La lettre juridique n°482 du 19 avril 2012

La lettre juridique - Édition n°482

Éditorial

"Espionnage salarial" : bons baisers... du Parquet de Versailles !

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N1449BTT

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


En attendant la sortie de "Bond 24" (24ème opus des aventures cinématographiques du plus célèbre des agents secrets prévu fin 2012), les aficionados du genre n'ont qu'à ouvrir les pages judiciaires de leurs quotidiens ou, plus singulièrement, celles du bulletin de la Cour de cassation, pour étancher leur soif de "ténébreuse affaire" (pour paraphraser Balzac). Oh ! Certes, nous sommes bien loin des cabrioles, des Aston Martin (DB5, pour les connaisseurs) et autre Walther PPK -le pistolet qui ne s'enraye jamais, contrairement au bon vieux Beretta-, mais la modernité, en la matière, n'est plus à l'affrontement de "l'Aigle" et de "l'Ours", ni même à l'espionnage industriel -encore faut-il trouver des industries- ; désormais, "l'ennemi" vient de l'intérieur... de l'entreprise.

A lire le dernier rapport de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), "l'espionnage" des salariés est une pratique en expansion. Enregistrant une augmentation sensible du nombre de plaintes portées à son appréciation, la Cnil précise que cette augmentation provient essentiellement de la cybersurveillance, ayant pour objet l'enregistrement de conversations des salariés, ainsi que la pose de logiciels "mouchards". Ce sont près de 1 500 requêtes de salariés qui se considéraient surveillés à leur insu au travail (+ 59 %), qui ont été ainsi enregistrées au bureau de la Commission nationale. Et, les entreprises déclarant mettre en place un système de vidéosurveillance sont, aujourd'hui, deux fois plus nombreuses qu'il y a trois ans... "L'espionnage" salarial n'est donc pas un fantasme, mais une réalité sociale, qui plus est légale lorsque le formalisme déclaratif est respecté.

Mais, là où la réalité dépasse la fiction, c'est lorsque, après avoir déployé la géolocalisation, mis en place des caméras dans les moindres recoins (jusqu'à huit pour huit salariés dans une entreprise ayant fait l'objet d'une sanction de la Cnil), traqué la "cybervie" des salariés internautes, sur les réseaux sociaux notamment, enregistré les conversations et installé des logiciels espions de traçabilité, certaines entreprises ont recours aux bons vieux barbouzes, détectives privés et autres "implants", ces "taupes", recrutées pour quelques semaines ou quelques mois, souvent envoyées par des officines privées, pour "s'immerger" dans l'entreprise, observer ni vu, ni connu, le comportement et les agissements des autres. Les informations récoltées peuvent être anodines, mais elles peuvent, également, anticiper les réactions en cas de conflit, voire pour prévenir une crise sociale.

Entourloupe dans l'azimut, le cas de cette filiale française d'un groupe d'ameublement suédois est topique. Apprentie "docteur know", elle a reconnu avoir recherché "des renseignements sur la vie privée" de son personnel. Il est notamment question d'avoir "monnayé", via une officine de détectives privés, des fichiers de la police nationale (illégalement obtenus ?), afin de connaître certaines données sensibles concernant ses salariés et certains de ses clients (en litige notamment). Le fichier en cause (le Stic) est détenu par les services de police qui rassemble des informations relatives à tous les individus impliqués dans une infraction (auteurs présumés et victimes) et interpellés par la police. Mais, les renseignements obtenus concernaient, également, des actes de propriété, le régime matrimonial, le chiffre d'affaires de l'entreprise dont l'acheteur d'une armoire était le gérant (sic) ! Après son mea culpa, la filiale s'est empressée de proposer une charte éthique au sein de l'entreprise ; cette opération chloroforme, quoique tardive, est à saluer. Mais, gare au prochain dérapage, car l'on ne vit que deux fois... Et, le cas de cette filiale n'apparaît, toutefois, pas isolé, plusieurs grandes enseignes ayant fait l'objet de condamnations pour avoir constitué des "dossiers" sur certains salariés.

Heureusement, les réponses judiciaires sont, elles, sans faux-semblant. Il est clairement établi que la surveillance du personnel, qui peut revêtir des formes variées (vidéosurveillance, enregistrements...) et peut avoir des objectifs divers (contrôle des présences, de la productivité...), est autorisée si le salarié en a été préalablement informé. Et, si l'employeur peut contrôler et surveiller l'activité de son personnel pendant la durée du travail, le dispositif de contrôle doit être préalablement porté à la connaissance des salariés, à défaut de quoi, la preuve rapportée par ce moyen est illicite. L'employeur qui souhaite contrôler l'activité de ses salariés par un système de vidéosurveillance doit se soumettre à une autorisation préalable. Mais, doit être condamné le dirigeant qui a dissimulé un magnétophone à déclenchement vocal dans le faux plafond du bureau occupé par deux de ses employés. Ou, l'enregistrement d'une conversation téléphonique privée, effectué à l'insu de l'auteur des propos invoqués, est un procédé déloyal rendant irrecevable en justice la preuve ainsi obtenue. Toutefois, il n'en est pas de même de l'utilisation par le destinataire des messages écrits téléphoniquement adressés, dits SMS, dont l'auteur ne peut ignorer qu'ils sont enregistrés par l'appareil récepteur. Par ailleurs, sauf risque ou événement particulier, l'employeur ne peut ouvrir les fichiers identifiés par le salarié comme personnels contenus sur le disque dur de l'ordinateur mis à sa disposition qu'en présence de ce dernier ou celui-ci dûment appelé. Et, plus généralement, le salarié a droit, même au temps et au lieu de travail, au respect de l'intimité de la vie privée qui implique, en particulier, le secret des correspondances. L'entreprise doit informer la personne auprès de laquelle sont recueillies des données à caractère personnel, notamment, l'identité du responsable, la finalité poursuivie par le traitement, les conséquences d'un défaut de réponse. Ainsi, les messages émis et reçus par le salarié grâce à un outil informatique mis à sa disposition pour son travail par son employeur sont protégés par le secret de la correspondance même si l'employeur a interdit l'utilisation personnelle de l'ordinateur. Mais, il n'y a pas violation du secret des correspondances du salarié dès lors que l'employeur a eu connaissance de ses messages électroniques extra-professionnels par courrier d'une personne extérieure. Voilà pour les actes de "surveillance"...

Pour les motifs invoqués par les entreprises, la prévention des conflits sociaux ne semble pas recueillir l'assentiment des juges de cassation. Ces derniers ont, en effet, rappelé, le 4 avril 2012, que les salariés protégés, au nombre desquels se trouvent les membres du conseil et les administrateurs des caisses de Sécurité sociale, doivent pouvoir disposer sur leur lieu de travail d'un matériel ou procédé excluant l'interception de leurs communications téléphoniques et l'identification de leurs correspondants pour l'accomplissement de leur mission légale et la préservation de la confidentialité qui s'y attache.

Bien que sans doute férus de John le Carré, les magistrats ne seront certainement pas "tout sourire" devant les agissements de ces entreprises dont les méthodes de management apparaissent des plus discutables et pour lesquelles la "trente-neuvième marche" pourrait bien être celle de trop...

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Avocats/Statut social et fiscal

[Jurisprudence] L'avocat salarié, un salarié presque comme les autres

Réf. : Cass. soc., 28 mars 2012, n° 11-10.673, F-D (N° Lexbase : A0095IHY)

Lecture: 4 min

N1459BT9

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par Xavier Berjot, Avocat Associé, Ocean Avocats

Le 19 Avril 2012

Dans un arrêt du 28 mars 2012, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé contre un arrêt de la cour d'appel de Versailles, ayant débouté une avocate salariée de demandes indemnitaires liées à son licenciement (CA Versailles, 1ère ch., 1ère sect., 18 novembre 2010, n° 09/07711 N° Lexbase : A6214GLQ). Au-delà de la solution juridique retenue par la Cour de cassation, l'arrêt présente l'intérêt d'évoquer les particularités du statut de l'avocat salarié (cf. l’Ouvrage "La profession d'avocat" N° Lexbase : E9214ETG). Les particularités du statut de l'avocat salarié

Il résulte de l'article 7, alinéa 1er, de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques (N° Lexbase : L6343AGZ, ci-après "la loi") que l'avocat peut exercer sa profession en qualité de salarié d'un avocat ou d'une association ou société d'avocats. Le contrat de travail de l'avocat salarié doit, dans la quinzaine de sa conclusion ou de la modification de l'un de ses éléments substantiels, être communiqué pour contrôle au conseil de l'Ordre du barreau auprès duquel l'avocat salarié est inscrit (décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, organisant la profession d'avocat, art. 139 N° Lexbase : L8168AID, ci-après "le décret"). Le conseil de l'Ordre peut mettre en demeure les avocats de modifier les contrats non conformes avec les règles professionnelles, sous le contrôle de la cour d'appel (même texte). Dans le respect des règles déontologiques qui gouvernent la profession d'avocat, la loi aménage le statut de ce salarié particulier. Ainsi, l'avocat salarié bénéficie, dans l'exercice de ses missions, de l'indépendance que comporte son serment, et n'est soumis à un lien de subordination à l'égard de l'employeur que pour la détermination de ses conditions de travail (loi n° 71-1130, art. 7, al. 4).

En d'autres termes, l'avocat employeur ne saurait imposer à l'avocat salarié la stratégie à mener dans un dossier, tant en matière de conseil que de contentieux. Il n'en demeure pas moins que le lien de subordination, qui caractérise toute relation de travail, s'impose à l'avocat salarié. En corollaire, ce dernier est soumis aux dispositions du Code du travail, d'où il tire ses droits et obligations, et qui s'ajoutent aux règles déontologiques. A l'instar du statut de l'avocat salarié, qui connaît quelques particularités, le contentieux de la rupture de son contrat de travail est soumis à une juridiction spécifique. Ainsi, les litiges nés à l'occasion d'un contrat de travail ou de la convention de rupture, de l'homologation ou du refus d'homologation de cette convention sont, en l'absence de conciliation, soumis à l'arbitrage du Bâtonnier, à charge d'appel devant la cour d'appel (loi n° 71-1130, art. 7, al. 4).

Le texte précise que le Bâtonnier peut, dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat, déléguer ses pouvoirs aux anciens Bâtonniers ainsi qu'à tout membre ou ancien membre du conseil de l'Ordre. Les règles de procédure de ces litiges nés à l'occasion du contrat de travail de l'avocat salarié sont organisées par les articles 142 et suivants du décret du 27 novembre 1991.

Ainsi, le Bâtonnier compétent est celui auprès duquel l'avocat salarié est inscrit, et il est saisi soit par requête déposée contre récépissé au secrétariat de l'Ordre des avocats, soit par lettre recommandée avec demande d'avis de réception précisant, à peine d'irrecevabilité, l'objet du litige, l'identité des parties et les prétentions du saisissant (décret n° 91-1197, art. 142). Pour l'essentiel, précisons que le Bâtonnier dispose de pouvoirs similaires à ceux du conseil de prud'hommes, tels que la fixation d'un calendrier de procédure (décret n° 91-1197, art. 144) ou la faculté de prononcer des mesures provisoires en cas d'urgence (décret n° 91-1197, art. 148).

La solution de l'arrêt du 28 mars 2012

L'arrêt commenté illustre la réalité selon laquelle l'avocat salarié est aussi un salarié comme les autres, qui peut faire l'objet d'une procédure de licenciement.

Me X a été engagée le 1er septembre 1997 en qualité d'avocate salariée par le cabinet Y. Cette avocate a été licenciée par lettre du 13 novembre 2008, à la fois pour insuffisance professionnelle et pour faute, et a contesté son licenciement devant le Bâtonnier, puis devant la cour d'appel de Versailles. Par arrêt du 18 novembre 2010, la cour d'appel de Versailles a débouté la salariée de sa demande en paiement de dommages-intérêts pour licenciement vexatoire et pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Sur le premier point, l'avocate reprochait au cabinet de lui avoir fait délivrer ses lettres de convocation à l'entretien préalable et de licenciement par exploit d'huissier, sur son lieu de travail. Il est rappelé à cet égard que le salarié établissant que son licenciement a revêtu un caractère brutal ou vexatoire est fondé à solliciter des dommages-intérêts, que son licenciement soit justifié ou pas. A titre d'illustration, présente un caractère vexatoire l'interdiction faite au salarié d'accéder à l'entreprise pendant la durée de la procédure de licenciement, alors qu'il n'était invoqué aucune faute grave à son encontre et que les tiroirs de son bureau ont été forcés sans nécessité (Cass. soc., 7 juin 2006, n° 04-40.912, F-D N° Lexbase : A8524DPE).

En l'espèce, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi de l'avocate, considérant que les circonstances du dossier avaient légitimement permis au cabinet de recourir aux services d'un huissier. Les juges relèvent à cet égard que la salariée avait refusé de recevoir en main propre contre décharge une première convocation, que sa seule adresse connue était située à l'étranger et qu'elle s'était elle-même administrativement domiciliée au cabinet.

Sur le second point, l'avocate faisait grief à l'arrêt d'avoir jugé que son licenciement pour insuffisance professionnelle et pour faute reposait sur une cause réelle et sérieuse. A l'appui de son pourvoi, elle invoquait la jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de cassation selon laquelle l'insuffisance professionnelle ne constitue pas une faute (Cass. soc., 11 mars 2008, n° 07-40.184, F-D N° Lexbase : A4098D7W).

Ici encore, cette argumentation n'est pas suivi par la Cour de cassation, qui relève que le licenciement de l'avocate était motivé à la fois par l'insuffisance professionnelle et par une faute. Ces deux motifs ayant été distinctement caractérisés, la cour d'appel avait bien vérifié que la salariée n'avait pas été licenciée pour une insuffisance professionnelle diligentée selon les règles du licenciement pour faute.

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Contrats administratifs

[Jurisprudence] Chronique de droit interne des contrats publics - Avril 2012

Lecture: 10 min

N1558BTU

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par François Brenet, Professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales de l'Université de Poitiers - Institut de droit public

Le 19 Avril 2012

Lexbase Hebdo - édition publique vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualité de droit interne des contrats publics de François Brenet, Professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales de l'Université de Poitiers-Institut de droit public (EA 2623), laquelle se penchera sur deux décisions par lesquelles le Tribunal des Conflits et le Conseil d'Etat précisent des jurisprudences récentes relatives au contentieux des contrats conclus par l'administration. Le juge des conflits ( T. confl., 5 mars 2012, n° 3833), tout d'abord, fixe une nouvelle limite à la jurisprudence "Brasserie du théâtre" (1) par laquelle il avait délimité la sphère de compétence des juges administratif et judiciaire en ce qui concerne le contentieux des actes détachables des contrats de droit privé conclus par les personnes publiques pour la gestion de leur domaine privé. Le refus de conclure est un tel contrat est considéré comme une décision administrative, dont le contentieux relève du juge administratif. Dans un avis contentieux du 11 avril 2012 ( CE 2° et 7° s-s-r., 11 avril 2012, n° 355446, publié au recueil Lebon), ensuite, le Conseil d'Etat précise les contours de la notion de concurrent évincé au sens de la jurisprudence "Tropic" (2). Refusant d'en consacrer une lecture subjective, comme il a pu le faire en matière de référé précontractuel depuis l'intervention de l'arrêt "Smirgeomes" (3), la Haute assemblée en retient une conception objective en considérant que le concurrent évincé est celui qui aurait eu intérêt à conclure le contrat, alors même qu'il n'aurait pas présenté sa candidature, qu'il n'aurait pas été admis à présenter une offre, ou qu'il aurait présenté une offre inappropriée, irrégulière ou inacceptable.
  • Les limites de la jurisprudence "Brasserie du Théâtre" : le refus de conclure un contrat sur le domaine privé relève de la compétence du juge administratif (T. confl., 5 mars 2012, n° 3833 N° Lexbase : A3392IED)

Même si la théorie des actes détachables ne joue plus, depuis l'intervention de l'arrêt "Tropic", un rôle aussi important que celui qu'elle exerçait par le passé, elle demeure d'une réelle utilité pour les tiers "ordinaires". En effet, elle constitue pour eux la seule voie de recours leur permettant de contester la légalité des contrats conclus par l'administration et des actes unilatéraux s'y rapportant. Apparue au tout début du vingtième siècle, la théorie des actes détachables permet aux tiers, et, dans une moindre mesure, aux parties, de contester devant le juge de l'excès de pouvoir la légalité des actes unilatéraux considérés comme détachables des contrats conclus par les personnes publiques. De proche en proche et dans un souci évident de protéger aussi largement que possible les droits des tiers et le principe de légalité, la jurisprudence a développé une conception extrêmement large de la notion d'acte détachable, allant jusqu'à considérer, par exemple, que la détachabilité pouvait être simplement intellectuelle (ainsi de la décision de conclure qui ne se distingue pas formellement de la signature du contrat et que la jurisprudence qualifie tout de même d'acte détachable). Dans cette même logique, elle a considéré que la détachabilité d'un acte était indépendante de la qualification du contrat principal, de sorte que l'acte administratif contesté devant le juge de l'excès de pouvoir pouvait parfaitement se rapporter à un contrat privé de l'administration.

