La lettre juridique n°971 du 25 janvier 2024 : Responsabilité

[Jurisprudence] Accidents de la circulation : la Cour de cassation maintient le cap !

Réf. : Cass. civ. 2, 21 décembre 2023, deux arrêts, n° 22-18.480 N° Lexbase : A845419Y et n° 21-25.352 N° Lexbase : A27182AW, F-B

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par Aude Denizot, Professeur à l’université du Mans, Membre du Themis-Um

le 24 Janvier 2024

Mots-clés : responsabilité • accidents de la circulation • tramway • voies propres • faute inexcusable  • victime • loi du 5 juillet 1985

L’incroyable destinée jurisprudentielle de l’article 1384, alinéa 1, devenu 1242, alinéa 1, du Code civil, ne doit pas faire oublier l’importance du travail d’interprétation mené par la Cour de cassation pour beaucoup d’autres notions du droit de la responsabilité civile. Par exemple, à y regarder de plus près, la loi du 5 juillet 1985 n’est finalement pas tellement plus bavarde que le Code Napoléon, et c’est au fil des ans que les juges permettent d’en densifier le contenu. La deuxième chambre civile de la Cour de cassation a rendu deux arrêts le 21 décembre 2023 qui apportent chacun une contribution intéressante à l’édification de ce régime jurisprudentiel des accidents de la circulation. Le premier concerne le dommage causé par un tramway ; le second est relatif à la faute inexcusable de la victime.


 

Deux arrêts importants relatifs aux accidents de la circulation, publiés au bulletin, ont été rendus par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 21 décembre 2023. L’un comme l’autre permettent de mieux cerner la manière dont la Haute juridiction interprète la loi du 5 juillet 1985. Ils retiendront donc l’attention de tous ceux qui sont amenés à appliquer cette dernière.

Dans la première affaire, un mineur de quinze ans marchait sur un trottoir le long de la voie de circulation du tramway. Il perdit l'équilibre, et heurta le tramway qui arrivait, ce qui provoqua sa chute sur les rails et des blessures importantes. Dans la seconde affaire, un jeune homme de dix-huit ans descendait à vive allure en planche à roulettes une voie de circulation. Un véhicule le heurta à une intersection, et il décéda.

L’affaire du tramway posait la question du domaine de la loi de 1985. Le choc causé par ce véhicule relevait-il de ce texte ou du droit commun ? L’article 1er de la loi de 1985 exclut de son champ les accidents dans lesquels sont impliqués des tramways « circulant sur des voies qui leur sont propres ». La cour d’appel avait considéré que, cette condition n’étant pas satisfaite, le régime spécial était applicable. Dans son pourvoi, la société exploitant le tramway soutenait le contraire au motif que, à l’endroit de l’accident, le véhicule circulait sur une voie propre. Cependant, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Pour les magistrats de la deuxième chambre civile, « la voie de tramway ne lui était pas propre en ce qu'elle n'était pas isolée du trottoir qu'elle longeait ».

C’est en revanche une cassation pour violation de la loi que prononce la même chambre dans l’arrêt de la planche à roulettes. Tandis que la cour d’appel avait considéré que le jeune avait commis une faute inexcusable au sens de l’article 3 de la loi du 5 juillet 1985 N° Lexbase : C94228K8, la Cour de cassation estime que tel n’est pas le cas, confirmant ainsi une jurisprudence très restrictive quant à la conception de cette notion.

Aucun de ces deux arrêts n’étonnera le lecteur, car ils sont conformes à la jurisprudence de la Cour de cassation. D’une part, le domaine de la loi de 1985 est distendu afin de permettre, aussi souvent que possible, l’indemnisation des victimes par le biais de ce texte plus avantageux pour elles que l’application du droit commun [1]. D’autre part, les contours de la notion de faute inexcusable demeurent extrêmement resserrés, toujours dans l’objectif de protéger la victime, et de ne pas la priver de l’indemnisation intégrale de ses préjudices.

