La lettre juridique n°428 du 17 février 2011

La lettre juridique - Édition n°428

Economique

Impossible réforme de la fiscalité... avant 2012

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N4831BRD

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 18 Février 2011


Depuis que le Président de la République a annoncé une réforme de la fiscalité du patrimoine à l'automne dernier, les supputations vont bon train et les actions de lobbying, aussi. Tout le monde s'accorde pour dire que le système fiscal français est à l'image du Code général des impôts et de ses quatre annexes : c'est-à-dire proprement abscons. A force d'ajouts, d'empilements et de surabondances, les fiscalistes usent de la numérotation latine plus que Crésus comptant ses pièces d'or, et la législation fiscale rebute les juristes les plus aguerris, laissant aux professionnels du chiffre les clés de la "cuisine fiscale", pour n'intervenir qu'en phase contentieuse... Aussi, repenser la fiscalité au XXIème siècle sur les bases d'une économie mondiale et numérique devrait être une priorité aux yeux de chaque acteur économique ; le système fiscal français reposant essentiellement sur les principes d'une économie fermée et industrielle, donc obsolètes. Or, aucune innovation majeure n'est intervenue depuis des lustres : des modifications d'assiette, des relèvements de taux, une lutte accrue contre l'évasion fiscale et l'abus de droit, mais aucune nouveauté fiscale à l'image de la progressivité de l'impôt de Joseph Caillaux (1907) et de la TVA de Maurice Lauré (1954).

Mais, pour cette réforme, le Président de la République n'aura pas sacrifié au rite de la "commissionnite". En effet, point de Commission ad hoc, avec à sa tête une personnalité de l'opposition, pour réformer la fiscalité française, juste un "groupe de travail" pour une mini réforme de la fiscalité du patrimoine. Et, cette absence de Commission, qui n'est pas oubli, est somme toute parfaitement logique, puisque le fond de l'affaire n'est pas technique, mais politique, au sens wébérien du terme.

Une réforme de la fiscalité n'est en rien comparable à celle de la procédure civile (aboutie), à celle de la procédure pénale (en cours), ou à celle des obligations (dans les tiroirs) : le postulat n'est pas technique. Une assiette, un taux, une procédure de recouvrement et de contrôle constituent l'assise de tout régime fiscal. Et, l'articulation de ces régimes fiscaux structure la fiscalité française, son impact sur l'économie et son efficacité sociale. Le postulat -et non l'axiome car il est démontrable- est politique en ce que, avant une déclinaison à travers des impôts, des taxes ou toutes contributions imaginables, il s'agit de déterminer, ni plus, ni moins, qu'un choix de société ancrée dans monde globalisé.

Taxer les revenus ou taxer le patrimoine, taxer l'acquisition du patrimoine ou taxer sa conservation, taxer la transmission entre vifs du patrimoine ou taxer sa transmission à cause de mort.... Tel est l'enjeu fondamental de l'impôt du XXIème siècle : choisir entre ces différentes taxations, quand la France, à la pression fiscale parmi les plus élevées du monde, refuse de choisir, et donc de renoncer, imposant plus de quatre fois un même revenu (sa perception, son remploi, la conservation de son remploi, la transmission de son remploi, et ainsi de suite).

"C'est un travers de notre démocratie de courir aveuglément aux réformes. On demande une réforme... et elle n'est pas plus tôt votée qu'on s'en détourne, qu'on court à une autre" (Aristide Briand).

Aussi, encore faut-il concevoir ce choix de taxation à l'aune des grands principes républicains que sont la liberté (d'entreprendre et de capitaliser), l'égalité (accorder les mêmes chances d'élévation sociale à chacun) et la fraternité (la vocation redistributive de l'impôt). Or, taxer le patrimoine, si c'est dans le but de promouvoir l'égalité, voire l'égalitarisme, c'est restreindre la liberté de capitaliser les fruits du travail ; et si taxer les revenus, c'est assurément satisfaire au principe d'égalité sans écorner la liberté d'entreprendre et de capitaliser, c'est sacrifier la fraternité sur l'autel de la fiscalité. C'est pourquoi le savant dosage entre ces trois maximes ornant les frontons des édifices publics commandent à l'impôt.

Aussi, engager une réforme de la fiscalité, fut-elle celle du patrimoine qui, au demeurant, n'est pas des moindres et hautement chargée symboliquement, n'est pas une mince affaire, sauf à faire l'impasse sur une redéfinition du pacte républicain et, par conséquent, à hypothéquer sa légitimité et son efficacité. Et, cette redéfinition n'a qu'un socle : l'élection présidentielle. Seule l'élection suprême revêt une légitimité pourfendant toute contrariété partisane, tout lobbying fleurant le conflit d'intérêts. Seule l'élection présidentielle peut proposer une redéfinition du pacte républicain et la pondération qu'il convient d'opérer entre les maximes de la République pour déterminer leur traduction fiscale. Tout le reste, au final, relève de la "cuisine fiscale", de ces montages flirtant entre l'habilité fiscale et l'abus de droit.

