Réf. : CAA Bordeaux, 4ème ch., 6 février 2025, n° 24BX00144 N° Lexbase : A68896TC
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N2165B3L
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par Joël Andriantsimbazovina, agrégé des facultés de droit, professeur à l’École de droit de Toulouse, Institut de Recherche en Droit Européen, International et Comparé, et Justin Kissangoula, Maître de conférences HDR à la Faculté de droit de l’Université Paris Cité
le 13 Mai 2025
Mots clés : noms de rues • racisme • dignité humaine • droits fondamentaux • libertés publiques
Au XXIe siècle, la ville de Biarritz peut-elle maintenir l’appellation « La Négresse » d’un de ses quartiers et d’une de ses rues au motif que cela porterait atteinte au principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine ? Portée devant les juridictions administratives, la question divise, la question déchire, mais plus encore la question fait peur.
En première instance, saisi par l’Association « Mémoires et Partages », qui lui demandait d’annuler une décision de refus du maire de Biarritz d’abroger des délibérations du conseil municipal, en date du 21 octobre 1861 et du 1er juillet 1986, par lesquelles celui-ci a donné le nom « La Négresse » à un quartier et à une rue de la ville, le tribunal administratif de Pau a rejeté la requête [1].
En appel, la cour administrative d’appel de Bordeaux a annulé le jugement du tribunal administratif de Pau et a donné satisfaction à l’Association « Mémoires et Partages » ; en vertu de l’article L. 911-1 du Code de justice administrative N° Lexbase : L7384LP8, elle a enjoint le maire de Biarritz de saisir le conseil municipal pour que ce dernier abroge les arrêtés litigieux dans un délai de trois mois à partir de la notification de l’arrêt [2].
Le bon sens commun semble désormais partagé : la dénomination « La Négresse » d’un quartier et d’une rue de la ville de Biarritz porte atteinte au principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine. En effet, il ne fait aucun doute pour la cour administrative d’appel de Bordeaux que :
« Quelle que soit l’origine supposée de ce terme : « la Négresse », il est constant qu’à la date de la décision attaquée (ici au XXIe siècle), il évoque en des termes dévalorisants l’origine raciale d’une femme, de nature à porter atteinte à la dignité de la personne humaine, et peut être perçu par la population, qu’elle soit résidente ou de passage, comme offensant à l’égard des personnes d’origine africaine ».
Cette motivation se veut d’autant plus conforme au bon sens commun, en parlant à tout un chacun, qu’elle s’autorise du considérant de principe du Conseil d’État dans son fameux arrêt dit du « Lancer des nains », rendu par l’Assemblée du contentieux en date du 27 octobre 1995 [3], dont elle épouse, non seulement les contours mais plus encore la philosophie argumentative : dans les deux cas, il s’agirait, avec le sceau de la protection de la dignité de la personne humaine, d’interdire un spectacle (« le lancer des nains ») et une expression (« la Négresse ») déshumanisants. Mais comparaison n’étant toujours pas raison, l’indignité du « lancer des nains » ne vaut l’indignité du substantif « la Négresse ». Il ne peut s’agir de la même chose. Ou pour le dire différemment, en motivant sa décision comme elle l’a fait, la cour administrative d’appel de Bordeaux a, tout simplement, cédé à l’air du temps, sans pour autant mesurer les implications culturelles, intellectuelles, juridiques, et politico-philosophiques de sa motivation. Or, les inconvénients d’une telle conception à la fois émotionnelle (I) et absolue (II) du principe de sauvegarde de la dignité humaine sont nombreux.
I. Une conception émotionnelle du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine
Là où le tribunal administratif de Pau indiquait pour sa part qu’ « il n’est pas contesté que le conseil municipal de Biarritz a donné ce nom, dans une perspective mémorielle, dans le but de rendre hommage à la personne considérée et à l’histoire locale qui l’accompagne, et non dans le but de présenter de manière dégradante, humiliante ou avilissante une esclave ou descendante d’esclave à la peau noire ou de stigmatiser les membres d’une communauté pour un motif raciste », la cour administrative d’appel de Bordeaux a répondu qu’aussi bien l’histoire du quartier (A) que l’analyse sémiologique de l’expression « la Négresse » (B) ne font pas le poids face au profond et douloureux sentiment d’indignité des « narrativités noires » pour lesquelles cette appellation « est attentatoire à la dignité de la personne humaine en raison de sa connotation raciste et sexiste, et de son incitation à la discrimination ou à la haine à l’égard de personnes en raison de leur appartenance à une race ».