Cette politique jurisprudentielle doit être approuvée. S’agissant de dommages corporels, le droit commun n’est plus adapté, et ce sont d’ailleurs ses imperfections qui avaient conduit à l’édification d’un régime spécial devenu nécessaire du fait du nombre considérable d’accidents de la circulation. Rien ne justifie que la victime d’un dommage corporel soit mieux traitée lorsqu’un véhicule est, par hasard, impliqué dans l’accident. Il est profondément injuste que, pour un dommage équivalent, certains bénéficient de l’amélioration et de l’accélération organisées par la loi de 1985, tandis que d’autres doivent se contenter du droit commun [2]. La jurisprudence s’élève donc contre cette incohérence de notre droit positif et cela est bon. De même faut-il approuver la Cour de ne retenir qu’exceptionnellement la faute inexcusable de la victime, sans quoi c’est tout l’édifice de cette loi qui s’en trouverait ébranlé. C’est donc à la fois l’esprit et la cohérence du droit du dommage corporel qui sont ici défendus par la Cour de cassation.

Au-delà, il convient d’examiner en détail ces deux arrêts, car si la Cour de cassation pousse les frontières de la loi et de la faute inexcusable aussi loin que possible - dans le sens d’une extension pour la première, et d’une restriction pour la seconde -, elle n’a pas été jusqu’à éradiquer ces limites. Il existe encore des victimes soumises au droit commun, tout comme il existe des fautes inexcusables privant les victimes de leur indemnisation. Il est donc essentiel de comprendre, au plus près, de quelle manière la Cour de cassation dessine ces frontières.

Nous l’observerons pour chaque arrêt, en examinant en premier lieu la conception extensive du domaine de la loi de 1985 (I), et en second lieu l’approche restrictive de la faute inexcusable de la victime (II). Les questions de procédure soulevées dans ces deux arrêts ne seront pas examinées ici.

I. La conception extensive du domaine de la loi de 1985

La Cour de cassation tend à donner à la loi de 1985 le plus vaste domaine d’application possible. C’est ainsi que les notions de véhicule terrestre à moteur, de circulation et d’implication sont conçues le plus souplement possible, de telle sorte que des accidents qui, a priori, n’ont rien à voir avec la circulation routière, relèvent malgré tout de cette loi [3]. Il en va de même avec la question des voies propres du tramway, lesquelles sont conçues de manière étroite afin que le régime spécial de la loi de 1985 ne soit pas écarté trop souvent.

 Si, jusqu’à récemment, les voies propres étaient celles qui étaient réservées à l’usage du tramway (A), l’arrêt de 2023 vient confirmer qu’il faut qu’elles soient en outre isolées des autres voies de circulation (B).

A. Les voies propres réservées

Selon l’article 1er de la loi du 5 juillet 1985, l’accident dans lequel est impliqué un tramway relèvera tantôt de la loi de 1985, tantôt du droit commun de l’article 1242, alinéa 1, du Code civil. L’enjeu est crucial, car dans le second cas, le responsable pourra tenter de s’exonérer en invoquant la cause étrangère ou la faute de la victime, exonération qui sera totale lorsque ces faits présenteront les caractères de la force majeure.

Ont déjà été rendus sur cette question plusieurs arrêts, desquels on peut déduire trois règles.

- Premièrement, il faut situer l’endroit exact de l’accident : sur un même parcours, le tramway emprunte tantôt des voies propres, tantôt des voies partagées. C’est donc une approche au cas par cas qui est menée.

- Deuxièmement, sur un carrefour ouvert aux autres usagers de la route, la voie n’est pas propre [4]. Notons à cet égard que la solution n’est pas la même pour le chemin de fer, la Cour de cassation ayant considéré que, même au passage à niveau, le train circule sur des voies qui lui sont propres [5].

- Troisièmement, en dehors des carrefours, la voie est propre lorsque les autres usagers de la route ne peuvent pas l’emprunter, c’est-à-dire lorsque ces voies sont réservées au tramway. Reste à savoir ce qu’il faut entendre par là.

