Cahiers Louis Josserand n°6 du 16 janvier 2025 : Sociétés

[Chronique] Droit des sociétés

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N1485B3E

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par Quentin Némoz-Rajot et Anna Harutyunyan

le 16 Janvier 2025

Par Quentin Némoz-Rajot, Maître de conférences, Équipe de recherche Louis Josserand, Centre de droit de l’entreprise, Université Lyon III Jean Moulin et Anna Harutyunyan, Doctorante contractuelle en droit privé

Sous la direction de Quentin Némoz-Rajot


 

Sommaire :

Révocation du gérant de SARL : rappel des pistes d’indemnisation !

  • CA Lyon, 3e ch. A, 12 septembre 2024, n° 21/04952

Conditions résolutoires : gare aux clauses qui laissent le choix aux parties !

  • CA Lyon, 1re ch. civ. B, 29 octobre 2024, n° 22/04540

Révocation du gérant de SARL : rappel des pistes d’indemnisation !

♦ CA Lyon, 3e ch. A, 12 septembre 2024, n° 21/04952 N° Lexbase : A74225ZW

Mots-clefs : révocation abusive • gérant de SARL • juste motif de révocation • révocation vexatoire • abus de majorité • responsabilité civile personnelle d’un associé

Solution : La révocation du gérant d’une SARL peut être justifiée, même en l’absence de faute, par l’existence d’une mésentente de nature à compromettre l’intérêt social. Une suspension de la ligne téléphonique professionnelle, certes de moins de 24h, correspond à une circonstance vexatoire susceptible d’être réparée civilement. Toutefois, la responsabilité civile personnelle de l’associée, en plus de celle de la société, ne peut être engagée qu’en présence d’une faute particulière.

Portée : Un juste motif de révocation des fonctions de gérant de SARL peut être caractérisé en l’absence d’une faute commise par ce dernier. Le gérant évincé peut également s’appuyer sur les circonstances entourant sa révocation pour que cette dernière soit qualifiée d’abusive afin d’engager la responsabilité civile de la société. Ces mêmes circonstances peuvent justifier une action à titre personnel à l’encontre d’un associé, sous réserve de caractériser une intention de nuire ou, comme l’avance curieusement la cour d’appel, si une faute détachable a été commise.


La révocation des fonctions de direction donne lieu à un abondant contentieux [1] ouvert par le dirigeant évincé afin d’obtenir une compensation financière des suites de son départ. Souvent, des aménagements contractuels bien connus des praticiens permettent d’anticiper les choses en attribuant une somme prédéterminée au dirigeant révoqué tout en prenant en considération les raisons de sa révocation [2]. Un tel montage est licite sous réserve de ne pas remettre en cause la liberté de révocation offerte par la loi à l’organe compétent [3]. En l’espèce, cet artifice contractuel n’avait pas été prévu et le climat « étouffant » au sein de la société a conduit l’ex-gérant à demander en justice des dommages et intérêts.

L’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon en date du 12 septembre 2024 permet ainsi de revenir utilement sur les pistes d’indemnisation à explorer lorsqu’aucun contrat n’organisait à l’avance l’octroi d’une indemnisation au profit du dirigeant révoqué.

En l’espèce, le litige se niche dans une SARL familiale sujette à différents conflits entre ses trois associés et ayant à sa tête deux co-gérants associés. Le 9 mars 2015, lors d’une assemblée générale extraordinaire, M. E. fut révoqué de ses fonctions de gérant. Il a alors assigné la SARL et son associé majoritaire devant le tribunal de commerce de Lyon aux fins d’obtenir réparation de sa révocation. Dans un jugement en date du 3 juin 2021, la juridiction consulaire a jugé la révocation du gérant sans juste motif et abusive. L’associé majoritaire comme la société furent alors condamnées in solidum à verser des dommages et intérêts à l’ancien gérant. Ils ont interjeté appel en estimant que la révocation n’était ni dépourvue de juste motif, ni vexatoire. Les juges du palais des 24 colonnes durent ainsi se prononcer sur l’ensemble des moyens permettant potentiellement à un dirigeant révoqué d’obtenir une compensation financière des suites de la perte de ses fonctions.