A. La dignité de la « Négresse » opposée à l’histoire et à l’héritage du quartier du même nom
Il ne fait pas de doute que la cour administrative d’appel de Bordeaux a épousé le « sentiment d’indignité » des « narrativités « noires » » que Cynthia Fleury définit comme « un sentiment d’atteinte à l’intégrité physique et psychique, comme si l’irréductible en soi était humilié, déshonoré, et que les institutions autour font précisément l’inverse de ce qu’elles sont censées faire : alors même qu’elles devraient pérenniser des conditions accompagnant l’épanouissement des individus, elles destituent scrupuleusement les ressorts intimes d’une singularité. Quand un individu est réduit au statut d’objet et doit subir l’arbitraire le plus complet – à savoir celui de la violence décomplexée -, il ne peut que se vivre comme « indigné » (protestation) devenant « indigne » (perte de l’estime de soi) » [4]. L’association requérante ne s’y est d’ailleurs pas trompée puisqu’elle a non seulement crié victoire mais plus encore, elle a indiqué que ce succès est d’autant plus symbolique qu’elle a été obtenue dans un lieu, l’immeuble qui abrite la cour administrative d’appel de Bordeaux, qui a autrefois appartenu à une famille bordelaise qui s’enrichit dans le commerce d’esclaves. Tout se passe comme si dès l’origine, ontologiquement donc, la dénomination du quartier et de la rue « La Négresse » à Biarritz avait pour dessein avoué ou inavoué d’anathématiser les femmes noires. Sinon, selon notre compréhension actuelle, pourquoi avoir choisi d’essentialiser cette dame, de l’avoir décrite et finalement réduite à la seule couleur noire de son épiderme ou à sa race et ne pas l’avoir appelé par son identité propre ? « La Négresse » n’avait-elle pas un nom, un prénom et une origine [5] ? Cette lecture émotionnelle et non point rationnelle de la dignité de « la Négresse » peut de surcroît s’autoriser de nombreux précédents, aussi bien en France [6] qu’à l’étranger [7], où l’on a assisté à des suppressions/ effacements des noms de villes, de quartiers, de rues, des écoles, pour ne citer que ces cas, lorsque l’on venait à découvrir que l’appellation en question avait partie liée avec le sentiment d’indignité [8].
Mais est-ce que cette lecture est la seule possible ? Ne peut-on pas repenser le principe de sauvegarde de la dignité de « la Négresse » en « zoomant » sur l’identité pure de la « Négresse » et sur son apport à l’animation dudit quartier de Biarritz ? Peut-on à proprement s’exclamer et gloser sur la bague de la dignité lorsque l’on sait que la sanction de l’indignité du quartier et de la rue « la Négresse » à Biarritz se fera au détriment de la valorisation/respectabilité de « la Négresse » dont il s’agit d’effacer les traces d’existence à Biarritz depuis le 19e siècle [9], étant admis qu’il s’agissait-là de sa seule identité, de la preuve de son existence ?