Sur cette question, on a pu noter une évolution jurisprudentielle. En effet, dans un arrêt de 1995 [6], la Cour de cassation avait admis qu’était une voie propre celle qui était implantée sur la chaussée dans un couloir de circulation qui lui était réservé, délimité d'un côté par le trottoir et de l'autre par une ligne blanche continue. Il suffisait donc que la voie ne soit utilisée que par le tramway pour être qualifiée de voie propre. Cette analyse n’a plus cours aujourd’hui. En 2020, la Cour de cassation a ajouté des conditions pour qualifier une voie de voie propre, en précisant à trois reprises que des aménagements urbains empêchaient les autres usagers de la route d’y accéder : des barrières étaient installées pour interdire le passage des piétons, un terre-plein central était implanté entre les deux voies de tramway visant à interdire tout franchissement, et des poteaux métalliques empêchaient les voitures de traverser [7]. À cette description [8], on comprend que l’aménagement urbain visait ici à interdire le partage des voies. Dès lors, il ne suffit pas que la voie du tramway soit considérée comme étant propre. Encore faut-il que, matériellement, il soit impossible ou très difficile pour les autres usagers de la route de se rendre sur cette voie.

B. Les voies propres isolées

C’est cette approche qui est confirmée dans l’arrêt de 2023. Le pourvoi considérait que, pour qu'une voie soit qualifiée de propre, il n’est pas nécessaire « qu'elle soit surélevée ou séparée des autres voies par des éléments infranchissables », comme l’avait décidé la cour d’appel. En rejetant le pourvoi, la Cour de cassation fait cependant sienne cette exigence. Dès lors, si, dans cette affaire, la voie du tramway n’est pas propre, c’est d’abord parce qu’il n’y a pas de barrière empêchant le franchissement : « à l'endroit du choc, aucune barrière ne sépare la voie de tramway du trottoir duquel la victime a chuté ». De surcroît, la Cour relève l’absence de marquage au sol et de différence de niveau. La situation est donc à l’opposé de celle de l’arrêt de 2020, dans laquelle, à l’inverse, la matérialisation physique était nette : surélévation des bordures, bandes blanches, revêtement gris, tapis herbeux…

Les faits de l’espèce mettent en relief le rôle décisif des barrières, puisque la victime avait perdu l'équilibre avant de chuter sur les rails - chute qui n’aurait pu avoir lieu en présence de barrières. C’est pourquoi la Cour de cassation en conclut que, pour qu’une voie soit propre, il faut qu’elle soit « isolée du trottoir ». Cette précision nouvelle est importante. Elle est aussi justifiée. Sans cet isolement, on ne comprendrait pas pourquoi le responsable pourrait se soustraire au régime spécial de la loi de 1985, car le tramway ressemble à n’importe quel bus ou autre véhicule imposant qui circule en ville. L’isolement, en revanche, qu’on ne trouve pas pour les véhicules ordinaires, justifie une règle particulière - celle qui s’applique aux chemins de fer.

Cet arrêt restreint donc au maximum le jeu de l’exception de l’article 1er de la loi de 1985 N° Lexbase : C93968K9, ce qui n’est pas surprenant si l’on se souvient à quel point la Cour de cassation est hostile à ce régime des voies propres du tramway et en demande l’abrogation depuis des années. De même, comme on l’a dit plus haut, le second arrêt du 21 décembre 2023 n’a rien d’insolite, et s’inscrit parfaitement dans la lignée jurisprudentielle relative à la faute inexcusable de la victime.

II. L’approche restrictive de la faute inexcusable de la victime

Si l’on met de côté la situation particulière des victimes dites super-privilégiées, deux cas de figure permettent au responsable d’un accident de la circulation de s’exonérer de sa responsabilité. Soit, selon l’alinéa 1 de l’article 3 de la loi de 1985 N° Lexbase : C94228K8, il y a faute inexcusable de la victime, cause exclusive de l’accident. Soit, selon l’alinéa 3 du même article, la victime a volontairement recherché le dommage qu’elle a subi. C’était ici sur le fondement d’une faute inexcusable que la cour d’appel avait fondé sa solution.

La censure était prévisible, puisque la faute inexcusable suppose un caractère de gravité exceptionnelle qui faisait défaut (A). Mais la cassation n’était peut-être pas inéluctable, car il arrive que la Cour se montre sévère à l’encontre de certaines victimes (B).