Chacun sait que l’article L. 223-25 du Code de commerce N° Lexbase : L3180DYG organise les règles applicables à la révocation du gérant de SARL [4]. Si cette dernière peut être demandée en justice par tout associé en se fondant sur une cause légitime, le plus souvent, la révocation est décidée, comme en l’espèce, en assemblée générale dans les conditions de l’article L. 223-29 du Code de commerce N° Lexbase : L2367LR4, sauf si les statuts prévoient une majorité plus forte. Il est acquis qu’une fois la révocation prononcée, la réintégration du dirigeant évincé est impossible. Toutefois, ce dernier peut invoquer l’absence de juste motif (I) et les circonstances vexatoires de sa révocation (II) pour obtenir une indemnisation de la société comme de ses associés (III).

I. L’exigence d’un juste motif de révocation

Au même titre que pour le gérant de société civile [5] ou de SNC [6], la révocation d’un gérant de SARL doit être prononcée pour juste motif en vertu de l’article L. 223-25 du Code de commerce. À défaut, tant la société que ses associés à titre personnel peuvent être condamnés judiciairement à payer des dommages et intérêts à l’ancien gérant. C’est alors à ce dernier, comme en l’espèce, de saisir la juridiction compétente et d’établir l’absence de juste motif à sa révocation comme le préjudice qui en découle afin d’être indemnisé.

Pour permettre une adaptation judiciaire aux circonstances présentées, la notion de « juste motif » n’est pas définie par la loi. Elle est, au contraire, laissée à l’appréciation souveraine des juges du fond. Elle est alors analysée de façon relativement souple, souvent au regard de l’intérêt social, afin d’aller au-delà des seules fautes commises par le dirigeant. Le juste motif de révocation peut ainsi être caractérisé en présence d’une faute commise par le dirigeant dans la gestion de la société, d’un manquement à une obligation légale ou statutaire, d’une perte de confiance des associés à l’égard du dirigeant ou encore d’une divergence de vue sur la politique de la société avec les associés majoritaires [7]. C’est justement sur ce point que se prononce la cour d’appel de Lyon qui retient que « la révocation du gérant d’une SARL peut être justifiée, même en l’absence de faute démontrée, par l’existence d’une mésentente de nature à compromettre l’intérêt social ». Si différents éléments « anciens » sont écartés alors qu’ils pouvaient être susceptibles de caractériser une faute du gérant révoqué, le juste motif de révocation est en revanche bien établi par les conflits existants entre l’associé majoritaire et M. E ; conflits qui compromettaient manifestement l’intérêt social. Une attestation établie par un tiers relatant des menaces verbales de la part de M. E. à l’égard de son frère, M. R. – en l’occurrence « lui planter un couteau dans le ventre » –, est utilisée pour caractériser la mésentente grave entre associés. Un mail émanant d’un autre associé et revenant sur les conflits menaçants le devenir de la société est aussi repris pour établir que les conflits entre l’associé majoritaire et le gérant associé compromettaient manifestement l’intérêt social. Au regard des éléments présentés et conformément à la jurisprudence de la Haute juridiction favorisant la continuité de la société à travers la boussole de l’intérêt social, un juste motif de révocation a donc été judicieusement caractérisé par la cour d’appel de Lyon, sans pour autant que ne soit établie une faute commise, dans le cadre de ses fonctions de direction, par M. E. En ce sens, la cour relève également la volonté unanime des associés exprimée lors de l’assemblée du 9 mars 2015 de faire procéder à un audit des comptes, « ce qui tend à établir le questionnement des associés quant au bon fonctionnement de la société ».

En conséquence, il faut approuver l’arrêt rendu : si une faute n’est donc pas toujours à rapporter, encore faut-il que la mésentente soit suffisamment grave, c’est-à-dire qu’elle soit de nature à compromettre l’intérêt social. Toutefois, même en présence d’un juste motif de révocation, le gérant évincé peut explorer d’autres pistes d’indemnisation.

II. Les circonstances vexatoires de la révocation

Quelles que soient les fonctions de direction exercées, le dirigeant révoqué peut aussi obtenir des dommages et intérêts, sur le fondement de l’article 1240 du Code civil N° Lexbase : L0950KZ9, lorsque sa révocation est qualifiée a posteriori d’abusive par les juges. À partir d’une interprétation extensive de la théorie de l’abus de droit, le dirigeant évincé peut ainsi obtenir une compensation pécuniaire en raison des seules circonstances entourant sa révocation.