La cour administrative d’appel de Bordeaux n’envisage pas cette autre dimension de l’histoire. Cependant que « les premières formes d’indignité subies sont des invisibilisations, des dénis de présence, des délégitimations. Ce qui a été vécu, non seulement l’intensité du malheur, mais toute autre forme de subjectivation, est nié » [10]. En décidant de l’appellation d’un de ses quartiers et d’une de ses rues « La Négresse », le Conseil municipal de Biarritz, où siègent les élus municipaux de la majorité et de l’opposition, a, par plusieurs actes officiels, par des délibérations en date du 21 octobre 1861 et du 1er juillet 1986, rendu visible, signalé la présence sur les lieux et légitimé l’existence de « la Négresse » en tant que partie prenante et intégrante de l’identité de la ville de Biarritz. Il convient de noter, pour répondre à une question volontairement posée plus haut, que jusqu’à l’abolition de l’esclavage par le décret d’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises du 27 avril 1848, les noirs de France n’avaient pas officiellement de noms, l’on parlait volontiers pour les désigner de la « négresse », du « nègre », de l’ « africain » ou « des colonies ». A une époque où ces personnes étaient invisibilisées, les actes officiels aujourd’hui contestés procèdent de cette reconnaissance de l’apport de « la Négresse » à l’animation/ édification d’un des quartiers et d’une des rues de la ville de Biarritz.
Ainsi par une sorte d’ironie de l’histoire, c’est-à-dire au moment même où il est de plus en plus question de signaler la présence ancienne des noirs en France métropolitaine, donc d’identifier l’apport des noirs à la construction/ édification de la société française [11], cette décision vient permettre d’effacer toute trace de « la Négresse » dans la dynamique d’édification/ construction de la ville de Biarritz. En effet, la toponymie, en tant que science sociale qui mobilise les acquis de l’ensemble des autres sciences sociales, en empruntant aussi bien à l’histoire, à la géographie, à la sociologie, à l’anthropologie, à l’archéologie qu’à la géopolitique, enseigne que l’appellation des noms des rues, des quartiers, des villes, des pays, est une opération qui a aussi un sens éminemment politique en ce que la charge affective, ici l’attachement des biarrotes à leur « négresse », l’emporte très largement sur la charge afflictive, ici l’infériorisation d’une femme noire et la stigmatisation d’un quartier et ses habitants. En effet, avoir sa personnalité, être affiché sur tout un quartier, toute une rue, et plus encore, dans une ville, dans un pays est non seulement un puissant symbole qui suscitera toujours la curiosité, mais plus encore un indicateur majeur de sa contribution à la constitution/construction et valorisation des lieux, ici du quartier et de la rue « la Négresse ». Ainsi, cette demande d’effacement de l’appellation du quartier et de la rue « la Négresse » est une opération séduisante et dans l’air du temps mais elle est historiquement dévastatrice, car il ne s’agit rien moins que de vouloir faire table rase de deux siècles d’histoire de ce quartier et de cette rue de Biarritz. Mais en fait et à bien y regarder, ce ne sont pas deux siècles d’histoire et d’héritage de « la Négresse » dans un des quartiers et dans une des rues de Biarritz que les juges et les requérants voulaient effacer, c’est plus radicalement le mot nègre qu’il veulent sortir du vocabulaire français.
B. De la dignité de la « Négresse » à l’effacement du mot « nègre » du vocabulaire français
Tous ceux qui, depuis Alexis de Tocqueville, s’intéressent à la circulation des idées entre le monde anglo-saxon, les États-Unis en tête, et le monde français ou francophone s’inquiétaient d’abord et redoutaient ensuite le moment où la problématique du « n-word » [12] s’imposerait dans le débat français, c’est-à-dire le moment où la décision sera prise de procéder à l’interdiction/ effacement du mot « nègre » dans le vocabulaire français. La cour administrative d’appel de Bordeaux vient d’ouvrir le débat, pour ne pas dire la boîte de Pandore. Si un quartier et une rue « La Négresse » à Biarritz posent problème et suscitent « un sentiment d’indignité » des « narrativités noires » qu’il appartient aux autorités publiques d’apaiser, il faudra s’attendre à ce que les noms, pour ne citer que ceux-ci qui sont en lien direct avec l’objet de ce commentaire, à savoir les patronymes de « Nègre », « Négresse », « Noir » portés par des personnes non noires suscitent le même sentiment d’indignité. Que faudra-t-il alors faire ?