A. La gravité exceptionnelle de la faute inexcusable

Depuis une série d’arrêts rendus en 1987, la Cour de cassation considère qu’est inexcusable la faute « d’une exceptionnelle gravité exposant sans raison valable son auteur à un danger dont il aurait dû avoir conscience » [9], définition qui est rappelée sous le visa de l’arrêt du 21 décembre 2023. La Cour de cassation veille à censurer les arrêts parfois trop sévères des juridictions du fond, et il est donc rare que cette faute soit caractérisée. Dans l’affaire du 21 décembre 2023, les juges du fond avaient relevé que le jeune homme « évoluait sur une planche à roulettes, à très vive allure, dans une rue à forte déclivité, sans avoir arrêté sa progression en bas de cette rue, dans une ville très touristique, au mois d'août, à une heure de forte circulation, en étant démuni de tout système de freinage ou d'équipement de protection ». En outre, ajoutaient les juges, la victime s’était élancée « sans égards pour la signalisation lumineuse présente à l'intersection située au bas de la rue ni pour le flux automobile perpendiculaire à son axe de progression ». Quoique longue et détaillée, cette motivation ne semblait guère pouvoir convaincre la Cour de cassation.

En effet, à plusieurs reprises, celle-ci a pu préciser que l’allure de la victime est indifférente pour qualifier une faute de faute inexcusable [10], de sorte que la vive allure du jeune skateur dans l’affaire de 2023 ne suffisait pas. De même, l’absence de précaution de la victime n’est presque jamais retenue contre elle [11]. L’importance du flux de véhicules ne permet pas non plus de retenir la faute inexcusable : il en va ainsi lorsque la « circulation est importante »  [12], ou encore dans une « zone de circulation intense » [13]. En précisant que l’accident avait eu lieu « dans une ville très touristique, au mois d’août, à une heure de forte circulation », la cour d’appel faisait donc fausse route. De plus, l’absence d’éléments d’équipements n’est généralement pas retenue pour caractériser la faute inexcusable : le cycliste qui circule de nuit sans éclairage ni équipement réfléchissant ne commet pas de faute inexcusable [14]. Ici encore, l’arrêt d’appel ne pouvait convaincre en reprochant à la victime d’être démunie de tout système de freinage, - critique d’ailleurs inattendue pour une planche à roulettes. Enfin, que la victime se fût élancée « sans égards pour la signalisation lumineuse » n’était pas non plus décisif, la jurisprudence ayant à de multiples reprises écarté la qualification de faute inexcusable pour un tel motif [15]. Pouvait-on alors dire que c’était l’accumulation de ces fautes qui, comme empilées, parvenait à atteindre le seuil de la gravité exceptionnelle [16] ? Pas davantage car, dans la plupart des exemples que nous avons mentionnés, la victime cumulait les imprudences et les négligences.

Observons à présent les arrêts ayant retenu la faute inexcusable pour mieux comprendre pourquoi l’arrêt de la cour d’appel d’Aix-en-Provence était voué à la cassation. La plupart des fautes inexcusables consistent à franchir un obstacle le long d’une voie rapide (rails ou glissières de sécurité [17], haies [18], grillages [19], talus [20], parapet [21]), et même parfois plusieurs obstacles [22]. Toutefois, il arrive qu’une faute inexcusable soit commise indépendamment de cette circonstance. Une première hypothèse concerne celui qui saute d’un véhicule en marche après en avoir ouvert la portière [23]. Ce cas de figure n'est pas très éloigné de celui de la barrière, puisqu’il faut un mouvement spécifique de la victime qui se projette volontairement d’un endroit sécurisé sur la voie. La deuxième hypothèse concerne les sorties de tunnel. Cet endroit, s’il est réservé aux véhicules, est particulièrement dangereux et la Cour de cassation retient la faute inexcusable du piéton qui s’y trouve, même sans avoir franchi de barrière [24]. Enfin, la troisième hypothèse concerne l’autoroute, sur laquelle le piéton victime commettra fréquemment une faute inexcusable lorsqu’il la traverse [25]  ou même lorsqu’il la longe [26]. Notons tout de même que la traversée de l’autoroute en sens inverse, de la voie de gauche vers la bande d’arrêt d’urgence, n’est pas une faute inexcusable [27].

L’exceptionnelle gravité tient donc au comportement de la victime, qui franchit un obstacle ou saute d’un véhicule, et au lieu de l’accident - voies rapides, autoroutes et sorties de tunnel. De toute évidence, l’affaire du 21 décembre 2023 ne relevait d’aucune de ces hypothèses.