Les surdoués de la fiscalité ont de beaux jours devant eux, car il s'agira toujours, pour chacun, de payer, si ce n'est la juste imposition, la plus minorée qui soit ; mais, personne ne gagne à l'imbroglio fiscal tel qu'il résulte, aujourd'hui, d'une absence de choix politique clair et structurellement ramifié. L'alternance explique, sans doute, l'absence de ligne fiscale cohérente (l'histoire de l'IGF/ISF/"bouclier fiscal" en est un exemple topique). Mais, elle a également laissé le champ libre à une technocratie fiscale qui, pour répondre à toutes les exigences à la fois, a complexifié la matière fiscale jusqu'à son paroxysme.

"Nous parlerons contre les lois insensées jusqu'à ce qu'on les réforme et en attendant, nous nous y soumettrons aveuglément" (Diderot).

Une lueur d'espoir : la fin de l'autonomie du droit fiscal, qui emprunte désormais, de plus en plus, au droit civil, au droit des affaires et au droit social pour définir l'assiette taxable, signant la fin d'une fiscalité aux oeillères préjudiciables pour l'économie. Il ne peut y avoir deux définitions d'un même concept selon la branche à laquelle il se rapporte, dans un même ordre juridique. Si bien que cette incursion du droit privé, dans la conceptualisation et l'élaboration du droit fiscal moderne, ne peut être que de bon augure pour l'adaptation nécessaire de ce dernier aux canons économiques et budgétaires du XXIème siècle.

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Avocats

[Questions à...] Ouverture à Paris du premier cabinet franco-autrichien - Questions à Jérome Rivkine et Raphael Seidler, avocats associés

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N3622BRL

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Le 18 Février 2011

Lexbase Hebdo - édition professions donne régulièrement la parole aux avocats afin qu'ils communiquent sur leurs projets, leurs ambitions pour la profession, et leurs visions du métier. Aujourd'hui rencontre avec Jérome Rivkine et Raphael Seidler, avocats associés qui ont fondé Seidler & Rivkine Association d'Avocats, premier cabinet franco-autrichien de la place parisienne. Lexbase : Pouvez-vous vous présenter vos parcours respectifs  et ce qui vous a amené à monter cette structure ensemble ?

Jérome Rivkine : Raphael et moi-même nous sommes connus en 2006 lorsque nous étions collaborateurs dans un cabinet franco-allemand (LMT Avocats), nous partagions le même bureau. Notre volonté de monter ce projet ensemble s'est présentée assez rapidement compte tenu de nos affinités personnelles, de nos parcours complémentaires respectifs et de notre vision commune de notre avenir professionnel. Nous souhaitions créer une structure pro-active qui accompagne ses clients dans la durée, un peu à l'image du médecin de famille. A cela s'ajoutait la dimension internationale du projet.

Pour ce qui concerne mon parcours, j'ai eu la chance de commencer mon activité professionnelle en 2001 au sein d'un cabinet franco-japonais à Tokyo. L'expérience a été très enrichissante à de nombreux égards et a confirmé tout mon intérêt pour les affaires internationales. C'est la raison pour laquelle j'ai par la suite, parallèlement à mes travaux de doctorat en relations internationales, continué d'évoluer dans des cabinets internationaux, d'abord en M&A au côté de Jacques Wantz au moment où il fondait BCW & Associés après avoir quitté Shearman & Sterling, puis j'ai rejoint le cabinet franco-allemand précité où j'ai renforcé mes compétences en corporate et contrats commerciaux. En 2010, j'ai quitté Ernst & Young Société d'avocats pour commencer l'aventure de Seidler & Rivkine Association d'Avocats.

Raphael Seidler : Jérome vous a exposé le cadre de notre rencontre et les raisons qui nous ont incité à créer ensemble ce cabinet. J'ajouterai au titre de la parfaite complémentarité de nos compétences que Jérome assure le conseil aux entreprises et moi-même le règlement de leurs litiges.

Mon parcours professionnel est franco-autrichien, marqué d'allers et de retours entre Paris et Vienne et c'est devenu un mode de vie.

Après des études universitaires débutées à Vienne et terminées à Paris, j'ai commencé mon activité en 2003 comme assistant juridique au tribunal de grande instance de Vienne, avant d'exercer dans plusieurs cabinets d'affaires à Paris en contentieux dans le domaine franco-allemand.

En 2009, j'ai décidé de passer l'examen du barreau autrichien afin de mieux conseiller ma clientèle germanophone. A mon avis, pour conseiller convenablement une clientèle étrangère, il ne suffit pas de maîtriser sa langue, mais il faut connaître sa compréhension du droit, sa culture juridique et sa mentalité pour lui expliquer les différences, aussi subtiles qu'elles soient, de notre système français. C'est à mon retour à Paris début 2010 que nous avons décidé, Jérome et moi, de nous lancer dans ce projet.