A priori, l’on pouvait légitimement penser que le débat sur la suppression, Randall Kennedy parle carrément d’éradication [13], du « n-word » n’aurait pas lieu en France, la France étant le pays où est né le mouvement de la négritude [14]. Pour comprendre ce qu’est ce mouvement et ce qu’il a insufflé comme vent nouveau dans la perception/ appropriation du mot nègre par les noirs, il faut en premier lieu revenir à l’un de ses principaux animateurs, à savoir Aimé Césaire, l’auteur du fameux et puissant Discours sur le colonialisme [15]. Dans une vidéo disponible sur toutes les plateformes en ligne [16], il explique ceci : « Je passe dans une rue, mais il me semble que c’était à Paris certainement, je me suis mal rangé : Hé là ! j’entends « petit nègre », et moi je réponds automatiquement « le petit nègre t’emmerde ». Et j’avais commencé une Revue, la Revue du Monde Noir, j’ai dit non il faut mettre la Revue du monde Nègre. Parce que le mot nègre était pour eux une insulte et un mot péjoratif ». Ce mot qui sonne comme une insulte, Césaire le revendique, il devient le chantre de la négritude, avec lui tout un peuple retrouve sa fierté et renoue avec ses racines. L’œuvre de Césaire est hantée par les souvenirs de la traite et de l’esclavage. Il termine par « Quand j’ai écrit, c’était pour me délivrer d’une pensée, d’une idée, d’un sentiment (…) ». Il faut en deuxième lieu révéler cette autre réalité française qu’« au XIXe siècle, la colonisation a véhiculé en France une image négative de l’homme noir. C’est avec la Première Guerre mondiale que le regard porté sur les Noirs va se modifier. (…). Dans le Paris des années folles, l’esthétique nègre est désormais à la mode. En 1925 est organisée la première exposition d’art nègre, un art qui va influencer considérablement les Fauves et les Cubistes. C’est le peintre cubiste Fernand Léger qui conseille à André Daven, administrateur du Théâtre des Champs-Élysées, de monter un spectacle entièrement exécuté par des Noirs : la fameuse Revue nègre. L’Américaine Caroline Dudley constitue la troupe à New-York : vingt-cinq artistes dont douze musiciens – parmi lesquels Sidney Bechet -, et une danseuse vedette, Joséphine Baker (1906-1975) » [17]. Le mouvement de la négritude est donc, selon Aimé Césaire, ce mouvement littéraire qui s’est donné pour but d’exprimer les problèmes de l’homme noir sur la base d’une prise de conscience par celui-ci de sa propre et de sa véritable condition. Il a consisté en une réappropriation par les noirs et pour les noirs de stéréotypes négatifs que l’on véhiculait sur eux pour en faire des stéréotypes neutres, sinon positifs. Pour faire simple, l’on est parti de ce cri de révolte qu’est « Le nègre vous emmerde » pour aboutir à ce cri de délivrance qu’est « je suis nègre et fier de l’être ».
Comment, dans ce contexte français, expliquer puis justifier que les mots « nègre » et la « négresse » puissent être effacés du vocabulaire, étant dorénavant admis qu’ils n’ont incontestablement pas la même charge dévalorisante et afflictive que le « n-word » qui est considéré aux États-Unis comme « le mot le plus répugnant, le plus sale et le plus méchant de la langue anglaise » [18].
Une autre façon de contester la mobilisation par la cour administrative d’appel de Bordeaux du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine pour proscrire tout usage du mot « nègre » ou « négresse » dans le vocabulaire serait sans doute de relativiser la portée de ce principe et en conséquence de le concilier avec d’autres droits et libertés fondamentaux, à l’instar de la liberté d’expression.
II. Une conception absolue du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine
En privilégiant la sensibilité d’une partie du public dans la mise en œuvre du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, la cour administrative d’appel de Bordeaux occulte volontairement le caractère variable et contingent du contenu et de la portée de la notion de dignité humaine. Son contenu recouvre tout autant la dignité des salariés [19], la dignité des fonctions [20], la dignité des patients [21], le respect de la personne humaine privée de liberté [22], le respect de l’intégrité physique [23], le respect de la personne humaine dès le commencement de la vie [24], le respect de la personne humaine après son décès [25], etc. Accolée aux mots « nègre » ou « négresse », la portée du principe de sauvegarde de la dignité humaine est différente en fonction du contexte de l’utilisation de ces mots : une portée absolue lorsque le contexte de son utilisation donne un sens péjoratif, insultant et dégradant à « nègre » ou à « négresse » ; une portée relative lorsque le contexte est artistique, culturel, historique, littéraire, mémoriel, pédagogique, philosophique et scientifique. En mettant de côté cette donnée, la cour administrative d’appel de Bordeaux exclut la conciliation du principe de sauvegarde de la dignité humaine avec d’autres droits fondamentaux (A°). Elle prend le risque de déconstruire ainsi la cohésion nationale et le vivre ensemble (B°).