B. La sévérité exceptionnelle de la jurisprudence

La cour d’appel d’Aix pouvait-elle toutefois espérer un unicum ? L’histoire jurisprudentielle montre que, exceptionnellement, la Cour de cassation part à la dérive et déroge étonnement à sa propre ligne de conduite [28]. Cinq arrêts excessivement sévères à l’encontre des victimes sont à mentionner. Dans le premier, une personne était montée sur le toit d’un véhicule roulant lentement sur une aire de stationnement, puis en était tombée [29]. Pour la Cour de cassation, le fait de s’être « agrippé au toit de la voiture en mouvement » et de tomber « sans intervention de freinage » constituait une faute inexcusable. Dans une deuxième affaire [30], l’exploitant d’une entreprise avait décidé de déplacer un véhicule stationné devant la porte d’entrée de son bâtiment. Le propriétaire s’était alors précipité pour interrompre la manœuvre en tapant sur sa voiture, et il s’était blessé. Dans un troisième arrêt [31], un cycliste circulait en sens interdit sur un boulevard, puis n’avait pas respecté un feu rouge, et enfin s’était à nouveau engagé dans une voie à contre-sens. Cette série d’imprudences avait conduit les juges à retenir la faute inexcusable, pour des écarts pourtant sans gravité. Le 24 mars 2016, la Cour de cassation a rendu un autre arrêt très rigoureux à propos d’une victime qui s’était allongée sur une zone de travaux pour « impressionner » sa petite-amie [32]. Enfin, dans un arrêt de 2004, la Cour de cassation a considéré qu’est inexcusable « la faute que commet le propriétaire d'un véhicule qui en confie la conduite à une personne qu'il sait sous l'empire d'un état alcoolique », tout en relevant que cette faute « n'est pas la cause exclusive de l'accident dont il a été victime en tant que passager transporté » [33]. La qualification est ici stérile : dans une telle circonstance, même inexcusable, la faute ne sera jamais la cause exclusive de l’accident et ne privera donc pas la victime de son indemnisation [34].

Ainsi, on a la sensation que, à de très rares occasions, la Cour de cassation s’égare et retient la faute inexcusable là où on ne l’attendait absolument pas. En pratique, les responsables sont donc incités à tenter leur chance, même faible, devant la Cour de cassation, pour faire reconnaître la faute inexcusable, de même que les juges du fond peuvent penser que, pour une fois, leur sévérité sera approuvée. On ignore cependant si c’est par témérité ou par erreur que la cour d’appel d’Aix avait ici reconnu la faute inexcusable. Quoi qu’il en soit, l’affaire montre qu’une réforme de l’article 3 de la loi du 5 juillet 1985 serait bienvenue. À notre sens, l’alinéa 1 sur la faute inexcusable pourrait être supprimé, et seul l’alinéa 3 sur le dommage volontairement recherché devrait être conservé. En effet, dans la jurisprudence, la faute inexcusable se caractérise le plus souvent par l’attitude quasi suicidaire de la victime [35]. En d’autres termes, la victime qui commet une faute inexcusable a généralement recherché volontairement le dommage qu’elle a subi. L’alinéa 3 pourrait donc absorber la quasi-totalité du contentieux de l’alinéa 1, et l’on éviterait de la sorte les arrêts surprises et les injustices qu’ils drainent avec eux.

On ne peut, en ce sens, que se réjouir que les arrêts du 21 décembre 2023 se situent dans la lignée jurisprudentielle. Il faut prendre garde, sur ce point, à ce que notre droit ne régresse pas et que le cap soit fermement maintenu. En matière de dommages corporels, il est insupportable que certains militent encore pour la théorie du « c’est bien fait pour lui ». Comme le rappelait le professeur Geneviève Viney, « la faute de la victime ne devrait jamais être sanctionnée par un refus d’indemnité » [36]. Puissent notre droit et nos juges ne jamais oublier cette leçon magistrale.

 

[1] F. Leduc, Le cœur et la raison en droit des accidents de la circulation, RCA, n°3, mars 2009, doss. 4.

[2] H. Groutel, Le droit à indemnisation des victimes d’un accident de la circulation, L’assurance française, 1987, spéc., p. 29 ; F. Chabas, Le droit des accidents de la circulation après la réforme du 5 juillet 1985, Litec, Gaz. Pal. 1988, §179, p. 160 ; S.  Hocquet-Berg, Les inégalités entre les victimes, RCA, n°9, septembre 2005, doss. 14 ; A. Denizot, Petit panorama critique du droit français des accidents de la circulation, in La responsabilité des accidents de la circulation, nouvelles tendances du droit comparé, Ibañez, 2021, p. 17.

