TA Pau, du 21-12-2023, n° 2002396
A04626Z7
Référence
Par une requête enregistrée le 2 décembre 2020, régularisée le 28 décembre 2020, et un mémoire enregistré le 17 septembre 2021, l'association Mémoires et Partages, représentée par Me Bourdon, demande au tribunal :
1°) d'annuler la décision du 9 novembre 2020 par laquelle la maire de la commune de Biarritz a rejeté sa demande d'abrogation des délibérations par lesquelles le conseil municipal a donné le nom " A " à un quartier et à une rue de la ville ;
2°) d'enjoindre au conseil municipal d'abroger ces délibérations dans un délai de deux mois sous astreinte de 1'000 euros par jour de retard ;
3°) de mettre à la charge de l'État la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative🏛.
Elle soutient que :
- la requête est recevable au regard de sa qualité à agir ;
- le choix du conseil municipal de Biarritz de baptiser " A " un quartier et une voie de la commune porte atteinte au principe de dignité de la personne humaine, tel que consacré par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, par la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et par la tradition républicaine ; le terme " nègre " nie l'humanité de l'homme noir, en incarnant une vision du monde fondée sur une hiérarchie entre de prétendues " races " et constitue un terme raciste, qui incite à la haine raciale, entretient l'apologie d'évènements aujourd'hui qualifiés de crimes contre l'humanité, et justifie des discriminations encore trop répandues dans notre société ; au-delà de son essence raciste, le terme " négresse " est également chargé de connotations sexistes, renvoyant à une conception hypersexualisée de la femme noire, héritée de l'époque de la traite négrière ; en décidant de nommer " A " un quartier et une voie publique, le conseil municipal de Biarritz a commis une erreur manifeste d'appréciation ; les délibérations en litige sont donc illégales ;
- si l'expression d'une pensée raciste peut être expliquée dans le cas d'une œuvre d'art, créée dans un contexte historique précis, ce terme ne peut être utilisé pour désigner un lieu public, espace vivant qui évolue en même temps que la société, et l'installation de panneaux explicatif ne peut justifier le maintien d'un nom intrinsèquement raciste et sexiste ;
- un mouvement de prise de conscience du caractère choquant et dégradant de ce terme, et de la nécessité de le bannir de l'espace public se propage depuis des années dans la commune où de nombreux commerçants ont pris la décision de retirer la mention " A " du nom de leur échoppe ;
- par conséquent, la maire de la commune de Biarritz a commis une erreur de droit en refusant d'inscrire à l'ordre du jour du conseil municipal l'abrogation de ces délibérations illégales.
Par des mémoires en défense, enregistrés le 6 juillet 2021 et le 26 novembre 2021, la commune de Biarritz, représentée par Me Cambot, conclut au rejet de la requête, à titre principal pour irrecevabilité, et à titre subsidiaire au fond, et demande au tribunal de mettre à la charge de la requérante une somme de 2 000 euros, sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle fait valoir que :
- l'association n'a pas d'intérêt à agir, compte tenu de son objet social et de son ressort national ;
- la dénomination du quartier " A " a une origine historique indépendante de toute référence à l'esclavage, sans rapport avec les principes dont se prévaut la requérante tels que le respect de la dignité de la personne humaine et la préservation de l'ordre public ; lorsqu'elle a été donnée par le conseil municipal de la commune de Biarritz pour désigner le quartier et une rue, cette dénomination n'avait pas le sens péjoratif qui lui est aujourd'hui attribué ; les Biarrots comme le conseil municipal de la ville ont souhaité pérenniser cette appellation pour rendre hommage à la personne en cause et à l'histoire locale qui l'accompagne et non pour stigmatiser une esclave ou descendante d'esclave à la peau noire ; les habitants de la ville de Biarritz comme ceux du quartier y sont en outre particulièrement attachés ;
- afin de mieux expliquer les particularités locales de l'histoire de ce nom et de dissiper les légitimes questionnements de chacun, la commune de Biarritz travaille à la réalisation de plaques d'information.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ;
- le code général des collectivités territoriales ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Madelaigue, présidente-rapporteure,
- les conclusions de Mme Réaut, rapporteure publique,
- et les observations de Me Bourdon, représentant l'association Mémoires et Partages, et de Me Cambot, représentant la commune de Biarritz.
1. Par deux délibérations en date du 22 octobre 1861 et du 1er juillet 1986, la commune de Biarritz a attribué le nom " A " à un quartier de la commune, puis a nommé " rue de A " la nouvelle voie conduisant à la zone artisanale de ce quartier. Par un courrier du 19 octobre 2020, l'association Mémoires et Partages a demandé au maire de la commune d'abroger ces délibérations. Elle demande l'annulation de la décision du 9 novembre 2020 par laquelle la maire de Biarritz a rejeté cette demande.
2. Aux termes de l'article L. 2121-10 du code général des collectivités territoriales🏛 : " Toute convocation est faite par le maire. Elle indique les questions portées à l'ordre du jour. () " et aux termes de l'article L. 2121-29 du même code : " Le conseil municipal règle par ses délibérations les affaires de la commune ". Dans le cadre des pouvoirs qui lui sont ainsi conférés, le conseil municipal est compétent pour délibérer sur la dénomination des rues et places publiques de la commune, et dispose à cet effet d'un large pouvoir d'appréciation, dans le respect par l'organe délibérant de l'ordre public dont l'atteinte à la dignité humaine est une des composantes, sous le contrôle de l'erreur manifeste exercé par le juge de l'excès de pouvoir.