Il reste que la jurisprudence a parfois hésité sur la solution à adopter quant à cette question de la nature administrative ou privée d'un acte détachable relatif à un contrat privé conclu par l'administration. La jurisprudence a, en effet, évolué sous l'impulsion du Tribunal des Conflits qui a déterminé en 2010 une nouvelle grille d'analyse dans sa décision "Brasserie du Théâtre". Dans cette décision, le juge des conflits a précisé que "la contestation par une personne privée de l'acte, délibération ou décision du maire, par lequel une commune ou son représentant, gestionnaire du domaine privé, initie avec cette personne, conduit ou termine une relation contractuelle, quelle qu'en soit la forme, dont l'objet est la valorisation ou la protection de ce domaine et qui n'affecte ni son périmètre ni sa consistance, ne met en cause que des rapports de droit privé et relève, à ce titre, de la compétence du juge judiciaire [...] il en va de même de la contestation concernant des actes s'inscrivant dans un rapport de voisinage". Dans sa décision du 5 mars 2012, le Tribunal des Conflits reproduit ce considérant de principe et le complète en ajoutant "qu'en revanche, la juridiction administrative est compétente pour connaître de la contestation par l'intéressé de l'acte administratif par lequel une personne morale de droit public refuse d'engager avec lui une relation contractuelle ayant un tel objet". Cette solution vient réduire le bloc de compétence judiciaire que la décision "Brasserie du Théâtre" avait tenté de mettre en place.

1 - Avant l'intervention de la décision "Brasserie du Théâtre" du 22 novembre 2010, la jurisprudence a hésité ou alterné entre deux critères permettant de déterminer la compétence juridictionnelle pour connaître des actes détachables des contrats privés des personnes publiques. Deux conceptions étaient, en effet, possibles. Il était possible, tout d'abord, de retenir une approche matérielle en déterminant la compétence juridictionnelle à partir de la nature de l'acte détachable. Selon cette conception, les actes de gestion courante relèvent normalement de la compétence du juge judiciaire et les actes de disposition de celle du juge administratif. Il était possible, ensuite, de retenir une approche organique en déterminant la compétence juridictionnelle en fonction de l'auteur de l'acte. Cette solution avait pour elle le mérite de la simplicité car il suffisait de considérer que l'acte détachable, bien que se rapportant à un contrat privé, était nécessairement administratif dès lors qu'il avait été édicté par une personne publique. La jurisprudence a hésité entre ces deux conceptions, mais elle a fini par privilégier la conception organique dans la période la plus récente, tout au moins avant sa remise en cause par la décision "Brasserie du Théâtre". Par une décision "Commune de Baie-Mahault" (4) du 14 février 2000, le Tribunal des Conflits a, en effet, consacré le principe selon lequel "le juge administratif est seul compétent pour connaître d'un déféré préfectoral dirigé contre les délibérations de conseils municipaux et les arrêtés des maires, même si leur objet est l'autorisation et la passation de contrats de droit privé". Même si cette solution présentait l'incontestable avantage de la simplicité, il est rapidement apparu que son "interprétation maximaliste" (5) pouvait poser des difficultés, précisément dans l'hypothèse où l'acte administratif détachable se rapporte à un contrat dont on peut considérer qu'il est de droit privé "par nature". Par exemple, le Conseil d'Etat a admis sa compétence pour connaître d'un recours dirigé contre la délibération d'un conseil municipal autorisant la conclusion et le transfert d'un bail rural portant sur le domaine privé d'une commune (6). Dans le même sens, la compétence du juge administratif a été admise s'agissant de l'acte par lequel le maire d'une commune a décidé de conclure une transaction qui avait pour objet de prévenir un litige entre des particuliers et la collectivité territoriale au sujet de la revente du bien préempté par celle-ci (7). En définitive, si cette jurisprudence présentait l'avantage de la simplicité, elle emportait surtout l'inconvénient de donner un titre de compétence au juge administratif dans des litiges qui étaient foncièrement de droit privé. Surtout, si le juge administratif pouvait se saisir de l'acte détachable, il ne pouvait en aucun cas s'emparer de la question de la répercussion de son annulation sur le contrat, car son contentieux relevait du juge judiciaire.

2 - Ces inconvénients pratiques ont conduit le Tribunal des Conflits à abandonner la conception purement organique en 2010, au profit d'une approche matérielle, dont il faut immédiatement souligner qu'elle n'est pas exempte d'ambiguïtés. La décision "Brasserie du Théâtre" consacre, en effet, une approche matérielle, mais dont la mise en oeuvre nécessite l'application d'un critère personnel et d'un critère causal. Il s'agit bien d'une approche matérielle car la compétence juridictionnelle pour connaître de l'acte détachable est déterminée, non pas en fonction de l'auteur de l'acte (en l'occurrence, la personne publique), mais en fonction de son objet. Mais cette appréciation matérielle dépend aussi d'un critère personnel et d'un critère causal. En effet, "la contestation par une personne privée de l'acte, délibération ou décision du maire, par lequel une commune ou son représentant, gestionnaire du domaine privé, initie avec cette personne, conduit ou termine une relation contractuelle, quelle qu'en soit la forme, dont l'objet est la valorisation ou la protection de ce domaine et qui n'affecte ni son périmètre ni sa consistance, ne met en cause que des rapports de droit privé et relève, à ce titre, de la compétence du juge judiciaire [...] il en va de même de la contestation concernant des actes s'inscrivant dans un rapport de voisinage". Le bloc de compétence ainsi instituée au profit du juge judiciaire n'est donc pas aussi large qu'on aurait pu l'espérer. La compétence judiciaire ne vaut que pour les litiges opposant l'administration à ses cocontractants et aux voisins du domaine privé. Par ailleurs, la compétence judiciaire est liée à la nature de la contestation qui doit se rapporter à un acte relatif à la valorisation, à la protection du domaine privé, ainsi qu'aux rapports de voisinage. A contrario, on en déduit que la réserve de compétence du juge administratif demeure assez large. Le juge administratif demeure compétent à l'égard des actes réglementaires par lesquelles les autorités administratives déterminent les conditions d'occupation de leur domaine privé. Il en va de même pour les actes de disposition, c'est-à-dire les actes relatifs à la vente d'une dépendance du domaine privé ou à un échange. De la même façon, le juge administratif reste compétent, même à l'égard des actes unilatéraux contestés par les contractants, se rapportant à la valorisation, à la protection du domaine privé ou touchant aux rapports de voisinage, si le contrat auquel il se rapporte est un contrat administratif (ce qui sera le cas s'il comporte au moins une clause exorbitante du droit privé (8)). Enfin, la compétence administrative demeure, également, à l'égard des tiers, au premier rang desquels il faut ranger le préfet. La décision "M. Dewailly" du 5 mars 2012 vient élargir la sphère de compétence du juge administratif. Il faut désormais considérer que toutes les décisions par lesquelles l'administration refuse d'engager une relation contractuelle sont administratives et cela, quand bien même elles se rapportent à un contrat qui, s'il avait été conclu, aurait relevé du juge judiciaire.

  • La notion de concurrent évincé au sens de la jurisprudence "Tropic" : le refus de la "Smirgeomisation" du recours en contestation de validité du contrat administratif (CE 2° et 7° s-s-r., 11 avril 2012, n° 355446, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4131IIT)

Par l'arrêt "Tropic" du 16 juillet 2007, l'Assemblée du contentieux du Conseil d'Etat a permis à tout concurrent évincé de la conclusion d'un contrat administratif de former devant le juge du contrat, dans un délai de deux mois à compter de l'accomplissement des mesures de publicité appropriées, un recours de pleine juridiction contestant la validité de ce contrat ou de certaines de ses clauses qui en sont divisibles, assorti, le cas échéant, de demandes indemnitaires. Cette avancée jurisprudentielle remarquable a immédiatement suscité de nombreuses interrogations quant aux conditions de mise en oeuvre de cette nouvelle action en contestation de validité du contrat.

L'avis contentieux rendu par le Conseil le 11 avril 2012 vient utilement préciser les contours de ce recours en définissant la notion de concurrent évincé. Dans cette affaire, le tribunal administratif de Rennes avait été saisi par la société X d'une action tendant, d'une part, à l'annulation d'un marché conclu par la région Bretagne avec la société Y pour la réalisation d'un lot de "plâtrerie-isolation-menuiserie bois" de l'opération de construction du fonds régional d'art contemporain de Bretagne et, d'autre part, à ce que la région Bretagne soit condamnée à lui verser la somme de 197 000 euros en compensation du préjudice résultant de son éviction de la conclusion du contrat. Les juges rennais ont, alors, décidé d'utiliser la procédure dite d'avis contentieux, régie par l'article L. 113-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L2626ALT), afin de soumettre au Conseil d'Etat deux questions complémentaires. La première était celle de savoir comment devait s'entendre la notion de concurrent évincé au sens de la jurisprudence "Tropic" et, plus précisément, si un concurrent ayant présenté une offre irrégulière pouvait être qualifié comme tel et donc être recevable à exercer une action en contestation de validité du contrat devant le juge de plein contentieux. En complément, le tribunal administratif demandait au Conseil d'Etat si le juge était tenu de soulever d'office le caractère irrégulier de l'offre dans l'hypothèse où il n'aurait pas constitué le motif de l'éviction et n'aurait pas été soulevé par le défendeur.

Ces questions, d'un abord très technique, présentaient un enjeu théorique incontestable. On devine que le juge du fond s'interrogeait sur une éventuelle "Smirgeomisation" du recours "Tropic". En d'autres termes, la question était celle de savoir si la notion de concurrent évincé, dont dépend la recevabilité du recours, devait être entendue objectivement ou au contraire être appréciée à la lumière des motifs qui ont conduit à écarter le candidat. En matière de référé précontractuel et depuis son arrêt de Section du 3 octobre 2008 "Smirgeomes", le Conseil d'Etat considère que les personnes habilitées à agir sur le fondement de l'article L. 551-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L1591IEN) pour mettre fin aux manquements du pouvoir adjudicateur à ses obligations de publicité et de mise en concurrence sont celles "susceptibles d'être lésées par de tels manquements" et qu'il "appartient, dès lors, au juge des référés précontractuels de rechercher si l'entreprise qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l'avoir lésée ou risquent de la léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente". Il ne suffit donc plus, comme c'était parfois malheureusement le cas par le passé, d'identifier un manquement quelconque aux obligations de publicité et de mise en concurrence pour être recevable à agir sur le terrain du référé précontractuel, il faut désormais apporter la preuve que le manquement identifié et invoqué affecte les intérêts du concurrent évincé. Fallait-il transposer ce raisonnement au cas du recours "Tropic" ? Telle était en définitive la question qui se posait au Conseil d'Etat. En demandant aux juges du Palais-Royal si un concurrent évincé de la conclusion d'un contrat administratif, ayant présenté une offre irrégulière, pouvait saisir le juge de plein contentieux d'une action en contestation de validité, les juges rennais posaient indirectement mais nécessairement la question de savoir si la qualité de concurrent évincé était liée à la situation personnelle du requérant, s'il fallait qu'il soit directement lésé pour pouvoir exercer un recours "Tropic".

Le Conseil d'Etat ne retient pas cette lecture subjective. Il retient, au contraire, une conception objective de la notion de concurrent évincé. La qualité de concurrent évincé est, en effet, reconnue "à tout requérant qui aurait eu intérêt à conclure le contrat, alors même qu'il n'aurait pas présenté sa candidature, qu'il n'aurait pas été admis à présenter une offre ou qu'il aurait présenté une offre inappropriée, irrégulière ou inacceptable". Il en résulte que le concurrent évincé peut alors invoquer tout moyen, étant entendu que le caractère opérant des moyens ainsi soulevés n'est nullement subordonnée à la circonstance que les vices auxquels ils se rapportent aient été susceptibles de léser le requérant. Même si l'avis contentieux du 11 avril 2012 ne le précise pas, et n'avait, d'ailleurs, pas à le faire, l'on devine les raisons qui ont poussé le Conseil d'Etat à développer une conception aussi compréhensive de la notion du concurrent évincé. Le recours "Tropic" n'est pas et ne doit pas être un recours ciblé comme peut l'être le référé précontractuel. Il vise à faire sanctionner toutes les atteintes au principe de légalité, qu'elles soient, ou non, en lien avec la méconnaissance des obligations de publicité et de mise en concurrence, et il faut donc ouvrir aussi largement que possible l'accès au juge de plein contentieux. La solution est d'autant plus bienvenue que l'on a pu constater, au cours des derniers mois, que la jurisprudence "Smirgeomes" privait parfois assez injustement les concurrents évincés de la possibilité de saisir le juge du référé précontractuel. Qu'ils puissent avoir la possibilité de saisir le juge de plein contentieux un peu plus tard est donc tout à fait justifié.


(1) T. confl., 22 novembre 2010, n° 3764 (N° Lexbase : A4408GLT), AJDA, 2010, p. 2423, chron.D. Botteghi et A. Lallet, JCP éd. A, 2011, comm. 2041, note J.-G. Sorbara, Dr. adm. 2011, comm. 20, note F. Melleray.
(2) CE, Ass., 16 juillet 2007, n° 291545, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4715DXW), Rec. CE, p. 360, concl. D. Casas, GAJA, n° 115.
(3) CE, S., 3 octobre 2008, n° 305420, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5971EAE).
(4) T. confl., 14 février 2000, n° 3138 (N° Lexbase : A5557BQU), Rec. CE, p. 747.
(5) Selon l'expression employée par les auteurs de la chronique de jurisprudence publiée à l'AJDA (B. Botteghi et A. Lallet, AJDA, 2010, p. 2423).
(6) CE 3° et 8° s-s-r., 5 décembre 2005, n° 270948, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9347DLR).
(7) CE 3° et 8° s-s-r., 17 mai 2006, n° 281509, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A6542DPY).
(8) Ce qui n'est pas exclu : CE 2° et 7° s-s-r., 19 novembre 2010, n° 331837, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4278GKN), RJEP, 2011, comm. 9, concl. B. Dacosta.