[3] Tel est le cas pour l’incendie d’une tondeuse à gazon qui se déclare dans le garage d’un pavillon (Cass. civ. 2, 22 mai 2014, n° 13-10.561, FS-P+B N° Lexbase : A4966MMU), ou encore de la chute d’un kite-surfer sur une voiture stationnée sur le parking de la plage (Cass. civ. 2, 6 février 2014, n° 13-13.265, F-D N° Lexbase : A9175MD8). Dans cet arrêt, la Cour de cassation précise que le véhicule avait modifié la trajectoire du sportif. L’arrêt de la Cour de cassation du 7 juillet 2022 ne contredit pas cette solution puisque dans cette affaire, le véhicule n’avait pas modifié la trajectoire de l’homme qui faisait des travaux sur son toit : Cass. civ. 2, 7 juillet  2022, n° 21-10.945, FS-B N° Lexbase : A05258AP ; RCA 2022, comm. 227, S. Hocquet-Berg ; Bull. Jur. Ass., n° 82, 1 2022, comm. 15, P. Grosser).

[4] Cass. civ. 2, 16 juin 2011, n° 10-19.491, FS-P+B N° Lexbase : A7415HTS ; D. 2011, p. 2184, note H. Kobina Gaba ; RTDciv. 2011, 774, note P. Jourdain ; RGDA 2011, p. 997, note J. Landel ; Gaz. Pal., 6 oct. 2011, n° 279, p. 24, note M. Mekki ; LPA, 1er déc. 2011, p. 21, note Y. Dagorne-Labbé.

[5] « Une voie ferrée n’est pas une voie commune aux chemins de fer et aux usagers de la route, ces derniers pouvant seulement la traverser à hauteur d’un passage à niveau sans pouvoir l’emprunter » : Cass. civ. 2, 17 novembre 2016, n° 15-27.832, F-P+B N° Lexbase : A2450SIL ; D. 2017, p. 605, note N. Toutai, O. Becuwe ; RTDciv. 2017, 166, note P. Jourdain ; RCA 2017, p. 13, n° 2, note H. Groutel ; Gaz. Pal. 10 janv. 2017, n° 283e7, p. 30, note Z. Jacquemin ; JPC G 2017, 454, spéc. n° 10, note C. Bloch. Dans le même sens : Cass. civ. 2, 8 décembre 2016, n° 15-26.265, F-D N° Lexbase : A3727SPQ.

[6] Cass. civ. 2, 18 octobre 1995, n° 93-19146, publié au bulletin N° Lexbase : A6113ABZ.

[7] Cass. civ. 2, 5 mars 2020, n° 19-11.411, F-P+B+I N° Lexbase : A04293HD ; Rev. Gén. Dr. Ass, 2020, n°4, p. 24, note J. Landel.

[8] Que nous avions à tort, à l’époque, jugée excessive : A. Denizot, Le tramway et ses voies propres : petite illustration des travers de la loi Badinter, LPA 2020, n°107 p. 22.

[9] Cass. civ. 2, 20 juillet 1987, n° 86-11.275, publié au bulletin N° Lexbase : A5422AYH ; Gaz. Pal. 1988.1.26, note F. Chabas ; Cass. ass. plén., 10 novembre 1995, n° 94-13.912 N° Lexbase : A8505ABM ; D. 1995, 633, rapp. Y. Chartier ; JCP 1996, II, 22564, concl. M. Jéol ; Gaz. Pal. 1997.1. 82, note G. Viney ; RTDCiv. 1996. 187, obs. P. Jourdain ; Defrénois 1996, 762, obs. D. Mazeaud.

[10] N’est pas inexcusable la faute du piéton qui a traversé de façon soudaine une route nationale sans regarder s'il arrivait des véhicules et qui s'est jetée sur l’un deux (Cass. civ. 2, 20 avril 1988, n° 87-10.763 N° Lexbase : A7873AAT) ; n’est pas inexcusable la faute du piéton qui traverse la chaussée d'une avenue où la circulation est importante, en dehors des passages protégés et sans prendre toutes les précautions nécessaires, puis en s'arrêtant et en reprenant sa traversée en courant (Cass. civ. 2, 10 mai 1989, n° 88-11.035, inédit au bulletin N° Lexbase : A8071CQY). V., cependant, Cass. civ. 2, 15 juin 1988, n° 87-13.200 N° Lexbase : A2823AHZ.