Le dirigeant écarté ne doit pas être « traîné dans la boue » [8]. Tel est par exemple le cas des révocations accompagnées de propos susceptibles de nuire à la réputation du dirigeant, mais aussi des révocations intempestives assorties de procédés vexatoires ou encore des révocations déloyales. De manière synthétique, la Cour de cassation a pu avancer que la révocation d'un dirigeant « n'est abusive que si elle a été accompagnée de circonstances ou a été prise dans des conditions qui portent atteinte à la réputation ou à l'honneur du dirigeant révoqué ou si elle a été décidée brutalement sans respecter le principe de la contradiction » [9]. Il faut cependant préciser que, depuis un arrêt du 14 mai 2013 [10], la Haute juridiction a réalisé une substitution de motif plus conforme à l’orthodoxie juridique pour sanctionner, désormais, les révocations déloyales et non plus celles ne respectant pas le principe du contradictoire [11].

En l’espèce, le caractère loyal de la révocation est parfaitement démontré par la cour d’appel qui relève que M. E. a été mis en mesure de présenter ses observations préalablement à la décision le révoquant, qu’il était assisté de son avocat lors de l’assemblée générale et bien prévenu en amont du risque de révocation pesant sur lui.

En revanche, elle s’appuie sur un constat d’huissier dressé le 11 mars 2015 pour constater la suspension de la ligne téléphonique professionnelle de M. E. dès le lendemain de sa révocation. Cela « caractérise une circonstance vexatoire de la révocation de M. E., co-gérant de la société depuis quinze ans ». Cette suspension a toutefois duré moins de 24 heures puisque M. E. avait rapidement fait rétablir sa ligne. C’est pourquoi la cour d’appel retient certes la circonstance vexatoire, mais réforme le jugement de première instance en diminuant l’ampleur du préjudice moral réparable de M. E. pour le fixer à 5000 euros. Surtout, elle estime que c’est la société seule qui doit être tenue pour responsable, ce qui invite à s’intéresser à la responsabilité civile personnelle des associés en matière de révocation.

III. L’engagement de la responsabilité civile personnelle des associés en matière de révocation

Si le jugement de première instance avait condamné in solidum la SARL et son associé majoritaire à réparer les préjudices découlant de la révocation de M. E., il n’en va pas de même pour la cour d’appel de Lyon.

Par principe, en vertu de l’écran formé par la personnalité morale, les dommages-intérêts alloués au gérant en cas de révocation abusive sont mis à la charge de la société. Toutefois, s'il est établi qu'un ou plusieurs associés ont commis une faute personnelle à l'encontre du dirigeant révoqué, ils peuvent être condamnés à verser des dommages-intérêts à l'intéressé, seuls ou solidairement avec la société [12]. Ce principe est fort à propos rappelé par l’arrêt commenté qui démontre que le caractère très temporaire de la suspension de la ligne téléphonique ne caractérise ni une intention de nuire à M. E. ni une faute personnelle de la part de M. R. Si la solution paraît cohérente, elle entretient un désagréable doute qu’il convient de lever.

Pour rechercher la responsabilité civile personnelle d’associés dans le cadre de sa révocation, l’ex-dirigeant doit traditionnellement démontrer une intention de nuire ou une volonté malveillante de la part des associés visés par l'action [13]. Pourquoi ne pas s’en tenir à cela, mais évoquer également une faute personnelle assimilée par la cour à une « faute intentionnelle, d’une particulière gravité, incompatible avec l’exercice normal des fonctions sociales » ?

Il s’agit d’une reprise du critère prétorien classiquement utilisé pour qu’un tiers à la société puisse engager la responsabilité civile personnelle d’un associé [14]. Cependant, en l’espèce, le gérant révoqué n’est pas un tiers puisqu’il était gérant et au demeurant reste associé de la société. Ce n’est certes pas en cette qualité d’associé que M. E. agit, mais bien des suites de la perte de ses fonctions de direction. Résonnent alors les propos tenus, dans une autre affaire, par notre collègue et ami le Professeur Thibaut Duchesne : « dans la mesure où la révocation sans justes motifs du gérant avec ou sans conditions brusques et vexatoires ne remet pas en cause la validité de la révocation lorsque le co-gérant révoqué agit en responsabilité, il n'agit plus en qualité de gérant, qualité dont il ne dispose plus. À défaut, il est donc bien un tiers » [15]. Certes, mais comme l’ajoute très justement l’auteur, lui non plus pas convaincu par l’analyse prétorienne, « le préjudice subi par le co-gérant révoqué est lié au statut de gérant qu'il détenait, de sorte qu'il apparaît discutable d'exiger de lui la démonstration d'une faute séparable » [16]. Il faut relever que dans cette affaire, la Cour de cassation se fondait uniquement sur la faute détachable et non pas, comme la cour d’appel de Lyon, sur une faute détachable et l’intention de nuire.