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Entreprises en difficulté

[Chronique] Chronique mensuelle de droit des entreprises en difficulté - Avril 2012

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N1549BTK

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par Pierre-Michel Le Corre, Professeur à l'Université de Nice Sophia Antipolis et Emmanuelle Le Corre-Broly, Maître de conférences à l'Université du Sud-Toulon-Var

Le 13 Octobre 2012

Lexbase Hebdo - édition affaires vous propose de retrouver, cette semaine, la chronique de Pierre-Michel Le Corre, Professeur à l'Université de Nice Sophia Antipolis, Directeur du Master 2 Droit des difficultés d'entreprises et Emmanuelle Le Corre-Broly, Maître de conférences à l'Université du Sud-Toulon-Var, Directrice du Master 2 Droit de la banque et de la société financière de la Faculté de droit de Toulon, retraçant l'essentiel de l'actualité juridique rendue en matière de procédures collectives. Ce mois-ci, les auteurs ont choisi de s'arrêter sur deux arrêts de toute première importance rendus par la Chambre commerciale de la Cour de cassation. Dans le premier arrêt, en date du 13 mars 2012, commenté par le Professeur Le Corre, la Haute juridiction pose le principe de l'irrecevabilité de la discussion émanant du liquidateur sur la régularité de la publicité de la déclaration notariée d'insaisissabilité. Enfin, dans le second arrêt sélectionné, en date du 27 mars 2012, bénéficiant de la plus large publicité (P+B+R+I) et commenté par Emmanuelle Le Corre-Broly, la Chambre commerciale, apportant des éclaircissement sur le dispositif de l'article L. 650-1 du Code de commerce, consacre une analyse, prônée par une partie de la doctrine, selon laquelle, seul le soutien abusif (et non les trois cas visés à l'article L. 650-1) est susceptible d'engager la responsabilité du banquier dispensateur de crédit dès lors que, parallèlement, est constatée une fraude, une immixtion caractérisée dans la gestion du débiteur ou une prise de garantie disproportionnée, sans que ces trois cas aient nécessairement un lien de causalité avec le préjudice subi.
  • L'irrecevabilité de la discussion émanant du liquidateur sur la régularité de la publicité de la déclaration notariée d'insaisissabilité (Cass. com., 13 mars 2012, n° 11-15438, FS-P+B N° Lexbase : A8907IEM)

La loi n° 2003-721 du 1er août 2003, dite loi pour l'initiative économique (N° Lexbase : L3557BLC), a créé le mécanisme de la déclaration notarié d'insaisissabilité. Le débiteur peut empêcher la saisie de sa résidence principale, et même, depuis la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 (art. 14 N° Lexbase : L7358IAR), celle de tous biens fonciers bâtis ou non dès lors qu'ils ne sont pas affectés à son activité professionnelle, par ses créanciers professionnels dont la créance serait née après la publication de la déclaration notariée d'insaisissabilité.

Très clairement, dans l'esprit du législateur, l'idée était ainsi de faire échapper l'immeuble à l'emprise de la liquidation judiciaire du débiteur. Malheureusement, les bons sentiments ne font pas nécessairement les bonnes lois, de sorte que, rapidement, la doctrine avait pu s'interroger sur la résistance de la déclaration notariée à la liquidation judiciaire. Derrière cette question, une autre, de nature procédurale, se profilait : le liquidateur avait-il qualité pour saisir et vendre l'immeuble objet de la déclaration notariée d'insaisissabilité ?

La loi ne répond pas à cette question. Elle se contente, de manière théorique, de prévoir que les créanciers professionnels postérieurs à la publication de la déclaration notariée ne peuvent saisir l'immeuble, laissant a contrario entendre que la déclaration notariée d'insaisissabilité serait inopposable aux autres créanciers, c'est-à-dire, d'une part, aux créanciers antérieurs à la publication de la déclaration notariée et, d'autre part, aux créanciers non professionnels, antérieurs ou postérieurs à cette même publication.

Dans ces colonnes, nous avions commenté l'arrêt de principe rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 28 juin 2011 (1) affirmant, au visa des articles L. 641-9 (N° Lexbase : L8860INH) et L. 526-1 (N° Lexbase : L2298IBQ) du Code de commerce, que "le débiteur peut opposer la déclaration d'insaisissabilité qu'il a effectuée en application du deuxième de ces textes, avant qu'il ne soit mis en liquidation judiciaire".

Si l'arrêt était très net quant à sa volonté d'assurer l'efficacité de la déclaration notariée en cas de liquidation judiciaire, le fondement de la solution apparaissait moins clairement. La Cour de cassation avait toutefois précisé un peu sa pensée, lorsqu'elle avait indiqué que le droit pour le débiteur d'opposer la déclaration notariée d'insaisissabilité existait nonobstant les règles du dessaisissement. Ainsi, le dessaisissement constituait-il un premier fondement à la solution dégagée par la Cour de cassation.

Pour comprendre le raisonnement, il faut commencer par rappeler que le dessaisissement désigne la réduction de pouvoirs du débiteur, aux fins de protection du gage commun des créanciers. On comprend qu'un élément, qui ne fait pas partie du gage commun des créanciers, ne peut être soumis aux règles du dessaisissement. Ainsi, dès lors que certains créanciers n'ont pas le droit de saisir l'immeuble, objet de la déclaration notariée d'insaisissabilité, cela signifie que l'immeuble n'est pas un élément du gage commun des créanciers. Par voie de conséquence, l'immeuble n'est pas soumis au dessaisissement. Il n'est pas, selon un autre arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation, dans le périmètre de la saisie des biens appartenant au débiteur (2). Il n'est pas soumis à l'effet réel de la liquidation judiciaire, pour reprendre un concept cher au Président du Conseil national des administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires.

Cette considération permet déjà de justifier, sur le fond, l'absence de droit du liquidateur à vendre l'immeuble, objet de la déclaration notariée.

Mais ce fondement avait pu apparaître insuffisant à nombre de commentateurs de l'arrêt du 28 juin 2011 et s'était posée la question de savoir si la thèse déniant au liquidateur qualité pour vendre un immeuble, objet de la déclaration d'insaisissabilité, en présence de créanciers ayant qualité à saisir l'immeuble et d'autres ne disposant pas de cette qualité, au prétexte que le liquidateur a vocation à défendre l'intérêt collectif des créanciers et ne peut donc agir pour défendre l'intérêt d'un groupe de créanciers seulement, l'avait ou non emporté. Un arrêt d'éclaircissement était, dans ces conditions, attendu, pour répondre à cette question. Le voici.

En l'espèce, M. L., propriétaire indivis d'un immeuble avec Mme B, constituant leur résidence principale, a déclaré insaisissables ses droits indivis sur ce bien par acte authentique, publié à la conservation des hypothèques et au répertoire des métiers. En revanche, l'acte n'avait pas été publié au registre du commerce et des sociétés, malgré la qualité de commerçant de M. L., qui y était également inscrit.

En 2004, M. L. est placé en liquidation judiciaire. Le liquidateur agit en demandant que lui soit déclarée inopposable la déclaration notariée et qu'il soit procédé à la licitation de l'immeuble indivis.

Plusieurs problèmes se présentaient.

Le premier tenait à l'intérêt à agir aux fins de faire déclarer inopposable la déclaration notariée d'insaisissabilité à la liquidation judiciaire. Par un précédent arrêt en date du 3 février 2009 (3), la Cour de cassation avait considéré que le liquidateur n'avait pas d'intérêt à agir en inopposabilité à la liquidation judiciaire de la déclaration notariée d'insaisissabilité, car il agissait à titre préventif. Il avait intenté une action dite déclaratoire, laquelle, en droit français, est irrecevable, car l'article 31 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1169H43) exige, comme condition de recevabilité de l'action en justice, un intérêt né et actuel. Or, dans cette affaire, le liquidateur ne sollicitait pas la vente de l'immeuble, mais seulement que lui soit reconnue la possibilité de le vendre, en prétendant que la déclaration notariée était inopposable à la liquidation judiciaire.

Au contraire, dans le présent arrêt, la Cour de cassation a considéré que le liquidateur avait bien un intérêt né et actuel. Il n'agissait nullement à titre préventif car, en même temps qu'il demandait que la déclaration notariée soit déclarée inopposable à la liquidation, il sollicitait la licitation de l'immeuble indivis. La demande en licitation avait fait ainsi naître l'existence d'un intérêt à agir en inopposabilité de la déclaration notariée d'insaisissabilité.

Mais, si le liquidateur avait intérêt à agir, avait-il qualité ? C'est le second problème posé par l'arrêt.

Le liquidateur entendait obtenir l'inopposabilité de la déclaration notariée d'insaisissabilité à la liquidation judiciaire, pour un motif bien particulier : l'irrégularité de la publication de la déclaration notariée.

Pour être opposable aux créanciers professionnels postérieurs, la déclaration notariée d'insaisissabilité doit être publiée, d'une part, à la conservation des hypothèques, et, d'autre part, au registre professionnel dont relève l'intéressé.

La particularité de l'espèce tenait à ce que le débiteur était immatriculé à deux registres : le répertoire des métiers en tant qu'artisan, où la déclaration notariée avait bien été publiée, et le registre du commerce et des sociétés, en tant que commerçant, où la déclaration notariée n'avait pas été publiée.

Reconnaître qualité à agir au liquidateur lui permettait de soutenir que cette déclaration n'avait pas été correctement publiée. Inopposable aux créanciers professionnels, la déclaration notariée n'était donc plus opposable à aucun créancier. Dès lors, le liquidateur avait bien qualité pour vendre l'immeuble litigieux, car il ne représentait plus qu'une seule catégorie de créanciers : des créanciers ayant le droit de saisir l'immeuble. En agissant, le liquidateur défendait bien l'intérêt collectif des créanciers. Il assurait la protection de leur gage commun, l'immeuble y figurant, chaque créancier ayant sur lui des droits à exercer.

En raisonnant de la sorte, il semblait bien que l'on doive reconnaître qualité à agir au liquidateur. C'est ainsi que s'était prononcée, dans la présente affaire, la cour d'appel.

Pourtant, la Cour de cassation va rendre un arrêt de censure.

Elle va commencer par énoncer que "le liquidateur ne peut légalement agir que dans l'intérêt de tous les créanciers et non dans l'intérêt personnel d'un créancier ou d'un groupe de créanciers ; la déclaration d'insaisissabilité n'a d'effet qu'à l'égard des créanciers dont les droits naissent, postérieurement à sa publication, à l'occasion de l'activité professionnelle du déclarant ; en conséquence, le liquidateur n'a pas qualité pour agir, dans l'intérêt de ces seuls créanciers, en inopposabilité de la déclaration d'insaisissabilité".

Ainsi, la Cour de cassation consacre-t-elle, de la manière la plus nette, la thèse selon laquelle le liquidateur, qui défend l'intérêt collectif des créanciers, ne peut agir pour assurer la défense d'un groupe de créanciers, celui qui aurait le droit de saisir l'immeuble, mais qu'il doit agir dans l'intérêt collectif des créanciers, ce qui suppose qu'ils aient tous le droit de saisir l'immeuble.

On sait que ce raisonnement choque nombre de membres de la doctrine faillitiste. Pourtant, observons le résultat auquel on aboutirait à adopter la thèse contraire. Cela autoriserait le liquidateur à agir, alors qu'une partie seulement des créanciers aurait le droit de saisir l'immeuble. Or, si l'on autorisait le liquidateur à vendre un immeuble objet de la déclaration notariée, en présence de créanciers auxquels la déclaration n'est pas opposable et en présence de créanciers auxquels la déclaration est opposable, il faudrait assurer une distribution du prix de vente de l'immeuble qui ne profiterait qu'aux premiers, ceux qui ont le droit de saisir l'immeuble. Les partisans de cette thèse l'admettent d'ailleurs. Mais alors, le liquidateur agirait pour désintéresser un groupe de créanciers, sans pouvoir payer l'autre groupe de créanciers. On le voit bien, le liquidateur ne défendrait pas l'intérêt collectif, mais seulement l'intérêt d'un groupe de créanciers, tout en faisant supporter à la collectivité des créanciers une charge ne profitant qu'à une partie de ces créanciers.

Alors certes, dira-t-on, lorsque le liquidateur vend un immeuble hypothéqué, le plus souvent, il ne paye pas les créanciers chirographaires. Est-ce à dire qu'il n'agit pas dans l'intérêt de la collectivité des créanciers ? Une réponse affirmative serait erronée. Qu'il suffise que la créance hypothécaire soit inférieure au montant du prix de vente de l'immeuble et, dans cette hypothèse, le droit à répartition des créanciers chirographaires est retrouvé.

Lorsque l'on raisonne sur la défense de l'intérêt collectif des créanciers, on raisonne sur une potentialité théorique de paiement de tous les créanciers. Les faits ne seront peut-être pas conformes à cette vision théorique. Mais cette vision théorique existe. C'est derrière elle que se cache l'intérêt collectif des créanciers.

Dans le cas de la déclaration notariée d'insaisissabilité, seule une partie des créanciers a, dès le départ, vocation théorique à bénéficier du produit de la vente, ceux qui ont le droit de saisir l'immeuble. Ainsi, dès le départ, une partie des créanciers est exclue, ce qui fait nécessairement obstacle à la prise en compte d'un intérêt collectif.

Il nous semble possible d'affirmer qu'il existe une confusion entre la notion du droit de gage général, que détient le créancier quelconque sur son débiteur, et la notion de gage commun, qui évoque un gage accessible à tous les créanciers. Or si le créancier chirographaire a, par principe, incontestablement un droit de gage général sur le patrimoine du débiteur, il peut arriver que le patrimoine du débiteur ne soit pas accessible, en tous ses éléments, à tous les créanciers. Certains créanciers n'ont alors plus accès au gage commun.

La solution de la Cour de cassation nous semble donc totalement justifiée lorsqu'elle dénie qualité à agir au liquidateur, pour vendre un immeuble objet d'une déclaration notariée, dès lors que figure au moins un créancier n'ayant pas le droit de saisir l'immeuble, c'est-à-dire un créancier professionnel postérieur à la publication de la déclaration notariée.

Pour autant, en l'espèce, un problème particulier se posait : celui de la régularité de la publicité de la déclaration notariée d'insaisissabilité. Le liquidateur entendait combattre l'opposabilité de la déclaration notariée aux créanciers professionnels, et partant, à la liquidation judiciaire, compte tenu de l'irrégularité de la publication de cette déclaration. Comme cela a déjà été indiqué, le débiteur était à la fois immatriculé au répertoire des métiers et au registre du commerce et des sociétés. Or, la déclaration notariée n'avait été publiée qu'au premier de ces registres, alors qu'elle aurait dû l'être aux deux. La cour d'appel avait admis la prétention du liquidateur.

La Cour de cassation, au contraire, ne va pas accueillir cette prétention : "Attendu que, pour accueillir la demande du liquidateur, l'arrêt retient que celui-ci peut se prévaloir de l'absence de publication de la déclaration d'insaisissabilité au registre du commerce et des sociétés dans lequel M. L. était aussi immatriculé ; attendu qu'en statuant ainsi, alors que l'intérêt collectif des créanciers ne résulte pas de l'irrégularité de la publicité de la déclaration d'insaisissabilité, la cour d'appel a violé les textes susvisés".

Cette explication était-elle suffisante pour justifier, en l'espèce, l'absence de qualité à agir du liquidateur ? La Cour de cassation n'a t-elle pas pris l'effet pour la cause et, en quelque sorte, placé la charrue avant les boeufs ?