A. L’absence de conciliation avec d’autres droits fondamentaux
En l’espèce, il n’est pas démontré que l’appellation « La Négresse » a été choisie dans un contexte péjoratif, insultant et dégradant. Elle véhicule une histoire propre du quartier concerné. Dans ce cadre, l’usage du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine pour apprécier son illégalité implique une prise en compte d’autres droits fondamentaux, comme la liberté d’expression par exemple. Une telle démarche entraîne la mise en œuvre du principe de proportionnalité.
C’est ce qui ressort de quelques exemples de position de différentes juridictions en droit comparé concernant la mise en œuvre du principe de dignité humaine lui-même.
La sensibilité particulière d’un groupe de personnes ou d’une communauté à l’égard d’une question ne suffit pas à faire déclarer un acte comme illégal ou à justifier la condamnation pénale d’une personne qui tient des propos que certains groupes considèrent comme portant atteinte à leur dignité. Ainsi, dans l’affaire « Perinçek c. Suisse » de 2015 à propos du discours du requérant qui nia publiquement tout génocide perpétré par l’Empire ottoman à l’encontre du peuple Arménien en 1915, tout en étant consciente de « l’extrême sensibilité » de la communauté arménienne sur ce sujet, la Cour européenne des droits de l’homme analysa concrètement le discours incriminé avant de considérer qu’il ne portait pas atteinte « à la dignité des Arméniens qui ont souffert et péri au cours de ces événements ainsi qu’à la dignité et à l’identité de leurs descendants » [26]. Elle condamna alors la Suisse pour violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme du fait de la condamnation pénale du requérant.
De même, dans son arrêt « Zubair Haqbin » de 2019, la Cour de justice de l’Union européenne fait certes du principe de dignité humaine une limite au pouvoir des États membres de l’Union européenne de restreindre les conditions matérielles d’accueil des migrants et des mineurs non accompagnés, mais elle considère que « l’obligation pour les États membres de faire en sorte que les demandeurs aient accès aux conditions matérielles d’accueil n’est pas absolue » [27] ; de plus, lorsque les États membres prennent des sanctions à l’égard des mineurs non accompagnés en cas de manquement grave au règlement des centres d’hébergement ou/et de comportement particulièrement violent, la Cour de justice exige la prise en compte « de la situation particulière du mineur ainsi que le principe de proportionnalité » [28].
Dans son arrêt « Nikolaus Kramer c. Présidente du Landtag Mecklenburg-Vorpormmern » de 2019, la cour constitutionnelle du Land de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale a estimé que l’utilisation du mot « nègre » par un membre du parlement régional ne contrevient pas automatiquement à la dignité et au bon ordre de l’assemblée [29]. En citant d’autres juridictions allemandes, la cour constitutionnelle régionale constate que le mot « nègre » est généralement perçu de nos jours comme péjoratif et insultant à l’égard des personnes à la peau foncée, mais considère que l’interdiction générale de son usage est contraire au droit de parole du membre du parlement régional dès lors qu’elle est faite sans prise compte du contexte du débat. Seule l’étude du contexte même permet de déterminer si l’usage du mot « nègre » est dégradant, insultant, péjoratif et raciste.