Il nous semble ainsi que la cour d’appel aurait dû s’en tenir à la seule intention de nuire, critère classiquement utilisé pour déterminer la faute de l’associé dans le cadre de la révocation [17], sans évoquer la faute détachable qu’elle écarte ensuite d’un revers de manche, sans aucune véritable démonstration. Selon nous, les deux fautes ne doivent être ni confondues ni assimilées ! En matière de révocation, la place du gérant dans l’ordre interne invite à uniquement utiliser l’intention de nuire et donc la malveillance pour établir une faute afin d’engager la responsabilité civile personnelle des associés.

Enfin, il faut remarquer que l’abus de majorité n’est pas retenu non plus dans le cadre de la révocation. Comme le relève la cour d’appel de Lyon, la révocation ayant été valablement prononcée pour justes motifs en raison de la mésentente compromettant l’intérêt social, la condition propre à l’abus de majorité de la contrariété à l’intérêt social [18] ne pouvait naturellement être caractérisée. Il était donc très logiquement impossible d’engager la responsabilité civile personnelle de l’associé ayant voté favorablement à la cessation des fonctions de M. E. sur le fondement de l’abus de majorité.

Si des pistes sont à exploiter par les dirigeants révoqués pour obtenir une indemnisation, l’arrêt rendu le 12 septembre 2024 par la cour d’appel de Lyon le démontre : des conditions appréciées rigoureusement doivent être réunies !

Par Quentin Némoz-Rajot

 

[1] V. déjà R. Baillot, Le juste de motif de révocation des dirigeants, RTD com., 1983, p. 395.

[2] V. not. P. Merle et A. Fauchon, Droit commercial, sociétés commerciales, Dalloz, coll. Précis, 2e éd., 2024, p. 244, n° 224.

[3] V. par ex. : Cass. com., 6 novembre 2012, n° 11-20.582, F-P+B N° Lexbase : A6829IWT.

[4] V. not. Mémento Sociétés commerciales, Lefebvre Dalloz, 2024, n° 31.150 et s.

[5] C. civ., art. 1851 N° Lexbase : L2048ABH.

[6] C. com., art. L. 221-12, al. 4 N° Lexbase : L5808AIX.

[7] V. par ex. : Cass. com. 4 février 2014, n° 13-10.778, FS-D N° Lexbase : A9129MDH : « Attendu qu'en statuant ainsi, alors que la révocation du gérant d'une société à responsabilité limitée peut être justifiée, même en l'absence de faute démontrée, par l'existence, entre les associés et ce gérant, d'une mésentente de nature à compromettre l'intérêt social, la cour d'appel a violé le texte susvisé ».

[8] M. Cozian, A. Viandier, F. Deboissy, Droit des sociétés, LexisNexis, coll. Manuel, 2024, 37e éd., p. 373, n° 951.

[9] Cass. com., 3 janvier 1996, n° 94-10.765 N° Lexbase : A2391AB8.

[10] Cass. com., 14 mai 2013, n° 11-22.845, FS-P+B N° Lexbase : A4983KDW : JCP E, 2013, n° 37, 1491, note M. Roussille ; note B. Dondero, Révocation du dirigeant :quand la loyauté s’en mêle, D., octobre 2013, n° 34, p. 2319 ; obs. E. Lamazerolles, Panorama : Sociétés et groupements, D., novembre 2013, n° 41, p. 2729 ; note A. Gaudemet, Révocation des administrateurs : avancée du principe de contradiction et recul du principe de libre révocation, Bull. Joly sociétés, octobre 2013, n° 10, p. 634 ; note B. Saintourens, Révocation abusive d’un administrateur et responsabilité des actionnaires, Revue des sociétés, octobre 2013, n° 10, p. 566.

[11] V. not. Q. Némoz-Rajot, Les interventions judiciaires spécifiques au droit des sociétés in bonis, Th. Lyon III, 2015, Lexbase, Bibl. de thèses, n° 215 et s N° Lexbase : X0364CRW.

