la route ou les travaux qui sont au coeur de sa mission ? Le doute avait tout de même été instillé, il y a quelques années, par la Chambre sociale de la Cour de cassation qui avait exigé que les missions soient exceptionnelles, guidées par l'intérêt de l'entreprise et donnent lieu à l'information préalable du salarié quant à leur durée prévisible. Ce doute est aujourd'hui levé et l'on devra désormais faire plus clairement la distinction entre les salariés dont les fonctions n'impliquent pas de déplacement (I) et ceux pour lesquels au contraire, comme le précise un arrêt rendu le 2 avril 2014, les déplacements relèvent de leurs obligations contractuelles (II).
Résumé

Manque à ses obligations contractuelles le salarié qui refuse un déplacement s'inscrivant dans le cadre habituel de son activité d'assistant chef de chantier.

Commentaire

I - Les différents types de déplacement des salariés

Les modifications du lieu de travail. Le lieu de travail du salarié ou, tout du moins, le secteur géographique dans lequel se situe ce lieu de travail constitue un élément du contrat de travail qui ne peut, par conséquent, pas être modifié par l'employeur, sans l'accord du salarié (1). Malgré cette règle de principe, l'employeur dispose parfois à titre exceptionnel du pouvoir de modifier unilatéralement ce secteur géographique

C'est le cas, d'abord, lorsque le contrat de travail stipule une clause de mobilité. Si les conditions de validité de cette clause ont bien été respectées, le lieu de travail peut être modifié dans les limites de la zone géographique précisément déterminée par la stipulation (2).

A côté de cette modification définitive de la zone géographique de travail, il est parfois possible de modifier le lieu de travail de manière temporaire, sans que cette modification soit soumise à l'assentiment du salarié.

Modifications temporaires du lieu de travail. La Chambre sociale de la Cour de cassation a commencé à s'intéresser à ces modifications temporaires du lieu de travail, à ces missions temporaires, à partir du début des années 2000. Il est rapidement apparu que la nature des fonctions pouvait impliquer l'exigence d'une mobilité temporaire du salarié, mobilité à laquelle il ne pouvait s'opposer (3). Plus précisément, une mobilité occasionnelle et temporaire pouvait être imposée, à condition d'être "justifiée par l'intérêt de l'entreprise et que la spécificité des fonctions exercées par le salarié implique de sa part une certaine mobilité géographique" (4).

Le caractère "occasionnel", d'une part, et la "spécificité" des fonctions du salarié, d'autre part, pouvaient paraître contradictoires. Si les spécificités des fonctions du salarié impliquent le besoin de mobilité (chef de chantier, ingénieur ou technicien commercial, chauffeur routier, etc.), ce besoin est récurrent, voire permanent, ce qui s'accorde mal au caractère occasionnel exigé.

Tout en mettant fin à cette contradiction, la Chambre sociale de la Cour de cassation a suscité la perplexité par une décision rendue en 2010 par laquelle elle jugeait que l'affectation occasionnelle du salarié en dehors de son secteur géographique ne constitue pas une modification du contrat de travail lorsqu'elle "est motivée par l'intérêt de l'entreprise, qu'elle est justifiée par des circonstances exceptionnelles et que le salarié est informé préalablement dans un délai raisonnable du caractère temporaire de l'affectation et de sa durée prévisible" (5).

D'un côté, les conditions d'une mobilité temporaire occasionnelle étaient très sérieusement resserrées autour de critères précis, de l'autre, la référence à la spécificité des fonctions disparaissait. Il ne fallut attendre que deux ans, cependant, pour que la référence à la nature des fonctions ressurgisse dans un arrêt par lequel la Chambre sociale précisait que les conditions de validité des clauses de mobilité n'étaient pas applicables aux clauses de mission : peu importait l'existence de cette clause, le salarié ne pouvait refuser un déplacement "qui s'inscrivait dans le cadre habituel de son activité de consultant international" (6).

C'est sur cette mobilité temporaire, en raison de la nature des fonctions du salarié, que revient la Chambre sociale, par sa décision rendue le 2 avril 2014.