Dans l’espèce jugée par la cour administrative de Bordeaux, la motivation de l’arrêt écarte sans examen approfondi le contexte historique et mémoriel de la dénomination du quartier de La Négresse et d’une voie de la commune de Biarritz. Les simples références au premier et au troisième alinéa du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et à l’article 14 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales sont bien insuffisantes pour enjoindre à une commune d’abroger des délibérations portant sur la dénomination d’un quartier et d’une rue. Il eût été plus conforme au principe de proportionnalité de prendre en considération la volonté de la commune de Biarritz de prévoir l’installation de plaques d’information pour rendre hommage à la personne concernée et à l’histoire locale qui l’accompagne.
La motivation de l’arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux inclut implicitement une conception subjective de la morale ou de la moralité publique dans le principe de sauvegarde de la dignité humaine alors même que le Conseil d’État l’exclut dans son arrêt « Commune de Morsang-sur-Orge ». Ce faisant, la cour administrative d’appel de Bordeaux développe une conception approximative du principe de sauvegarde de la dignité humaine dépendante de la sensibilité d’une partie seulement du public. Une telle démarche est susceptible de perturber la cohésion nationale et le vivre ensemble.
B. La déconstruction de la cohésion nationale et du vivre ensemble
Le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine peut justifier l’interdiction de certains spectacles lorsque ceux-ci peuvent porter atteinte à la cohésion nationale [30]. Il peut servir de fondement à une telle interdiction dans certaines circonstances bien précises. Dans son ordonnances du 9 janvier 2014, relatives à des spectacles dans lesquels étaient tenus régulièrement des propos antisémites, le juge des référés du Conseil d’État considérait « qu'au regard du spectacle prévu, tel qu'il a été annoncé et programmé, les allégations selon lesquelles les propos pénalement répréhensibles et de nature à mettre en cause la cohésion nationale relevés lors des séances tenues à Paris ne seraient pas repris à Nantes ne suffisent pas pour écarter le risque sérieux que soient de nouveau portées de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et par la tradition républicaine ; qu'il appartient en outre à l'autorité administrative de prendre les mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises » [31].
De même, en dehors du domaine de la police administrative, l’effacement par principe d’un mot qui peut être constitutif d’insulte voire de propos raciste dans certains contextes alors qu’il peut avoir une autre signification dans d’autres contextes est susceptible aussi de porter atteinte à la cohésion nationale. En effet, faire dépendre le principe de sauvegarde de la dignité humaine de la sensibilité d’un groupe ou d’une communauté de la société constitue un risque de perturbation de cette cohésion. Si, en dehors de tout contexte, tout groupe ou toute communauté peut revendiquer l’interdiction de l’utilisation d’un mot parce que celui-ci est perçu comme attentatoire à la dignité de la personne humaine, la cohésion de la société serait fortement mise à mal. Le juge deviendrait l’instrument de ce type de revendication perturbatrice. Comme l’écrivait l’avocat général Stix-Hackl dans ses conclusions sur l’arrêt « Omega » de la Cour de justice de l’Union européenne : « la dignité humaine n’acquiert de forme et de contenu concrets que par sa traduction et sa mise en œuvre dans les divers droits fondamentaux, auxquels elle sert de critère d’interprétation et d’évaluation. La dignité humaine est en effet — à l’instar de la notion d’être humain, à laquelle elle se réfère directement — une catégorie qui, en tant que telle, ne peut faire l’objet à proprement parler d’aucune définition ou interprétation juridique classique; elle pourra en fait être concrétisée avant tout dans les décisions individuelles prises par les juges » [32]. En statuant comme elle l’a fait dans l’affaire de la dénomination du quartier de La Négresse de la commune de Biarritz, la cour administrative d’appel de Bordeaux ouvre la boîte de Pandore.