[12] V. par ex. : Cass. com., 1er février 1994, n° 92-11.171 N° Lexbase : A6775ABK.

[13] V. par ex. : Cass. com., 22 novembre 2005, n° 03-19.860 N° Lexbase : A7444DLB.

[14] Cass. com., 18 février 2014, n° 12-29.752, FS-P+B N° Lexbase : A7585MEN : JCP E, 2014, 1160, note B. Dondero. Cette action nécessite la démonstration d'une faute intentionnelle d'une particulière gravité, incompatible avec l'exercice normal des prérogatives attachées à sa qualité d'associé.

[15] Cass. com., 21 septembre 2022, n° 20-20.310, F-D N° Lexbase : A87578KK : noteT. Duchesne, JCP E, 2022, 1381.

[16] Ibid.

[17] V. not. Mémento Sociétés commerciales, précité, n° 12560.

[18] V. not. Cass. com., 18 avril 1961, n° 59-11.394 N° Lexbase : A2561AUE.


Conditions résolutoires : gare aux clauses qui laissent le choix aux parties !

♦ CA Lyon, 1re ch. civ. B, 29 octobre 2024, n° 22/04540 N° Lexbase : A58826D9

Mots-clefs : contrat de vente • cession de parts sociales • clause résolutoire • condition résolutoire • vente avec rachat • résolution du contrat

Solution : Dès lors qu’une clause contractuelle ne prévoit pas l’anéantissement automatique du contrat en cas de survenance d’un élément déterminé par elle, elle ne pourra être qualifiée de condition résolutoire.

Portée : Une demande nouvelle de qualification d’une clause en appel est recevable si elle tend aux mêmes fins que les demandes initiales. Une clause de vente avec rachat qui ne prévoit pas la révocation automatique de la cession et ne fait pas obligation au cédant initial d’accepter la vente n’est pas une condition résolutoire.


Nombreuses sont les affaires dans lesquelles les parties à un contrat rédigent des clauses ne reflétant pas juridiquement leurs intentions. L’affaire jugée par cour d’appel de Lyon illustre cette courante erreur de rédaction s’agissant d’une clause qui se voulait être une condition résolutoire. 

En 2004, M. F, associé majoritaire d’une société civile immobilière (SCI), a cédé 1999 parts à M. T pour la somme de 8624 euros. M. F ayant consenti un prêt à la SCI, l’article 3 du contrat de cession stipulait que : « Comme condition résolutoire lors de cette convention il est convenu que la créance du vendeur à la société […] est tenue, de manière égale, à être remboursée sur une période de 12 ans » et « [l]orsque la société ne remplirait pas les obligations de remboursement sans raisons fondées, ou lorsque l'emprunt ne serait pas remboursé entièrement au 31 décembre 2016, l'acheteur sera obligé de proposer au vendeur toutes les actions contre le prix » de cession initial, soit 8624 euros.

Le 16 janvier 2017, l’avocat représentant l’indivision des ayants droit de M. F, décédé, a adressé à M. T une lettre recommandée contenant un acte de cession des 1999 parts sociales, en l'invitant à le signer et à le retourner avant le 31 janvier 2017. Faute de réponse, l’indivision a intenté une action en justice pour faire constater l'acquisition de la clause résolutoire et demander la restitution des parts sociales.

Par jugement du 1er juin 2022, le tribunal judiciaire de Lyon a débouté l’indivision de sa demande. Faisant appel de cette décision, l’indivision a demandé à la cour d’appel de qualifier l’article 3 de l’acte de cession en condition résolutoire, de la juger accomplie et de condamner le cessionnaire initial à restituer à l’indivision les parts sociales acquises.

L’arrêt de la cour soulève deux questions : l’une procédurale, à laquelle les juges répondent par une appréciation concrète de la situation, l’autre du domaine de la qualification d’une clause contractuelle ne répondant pas, juridiquement, à la volonté des parties.

Sur le plan procédural, l’intimé invoquait l’effet dévolutif de l’appel pour contester la demande visant à qualifier l’article 3 de l’acte de cession comme condition résolutoire. En première instance, la demande de l’indivision avait en effet porté sur l’acquisition d’une clause résolutoire, tandis qu'en appel, elle sollicitait sa qualification en condition résolutoire. Arguant qu’une telle modification des demandes altérait l’objet du litige et les prétentions initiales de l’appelant, et étant de nature à induire en erreur l’intimé quant aux intentions des appelants, M. T soulevait donc une fin de non-recevoir.