S'il faut refuser au liquidateur la qualité à vendre l'immeuble, objet de la déclaration notariée, c'est parce qu'il existe certains créanciers auxquels la déclaration notariée est opposable. Cela, oblige, implicitement, mais nécessairement, à considérer que le liquidateur a en face de lui deux catégories de créanciers, certains ayant le droit de saisir, d'autres étant dépourvus de ce même droit.

Mais, pour qu'il en soit ainsi, encore faut-il que la déclaration notariée soit correctement publiée, condition de son opposabilité aux créanciers postérieurs. La question de la régularité de la publicité conditionne donc, on le mesure bien, l'opposabilité de la déclaration notariée et, par voie de conséquence, la question de savoir si le liquidateur a ou non qualité pour agir.

La Cour de cassation n'aurait donc pas dû, à notre sens, dénier qualité au liquidateur pour discuter de la régularité de la publication d'une déclaration notariée, lorsque parallèlement il entamait la procédure de licitation. En effet, s'il était constaté que la publicité n'était pas correctement effectuée, il fallait, par le fait même, reconnaître la qualité à agir du liquidateur pour faire vendre l'immeuble.

Pour fonder sa solution, la Cour de cassation explique que l'intérêt collectif des créanciers ne résulte pas de l'irrégularité de la publicité de la déclaration notariée. Cette affirmation ne peut, nous semble-t-il, être admise sans réserve. En effet, si l'on dénie qualité à agir au liquidateur, c'est parce qu'il ne défend pas l'intérêt collectif des créanciers. Or, si la déclaration notariée n'est pas correctement publiée, elle est, par le fait même, inopposable à tous les créanciers. De la sorte, le liquidateur représente une collectivité de créanciers, qui a le droit de saisir l'immeuble. S'il agit, il le fait alors en défendant l'intérêt collectif des créanciers.

Mais une autre lecture de l'arrêt de la Cour de cassation est possible, qui tient à la particularité des faits de l'espèce.

Dans la présente affaire, la publication était irrégulière au motif que seule la publicité au répertoire des métiers avait été effectuée, non celle au registre du commerce et des sociétés.

Ainsi, il peut être soutenu que la déclaration notariée restait opposable à tous les créanciers professionnels postérieurs à la déclaration, au titre de l'activité professionnelle d'artisan. En revanche, la déclaration notariée était inopposable aux créanciers professionnels postérieurs au titre de l'activité de commerçant. De la sorte, l'existence de créanciers professionnels postérieurs auxquels la déclaration était inopposable justifiait l'absence d'intérêt à agir du liquidateur.

Il est dommage, en l'espèce, que la Cour de cassation ne se soit pas exprimée avec plus de clarté, sur ce point, ce qui laisse planer un doute sur le point de savoir si cette dernière interprétation doit être retenue. Si tel était le cas, la solution mériterait alors notre entière approbation. En revanche, si la Cour de cassation a procédé de façon générale, sans prendre en compte les faits particuliers de l'espèce, la solution nous semble alors peu justifiable.

Mais nous inclinons à penser, compte tenu de la communauté d'opinions que nous avons sur la question avec la Cour de cassation, que si, en l'espèce, la qualité à agir du liquidateur n'a pas été reconnue, c'est parce que subsistaient bien des créanciers auxquels la déclaration notariée était opposable.

Si cette interprétation est la bonne, à l'avenir, rien ne nous semble interdire d'envisager que le liquidateur puisse soulever l'irrégularité de la publicité de la déclaration notariée d'insaisissabilité, dont dépend l'inopposabilité ou non de la déclaration notariée et, par voie de conséquence, la défense de l'intérêt collectif des créanciers et la qualité subséquente à agir du liquidateur pour faire vendre l'immeuble, objet de la déclaration notariée d'insaisissabilité.

Ainsi, à nouvel éclaircissement, nouvelle question !

Pierre-Michel Le Corre, Professeur à l'Université de Nice Sophia Antipolis, Directeur du Master 2 Droit des difficultés d'entreprises

  • Eclaircissement sur le dispositif de l'article L. 650-1 du Code de commerce : un principe d'irresponsabilité assorti de trois causes de déchéance (Cass. com., 27 mars 2012, n° 10-20.077, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A5916IG9)

Sous l'empire de la loi du 25 janvier 1985 (loi n° 85-98 N° Lexbase : L4126BMR), la Cour de cassation a posé en règle que le banquier dispensateur de crédit engageait sa responsabilité sur le fondement d'un soutien abusif dans deux cas : celui dans lequel l'établissement de crédit a apporté son soutien à une entreprise dont il connaissait ou auraient dû connaître la situation irrémédiablement compromise (4) ou celui dans lequel le banquier a pratiqué une politique de crédit ruineux pour l'entreprise devant nécessairement provoquer une croissance insurmontable de ses charges financières (5). En application l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ), le banquier dispensateur de crédit était alors responsable des préjudices financiers subis du fait de son soutien fautif.

Le spectre de l'engagement de la responsabilité du banquier n'était guère incitatif pour lui. Cette frilosité des banques dans l'octroi de crédits a conduit le législateur du 26 juillet 2005 (loi n° 2005-845 N° Lexbase : L7558IAR) à édulcorer -et même supprimer- le principe de responsabilité du banquier à l'occasion des financements accordés à une entreprise en difficulté. Ainsi, depuis la loi de sauvegarde des entreprises, dans le cadre d'une procédure collective, "les créanciers ne peuvent être tenus pour responsables des préjudices subis du fait des concours consentis, sauf les cas de fraude, d'immixtion caractérisée dans la gestion du débiteur ou si les garanties prises en contrepartie de ces concours sont disproportionnées à ceux-ci" (C. com., art. L. 650-1 N° Lexbase : L3503ICQ).

Cette disposition avait fait l'objet d'âpres discussions parlementaires (6) et avait été portée devant le Conseil constitutionnel dans la mesure où elle semblait poser un principe d'irresponsabilité du dispensateur de crédit et, partant, être en contrariété avec la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 qui pose notamment le principe selon lequel "La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui". Le Conseil constitutionnel (7) avait cependant considéré que la disposition n'était pas inconstitutionnelle dans la mesure où, contrairement à ce qui était soutenu, le législateur n'avait pas supprimé la responsabilité des créanciers dispensateurs de crédit à une entreprise en difficulté dès lors que leur responsabilité restait engagée en cas de fraude, d'immixtion caractérisée dans la gestion du débiteur ou de prises de garantie disproportionnées. En quelque sorte, la responsabilité n'aurait été qu'aménagée.

Une question essentielle est alors apparue. Les trois cas visés à l'article L. 650-1 du Code de commerce doivent-ils être résumés à des cas d'engagement de la responsabilité, c'est-à-dire à des fautes, source de responsabilité si elles causent un préjudice ? Au contraire, ces trois cas autorisent-ils simplement l'engagement de la responsabilité du dispensateur de crédit dans l'hypothèse où celui-ci aurait accordé un soutien abusif, sans qu'un lien de causalité soit exigé entre l'un des trois cas et le préjudice ?

La décision du Conseil constitutionnel, en considérant que l'article L. 650-1 ne posait pas un principe d'irresponsabilité, semblait estimer que les cas visés à cet article constituaient des cas de responsabilité et ainsi les trois -seules- fautes susceptibles d'engager la responsabilité du dispensateur de crédit. C'est également en ce sens que s'étaient prononcés certains auteurs (8).

Cette analyse n'est pas conforme avec l'esprit de la loi et n'apparaît pas pertinente pour plusieurs raisons.

D'abord, force est de constater que si ces trois cas devaient constituer désormais des cas d'engagement de la responsabilité, ce serait là une curieuse limitation de responsabilité du dispensateur de crédit alors que, jusqu'alors, le soutien abusif n'était retenu que dans deux cas seulement : ceux de dispense de crédit ruineux ou de soutien artificiel en connaissance de la situation irrémédiablement compromise.

Ensuite, cette analyse confronterait la pratique à un écueil de taille : celui de la démonstration du lien de causalité entre la faute et le préjudice. En effet, si cette analyse était suivie, la responsabilité du banquier ne pourrait être engagée que si l'un des trois cas visés à l'article L. 650-1 du Code de commerce était uni au préjudice subi par un lien de causalité. Or, il apparaît très difficile, voire impossible d'établir ce lien de causalité. Un exemple suffit à s'en convaincre : comment, caractériser le lien de causalité entre la prise de garantie disproportionnée et le préjudice subi ? Il est quasiment impossible d'apporter la preuve que la disproportion des garanties prises par le banquier a asséché les possibilités d'obtention du crédit au profit du débiteur.

Une autre analyse, prônée par une partie de la doctrine (9), doit être préférée et se trouve aujourd'hui consacrée par la Chambre commerciale. Selon cette position, seul le soutien abusif (et non les trois cas visés à l'article L. 650-1) est susceptible d'engager la responsabilité du banquier dispensateur de crédit dès lors que, parallèlement, est constatée une fraude, une immixtion caractérisée dans la gestion du débiteur ou une prise de garantie disproportionnée, sans que ces trois cas aient nécessairement un lien de causalité avec le préjudice subi. C'est en ce sens que s'est prononcée la Chambre commerciale de la Cour de cassation dans un arrêt de principe appelé à la plus large diffusion (P+B+R+I), rendu le 27 mars 2012.

En l'espèce, une banque avait accordé à une société un prêt d'un montant de 200 000 euros garanti, d'une part, par un cautionnement solidaire d'une personne physique à hauteur de 120 000 euros et, d'autre part, par un nantissement de bons de caisse d'une valeur de 200 000 euros. Après le prononcé de la liquidation judiciaire du débiteur et l'admission de la créance à son passif, la caution avait été assignée par la banque. La caution avait alors recherché la responsabilité de la banque sur plusieurs terrains, dont celui de l'article L. 650-1 du Code de commerce, dont il sera ici exclusivement traité. La caution soutenait que le cautionnement qui avait été exigé était disproportionné compte tenu du montant du concours consenti et du nantissement de bons de caisse. Les Hauts magistrats considèrent cependant que la seule existence d'une disproportion du cautionnement par rapport au montant du crédit consenti n'est pas, en soi, suffisante pour engager la responsabilité du banquier. En effet, pour rejeter le pourvoi, la Chambre commerciale énonce le principe selon lequel "lorsqu'une procédure de sauvegarde, de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire est ouverte, les créanciers ne peuvent être tenus pour responsables des préjudices subis du fait des concours consentis, sauf les cas de fraude, d'immixtion caractérisée dans la gestion du débiteur ou de disproportion des garanties prises, que si les concours consentis sont en eux-mêmes fautifs ; que l'arrêt se trouve justifié, dès lors qu'il n'était ni démontré ni même allégué que le soutien financier, pour lequel le cautionnement [...] avait été donné, était fautif".

Le principe est extrêmement clair : pour engager la responsabilité du dispensateur de crédit sur le fondement de l'article L. 650-1, il faut nécessairement que celui-ci ait été fautif dans la distribution du crédit et que l'on soit, en outre, en présence de l'un des trois cas visés par ce texte. Il doit donc être énergiquement affirmé :

- que, d'une part, l'article L. 650-1 pose un principe d'irresponsabilité du banquier du fait des concours consentis ;

- et que, d'autre part les trois cas visés à l'article L. 650-1 (fraude, immixtion caractérisée, garanties disproportionnées) constituent des causes de déchéance du principe d'irresponsabilité du banquier pour soutien abusif.

Ainsi, pour engager la responsabilité du banquier pour octroi abusif de crédit en application de l'article L. 650-1 du Code de commerce, deux éléments doivent cumulativement exister. D'une part, il faut qu'existe une faute dans l'octroi du crédit. En effet, lorsque l'article L. 650-1 énonce que le banquier n'est pas responsable, il sous-entend évidemment qu'il n'est pas responsable... de sa faute. Il faut donc d'abord qu'il ait commis une faute dans la distribution d'un crédit. D'autre part, il est nécessaire que soit constatée l'existence de l'un des trois cas de déchéance du principe d'irresponsabilité.

S'agissant de la faute dans l'octroi du crédit, celle-ci est la même sous l'empire de la loi de sauvegarde des entreprises que sous celui de la législation précédente. L'octroi abusif sera donc caractérisé soit lorsque l'établissement de crédit aura pratiqué une politique de crédit ruineux pour l'entreprise devant nécessairement provoquer une croissance continue et insurmontable de ses charges financières, soit lorsqu'il aura apporté un soutien artificiel à une entreprise dont il connaissait ou aurait dû connaître la situation irrémédiablement compromise.

La caractérisation de cette faute, si elle est nécessaire, ne suffit cependant plus pour engager la responsabilité du dispensateur de crédit, puisque l'article L. 650-1 pose un principe d'irresponsabilité pour soutien abusif. Ce n'est que si l'une des trois causes de déchéance visées à l'article L. 650-1 (fraude, immixtion caractérisée, garantie disproportionnée) peut être parallèlement relevée que la responsabilité pourra être retenue sur le fondement du soutien abusif.

La première cause de déchéance du principe d'irresponsabilité est constituée par la fraude. En l'énonçant, l'article L. 650-1 ne fait qu'enfoncer une porte ouverte dans la mesure où il s'agit là d'un principe général du droit que la loi ne peut exclure. La fraude fait en effet échec à toutes les règles -dont celle d'irresponsabilité- fussent-elles d'ordre public.

La fraude renvoie essentiellement à des comportements relevant du droit pénal, tels que l'escompte d'effets de complaisance, la circulation de traites de cavalerie ou encore la mobilisation de "Dailly creux". Il avait, en outre, été considéré par une juridiction du fond qu'une fraude pouvait être retenue à l'encontre du banquier lorsque le but poursuivi par ce dernier, lorsqu'il consent des crédits, n'est pas de maintenir l'activité de l'entreprise et d'assurer sa pérennité (10). Cette vision a été très récemment censurée par la Cour de cassation (11).

La deuxième cause de déchéance du principe d'irresponsabilité pour octroi abusif de crédit est l'immixtion caractérisée dans la gestion du débiteur. Ce cas évoque la direction de fait (12) et l'influence exercée par le créancier sur son débiteur (13).

La troisième cause de déchéance tient à la prise de garanties -terme plus large que celui de sûreté- disproportionnées par rapport aux concours consentis. Dans l'espèce rapportée, la caution se prévalait de l'existence de garanties disproportionnées. Cependant, puisque la Chambre commerciale analyse les trois cas visés à l'article L. 650-1 comme des cas de déchéance du principe d'irresponsabilité, la disproportion ne pouvait pas, en elle-même, entraîner la mise en jeu de la responsabilité du banquier dispensateur de crédit dès lors que, parallèlement, n'était pas caractérisé le concours fautif, c'est-à-dire le soutien abusif.

En résumé, la fraude, l'immixtion caractérisée dans la gestion du débiteur et la disproportion des garanties prises constituent désormais clairement des causes de déchéance du principe d'irresponsabilité du banquier pour soutien abusif. En conséquence, il n'est pas nécessaire de démontrer l'existence d'un lien de causalité entre l'un de ces trois faits et le préjudice subi. Le préjudice devra, en revanche, être uni par un lien de causalité avec le crédit fautif (crédit ruineux ou soutien, en connaissance de cause, à une entreprise en situation irrémédiablement compromise).

Il ne faut cependant pas croire que la responsabilité du banquier ne pourra être que très rarement engagée, car il est assez classique que le crédit ruineux consenti à une entreprise en situation irrémédiablement compromise le soit dans un contexte où le banquier prend des garanties disproportionnées (prise de garanties disproportionnées contre l'octroi d'un nouveau crédit) ou s'immisce dans la gestion du débiteur (octroi d'un nouveau crédit à condition que le débiteur prenne certaines décisions de gestion).