L’approche absolue du principe de sauvegarde de la dignité humaine peut aussi menacer le vivre ensemble [33]. Ce dernier traduit le bon ordonnancement de la vie sociale [34]. Tant l’administration, dans l’exploitation de son pouvoir de police administrative, que le juge, dans l’exercice de son contrôle juridictionnel, devraient être attentifs à cet objectif. Le principe de sauvegarde de la dignité humaine ne saurait être transformé en un instrument de déconstruction de la vie en société. Si l’on doit être attentif à la souffrance et à la sensibilité de certains groupes ou de certaines communautés, cette attention ne devrait pas faire perdre de vue la diversité des moyens pour y répondre. On ne devrait recourir à l’interdiction généralisée et à l’élimination d’un mot que lorsqu’il n’existe pas de solutions moins radicales pour garantir l’équilibre entre la prise en compte, d’un côté de la sensibilité d’un groupe ou d’une communauté, et de l’autre côté de l’histoire et la mémoire communes d’une société. La tentation de l’élimination du mot « nègre », qui a des facettes insultantes et péjoratives mais qui porte aussi un combat pour la dignité des personnes à la peau noire, aboutirait à une société dépourvue de règles et valeurs communes et dominée par les sensibilités propres de ses différentes composantes. Est-ce le sens que l’on veut donner au vivre-ensemble dans une société démocratique ? [35].
[1] TA Pau, 21 décembre 2023, n° 2002396 N° Lexbase : A04626Z7.
[2] CAA Bordeaux, 6 février 2025, n° 24BX00144 N° Lexbase : A68896TC.
[3] CE, Ass., 27 octobre 1995, n° 136727 N° Lexbase : A6382ANP, Rec. 372, concl. P. Frydman.
[4] C. Fleury, La Clinique de la dignité, Follio essais, Paris 2025, p. 33
[5] S. Nicaise, La question noire en France. Mémoire de l’esclavage et mobilisation sociale, Études 2006/9, Tome 405, pp. 199-208
[6] Les exemples sont nombreux.
[7] Voir par exemple, aux États-Unis, en Afrique du Sud, en Angleterre, au Canada, en Belgique, en Nouvelle Zélande…
[8] Voir en dernier lieu, les retentissements de l’affaire Abbé Pierre.
[9] Voir par exemple, Ch. Lozère, « Être noir en France » au XIXe siècle, dossier de l’art. 2019, Le modèle noir, de Géricault à Matisse, 267, pp. 58-61 ; M. Ndiaye et F. Alexis, Les noirs en France du 18e siècle à nos jours, Paari éd., 2019 ; E. Noël, Être noir au XVIIIe siècle, Paris, Tallandier, 2006
[10] C. Fleury, La clinique de la dignité, op. cit., p. 33.
[11] Voir par exemple, P. Blanchard (dir.), La France noire, trois siècles de présence, Paris, éd. La découverte, 2011.
[12] Voir par exemple, R. Kennedy, Nigger. Histoire du racisme et usage d’un mot controversé, trad. De l’anglais par Hélène Borraz, 2025, 240 p ; C. Wecksteen-Quinio, Comment rendre les sens du « N-Word » ? L’exemple de la traduction française de A time to Kill de John Grisham, Revue française d’études américaines, 2023/1, n° 174, pp. 58-77 ; C. Vettorato, The n-word : les usages du mot « nigger » dans la littérature africaine américaine, Revue électronique d’études françaises de l’APEF, juin 2011, pp. 27-50
[13] R. Kennedy, Nigger. Histoire du racisme et usage d’un mot controversé, trad. De l’anglais par Hélène Borraz, 2025, 240 p.
[14] Voir par exemple, A. Césaire, Nègre je suis, nègre je resterai. Entretiens avec Françoise Vergès, Paris, Albin Michel, coll. Espaces Libres, Idée, 2024 ; A ; Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, Poésie, 1939 ; L ; Gontran Damas, Pigments, Paris, Présence Africaine, 1937 ; L ; Gontran Damas, Poèmes nègres sur des airs africains, Paris, GLM éditeurs, 1948 ; J ; Price-Mars, Ainsi parla l’oncle, Montréal, éd. Mémoire d’encrier, 1928 ; F ; Fanon, Peau Noire, Masques blancs, Paris, Seuil, 1952 ; L. Sédar Senghor, Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964 ; S. Bachir Diagne, La négritude comme mouvement et comme devenir, Revue-rue-Descartes, 2014/4, n° 83, pp. 50-61 ; A. Irele, The Negritude moment : explorations in francophone African and Caribbean thought, Trenton, Africa World Press, 2011, 259 p ; L. Kesteloot, Négritude et situation coloniale, Clé, Yaoundé, 1968, 93p ; L. Kesteloot, Histoire de la littérature négro-africaine, Paris, Karthala, AUF, 2004 ; Th. Tranchant, Négritude et universalisme selon Aimé Césaire, Souleymane Bachir Diagne et Norman Ajari, Revue Présence Africaine, 2023/1, n° 2023, pp. 223-259
[15] Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine, coll. « le colonialisme », 1951.