Pour autant, la cour d’appel a considéré, au visa de l’article 565 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6718H7X, que la demande de l’indivision, qu'il s'agisse de déclarer acquise une clause résolutoire ou de qualifier la stipulation de condition résolutoire ouvrant droit à l'exécution forcée de la clause par le juge, avait le même objectif. Dans les deux cas, elle cherchait à obtenir la restitution des parts sociales cédées par M. F en 2004 pour le même prix. Les deux demandes visaient donc concrètement les mêmes fins, bien que reposant sur des fondements juridiques distincts. La juridiction lyonnaise a ainsi rejeté la fin de non-recevoir.

S’agissant ensuite de la qualification de la clause litigieuse, l’indivision la considérait comme une condition résolutoire en se fondant sur « l’esprit de l’accord ». Selon eux, l'objectif des parties était d'inclure une condition résolutoire dans l'acte de cession, permettant, en cas de non-remboursement par la SCI de la créance de M. F à l’échéance convenue, de révoquer automatiquement la cession sans nécessité de mise en demeure. L'alinéa 2 de la clause litigieuse prévoyait ainsi le retour des parties à leur état antérieur à la cession, et ne constituait pas une nouvelle cession.

M. T soutenait, quant à lui, qu'il s'agissait non pas d’une condition résolutoire, mais d’une clause résolutoire. L'enjeu de cette qualification résidait dans le fait qu'une clause résolutoire, contrairement à la qualification demandée par l’appelante, prévoit la possibilité pour le cédant initial d’y renoncer [1], et nécessite une mise en demeure pour pouvoir être exécutée [2]. Ainsi, avec la qualification de clause résolutoire, M. T pouvait arguer que M. F y avait, de son vivant, renoncé en abandonnant son compte courant d'associé au profit de la SCI, et que l’indivision n’avait pas réalisé de mise en demeure avant d’ester en justice.

La cour d'appel, sans se référer à l’« esprit de l’accord », a procédé à une analyse littérale de la clause. Elle a alors relevé que, telle que rédigée, celle-ci n’opérait pas une révocation automatique de la cession. Autrement dit, la clause ne prévoyait pas l’annulation rétroactive de la cession en cas de non-remboursement de la créance. Au contraire, elle supposait une nouvelle cession de la part de M. T, désormais cédant, au profit de l’indivision, désormais cessionnaire. De plus, la clause n’imposait pas l’acceptation de la proposition de cession, contrairement à une condition résolutoire qui, par l’anéantissement du contrat, ne laisse de choix à aucune des parties.

Cette analyse reflète l'application rigoureuse par les juges des principes d'interprétation des contrats issus de la réforme de 2016 [3]. Cette dernière maintient en effet le pouvoir du juge d’interpréter une stipulation contractuelle à la lumière de l’intention des parties [4], à condition toutefois de ne pas dénaturer la clause [5]. Ainsi, lorsqu'une clause est claire dans sa rédaction et produit un effet juridique précis, même si les parties n'ont pas voulu lui attribuer cet effet, le juge est contraint de s’y conformer sans pouvoir y apporter une interprétation divergente.

C'est la raison pour laquelle, malgré la volonté originelle des parties d’insérer une condition résolutoire dans le contrat, une telle qualification ne pouvait être retenue puisque la lettre de la stipulation correspondait précisément aux caractéristiques et aux effets d’une clause résolutoire.

En dépit de la victoire juridique sur ce moyen, M. T a néanmoins été condamné à restituer les 1999 parts de la SCI contre 8624 euros, par manque d’absence de preuve de l’effectivité de l’abandon du compte courant d’associé de M. F et, par conséquent, de sa volonté de renoncer à la clause résolutoire.

Par Anna Harutyunyan

 

[1] E. Vergès, Contrats sur la recherche et l’innovation, Dalloz, Hors collection, 1re édition, 2018, p. 830.

[2] C. civ., art. 1225, al. 2 N° Lexbase : L0938KZR.

[3] Ordonnance n° 2016-131, du 10 février 2016 N° Lexbase : L4857KYK.

[4] C. civ., art. 1188 N° Lexbase : L0905KZK.

[5] C. civ., art. 1192 N° Lexbase : L0901KZE.

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