Emmanuelle Le Corre-Broly, Maître de conférences à l'Université du Sud-Toulon-Var, Directrice du Master 2 Droit de la banque et de la société financière de la Faculté de droit de Toulon


(1) Cass. com., 28 juin 2011, n° 10-15.482, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A6407HUT), D., 2011, actu 1751, note A. Lienhard ; Gaz. pal., 7 octobre 2011, n° 280, p. 11, note L. Antonini-Cochin ; Act. proc. coll., 2011/13, comm. 203, note L. Fin-Langer ; JCP éd. E, 2011, 1551, note F. Pérochon ; JCP éd. E, chron. 1596, n° 4, obs. Ph. Pétel ; JCP éd. E, 2011, 375, note Ch. Lebel ; JCP éd. E, 412, obs. M. Rousille ; Rev. sociétés, septembre 2011, 526, note Ph. Roussel Galle; BJE, septembre/octobre 2011, comm. 125, p. 242, note L. Camensuli-Feillard ; RDBF, septembre/octobre. 2011, comm. 171, note S. Piedelièvre ; Defrénois, 2011, 40083, note F. Vauvillé ; Dr. et Patrimoine, novembre 2011, n° 208, 74, note P. Crocq ; Rev. proc. coll., septembre 2011, Etudes 23, note L. Fin-Langer ; nos obs. in Chronique mensuelle de droit des entreprises en difficulté - Juillet 2011. Lexbase Hebdo n° 259 du 14 juillet 2011 - édition affaires (N° Lexbase : N6983BSG).
(2) Cass. com., 13 mars 2012, n° 10-27.087, F-D (N° Lexbase : A8884IER).
(3) Cass. com., 3 février 2009, n° 08-10.303, F-P+B (N° Lexbase : A9609ECU), Bull. civ. IV, n° 15 ; D., 2009, AJ 494, note A. Lienhard ; Gaz. proc. coll., 2009/2, p. 27, note D. Voinot ; Act. proc. coll. 2009/7, n° 112, note D. Bazin-Beust ; Rev. proc. coll., 2009/2, p. 52, n° 62, note C. Lisanti ; Defrénois, 2009, 39078, p. 472, n° 2, note D. Gibirila ; Procédures, mai 2009, 159, p. 30, note B. Rolland ; Dr. et proc., juillet/août 2009, p. 206, nos obs..
(4) Cass. com., 22 mars 2005, n° 03-12.922, FS-P+B (N° Lexbase : A4127DHC), Bull. civ. IV, n° 67 ; D., 2005, AJ 1020, note A. Lienhard ; Gaz. proc. coll., 2005/2, p. 32, obs. R. Routier ; RTDCom., 2005. 578, n° 11, obs. D. Legeais ; JCP éd. E, 2005, chron. 1676, p. 1975, n° 32 à 34, obs. L. D ; Rev. proc. coll., 2005/4, p. 387, n° 2, obs. A. Martin-Serf ; Bull. Joly, 2005/11, § 265, p. 1212, note F.-X. Lucas.
(5) Cass. com., 22 mai 2001, n° 99-10.437, inédit (N° Lexbase : A4842ATI), RD banc. et fin., 2001/5, n° 179, p. 282 ; Cass. com., 23 octobre 2001, n° 99-18.570, F-D (N° Lexbase : A8010AWL), RJDA 2002/3, n° 291, p. 244 ; Cass. com., 8 juillet 2003, n° 00-18.757, F-D (N° Lexbase : A0881C9I) ; Cass. com., 17 mars 2004, n° 01-15.969, F-D (N° Lexbase : A6289DBK), ; Cass. com., 27 septembre 2005, n° 03-20.285, F-D (N° Lexbase : A5802DK4), Gaz. proc. coll., 2006/1, p. 38, n° 1, obs. R. Routier ; Rev. proc. coll., 2007/2, p. 99, n° 3, obs. A. Martin-Serf.
(6) Interv. Vidaliès, JOAN CR, 3ème séance du 8 mars 2005, p. 1792.
(7) Cons. const., décision n° 2005-522 DC, du 22 juillet 2005 (N° Lexbase : A1643DK3), LPA, 4 août 2005, n° 154, note J.-E. Schoettl.
(8) V. Forray, Commentaire complémentaire de l'article L. 650-1 du code de commerce, RTDCom., 2008, 661 et s., sp. 665 et s..
(9) P.-M. Le Corre, Droit et pratique des procédures collectives, Dalloz action, 2012/2013, n° 834.12 ; R. Routier, Obligations et responsabilités du banquier, Dalloz action, 2011/2012, n° 275.22 et son intervention aux entretiens de la sauvegarde, janvier 2010 ; F. Crédot et Th. Samin, note sous T. com. Nanterre, 7ème ch., 19 juin 2009, aff. n° 2008F00426 (N° Lexbase : A3877EMK), RD banc. et fin., novembre/décembre 2010, comm. 208 ; adde, en ce sens, Ph. Roussel Galle, Risques et responsabilités des cocontractants, Rev. proc. coll., 2010/6, comm. 9, p. 89 et s., sp. p. 92, n° 21 ; A.-L. Capoen, La responsabilité bancaire à l'égard des entreprises en difficulté, th. dact. Toulouse, 2008, p. 212, n° 246.
(10) CA Versailles, 16ème ch., 20 janvier 2011, n° 09/09658 (N° Lexbase : A0960GRY), RDBF, juillet/août 2011, comm. 130, note crit. F. Crédot et Th. Samin : en l'espèce, octroi d'un concours par une banque dans le seul but d'obtenir une garantie permettant de garantir notamment des engagements antérieurs, au lieu de contribuer au redressement de l'entreprise.
(11) Cass. com., 27 mars 2012, n° 11-13.536, FS-D (N° Lexbase : A9864IGG).
(12) Interv. Giaccobi, JOAN CR, 2ème séance du 3 mars 2005, p. 1634 ; Interv. Perben, JOAN CR, 3ème séance du 8 mars 2005, p. 1791 ; rapp. J.-J. Hyest, n° 335, p. 446.
(13) Interv. D. Perben, JOAN CR, 3ème séance du 8 mars 2005, p. 1791.

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Procédure civile

[Chronique] Chronique de procédure civile - Avril 2012 (Preuve libre et preuve légale des contrats : la complexité du système français des preuves civiles)

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par Etienne Vergès, Professeur à l'Université de Grenoble, membre de l'Institut universitaire de France

Le 19 Avril 2012

Lexbase Hebdo - édition privée vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique trimestrielle d'actualité en procédure civile réalisée par Etienne Vergès, agrégé des facultés de droit et Professeur à l'Université de Grenoble II, membre de l'Institut universitaire de France. L'auteur revient sur les difficultés relatives au droit de la preuve en matière contractuelle. Le droit français de la preuve des obligations navigue entre la preuve légale et la preuve libre. Les deux systèmes s'opposent autour de trois règles. Lorsque la preuve est légale, les modes de preuve admissibles sont limités, ils sont hiérarchisés, et le juge est lié par les preuves produites devant lui. A l'inverse, lorsque la preuve est libre, elle peut se faire par tout moyen, les preuves ne sont pas hiérarchisées et le juge n'est pas lié par les preuves produites devant lui (intime conviction). Ces modèles sont théoriques. En droit positif, aucun système de preuve ne regroupe ces trois règles sans connaître d'exception. En droit des contrats, le principe de base est celui de la preuve légale, symbolisé par l'article 1341 du Code civil (N° Lexbase : L1451ABD), selon lequel : "il doit être passé acte devant notaires ou sous signatures privées de toutes choses excédant une somme ou une valeur fixée par décret, même pour dépôts volontaires, et il n'est reçu aucune preuve par témoins contre et outre le contenu aux actes, ni sur ce qui serait allégué avoir été dit avant, lors ou depuis les actes, encore qu'il s'agisse d'une somme ou valeur moindre".

Cette disposition est interprétée comme imposant la preuve par écrit des actes juridiques dont le montant dépasse 1 500 euros. L'article 1341 du Code civil contient également une règle hiérarchique selon laquelle une preuve écrite ne peut être combattue que par un autre écrit. En conséquence, un témoignage ne peut avoir la même valeur qu'un écrit.

Ce système, simple en apparence, connaît de nombreuses exceptions, mais également de multiples nuances dans son application. La jurisprudence récente et abondante montre, qu'en réalité, la preuve du contrat est au coeur d'une imbrication entre preuve libre et preuve légale.

I - Les modes de preuve du contrat

A - Champ d'application de la preuve littérale

  • La preuve par écrit d'un contrat de prêt (Cass. civ. 1, 8 avril 2010, n° 09-10.977, F-P+B+I N° Lexbase : A5569EUS)

Le Code civil impose la preuve par écrit en fonction du montant de l'obligation, mais pas en fonction de la nature du contrat. Dans un arrêt du 8 avril 2010, la Cour de cassation avait à statuer sur la preuve d'un contrat de prêt. Le litige concernait des sommes qui avaient été versées entre deux particuliers. Le demandeur, qui avait versé les fonds, soutenait qu'il n'avait pas été remboursé des sommes prêtées. En réponse, la défenderesse alléguait que les sommes en jeu avaient fait l'objet d'une libéralité. Elle ajoutait que le demandeur n'apportait pas la preuve de l'existence du contrat de prêt conformément à l'article 1341 du Code civil.

Cet arrêt, qui portait sur le traditionnel problème de la distinction entre le prêt et la libéralité, lorsque la nature du contrat est contestée, soulevait ici la question plus particulière de la preuve du contrat de prêt.

Entre particuliers, le contrat de prêt est un contrat réel. Il se forme par la remise de la chose prêtée. Cette remise constitue une condition de formation du contrat. A l'inverse, l'échange des consentements, même formulé par écrit, ne suffit pas pour que le contrat soit valablement conclu. Cette prédominance de la remise de la chose sur le consensualisme pourrait avoir des conséquences probatoires, en dispensant celui qui se prévaut du contrat d'en faire la preuve par écrit. C'est l'attitude que semble avoir adoptée la cour d'appel dans cet arrêt, en affirmant que "la preuve d'un prêt est apportée en relevant que la matérialité du transfert des fonds en cause est établie, en s'appuyant sur deux attestations". La matérialité du transfert des fonds correspond bien à la remise de la chose prêtée.

Pourtant, la première chambre civile de la Cour de cassation casse l'arrêt, au motif que "la preuve de la remise de fonds à une personne ne suffit pas à justifier l'obligation pour celle-ci de les restituer, la cour d'appel [...] n'a pas constaté que la preuve du prêt litigieux était apportée conformément aux règles qui gouvernent la preuve des actes juridiques". L'arrêt est rendu au visa de l'article 1341 du Code civil. Ce qui signifie clairement, que la Cour de cassation exige que la preuve du contrat de prêt soit établie par écrit.

Cette solution n'est pas nouvelle. Déjà, dans un arrêt du 4 décembre 1984, la Cour de cassation affirmait que "la preuve de la remise des fonds à une personne ne suffit pas à justifier l'obligation pour celle-ci de restituer la somme qu'elle a reçue" (Cass. civ. 1, 4 décembre 1984, n° 83-14.360 N° Lexbase : A2543AAG, Bull. civ. I, n° 324, RTDCiv., 1985, p. 733, obs. Mestre, 28 février 1995). Elle présente une certaine logique. D'une part, il n'existe pas de justification pour que les contrats réels échappent à la preuve littérale imposée par l'article 1341 du Code civil. D'autre part, la preuve de la remise de fonds est un fait ambigu qui ne permet pas de connaître la nature du contrat. Il peut s'agir d'un prêt, mais également d'une libéralité. Il peut encore s'agir du paiement d'une dette liée à un contrat synallagmatique. Celui qui exige la restitution des sommes prêtées doit donc apporter en justice, soit la preuve écrite du contrat de prêt, soit à défaut, un commencement de preuve par écrit corroboré par d'autres éléments (1). Cette rigueur probatoire ne s'applique pas à l'interprétation du contrat.

  • La liberté de la preuve pour l'interprétation du contrat (Cass. civ. 1, 26 janvier 2012, n° 10-28.356, F-P+B+I N° Lexbase : A4126IBG)

Le champ d'application de la preuve légale est limité. Il concerne la preuve de l'existence, voire de la nature du contrat. Toutefois, lorsqu'il s'agit d'interpréter un contrat obscur, l'écrit n'est plus d'aucun secours, précisément en raison de l'ambiguïté qu'il contient. La liberté de la preuve retrouve alors tout son sens.

Dans l'arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 26 janvier 2012, un établissement de crédit avait accordé un prêt à un couple. En garantie de ce prêt, le mari avait accepté le nantissement d'un compte plan d'épargne populaire (PEP) qu'il détenait. L'opération avait été conclue par acte authentique, mais cette preuve littérale contenait une erreur matérielle. Le compte PEP visé dans l'acte authentique ne correspondait pas à celui détenu par l'emprunteur. Ce dernier ayant été mis en liquidation judiciaire, l'établissement de crédit demanda en justice l'attribution de son gage. Toutefois, en première instance, les juges du fond rejetèrent la demande au motif que le numéro de compte visé dans l'acte n'était pas le même que celui détenu par le débiteur.

Cette espèce illustre, de façon intéressante, les limites du système des preuves légales. Lorsque l'écrit contient une erreur matérielle, la preuve littérale perd toute son utilité. Ici, le compte PEP visé par l'écrit authentique n'était pas celui du débiteur. Cette simple erreur faisait perdre toute garantie à la banque, faute de pouvoir établir la preuve du nantissement par écrit.

La Cour de cassation résout cette difficulté en considérant, que "s'il n'est reçu aucune preuve par témoins ou présomptions contre et outre le contenu des actes, cette preuve peut cependant être invoquée pour interpréter un acte obscur ou ambigu". Confirmant le raisonnement de la cour d'appel, elle retient que le débiteur était titulaire d'un seul compte PEP et qu'il ne pouvait ignorer que le nantissement accordé à la banque portait sur ce compte. En conséquence, au regard de leur pouvoir souverain d'appréciation, les juges du second degré pouvaient estimer que le contrat était entaché d'erreur matérielle. Pour tenir ce raisonnement, la cour d'appel s'est fondée sur des témoignages et présomptions.

Cette jurisprudence est classique. Dès 1978 (2), la Cour de cassation retenait que les juges du fond pouvaient s'appuyer sur tout élément de fait pour constater qu'un contrat d'assurance contenait une erreur dactylographique et devait être interprété comme établissant une garantie au profit de l'assuré. Elle tend à montrer que la liberté de la preuve constitue un complément indispensable lorsque la rigidité de la preuve légale risque de faire perdre au contrat l'effet voulu par les parties.

B - Le formalisme de la preuve littérale et la reconnaissance de dette (Cass. civ. 1, 12 janvier 2012, n° 10-24.614, FS-P+B+I N° Lexbase : A5282IAU)

Le formalisme de la preuve littérale est parfois renforcé. L'article 1326 du Code civil (N° Lexbase : L1437ABT) prévoit ainsi, que "l'acte juridique par lequel une seule partie s'engage envers une autre à lui payer une somme d'argent ou à lui livrer un bien fongible doit être constaté dans un titre qui comporte la signature de celui qui souscrit cet engagement ainsi que la mention, écrite par lui-même, de la somme ou de la quantité en toutes lettres et en chiffres".