3. Il résulte en outre de ces dispositions combinées que si le conseil municipal est seul compétent pour délibérer sur la dénomination des rues et places publiques de la commune, c'est au maire qu'il revient d'inscrire cette question à l'ordre du jour d'une réunion du conseil municipal. Par suite, le maire a compétence pour rejeter une demande tendant à l'abrogation d'une délibération ayant cet objet. Toutefois, il ne peut légalement prendre une telle décision que si la décision dont l'abrogation est sollicitée est elle-même légale. Dans l'hypothèse inverse, il est tenu d'inscrire la question à l'ordre du jour du conseil municipal pour permettre à celui-ci, seul compétent pour ce faire, de modifier la dénomination illégale.
4. Tout d'abord, il ressort des pièces du dossier que la dénomination " A " donnée à un quartier de Biarritz, anciennement dénommé " quartier Harausta ", par le conseil municipal, remonte au passage de soldats napoléoniens qui, selon les historiens, ont donné ce surnom aux alentours des années 1812-1813 à une femme qui servait dans une auberge du quartier. Si l'association requérante soutient que cette dénomination est attentatoire à la dignité de la personne humaine en raison de sa connotation raciste et sexiste, et de son incitation à la discrimination ou à la haine à l'égard de personnes en raison de leur appartenance à une race, il n'est pas contesté que le conseil municipal de Biarritz a donné ce nom, dans une perspective mémorielle, dans le but de rendre hommage à la personne considérée et à l'histoire locale qui l'accompagne, et non dans le but de présenter de manière dégradante, humiliante ou avilissante une esclave ou descendante d'esclave à la peau noire ou de stigmatiser les membres d'une communauté pour un motif raciste. En outre, si cette dénomination désigne un lieu public, il n'est pas établi, ni même allégué que le nom donné à ce quartier et à une rue de Biarritz, que ce soit au moment de son adoption ou postérieurement à cette date, ait été de nature à heurter la sensibilité des habitants de cette commune, alors qu'il a été constamment utilisé depuis plus de 150 ans sans que les différentes assemblées municipales qui se sont succédées ne l'aient remis en cause, ni que des réactions du corps social aient dénoncé dans cette dénomination une conception dégradante de l'être humain. Dès lors, dans les circonstances de l'espèce, du fait notamment du contexte de son adoption, la dénomination en cause, ne peut être regardée comme portant une atteinte au principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, en dépit de l'évolution sémantique du terme " négresse " depuis 1861 et de sa connotation péjorative. Par suite, en l'absence d'atteinte à la dignité humaine, les délibérations en cause, rappelées au point 1, ne sont pas entachées d'erreur manifeste d'appréciation.
5. Ensuite, en l'absence dans la requête de l'association Mémoires et Partages de moyen autre que celui tiré de l'erreur manifeste d'appréciation, le conseil municipal de Biarritz a pu légalement prendre les délibérations en cause.
6. Enfin, la décision de la maire de Biarritz du 9 novembre 2020 s'analyse comme un refus d'inscription à l'ordre du jour du conseil municipal de la demande d'abrogation des délibérations du 22 octobre 1861 et du 1er juillet 1986 présentée par l'association requérante. Il résulte de ce qui a été dit aux points 4 et 5 que ces délibérations ne sont pas illégales. Dès lors, la maire de Biarritz n'a pas commis d'erreur de droit en refusant d'inscrire à l'ordre du jour du conseil municipal l'abrogation de ces délibérations.
7. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner la fin de non-recevoir opposée par la commune de Biarritz, que les conclusions aux fins d'annulation de la requête de l'association Mémoires et Partages, doivent être rejetées.
Sur les conclusions aux fins d'injonction et d'astreinte :
8. Le rejet des conclusions aux fins d'annulation n'appelle aucune mesure d'exécution. Par suite, les conclusions aux fins d'injonction et d'astreinte de cette requête, doivent également être rejetées.
Sur les frais liés au litige :
9. Aux termes de l'article L. 761-1 du code de justice administrative : " Dans toutes les instances, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou, à défaut, la partie perdante, à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Les parties peuvent produire les justificatifs des sommes qu'elles demandent et le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à cette condamnation. ".
10. En vertu des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, le tribunal ne peut pas faire bénéficier la partie tenue aux dépens ou la partie perdante du paiement par l'autre partie des frais qu'elle a exposés à l'occasion du litige soumis au juge. Les conclusions présentées à ce titre par l'association Mémoires et Partages doivent dès lors être rejetées. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'association Mémoires et Partages une somme au titre des frais exposés par la commune de Biarritz et non compris dans les dépens.
Article 1er : La requête de l'association Mémoires et Partages est rejetée.
Article 2 : Les conclusions présentées par la commune de Biarritz en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 3 : Le présent jugement sera notifié à l'association Mémoires et Partages et à la commune de Biarritz.
Délibéré après l'audience du 7 décembre 2023, à laquelle siégeaient :
Mme Madelaigue, présidente,
Mme Dumez-Fauchille, première conseillère,
M. Diard, conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 21 décembre 2023.
La présidente-rapporteure,
signé
F. MADELAIGUEL'assesseure,
signé
V. DUMEZ-FAUCHILLE
La greffière,
signé
P. SANTERRE
La République mande et ordonne au préfet des Pyrénées-Atlantiques, en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent jugement.
Pour expédition :
La greffière,
Abrogation Dignité d'une personne Voie publique Erreur d'appréciation Lieux publics Espaces publics Préservation de l'ordre public Zone artisanale Large pouvoir d'appréciation Soutien par l'association Principe de sauvegarde de la dignité Absence d'une atteinte Délibération illégale Mesure d'exécution Partie condamnée