[11] N’est pas inexcusable la faute du piéton qui a entrepris la traversée de la chaussée dans une agglomération, alors que les feux de signalisation lui en faisaient une interdiction absolue et que sa vue était masquée aux usagers de la route par un véhicule en stationnement et, au surplus, en regardant dans le sens opposé à la circulation (Cass. civ. 2, 20 avril 1988, n° 87-11193, publié au bulletin N° Lexbase : A2615CIP) ; n’est pas inexcusable la faute du cycliste qui tourne brutalement à gauche sans précaution (Cass. civ. 2, 14 avril 1988, n° 86-17.111, publié au bulletin N° Lexbase : A7763AAR) ; n’est pas inexcusable la faute du piéton qui traverse hors des passages protégés, une artère urbaine à deux voies de circulation dans chaque sens, et qui s’est faufilé entre plusieurs voitures à l'arrêt sans s'être assuré qu'il pouvait le faire sans danger, et sans avoir pris l'élémentaire précaution de vérifier qu'aucun véhicule ne survenait sur sa gauche (Cass. civ. 2, 12 novembre 1987, n° 85-18.528, publié au bulletin N° Lexbase : A2267CHG). V. égal. Cass. civ. 2, 23 juin 1993, n° 92-10.439, inédit au bulletin N° Lexbase : A2067CZL.

[12] Cass. civ. 2, 10 mai 1989, n° 88-11.035, inédit au bulletin N° Lexbase : A8071CQY.

[13] Cass. civ. 2, 7 février 1996, n° 94-12.206, publié au bulletin N° Lexbase : A9668ABP.

[14] Cass. civ. 2, 28 mars1994, n° 92-15.863, publié au bulletin N° Lexbase : A6130AHI ; Cass. civ. 2, 28 mars 2019, n° 18-14.125, F-P+B N° Lexbase : A7326Y7H.

[15] Inobservation d’un feu rouge : Cass. civ. 2, 18 novembre 1987, n° 86-17.416, publié au bulletin N° Lexbase : A0645CIQ ; inobservation d’un panneau stop : Cass. civ. 2, 14 avril 1988, n° 86-17.809, publié au bulletin N° Lexbase : A4229CH4 ; Cass. civ. 2, 24-02-1988, n° 87-11359, publié au bulletin N° Lexbase : A7977CIB. Contra : Cass. civ. 2, 7 juin 1990, n° 89-14.016 N° Lexbase : A4520AHU, v. infra.

[16] Cette accumulation sert cependant de fondement à la solution de Cass. civ. 2, 7 juin1990, n° 89-14.016 N° Lexbase : A4520AHU.

[17] La victime avait traversé la rocade en enjambant les rails de sécurité et s'était engagée sur la chaussée empruntée par l'automobiliste sans prêter attention à la survenance du véhicule, au mépris de toute règle de prudence (Cass. civ. 2, 7 juin 1989, n° 88-10.379 [LXB= A3474AH7]). Dans le même sens : Cass. civ. 2, 28 juin 1989, n° 88-14974, publié au bulletin N° Lexbase : A0084ABQ ; Cass. civ. 2, 13 février 1991, n° 89-10054, publié au bulletin N° Lexbase : A4179AHA ; Cass. civ. 2, 23 juin 1993, n° 91-19.412, publié au bulletin N° Lexbase : A5875AB9 ; Cass. civ. 2, 6 décembre 1995, n° 94-11.481, publié au bulletin N° Lexbase : A8025ABT ; Cass. civ. 2, 10 décembre 1998, n° 96-22.093, inédit au bulletin N° Lexbase : A1889CRE.

[18] Cass. civ. 2, 7 mars 1990, n° 88-20.349 N° Lexbase : A4111AHQ : présence sur le terre-plein central d'une végétation d'arbustes qui était, par sa densité et sa hauteur, destinée à établir un obstacle entre les deux sens de circulation et, par là, à dissuader la traversée des piétons.