On admet généralement que cette disposition s'applique à la reconnaissance de dette (3). En effet, la reconnaissance de dette peut constituer le "titre" qui constate l'engagement d'une seule partie envers une autre.

Toutefois, l'application de l'article 1326 du Code civil à la reconnaissance de dette soulève des difficultés, comme l'illustre l'arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 12 janvier 2012. Dans cette affaire, un époux agissait contre son épouse en remboursement d'une somme de 60 000 euros en se fondant sur une reconnaissance de dette qui mentionnait que l'épouse avec reçu cette somme à titre de prêt.

La reconnaissance de dette constituait bien un écrit, mais elle ne satisfaisait pas aux conditions de forme de l'article 1326 du Code civil. En effet, elle était dépourvue de la mention en chiffres et en lettres de la somme due. Conformément à une jurisprudence constante, la cour d'appel considéra que ce titre ne constituait qu'un commencement de preuve par écrit, et devait être complété par d'autres éléments afin que l'époux rapporte la preuve du versement effectif de la somme litigieuse entre les mains de son épouse.

En réalité, la cour d'appel opérait une confusion. Dans cette espèce, la reconnaissance de dette ne visait pas à prouver l'existence d'un acte par lequel une seule partie s'engage envers une autre, mais elle permettait de démontrer l'existence d'un contrat de prêt. Or, en l'espèce, la preuve portait sur la remise des fonds par l'époux à l'épouse, c'est-à-dire sur la cause de l'obligation de l'épouse. Il fallait alors faire application de l'article 1132 du Code civil (N° Lexbase : L1232ABA), selon lequel, "la convention n'est pas moins valable, quoique la cause n'en soit pas exprimée". Cette disposition pose, selon la jurisprudence, une présomption d'existence de la cause (4). Cela signifiait que la reconnaissance de dette, en établissant la preuve du contrat de prêt, faisait également présumer la remise des fonds à l'emprunteur.

C'est pour cette raison que la Cour de cassation censure l'arrêt d'appel en affirmant, que "la règle énoncée par l'article 1132 du Code civil, qui institue une présomption que la cause de l'obligation invoquée existe et est licite, n'exige pas, pour son application, l'existence d'un acte répondant aux conditions de forme prescrites par l'article 1326 du même code". Une solution identique avait été retenue par le passé (5). Elle tend à démontrer que la reconnaissance de dette n'est pas un acte créateur d'obligation, mais la preuve de cet acte. Dès lors, pour savoir si la preuve est soumise aux formalités de l'article 1326 du Code civil, il faut, avant tout, résoudre la question de l'objet de la preuve. En l'espèce, il s'agissait de savoir si les fonds avaient été remis à l'emprunteur. Autrement dit, il s'agissait de savoir si l'engagement de rembourser, établi par la reconnaissance de dette, avait une cause. Cet objet de preuve tombait sous le coup de l'article 1132 du Code civil qui présume la cause, dès lors que l'existence du contrat est établie. En l'espèce, le contrat de prêt était constaté dans la reconnaissance de dette. Cet acte sous seing privé suffisait à faire présumer la cause de l'engagement de l'emprunteur. Il n'était donc pas nécessaire de se conformer aux formalités de l'article 1326 du Code civil.

II - La contestation de la preuve littérale (la hiérarchie des preuves)

A - Nécessité d'un écrit pour contester l'écrit (Cass. civ. 1, 23 février 2012, n° 11-11.230, F-P+B+I N° Lexbase : A1460IDG)

Dans une précédente chronique (6), nous avions signalé un important arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 4 novembre 2011, qui confirmait la jurisprudence selon laquelle "si celui qui a donné quittance peut établir que celle ci n'a pas la valeur libératoire qu'implique son libellé, cette preuve ne peut être rapportée que dans les conditions prévues par les articles 1341 et suivants du Code civil" (7). Cette solution constante en jurisprudence pouvait désormais paraître surprenante au regard de l'évolution jurisprudentielle sur la preuve du paiement. Ainsi, dans un arrêt du 16 septembre 2010 (8), la Cour de cassation avait affirmé que "la preuve du paiement, qui est un fait, peut être rapportée par tous moyens". Or, celui qui conteste une quittance qu'il a donnée, conteste alors le fait qu'il a reçu un paiement. Il conteste donc bien un fait juridique. Plus précisément, il invoque le défaut de paiement de son débiteur. On pourrait ainsi considérer que le défaut de paiement se prouve de la même façon que le paiement, puisque l'objet de la preuve est de même nature : un fait juridique.

Mais, face à une quittance qui constitue un écrit, il est nécessaire d'appliquer une autre règle, toujours exprimée par l'article 1341 du Code civil : "il n'est reçu aucune preuve par témoins contre et outre le contenu aux actes". La règle de preuve ne dépend donc plus de l'objet de la preuve. Il s'agit d'une règle hiérarchique. Si le paiement a été prouvé au moyen d'une quittance, alors seul un écrit permet d'établir une preuve contre cette quittance.

Cette rigueur de la hiérarchie des preuves est appliquée de façon identique à la reconnaissance de dette. Un arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 23 février 2012, en fournit une bonne illustration. En l'espèce, une concubine avait établi une reconnaissance de dette, au profit de son concubin, qui correspondait à des remboursements de prêts bancaires et à divers travaux effectués par ce dernier. Après leur séparation, le créancier assigna sa débitrice en paiement de la dette. Celle-ci invoqua la fausseté partielle de la cause de la dette. Pour admettre cette argumentation, la cour d'appel s'est fondée sur une expertise qu'elle avait ordonnée. La Cour de cassation censure cette décision pour violation de la loi, en affirmant que "dans les rapports entre les parties, la preuve de la fausseté de la cause exprimée à l'acte doit être administrée par écrit, dans les conditions prévues par l'article 1341 du Code civil".

Cette solution a déjà été retenue auparavant. Dans un arrêt du 4 juillet 1995 (9), la première chambre civile de la Cour de cassation a considéré que celui qui contestait l'existence d'un contrat de prêt, constaté par une reconnaissance de dette, devait produire un écrit de nature à prouver l'inexistence de ce contrat (10). Dans un autre arrêt rendu le 14 mars 2006 (11), la Chambre commerciale de la Cour de cassation a affirmé que "dans les rapports entre les parties, la preuve de la fausseté de la cause exprimée à l'acte doit être administrée par écrit, dans les conditions prévues par l'article 1341 du Code civil, et que la cause d'une reconnaissance de dette est constituée par l'obligation préexistante en contrepartie de laquelle le souscripteur de l'acte a consenti à s'engager". La solution est donc constante, mais la Chambre commerciale de la Cour de cassation commet une erreur en recherchant la "cause de la reconnaissance de dette". En réalité, la reconnaissance de dette permet, avant tout, de prouver l'existence d'un contrat (un prêt, une prestation de service, etc) qui fait naître une dette. C'est ce que constatait justement la première chambre civile de la Cour de cassation dans son arrêt du 4 juillet 1995 (précité). En établissant la preuve littérale de l'existence d'un contrat, la reconnaissance de dette fait présumer la cause de ce contrat.

Il faut retenir de cette jurisprudence, que la reconnaissance de dette constitue l'écrit exigé par l'article 1341 du Code civil pour apporter la preuve du contrat. Dès lors, la reconnaissance de dette se combat uniquement par un écrit, conformément à la règle hiérarchique posée par le même article.

S'agissant de la cause de l'obligation, cette règle hiérarchique connaît, tout de même, une exception. Dans un arrêt déjà ancien (12), la troisième chambre civile de la Cour de cassation a jugé que l'illicéité de la cause d'un contrat de bail constaté dans une reconnaissance de dette pouvait être constatée par tout moyen (décision implicite).

La reconnaissance de dette, en tant qu'écrit constatant le contrat, a ainsi une valeur probante importante. Encore faut-il, que cette preuve littérale ne devance pas la naissance de l'obligation.

B - Absence de valeur probatoire de l'écrit antérieur à la naissance de l'obligation (Cass. civ. 1, 9 février 2012, n° 10-27.785, F-P+B+I [LXB=A3551IC])

La reconnaissance de dette n'est pas un acte juridique créateur d'obligation. Il s'agit d'un acte qui se borne à constater l'existence d'une obligation déjà née. Cette distinction entre la reconnaissance de dette et l'obligation, est essentielle pour comprendre l'arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 9 février 2012. Dans cette affaire, un avocat avait rédigé une reconnaissance de dette liée à un prêt. Dans l'acte rédigé le 31 octobre 1987, il était prévu que les fonds prêtés seraient remis à l'emprunteur le 1er janvier 1988. Par la suite, l'avocat fut placé en redressement judiciaire et le prêteur déclara sa créance au passif de la procédure. Cette créance fut pourtant rejetée par le juge commissaire.

La question se posait de savoir si la reconnaissance de dette faisait présumer la remise des fonds, qui constituait la cause de l'obligation de l'emprunteur. La cour d'appel, appliquant une jurisprudence constante, répondit par l'affirmative, faisant produire son plein effet probatoire à la reconnaissance de dette. Pourtant, la Cour de cassation prit une position inverse. Elle affirma "qu'en statuant ainsi, alors qu'il résultait de ses constatations que la remise des fonds avait été fixée par les parties au 1er janvier 1988, ce dont il se déduisait que le contrat de prêt n'étant pas définitivement formé à la date de la reconnaissance de dette litigieuse, celle-ci ne pouvait faire présumer la cause de l'obligation de l'emprunteur prétendument constituée par cette remise".

Le raisonnement de la Cour de cassation est éclairant. Le contrat de prêt entre particuliers est un contrat réel. Il ne se forme qu'à compter de la remise de la chose prêtée à l'emprunteur. La reconnaissance de dette ne crée aucune obligation contractuelle, mais elle prouve l'existence d'une obligation déjà née ou qui naît concomitamment à l'acte. Ainsi, dans l'espèce étudiée, il était établi que la reconnaissance de dette était antérieure à la remise des fonds, donc à la formation du prêt. La Cour de cassation en déduit logiquement qu'elle ne peut produire aucun effet probatoire. En n'établissant pas la preuve du prêt, elle ne peut faire présumer la cause de l'obligation de l'emprunteur.

Conclusion

Cette foison de jurisprudences sur la preuve civile des obligations montre, si cela était nécessaire, la persistance des difficultés probatoires nées du système complexe instauré par le Code civil en 1804 et peu réformé depuis. On y constate la domination de l'écrit, mais compensée par de nombreuses dérogations et nuances. On mesure également la place essentielle de la reconnaissance de dette dans la preuve, non seulement de l'obligation, mais plus généralement du contrat. Cette reconnaissance de dette est un acte juridique complexe, dont l'effet purement probatoire n'est pas toujours identifié par la Cour de cassation et par les plaideurs.


(1) Par exemple, un reçu peut constituer ce commencement de preuve par écrit. Cf. Cass. civ. 1, 28 février 1995, n° 92-19.097 (N° Lexbase : A6183AHH), Bull. civ. I, n° 107 ; Defrénois, 1995, p. 735.
(2) Cass. civ. 1, 26 avril 1978, n° 76-12174 (N° Lexbase : A0603CKK), Bull. civ. I, n° 152.
(3) Cass. civ. 1, 21 mars 2006, n° 04-18.673, F-P+B (N° Lexbase : A7972DNL), Bull. civ. I, n° 167.
(4) Cass. civ., 22 mai 1944, DA, 1944, p. 106.
(5) Cass. civ. 1, 14 juin 1988, n° 86-15.435 (N° Lexbase : A1971AHH), D. 1989, somm. 230.
(6) Nos obs., Chronique de procédure civile - Novembre 2011, Lexbase Hebdo n° 463 du 24 novembre 2011 - édition privée (N° Lexbase : N8932BSM).
(7) Cass. civ. 1, 4 novembre 2011, n° 10-27.035, F-P+B+I N° Lexbase : A5175HZP).
(8) Cass. civ. 1, 16 septembre 2010, n° 09-13.947, F-P+B+I (N° Lexbase : A4755E9Y).
(9) Cass. civ. 1, 4 juillet 1995, n° 93-16.236 (N° Lexbase : A5318CMW).
(10) Solution déjà affirmée dans un arrêt antérieur. Cf. Cass. civ. 1, 6 février 1968, n° 66-10.659 (N° Lexbase : A7329IIB), Bull. civ. I, n° 50.
(11) Cass. com., 14 mars 2006, n° 04-17.433, F-P+B (N° Lexbase : A6075DNC).
(12) Cass. civ. 3, 10 octobre 1968 (N° Lexbase : A7820IIH), Bull. civ. III, n° 371.

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Procédures fiscales

[Chronique] Chronique procédures fiscales - Avril 2012

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N1452BTX

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par Thierry Lambert, Professeur à Aix Marseille Université

Le 19 Avril 2012

Lexbase Hebdo - édition fiscale vous propose de retrouver la chronique d'actualités en procédures fiscales réalisée par Thierry Lambert, Professeur à Aix Marseille Université. Cette chronique traite, tout d'abord, de la question du contradictoire dans le cadre d'une demande de justifications. Ainsi, le Conseil d'Etat a décidé, dans un arrêt du 9 mars 2012, que l'administration n'était pas tenue d'engager le dialogue avec le contribuable avant la mise en oeuvre d'une demande de justifications portant sur des comptes bancaires (CE 3° et 8° s-s-r., 9 mars 2012, n° 339042, mentionné au recueil Lebon). Ensuite, le Conseil d'Etat a retenu, dans un arrêt du 26 mars 2012, que la charge de la preuve pèse sur le contribuable qui conteste la base de revenus définis forfaitairement par l'administration dans le cadre d'une évaluation d'après certains éléments du train de vie. En outre, cet arrêt précise que la production d'un état des dépenses est insuffisant pour renverser cette charge (CE 3° et 8° s-s-r., 26 mars 2012, n° 340466, publié au recueil Lebon). Enfin, le juge a décidé que les arrêts de la CJUE, qui ont condamné le mécanisme français de limitation des droits à déduction de TVA sur les subventions, constituent un évènement susceptible de rouvrir le délai de réclamation (CE 3° s-s., 12 mars 2012, n° 342966, inédit au recueil Lebon).
  • L'administration n'a pas l'obligation d'ouvrir un dialogue avec le contribuable avant la mise en oeuvre d'une demande de justifications portant sur des comptes bancaires (CE 3° et 8° s-s-r., 9 mars 2012, n° 339042, mentionné au recueil Lebon N° Lexbase : A3351IET)

Un couple de contribuables a fait l'objet d'un examen contradictoire de leur situation fiscale personnelle (ESFP). Dans ce cadre, et sur le fondement de l'article L. 16 du LPF (N° Lexbase : L5579G4E), l'administration leur a adressé une demande de justifications sur l'origine et la nature de différents crédits bancaires. Ces dispositions ouvrent à l'administration une simple faculté de demander au contribuable des justifications, ou des éclaircissements, sans lui imposer l'obligation de recourir avant à la procédure contradictoire de rectification (CE, 3 novembre 1978, n° 5630 N° Lexbase : A2684AIA, Droit fiscal, 1979, comm. 124).

Rappelons que l'avis de vérification envoyé ou remis au contribuable avant l'engagement d'un ESFP peut comporter une demande de relevé de compte (LPF, art. L. 47 N° Lexbase : L3907ALB) et que sont visés tous les comptes de toute nature, y compris les comptes joints et ceux sur lesquels le contribuable, ou les membres du foyer fiscal, ont procuration (doc. adm. 13 L-1314). En raison du caractère non contraignant de l'ESFP, le contribuable n'a pas l'obligation de produire ses relevés de compte bancaire (CE Section, 19 décembre 1984, n° 34731, publié au recueil N° Lexbase : A3592ALM, RJF, 1985, 2, comm. 190).