L'espèce. Un salarié, chef d'équipe, promu assistant de chef de chantier en 2009, travaillait pour le compte d'une société de construction et terrassement. Il refusa à deux reprises d'être affecté sur des chantiers d'autoroute en Gironde et dans les Pyrénées-Atlantiques. A la suite de ces refus, l'employeur le licencia pour faute grave. Le salarié contesta le licenciement devant le juge prud'homal.

La cour d'appel de Dijon considéra que le licenciement était bien fondé sur une faute : "le refus du salarié de rejoindre le chantier sur lequel il avait été envoyé constituait un acte d'insubordination caractérisant un manquement grave de l'intéressé à ses obligations contractuelles rendant impossible son maintien dans l'entreprise" (7). Le salarié forma pourvoi en cassation reposant sur un moyen unique.

Les premières branches du moyen contestaient que le salarié soit débiteur d'une obligation contractuelle d'accepter la mobilité temporaire. Le salarié reprenait l'argumentation de l'arrêt rendu en 2010 : la modification du lieu de travail ne peut être imposée au salarié que lorsque l'"affectation est motivée par l'intérêt de l'entreprise, qu'elle est justifiée par des circonstances exceptionnelles, et que le salarié est informé dans un délai raisonnable du caractère temporaire de l'affectation et de sa durée prévisible". Le salarié ne s'étant vu notifier aucune durée prévisible, et des circonstances exceptionnelles ne pouvant être identifiées, la mobilité ne pouvait à ses yeux lui être imposée.

Sur ce point, la Chambre sociale rejette le pourvoi. Reprenant le raisonnement des juges d'appel, elle relève que "le déplacement refusé par le salarié s'inscrivait dans le cadre habituel de son activité d'assistant chef de chantier", si bien que "le salarié avait manqué à ses obligations contractuelles".

La dernière branche du moyen contestait la qualification de faute grave. Sur ce point, la Chambre sociale casse la décision d'appel au visa des articles L. 1234-1 (N° Lexbase : L1300H9Z) et L. 1234-9 (N° Lexbase : L8135IAK) du Code du travail. Il s'agit d'une cassation pour manque de bases légales et non pour violation de la loi, si bien qu'il ne peut être déduit de cette cassation que la qualification de faute grave sera écartée sur renvoi. La Chambre sociale reproche aux juges d'appel de ne pas s'être expliqués sur certains faits invoqués par le salarié : aucune durée prévisible ne lui avait été communiquée, ses précédentes affectations avaient toutes eu lieu dans l'Est de la France et le salarié n'avait aucune "volonté délibérée" de manquer à ses obligations.

Systématisation : les deux types de mobilités temporaires. Cette décision prolonge les deux décisions évoquées rendues en 2010 et en 2012. Il semble qu'il existe en réalité deux cas de figure alternatifs dont découlent des régimes juridiques distincts.

Soit le salarié exerce des fonctions qui impliquent des déplacements professionnels, des mobilités temporaires, des affectations de courte durée dans des secteurs géographiques différents de son secteur de travail habituel. Dans ce cas de figure, l'employeur peut imposer au salarié ces mobilités temporaires, elles ne constituent pas une modification du contrat de travail mais relèvent au contraire des obligations contractuelles à la charge du salarié. Le refus du salarié constitue alors une insubordination, un comportement fautif.

Soit le salarié exerce des fonctions sédentaires, qui n'impliquent a priori aucun besoin de mobilité particulière, auquel cas, le déplacement, même temporaire, au-delà du secteur géographique de travail habituel du salarié, constitue une modification du contrat de travail. L'employeur ne pourra contraindre le salarié à une mobilité temporaire que selon les conditions posées en 2010 (8), c'est-à-dire lorsque la mobilité est guidée par des circonstances exceptionnelles, dans l'intérêt de l'entreprise, que le salarié est informé dans un délai raisonnable et que la durée prévisible de la mobilité lui a été précisée.

II - L'hypothèse de contractualisation des déplacements

La mobilité comme obligation contractuelle. Il demeure troublant de constater, dans cette décision, qu'aucune autre condition n'est imposée à l'employeur. Il suffit que le déplacement s'inscrive dans le cadre habituel des activités du salarié.