[19] Cass. civ. 2, 5 février 2004, n° 02-18.587, F-P+B N° Lexbase : A2376DBM ; RCA n° 5, Mai 2004, comm. 136, H. Groutel (boulevard à quatre voies de circulation séparées par un terre-plein central, et dont l'accès était protégé par un grillage).

[20] Cass. civ. 2, 7 octobre 2010, n° 09-15.823, FS-D N° Lexbase : A3699GBM.

[21] Cass. civ. 2, 16 novembre 2000, n° 98-18.583, inédit au bulletin N° Lexbase : A3706AUS.

[22] Cass. civ. 2, 19 novembre 1997, n° 96-10577, publié au bulletin N° Lexbase : A6599AHU : Fabrice X... a escaladé de nuit, un talus herbeux en bordure de route, a enjambé une glissière de sécurité pour accéder à une route nationale, puis s'est couché sur l'axe médian de la chaussée.

[23] Cass. crim., 28 juin 1990, n° 88-86.996 N° Lexbase : A2588ABH ; Cass. civ. 2, 2 mars 2017, n° 16-11.986, F-P+B N° Lexbase : A9831TRK.

[24] Cass. civ. 2, 15 juin 1988, n° 87-13.200 N° Lexbase : A2823AHZ ; Cass. civ. 2, 15 juin 1988, n° 86-19146, publié au bulletin N° Lexbase : A5828CHC ; Cass. civ. 2, 19 mai 2016, n° 14-27.099, F-D N° Lexbase : A0940RQU, n°15-11.380. Toutefois, un arrêt exige le franchissement d’une barrière pour un accident survenu en sortie de tunnel : Cass. civ. 2, 14 janvier 1999, n° 97-11.046, inédit au bulletin N° Lexbase : A9232CSQ.

[25] Cass. civ. 2, 13 février 1991, n° 89-10054, publié au bulletin N° Lexbase : A4179AHA ; Cass. civ. 2, 8 janvier 1992, n° 89-18.663, publié au bulletin N° Lexbase : A4682AHU (traversée malencontreuse et soudaine malgré les mises en garde de l’agent de service) ; Cass. civ. 2, 27 octobre 1993, n° 92-13.197, publié au bulletin N° Lexbase : A6165AHS ; Cass. civ. 2, 28 mars 2019, n° 18-15.168, F-P+B N° Lexbase : A7275Y7L (victime s'étant soudainement engagée à pied sur la chaussée de l'autoroute) ; Cass. civ. 2, 27 mai 1999, n° 97-21.309, publié au bulletin N° Lexbase : A2098CKW (victime se trouvant sur la voie la plus rapide alors que son véhicule est stationné sur la bande d’arrêt d’urgence).

[26] Cass. civ. 2, 8 janvier 1992, n° 89-18.663, publié au bulletin N° Lexbase : A4682AHU (malgré les mises en garde de l’agent de service). 

[27] Cass. civ. 2, 13 septembre 2018, n° 17-15.056, F-D N° Lexbase : A7754X4X.

[28] Évoquant des « figures atypiques », H. Groutel, RCA, 2003., chron.24.

[29] Cass. civ. 2, 25 octobre 1995, n° 93-17.084 N° Lexbase : A7894ABY.

[30] Cass. civ. 2, 5 juin 2003, n° 01-16.806, FS-P+B N° Lexbase : A7208C8H ; RTD civ. 2003, 721, note P. Jourdain ; RCA 2003, chron. 24, H. Groutel.

[31] Cass. civ. 2, 7 juin 1990, n° 89-14.016 N° Lexbase : A4520AHU.

[32] Cass. civ. 2, 24 mars 2016, n° 15-15.918, F-D N° Lexbase : A3763RAM.

[33] Cass. civ. 2, 4 novembre 2004, n° 03-16.424, FS-P+B N° Lexbase : A7731DDP ; RTDciv. 2005. 152, note P. Jourdain ; RCA 2005, n°17, ét. 2, H. Groutel.

[34] Ph. Le Tourneau (dir.), Dalloz action Droit de la responsabilité et des contrats, 2023, § 6213.102.

[35] P. Jourdain, note sous Cass. civ. 2, 4 novembre 2004 ; RTDciv. 2005, 152.

[36] G. Viney, in Pour une loi sur les accidents de la circulation, dir. A. Tunc, Economica 1981, p. 78.

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