L'administration n'est en droit d'utiliser la procédure de demande de justifications que si elle a réuni des éléments permettant d'établir que le contribuable peut avoir des revenus plus importants que ceux qu'il a déclarés, en réunissant tous les éléments nécessaires (CE, 20 décembre 1978, n° 5486 N° Lexbase : A4712AID, Droit fiscal, 1979, 38, chron. Verny). En outre, l'administration est en droit d'affirmer devant le juge l'usage qu'elle fait de la demande de justifications en invoquant d'autres éléments retenus par le vérificateur pour valider l'utilisation de cette procédure (CE 9° et 8° s-s-r., 6 novembre 1998, n° 143806, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A8985ASL, RJF, 1998, 12, comm. 1395).

Quand le contribuable est taxé d'office, la charge de la preuve de l'exagération de l'imposition lui incombe, mais l'administration n'est pas dispensée de démontrer l'usage pertinent qu'elle a pu faire de la demande de justifications (CE, 30 octobre 1981, n° 22305 N° Lexbase : A5897AKM, RJF, 1981, comm. 565).

Au cas particulier, les époux ont justifié de certains crédits bancaires par un courrier dans lequel ils ont, notamment, indiqué que la remise à l'encaissement d'un chèque correspondait au prix de cession des parts sociales que l'épouse détenait dans le capital d'une SARL.

Le vérificateur a fait savoir qu'il envisageait, dans le cadre d'une procédure contradictoire, de procéder à un redressement correspondant au défaut de déclaration de la plus-value réalisée par l'épouse, mais aussi de taxer d'office les crédits bancaires restés sans justification probante. Sachons, à cet égard, qu'une réponse ne peut être analysée comme équivalant à un refus de réponse lorsqu'elle est vraisemblable, ou susceptible de vérification (CE, 27 juillet 1984, n° 38294 N° Lexbase : A5091AL7, Droit fiscal, 1985, comm. 1638). En revanche, est considérée comme insuffisante, une réponse évasive ou incomplète qui ne comporte que des explications de caractère imprécis et invérifiable (CE, 5 avril 1978, n° 2381 N° Lexbase : A2808AIT, Droit fiscal, 1979, comm. 638, concl. Fabre).

Le caractère contradictoire de l'ESFP, en vertu des articles L. 47 à L. 50 du LPF, interdit au vérificateur d'adresser une proposition de rectification qui marquera l'achèvement de la vérification (LPF, art. L. 48 N° Lexbase : L1529IPC), sans avoir, au préalable, engagé un dialogue contradictoire avec le contribuable sur les points qu'il envisage de redresser (CE 3° et 8° s-s-r., 10 janvier 2001, n° 211967, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A6474APH, Droit fiscal, 2001, comm. 735, concl. Austry).

Si le contribuable s'abstient de répondre, il appartient à l'administration de réintégrer d'office dans le revenu global les sommes dont l'origine demeure inexpliquée et qui ne peuvent pas être classées dans une catégorie particulière de revenus ou de bénéfices (CE 9° et 8° s-s-r., 10 juillet 1985, n° 49399, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A3015AMM, Droit fiscal, 1986, comm. 409, concl. Racine).

Aucun texte ne subordonne l'exercice des pouvoirs que tient l'administration de l'article L. 16 du LPF à l'envoi d'un avis de vérification, sauf dans le cas de l'ESFP, et n'impose à l'administration ni de demander au contribuable des éclaircissements avant de lui adresser une demande de justifications (CE 8° et 7° s-s-r., 22 novembre 1991, n° 62905, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A9702AQE, Droit fiscal, 1992, comm. 424), ni de lui adresser préalablement des demandes d'informations (CAA Lyon, 2ème ch., 28 avril 1994, n° 93LY00151, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A3547BGH, Droit fiscal, 1994, comm. 1714, concl. Haelvoët).

Dans l'affaire qui nous occupe, le Conseil d'Etat a jugé que l'administration n'a pas l'obligation d'ouvrir un dialogue avec le contribuable avant la mise en oeuvre d'une demande de justifications portant sur des comptes bancaires. Pour les Sages du Palais-Royal, un contribuable n'est pas fondé à soutenir que la procédure d'imposition dont il a fait l'objet est entachée d'irrégularité au seul motif que le dialogue qu'il a eu avec le vérificateur a eu lieu à l'occasion d'une demande de justifications. En conséquence, la procédure d'imposition n'est pas irrégulière.

  • La charge de la preuve pèse sur le contribuable qui conteste la base de revenus définis forfaitairement par l'administration dans le cadre d'une évaluation d'après certains éléments du train de vie, un état des dépenses étant insuffisant (CE 3° et 8° s-s-r., 26 mars 2012, n° 340466, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0186IHD)

Une contribuable a fait l'objet d'un examen de sa situation fiscale personnelle au titre des années 1994 et 1995 et d'un contrôle sur pièces pour l'année 1996. A l'issue de ces procédures, les revenus imposables au titre de ces trois années ont été évalués forfaitairement d'après certains éléments du train de vie, en application de l'article 168 du CGI (N° Lexbase : L4926IQI). Cette affaire est l'occasion de rappeler les mécanismes de l'article 168.

Deux situations de mise en oeuvre doivent être distinguées : soit le contribuable a souscrit une déclaration de revenu global, soit il ne l'a pas fait.

Dans la première hypothèse, l'administration devra constater l'existence d'une disproportion objective entre le train de vie et les revenus déclarés. Les deux termes de la comparaison sont constitués, d'une part, de la somme forfaitaire représentative du train de vie, qui est obtenue en appliquant le barème de l'article 168 aux éléments de train de vie énumérés et dont le contribuable a eu la disposition et, d'autre part, du revenu net global déclaré, qui doit tenir compte des déficits catégoriels, y compris le déficit reportable au titre des années précédentes (CE 8° et 7° s-s-r., 28 novembre 1979, n° 10746, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A1870AKH, Droit fiscal, 1981, 12, comm. 636, concl. Rivière). L'importance de l'écart est fixée par la loi. La somme représentative du train de vie doit excéder d'au moins un tiers le revenu net global déclaré, y compris les revenus exonérés ou taxés selon un taux proportionnel ou libérés de l'application d'un prélèvement pendant l'année d'imposition, et doit dépasser un certain seuil qui est relevé chaque année dans la même proportion que la limite supérieure de la première tranche du barème de l'impôt sur le revenu.

Dans la seconde hypothèse, s'il n'y a eu aucune déclaration, le revenu est assimilé à un revenu nul à partir duquel on fera jouer la constatation de la disproportion marquée.

Dans les deux cas, le calcul de la base d'imposition substituée résulte de la mise en oeuvre des coefficients légaux avec des majorations lorsque le contribuable dispose de plus de six éléments du train de vie figurant au barème.

Enfin, il est prévu que "le contribuable peut apporter la preuve que ses revenus ou l'utilisation de son capital ou les emprunts qu'il a contractés lui ont permis d'assurer son train de vie" (CGI, art. 168-3). Cette disposition ne fait que reprendre la jurisprudence du Conseil d'Etat, selon laquelle un contribuable pouvait contester l'évaluation en justifiant avoir financé totalement ou partiellement son train de vie par l'emploi de revenus, par la réalisation d'un capital ou bien encore par l'emprunt (CE 3° et 8° s-s-r., 27 octobre 2008, n° 294160, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0988EB9, Bulletin des conclusions fiscales, 2009, 1, concl. Glasser). Le train de vie qui est ici mentionné est celui résultant du barème de l'article 168 (CAA Lyon, 2ème ch., 3 février 1999, n° 95LY20885, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A5190AYU, RJF, 1999, 6, comm. 672).

La proposition de rectification adressée au contribuable pour lui faire connaître que l'administration se propose de l'imposer en application de cette disposition doit, non seulement indiquer les modalités de calcul de la somme forfaitaire, mais aussi la manière dont est établie la disproportion marquée entre le train de vie et les revenus déclarés (CE 8° et 7° s-s-r., 29 juin 1988, n° 72420, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7333APB, RJF, 1988, 12, comm. 1283).

L'article 168 a fait l'objet d'une question prioritaire de constitutionnalité dont le Conseil d'Etat, en l'espèce, fait état. Le Conseil d'Etat a retenu le caractère sérieux du moyen tiré de ce que, en permettant l'imposition du contribuable sur la base d'une assiette qui pourrait être sans lien avec ses facultés contributives, ces dispositions porteraient atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, notamment au principe d'égalité devant les charges publiques découlant de l'article 13 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 (N° Lexbase : L1360A9A). Un autre moyen était invoqué, le principe d'égalité devant l'impôt (CE 8° et 3° s-s-r., 22 octobre 2010, n° 342565, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A4572GCC, RJF, 2011, 1, comm. 83).

Le Conseil constitutionnel a fait valoir que le législateur a entendu, par ce dispositif, lutter contre la fraude fiscale, ce qui est un objectif de valeur constitutionnelle. Pour ce faire, il s'est fondé sur des critères objectifs et rationnels en fonction du but poursuivi, ce qui n'est pas de nature à porter atteinte au principe d'égalité devant les charges publiques. En revanche, la majoration de 50 % de la base forfaitaire imposable lorsque le contribuable dispose de plus de six éléments du train de vie (CGI, art. 168-2) a été déclarée contraire au principe d'égalité devant les charges publiques. Enfin, le contribuable doit pouvoir prouver que le financement des éléments de patrimoine qu'il détient n'implique pas la possession des revenus définis forfaitairement (Cons. const., 21 janvier 2011, n° 2010-88 QPC N° Lexbase : A1521GQE, RJF, 2011, 4, comm. 482).

Dans ces conditions, le Conseil d'Etat a jugé que la cour administrative d'appel "n'a pas entaché son arrêt d'insuffisance de motivation en ne répondant pas au moyen de la requérante, qui était inopérant, tiré de ce que l'administration n'établissait pas elle-même que les éléments de train de vie retenus pour l'évaluation forfaitaire de ses revenus avaient été financés par d'autres moyens que ceux qu'elle invoquait". Le pourvoi a été rejeté.

  • Les arrêts de la CJUE, condamnant le mécanisme français de limitation des droits à déduction de TVA sur les subventions, constituent un évènement susceptible de rouvrir le délai de réclamation (CE 3° s-s., 12 mars 2012, n° 342966, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A0593IG3)

Moyennant le paiement d'une redevance d'usage, une société anonyme d'économie mixte exploite, en vertu d'un contrat d'affermage conclu avec la ville de Nantes, le service public de la Cité des congrès, et bénéficie, à ce titre, de la mise à disposition de l'ensemble immobilier du Palais des congrès. La collectivité délégante a versé à la société des subventions destinées à compenser la redevance d'usage qu'elle devait acquitter.

Dans le but de préserver l'intégralité de ses droits à déduction de TVA, la société a soumis à la taxe ces subventions et a, par l'introduction d'une réclamation, sollicité la restitution de la taxe ainsi collectée. L'administration lui a opposé la tardiveté de sa demande.

En l'espèce, la question était de savoir si les arrêts de la Cour de justice de l'Union européenne, condamnant le mécanisme français de limitation des droits à déduction de TVA sur les subventions, constituent un événement susceptible de rouvrir le délai de réclamation.

Le Conseil d'Etat rappelle, dans cette affaire, que seules les décisions de la Cour de justice retenant une interprétation du droit de l'Union qui révèle directement une incompatibilité avec ce droit d'une règle applicable en France sont de nature à constituer le point de départ du délai dans lequel sont recevables les réclamations motivées par la réalisation d'un événement (LPF, art. R 196-1 N° Lexbase : L6486AEX) et la période sur laquelle l'action en restitution peut s'exercer (LPF, art. L. 190 N° Lexbase : L2974IAE).

L'article L. 190 du LPF dispose que les réclamations demandant la décharge, la réduction d'une imposition ou l'exercice d'un droit à déduction, fondées sur la non conformité de la règle de droit dont il a été fait application à une règle de droit supérieure relèvent du contentieux fiscal. Le délai accordé au contribuable pour faire une réclamation à la suite d'une décision juridictionnelle révélant la non conformité entre règles de droit court, à compter de cette décision, jusqu'au 31 décembre de la deuxième année suivant celle de la décision (LPF, art. R. 196-1).

La non conformité d'une règle de droit à une norme supérieure ne peut être retenue que par une décision juridictionnelle devenue définitive (CAA Douai, 2ème ch., 27 août 2009, n° 08DA01484, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A9948EKN). La décision juridictionnelle prononçant la non conformité et constituant le point de départ du délai de réclamation peut avoir été prise par la Cour de cassation comme par la Cour de justice (Cass. com., 3 mai 2000, n° 98-15.763, publié N° Lexbase : A9340AT4).

La Cour de justice a jugé que des dérogations au droit à déduction de la TVA n'étaient autorisées que dans les cas expressément visés par la 6ème Directive-TVA (Directive 77/388/CEE 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des Etats membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires - Système commun de TVA : assiette uniforme N° Lexbase : L9279AU9) (CJUE, 6 octobre 2005, aff. C-243/03 N° Lexbase : A6729DKG et aff. C-204/03 N° Lexbase : A6728DKE, RJF, 2005, 12, com. 1497 et 1498). L'article 216 ter-1er de l'Annexe II au CGI (plus en vigueur N° Lexbase : L0860HN8) subordonnait le transfert du droit à déduction de la TVA afférente aux biens utilisés dans le cadre de l'exploitation, du propriétaire à l'exploitant, à la répercussion du coût des équipements dans les recettes imposables de l'exploitant. La doctrine administrative précisait que cette répercussion pouvait se faire par la mise à la charge de l'exploitant d'une redevance d'usage et qu'en cas de versement à celui-ci de subventions visant à compenser l'insuffisance des tarifs du service, celles-ci devaient être incluses dans les recettes taxables (doc. adm. 3 D-1232).

La jurisprudence précitée de la Cour de justice condamne, par principe, tout mécanisme, direct ou indirect, de limitation des droits à déduction non prévus par la 6ème Directive-TVA. Le juge considère qu'il s'agit de décisions juridictionnelles de nature à révéler et à démontrer la non conformité du dispositif français de taxation des subventions à une règle de droit supérieur.

C'est à bon droit que ces arrêts de la Cour de justice ont été considérés comme un événement nouveau, qui implique la réouverture du délai de réclamation.

Rappelons que lorsqu'une disposition nationale n'est que partiellement contraire à une disposition communautaire, le contribuable ne peut demander le remboursement des droits versés qu'à proportion des sommes versées sur le fondement des seules dispositions illégales (Cass. com., 23 octobre 2001, n° 99-18.232, F-D N° Lexbase : A8003AWC).

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Rel. collectives de travail

[Jurisprudence] Confidentialité des communications des salariés protégés

Réf. : Cass. soc., 4 avril 2012, n° 10-20.845, F-P+B (N° Lexbase : A1250II7)

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N1461BTB

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par Sébastien Tournaux, Professeur à l'Université des Antilles et de la Guyane

Le 19 Avril 2012

La confidentialité des communications, avatar du secret des correspondances et de la protection de la vie privée, est activement protégée dans l'entreprise. Outre que le Code du travail interdit la mise en place de système de collecte de données personnelles dans l'entreprise sans que les salariés aient été individuellement informés (1), la Commission nationale de l'informatique et des libertés est, elle aussi, très active afin que soit assurée l'effectivité de la protection accordée aux communications des salariés. S'il existe donc une protection générale de la confidentialité des communications, cette protection doit être renforcée lorsque d'autres intérêts sont en jeu, lorsque les intérêts défendus par les salariés protégés dans l'entreprise sont en cause. C'est à propos de cette protection qu'intervient l'arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation, le 4 avril 2012, réaffirmant le principe de la confidentialité des communications des salariés protégés (I) et procédant, par la même occasion, à une extension de la protection accordée à ce titre (II).
Résumé

Pour l'accomplissement de leur mission légale et la préservation de la confidentialité qui s'y attache les salariés protégés, au nombre desquels se trouvent les membres du conseil et les administrateurs des caisses de Sécurité sociale, doivent pouvoir disposer sur leur lieu de travail d'un matériel ou procédé excluant l'interception de leurs communications téléphoniques et l'identification de leurs correspondants.