On ne peut tirer de limites très précises de cette affirmation, cela d'autant que l'appréciation du caractère habituel comporte une part certaine de subjectivité. On sait, toutefois, que seules les missions qui s'inscrivent dans le cadre de cette activité peuvent être imposées au salarié. Pour reprendre le cas d'espèce, le salarié peut donc être envoyé sur un chantier hors de sa zone habituelle de travail, mais il ne pourrait être contraint à partir en mission ou déplacement pour assumer d'autres tâches que ses fonctions et activités habituelles.

Le raisonnement de la Chambre sociale paraît toutefois acceptable. Il est vrai que cette mobilité temporaire peut être perçue comme une brèche dans la théorie de la modification du contrat de travail puisque la zone géographique de travail ne peut, en principe, être modifiée sans l'accord du salarié (9). Il n'en reste pas moins que cette modification est temporaire et que, surtout, certaines fonctions dans les entreprises ne peuvent être convenablement exécutées qu'à la condition que le salarié qui en a la charge se déplace. D'une certaine manière, la Chambre sociale lie le lieu de travail à la prestation de travail qui ne peut être exécutée convenablement sans déplacement. Refuser les déplacements constitue alors un cas d'exécution défectueuse de la prestation de travail, un manquement du salarié à ses obligations contractuelles.

Un besoin d'information inassouvi. Une réserve pourrait tenir à la conscience qu'a le salarié de s'engager à de tels déplacements lorsqu'il accepte telle ou telle fonction. A nouveau, le cas d'espèce l'illustre parfaitement : pendant treize ans, le salarié n'avait jamais été affecté à d'autres chantiers que ceux de l'Est de la France. Promu en 2009, il acceptait un poste qui impliquait des déplacements, mais peut-être pensait-il ou espérait-il que les conditions antérieures seraient préservées et qu'il ne serait pas envoyé en mission en dehors de sa zone habituelle de travail.

C'est ici que les clauses de mission peuvent être précieuses (10). Certes, elles ne sont pas d'un grand apport s'agissant de l'encadrement des mobilités temporaires puisque, comme l'a déjà précisé la Chambre sociale en 2012, c'est davantage la nature des fonctions que l'existence de la clause qui influe sur le régime applicable au déplacement. La clause a cependant d'autres vertus, en particulier celle de faire, à coup sûr, prendre conscience au salarié qui l'accepte que ses nouvelles fonctions impliqueront des mobilités temporaires.

De la sanction du refus de la mobilité temporaire. Quant à la sanction du refus par le salarié, elle ne surprend guère : le salarié qui manque à ses obligations contractuelles commet une faute et s'expose à une sanction disciplinaire. L'employeur, comme la cour d'appel de Dijon, avait considéré qu'il s'agissait d'une faute grave, ce qui ne convainc pas totalement la Chambre sociale de la Cour de cassation qui, comme à son habitude, exerce ici un contrôle étroit de la qualification de faute grave (11).

Il est vrai que l'appréciation de la faute grave est assez empirique et peut impliquer la prise en considération de nombreux indices : antécédents et ancienneté du salarié, niveau de responsabilité, circonstances particulières entourant la commission de la faute, etc.. La Chambre sociale ne reproche pas aux juges d'appel d'avoir accepté la qualification de faute grave mais seulement de ne pas avoir suffisamment "expliqué" pourquoi la faute était grave malgré les différents arguments avancés par le salarié.

Parmi ces différents arguments, l'un d'eux surprend. Si l'on est habitué à ce que le juge prud'homal prenne en considération les circonstances ayant entouré la faute, comme ici la cour d'appel aurait dû s'expliquer sur l'absence d'information du salarié sur la durée prévisible du déplacement, il est, en revanche, peu courant que le juge ait à prendre en compte la "volonté délibérée" du salarié de se soustraire à ses obligations. A suivre ce raisonnement, le caractère intentionnel ou non du comportement du salarié pourrait désormais servir d'indice à la qualification de faute grave. Or, si le caractère intentionnel a généralement une grande importance dans la qualification des fautes pénales, il est, le plus souvent, indifférent en matière civile et, plus particulièrement encore, en matière de responsabilité contractuelle dont il s'agit ici en définitive.