[16] Site internet Brut du 5 mai 2006.
[17] Voir La Revue nègre sur museefrancoamericain.fr, site internet du Musée franco-américain du Château de Blérancourt.
[18] Cité par R. Kennedy, Nigger. Histoire du racisme et usage d’un mot controversé, op.cit.
[19] CE, 11 juillet 1990, n° 86022 N° Lexbase : A5656AQK, Rec. 215.
[20] CJCE, 6 mars 2001, aff. C-274/99P, B. Connolly c. Commission N° Lexbase : A5936AYI, Rec. I-1611.
[21] CE, Ass., 2 juill. 1993, n° 124960 N° Lexbase : A0325AND, Rec. 194.
[22] CEDH, 30 janvier 2020, Req. 9671/15 et 31, JMB et autres c/ France N° Lexbase : A83763C9; CEDH, 4 avril 2024, Req. 17731/19, Tamazount e.a c/ France N° Lexbase : A459523L § 155 ; CE, 3 octobre 2018, n° 410611 N° Lexbase : A6582X8B, Rec. 359.
[23] CEDH, 22 novembre 1995, S.W c/ Royaume-Uni N° Lexbase : A8378AW9, Série A B, § 44.
[24] Cons. const., décision n° 94-343-344 DC du 27 juillet 1994, Loi relative au respect du corps humain et loi relative au don et à l’utilisation des éléments et des produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal N° Lexbase : O7440BU4, Rec. 100 ; C. civ., art. 16 N° Lexbase : L1687AB4.
[25] C. civ., art. 16-1-1 N° Lexbase : L3420ICN.
[26] CEDH, GC, 15 octobre 2015, Req. 27510/08, Perinçek c/ Suisse N° Lexbase : A2687NTP, § 252.
[27] CJUE, gr. ch., 12 novembre 2019, aff. C-233/18, Zubair Haqbin N° Lexbase : A4161ZUN, point 35.
[28] CJUE, gr. ch., 12 novembre 2019, aff. C-233/18, Zubair Haqbin, préc., point 53.
[29] LVerfG M-V, 1/19, 19 décembre 2019, Nikolaus Kramer c/ Présidente du Landtag Mecklenburg-Vorpormmern. Nous remercions Claus Dieter Classen, professeur à l’Université de Greifswald et juge à la cour constitutionnelle du Land de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, de nous avoir communiqué l’arrêt accompagné de sa traduction en français.
[30] Sur la cohésion nationale, voir M. Guerrini, La cohésion nationale, théâtre d’objectivisation des droits fondamentaux, RDLF, 2021, chr. n° 3.
[31] CE, référé, 9 janvier 2014, n° 374508 N° Lexbase : A0741KTM, Rec.1.
[32] CJCE, 14 octobre 2004, aff. C-36/02, Omega Spielhallen- und Automatenaufstellungs-GmbH c/ Oberbürgermeisterin der Bundesstadt Bonn N° Lexbase : A5861DDG, point 85.
[33] Sur un aspect constitutionnel du vivre ensemble, voir. M. Guerrini, Une interrogation constitutionnelle sur le vivre ensemble : la question de société, Questions constitutionnelles, 31 mars 2025.
[34] J. Andriantsimbazovina, “Vivre ensemble” et droit des libertés, AJDA, 2020, p. 2009.
[35] Le conseil municipal de Biarritz a voté le 5 mai en faveur du changement de nom de la rue de La Négresse en rue de l’Allégresse, le quartier éponyme gardant cependant sa dénomination initiale (Biarritz a trouvé un nouveau nom pour son quartier « La Négresse », Le Point, 6 mai 2025).
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