L'examen par l'employeur des relevés téléphoniques du téléphone mis à disposition du salarié permettant l'identification des correspondants de celui-ci porte ainsi atteinte à cette protection.

Commentaire

I - La confidentialité réaffirmée des communications des salariés protégés

  • Généralités : surveillance des communications téléphoniques dans l'entreprise

Qu'il s'agisse de surveiller la circulation d'informations sensibles ou, plus prosaïquement, de contrôler les dépenses de communications téléphoniques dans l'entreprise, il est parfois tentant pour l'employeur de mettre en place des systèmes de contrôle des communications (2). S'il n'est pas toujours nécessaire d'utiliser des systèmes très intrusifs tels que les écoutes téléphoniques (3), d'autres procédés comme la mise en place d'un autocommutateur permettant la surveillance des durées de communications sont relativement fréquents (4).

D'une manière générale, le caractère intrusif et l'atteinte potentielle au secret des correspondances de tels procédés de contrôle avaient mené la CNIL à imposer très tôt qu'ils fassent l'objet d'une déclaration simplifiée, d'une information individuelle des salariés et d'une consultation du comité d'entreprise (5).

  • L'interdiction de surveiller les communications des représentants du personnel

Par un arrêt rendu le 6 avril 2004, la Chambre sociale de la Cour de cassation s'était prononcé, pour la première fois, sur l'obligation à la charge de l'employeur d'assurer la confidentialité des communications téléphoniques des représentants du personnel dans l'entreprise (6). La Chambre sociale énonçait alors que "pour l'accomplissement de leur mission légale et la préservation de la confidentialité qui s'y attache les salariés investis d'un mandat électif ou syndical dans l'entreprise doivent pouvoir y disposer d'un matériel ou procédé excluant l'interception de leurs communications téléphoniques et l'identification de leurs correspondants". Outre qu'il s'agissait de la première reconnaissance explicite du droit des représentants du personnel à bénéficier d'une ligne téléphonique (7), la décision impliquait la restriction du droit de l'employeur, nonobstant toute déclaration auprès de la CNIL, de surveiller les communications téléphoniques des représentants du personnel.

La règle posée par la décision de 2004 était relativement générale. Ainsi, par exemple, les textes relatifs aux locaux mis à la disposition des représentants du personnel n'avaient pas fait l'objet d'un visa, ce qui permettait de penser que toutes les communications devaient être protégées et non, seulement, celles passées depuis ces locaux. Elle comportait en revanche quelques limites.

D'abord, seuls semblaient concernés les salariés exerçant "un mandat électif ou syndical dans l'entreprise". Ainsi pouvait-on en déduire que les conseillers prud'hommes, les conseillers du salarié ou, comme dans l'espèce sous examen, les administrateurs de caisses de Sécurité sociale n'étaient pas concernés par la protection accordée. Ensuite, la décision intéressait une situation dans laquelle était mis en place un autocommutateur sans faire référence à d'autres systèmes de surveillance. Si l'on pouvait penser, a fortiori, que les systèmes d'écoutes téléphoniques devaient être soumis à la règle posée, des interrogations pouvaient demeurer quant au système plus simple de facture détaillée fournie par l'opérateur de téléphonie et permettant à l'employeur d'avoir accès à la liste des communications passées et des destinataires joints par le salarié. Le doute était d'autant plus permis que, s'agissant des salariés ne bénéficiant pas d'une protection particulière liée à un mandat de représentation, la Cour de cassation considérait que la vérification par l'employeur d'un relevé de communications téléphoniques du salarié ne constituait pas un procédé de surveillance illicite pour ne pas avoir été préalablement porté à la connaissance des salariés (8).

  • L'espèce

Dans cette affaire, un salarié était titulaire d'un mandat d'administrateur d'une URSSAF et occupait (9), dans son entreprise, des fonctions de directeur des ressources humaines. Dans le cadre de cet emploi lui était mis à disposition un téléphone portable professionnel. L'employeur avait pris la liberté de consulter la liste des appels passés via ce terminal, cela au moyen du relevé fourni par l'opérateur de téléphonie mobile. Le salarié saisit la juridiction prud'homale d'une demande de résiliation judiciaire du contrat de travail, comme cela est à nouveau permis aux salariés protégés depuis 2005 (10).

La cour d'appel à laquelle l'affaire était présentée refusa de prononcer la rupture du contrat de travail aux torts de l'employeur. Son argumentation reposait sur le fait que l'employeur s'était contenté d'examiner les relevés fournis par l'opérateur de téléphonie et n'avait, par conséquent, pas mis en place de système automatisé de surveillance des communications faisant l'objet d'une déclaration à la CNIL. Faute d'avoir mis en place un système de surveillance illicite, l'employeur ne pouvait se voir reprocher un manquement à ses obligations et la rupture ne pouvait être prononcée.

Malgré ce raisonnement, conforme à la position adoptée par la Chambre sociale de la Cour de cassation en 2001 qui considérait alors que la consultation des relevés des opérateurs n'imposaient pas une information individuelle de chaque salarié (11), la même Chambre sociale casse la décision des juges d'appel au visa de l'article L. 2411-1, 13° du Code du travail (N° Lexbase : L3619IPQ), des articles 6, 17 et 21 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 informatique et liberté (N° Lexbase : L8794AGS) et, enfin, de l'article 7 de la délibération CNIL n° 2005-019 du 3 février 2005 (N° Lexbase : X0260ADY).

Reprenant et complétant les dispositions de l'article 7 de la délibération n° 2005-019 de la CNIL, la Chambre sociale dispose que "pour l'accomplissement de leur mission légale et la préservation de la confidentialité qui s'y attache les salariés protégés, au nombre desquels se trouvent les membres du conseil et les administrateurs des caisses de sécurité sociale, doivent pouvoir disposer sur leur lieu de travail d'un matériel ou procédé excluant l'interception de leurs communications téléphoniques et l'identification de leurs correspondants". Constatant que "l'examen par l'employeur des relevés téléphoniques du téléphone mis à disposition du salarié permettait l'identification des correspondants de celui-ci", la cour d'appel aurait dû prononcer la résiliation judiciaire du contrat de travail.

II - La confidentialité renforcée des communications des salariés protégés

  • Confidentialité des communications accordée à tout salarié protégé

Cela apparaît clairement, l'arrêt sous examen étend sensiblement la portée du droit des salariés protégés à la confidentialité de leurs communications, principalement d'ailleurs sous l'influence des délibérations de la CNIL dont on ne peut plus douter aujourd'hui qu'elles constituent une source du droit du travail qui ne peut plus être négligée. En effet, la délibération n° 2005-019 visée dans cet arrêt comporte des dispositions beaucoup plus générales que la délibération n° 94-113 que la Chambre sociale avait invoqué en 2004 puisqu'elle ne vise plus seulement les mesures spécifiques à adopter en matière d'autocommutateur téléphonique mais, plus globalement, les mesures spécifiques à l'usage des services de téléphonie, précisant que les salariés protégés "doivent pouvoir disposer d'une ligne téléphonique excluant toute possibilité d'interception de leurs communications ou d'identification de leurs correspondants".

En reprenant cette disposition, la Chambre sociale étend la protection des représentants du personnel à au moins deux égards.

D'abord, la confidentialité n'est plus assurée seulement en faveur des salariés investis d'un "mandat électif ou syndical dans l'entreprise" mais à tout "salarié protégé". La catégorie des salariés protégés est vaste et hétérogène : aux représentants du personnel et syndicaux de l'entreprise (délégué du personnel, membre du comité d'entreprise, délégué syndical ou représentant de la section syndicale) s'ajoutent les titulaires de mandats hors de l'entreprise (conseiller prud'hommes, administrateur de caisse de sécurité sociale, conseiller du salarié) et, même, des salariés qui n'exercent aucune mission de représentation (médecin du travail). On se souviendra, en outre, que le salarié qui demande l'organisation d'élections dans l'entreprise, les candidats aux élections professionnelles, les représentants à l'issue de leur mandat sont tous des salariés protégés... La catégorie des salariés protégés est donc autrement plus large que celle retenue jusqu'alors des salariés disposant d'un mandat électif ou syndical.

  • Une confidentialité étendue au-delà des systèmes automatisés de collecte d'informations

Ensuite donc, ce ne sont plus seulement les systèmes de surveillance automatisés qui sont prohibés mais tout moyen de porter atteinte à la confidentialité des communications. Si la mesure est louable tant il est indispensable que les représentants du personnel puissent préserver leur indépendance par le biais du secret des communications et correspondances, sa mise en oeuvre pourrait soulever quelques difficultés.

Faut-il, en effet, interdire à l'employeur de consulter les factures détaillées des opérateurs de téléphonie auprès desquels il a souscrit des abonnements pour les salariés en cause ? On peut penser que, plus simplement, l'employeur pourra s'interdire de demander des factures détaillées à l'opérateur.

Malgré tout, si la surveillance des factures est parfois détournée de son objectif premier afin de contrôler l'activité des salariés représentants du personnel, c'est oublier un peu vite qu'avant toute chose, la facture permet à l'employeur de s'assurer que le cocontractant, l'opérateur de téléphonie, n'exige pas de paiement pour des prestations dont l'employeur n'aurait pas bénéficié... Faudra-t-il, comme en matière de consultation des correspondances privées du salarié (12), que l'employeur ait recours à l'ordonnance sur requête pour contrôler qu'il n'a pas été floué par son fournisseur ?

  • Une ambiguïté : la mise à disposition de moyens de communication à tous les salariés protégés ?

Une autre difficulté pourrait émerger de la formule adoptée par la Chambre sociale comme d'ailleurs par la délibération de la CNIL. L'une comme l'autre énoncent, en effet, que les salariés protégés "doivent pouvoir disposer sur leur lieu de travail d'un matériel ou procédé excluant l'interception de leurs communications téléphoniques et l'identification de leurs correspondants". Deux interprétations de cette formule peuvent être adoptées.

La première laisse penser, simplement, que les procédés mis à disposition des salariés protégés doivent garantir la confidentialité des communications. La seconde, plus large, pourrait signifier que tout salarié protégé doit avoir accès à un procédé de communication téléphonique, lequel doit en outre garantir la confidentialité. Si une telle position devait être adoptée, il s'agirait d'une évolution fondamentale des moyens accordés aux salariés protégés dans l'entreprise. En effet, si les membres de la section syndicale, les membres du comité d'entreprise et les délégués du personnel disposent de moyens de communication dans le cadre du local que le Code du travail impose le plus souvent de mettre à leur disposition, aucune règle générale n'imposait jusqu'ici que tous les salariés protégés, dont nous avons rappelé qu'il s'agissait d'une catégorie très vaste, puissent bénéficier d'un moyen de communication téléphonique qui, en outre, soit protégé. Chaque conseiller du salarié, chaque conseiller prud'hommes, chaque administrateur de caisse de Sécurité sociale devrait pouvoir utiliser un téléphone protégé de l'accès de l'employeur à l'identification des correspondants.

Il est possible cependant de penser que cette interprétation ne sera pas retenue. En effet, nonobstant la généralité de la formule, la décision de la Chambre sociale comme la délibération de la CNIL n'intéressent pas le statut des représentants du personnel et salariés protégés d'une manière générale mais, plus spécialement, la protection de la confidentialité de leurs communications. Il paraît dès lors opportun d'interpréter la règle dans son environnement, eu égard à sa finalité, et de considérer ainsi qu'elle n'a seulement pour objet que de protéger les communications des salariés protégés lorsque un moyen de communication est mis à leur disposition.


(1) C. trav., art. L. 1222-4 (N° Lexbase : L0814H9Z).
(2) Portant atteinte au droit à la protection de la confidentialité des communications, la mesure doit être justifiée par la nature des tâches à accomplir et proportionnée au but recherché comme l'exige l'article L. 1121-1 du Code du travail (N° Lexbase : L0670H9P).
(3) V. par ex. TGI Paris, 4 avril 2006, n° RG 05/18400 (N° Lexbase : A6828DPL) et les obs. de G. Auzero, Obligations de l'employeur en cas de mise en place d'un dispositif d'écoutes téléphoniques, Lexbase Hebdo n° 218 du 8 juin 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N9155AKB). V. également Cass. soc., 14 mars 2000, n° 98-42.090, inédit (N° Lexbase : A4968AG4).
(4) Pour une illustration, v. Cass. soc., 29 janvier 2008, n° 06-45.279, F-D (N° Lexbase : A6083D43) ; JSL, 2008, p. 228 et la note de J.-E. Tourreil ; RDT, 2008, p. 242, obs. C. Sachs-Durand et R. de Quénaudon.
(5) Délibération CNIL n° 84-31 du 18 septembre 1984 ; Délibération CNIL n° 94-113 du 20 décembre 1994 (N° Lexbase : L0045DYC).
(6) Cass. soc., 6 avril 2004, n° 02-40.498, publié (N° Lexbase : A8005DB4) et les obs. de G. Auzero, Exercice des mandats de représentants du personnel et confidentialité des communications téléphoniques, Lexbase Hebdo n° 116 du 15 avril 2004 - édition sociale (N° Lexbase : N1221ABT) ; D., 2004, p. 1122 ; TPS, 2004, comm. 194 ; SSL, 2004, n° 1166.
(7) V. G. Auzero, préc..
(8) Cass. soc., 15 mai 2001, n° 99-42.937, inédit (N° Lexbase : A4308ATQ).
(9) Mandat ouvrant droit à la protection offerte aux salariés protégés, v. C. trav., art. L. 2411-1, 13° (N° Lexbase : L3619IPQ).
(10) Cass. soc., 16 mars 2005, n° 03-40.251, publié (N° Lexbase : A2739DHW) et les obs. de Ch. Radé, Le représentant du personnel peut demander la résiliation judiciaire de son contrat de travail, Lexbase Hebdo n°160 du 24 mars 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N2298AIX).
(11) Cass. soc., 15 mai 2001, préc..
(12) Cass. soc., 23 mai 2007, n° 05-17.818, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3963DWP) et les obs. de Ch. Radé, La recherche de la vérité plus forte que le respect de la vie privée, Lexbase Hebdo n° 262 du 31 mai 2007 - édition sociale (N° Lexbase : N1969BBK).

Décision

Cass. soc., 4 avril 2012, n° 10-20.845, F-P+B (N° Lexbase : A1250II7)

Cassation, CA Lyon, ch. soc., B, 19 mai 2010, n° 08/08897 (N° Lexbase : A8518GIC)

Textes visés : C. trav., art. L. 2411-1, 13° (N° Lexbase : L3619IPQ) ; loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, art. 6, 17 et 21 (N° Lexbase : L8794AGS) ; délibération CNIL n° 2005-019 du 3 février 2005 (N° Lexbase : X0260ADY).

Mots-clés : salariés protégés, communications téléphoniques, confidentialité des communications, consultation des relevés téléphoniques

Liens base : (N° Lexbase : E2630ETL)

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