Il ne faut peut-être pas donner plus d'importance à la formule employée qu'elle n'en a réellement. Le salarié avait avancé devant les juges d'appel l'argument selon lequel il n'avait pas conscience d'être tenu d'accepter la mobilité, argument auquel il leur est reproché de ne pas avoir répondu plus que de ne pas en avoir tenu compte. Si, toutefois, la Chambre sociale devait à l'avenir accorder davantage d'importance à la volonté de l'auteur de la faute, c'est un nouvel indice permettant de qualifier la faute grave qui ferait alors son apparition.


(1) G. Auzero, E. Dockès, Droit du travail, Dalloz 2014, 28ème éd., p. 649 ; M. Del Sol, Variations jurisprudentielles sur le lieu de travail, JCP éd. S, 2009, n° 36, p. 7.
(2) Cass. soc., 7 juin 2006, n° 04-45.846, FS-P+B (N° Lexbase : A9457DPX) et les obs. de G. Auzero, La clause de mobilité doit définir de façon précise sa zone géographique d'application, Lexbase Hebdo n° 221 du 28 juin 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N0070AL8) ; Cass. soc., 12 juillet 2006, n° 04-45.396, F-P+B (N° Lexbase : A4407DQB) et nos obs., La précision de la zone géographique de la clause de mobilité : principe et sanction, Lexbase Hebdo n° 227 du 14 septembre 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N2633AL4) ; Cass. soc., 17 juillet 2007, n° 05-45.892, F-D (N° Lexbase : A4582DXY) et les obs. de G. Auzero, Bref retour sur les conditions de validité des clauses de mobilité géographique, Lexbase Hebdo n° 271 du 6 septembre 2007 - édition sociale (N° Lexbase : N1835BCX).
(3) Cass. soc., 4 janvier 2000, n° 97-41.154 (N° Lexbase : A4790AGI).
(4) Cass. soc., 22 janvier 2003, n° 00-43.826, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A7010A4E) et les obs. de Ch. Figerou, La mobilité avec clause : l'article 1134 du Code civil sur le devant de la scène, Lexbase Hebdo n° 57 du 7 février 2003 - édition sociale (N° Lexbase : N5778AAA) ; Dr. soc., 2003, p. 433, obs. J. Savatier.
(5) Cass. soc., 3 février 2010, n° 08-41.412, FP-P+B+R (N° Lexbase : A6063ERY) et les obs. de Ch. Radé, Le droit d'envoyer le salarié en mission sous étroite surveillance, Lexbase Hebdo n° 383 du 18 février 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N2330BNM) ; SSL, 2010, 1460 et 1461, note A. Gardin ; RDT, 2010, p. 226, obs. J.- Y. Frouin.
(6) Cass. soc., 11 juillet 2012, n° 10-30.219, FS-P+B (N° Lexbase : A7955IQP) et nos obs., La distinction entre clause de mobilité et clause de mission, Lexbase Hebdo n° 495 du 26 juillet 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N3206BTW).
(7) CA Dijon, 22 mars 2012, n° 11/00206 (N° Lexbase : A2992IGW).
(8) Cass. soc., 3 février 2010, n° 08-41.412, préc.
(9) Evoquant cet affaiblissement de la théorie de la modification du contrat de travail, v. A. Fabre, Certains changements d'horaires, même temporaires, peuvent constituer une modification du contrat de travail, Dr. soc., 2013, p. 1053.
(10) S. Tournaux, La distinction entre clause de mobilité et clause de mission, préc..
(11) V. par ex. Cass. soc., 30 novembre 2010, n° 08-43.499, FS-P+B (N° Lexbase : A6257GMP) et nos obs., Le contrôle de la qualification de faute grave : refus de la modification du lieu de travail et propos désobligeants du salarié, Lexbase Hebdo n° 422 du 6 janvier 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N0336BRU).

Décision

Cass. soc., 2 avril 2014, n° 12-19.573, FS-P+B (N° Lexbase : A6296MIZ).

Cassation partielle (CA Dijon, 22 mars 2012, n° 11/00206 N° Lexbase : A2992IGW).

Textes visés : C. trav., art. L. 1234-1 (N° Lexbase : L1300H9Z) et art. L. 1234-9 (N° Lexbase : L8135IAK).

Mots-clés : mobilité ; déplacements ; obligations contractuelles ; nature des fonctions ; insubordination ; faute.

Liens base : (N° Lexbase : E4669EX9).

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