Lexbase : Premier cabinet franco-autrichien de la place parisienne, quels sont les axes que vous allez développer ? Quelles sont vos activités en Autriche ?

Raphael Seidler : Notre cabinet est effectivement le premier cabinet franco-autrichien de la place de Paris mais également de Vienne. Nous développons l'activité au niveau de ces deux implantations et au niveau transnational, pour accompagner nos clients dans leurs projets internationaux.

A Vienne, nous accompagnons les sociétés françaises et les ressortissants français dans leurs projets d'installation, mais intervenons également pour une clientèle autrichienne et internationale dans divers domaines du droit des affaires : constitution de sociétés, rédaction de contrats commerciaux, gestion des litiges... Comme en France, nous sommes en Autriche un cabinet généraliste du droit des affaires.

A Paris, en ce qui concerne notre branche de développement Paris-Vienne, nous intervenons principalement pour des clients autrichiens, allemands et suisses souhaitant s'implanter sur le territoire national, pour les assister dans leurs démarches personnelles et professionnelles : constitutions de structures d'exercice, rédaction de la documentation contractuelle, obtention de visas, négociation de baux...

Lexbase : Comment comptez-vous évoluer ? Quelles sont vos perspectives de développement ?

Jérome Rivkine : Au niveau international, Paris-Vienne est bien entendu l'un de nos axes de développement, mais c'est aussi une porte vers l'Europe centrale et les Etats d'Europe de l'Est que Raphael a la charge de développer. J'ai, de mon côté, engagé des démarches de partenariats avec des confrères dans d'autres zones, notamment en Asie et en Afrique. Nous sommes actuellement en discussion pour ouvrir deux nouveaux bureaux hors de France d'ici la fin de l'année.

A Paris, l'approche est plutôt traditionnelle, avec un accent supplémentaire mis sur la proximité. Nous travaillons principalement aujourd'hui pour des PME, des agences immobilières, des fournisseurs et des distributeurs. Nous avons développé des liens avec des chambres de commerce, des administrations et notamment la mairie du 17ème arrondissement dont le Pôle Entrepreneurs, géré par Geoffroy Boulard, maire-adjoint, est particulièrement dynamique. Nous sommes également très proches des associations et des commerçants du quartier qui, pour un certain nombre, nous ont déjà témoigné leur confiance en nous confiant des dossiers.

Lexbase : Vous vous présentez comme un cabinet d'affaires international. Quelle est votre dimension internationale aujourd'hui ? Fournissez-vous des services à l'attention des particuliers ?

Jérome Rivkine : Outre notre implantation dans deux Etats européens, ce sont nos clients qui font notre dimension internationale. Nous avons déjà un certain nombre de clients germaniques, nous intervenons par ailleurs pour une société chinoise dans le cadre d'un projet d'acquisition d'un bien immobilier en France, nous avons constitué et conseillons une société anglaise de technologies 3D, monté un label musical en Polynésie française... Nous avons également, je vous rassure, des clients franco-français : des entreprises mais aussi, bien naturellement, des particuliers.

Nous avons ainsi un pôle droit social qui s'adresse aussi bien aux employeurs qu'aux salariés. Nous avons également des dossiers de représentation de copropriétaires dans le cadre de conflits avec leur syndic, des affaires de succession, des conflits de voisinage ou encore des questions traditionnelles de droit de la famille.

Dans le souci de renforcer l'esprit de proximité évoqué, nous avons également décidé de fournir des consultations gratuites de trente minutes, tous les jeudis de 10h00 à 13h00 sur rendez-vous. Ce service s'adresse principalement aux particuliers pour les guider et les informer dans le cadre de leurs démarches juridiques et judiciaires.

Lexbase : Envisagez-vous de recruter prochainement ? Recherchez-vous un profil particulier ?

Jérome Rivkine : Bien entendu, nous sommes en pleine phase de développement, nous recherchons aussi bien des collaborateurs que des stagiaires. Tous les profils sont étudiés et nous accueillons volontiers toutes les bonnes initiatives. Néanmoins, il est indispensable que nos collaborateurs parlent et écrivent parfaitement en anglais et en allemand. Nous n'avons pas d'exigence de double diplôme, nous préférons une tête bien faite à une tête bien pleine (1).


(1) Les candidatures sont à adresser à Raphael Seidler en remplissant le formulaire figurant sur notre site (www.seidlerrivkine.com).

newsid:413622

Avocats/Statut social et fiscal

[Jurisprudence] Le contrat de collaboration libérale de l'avocat en danger

Réf. : CA Colmar, 7ème ch., 10 janvier 2011, n° 09/00102 (N° Lexbase : A1649GRI)

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N3623BRM

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par Louis Ducellier, avocat associé, D2 Avocats

Le 18 Février 2011

La profession d'avocat s'exerce pour le compte d'un autre avocat depuis plus de 20 ans selon deux modalités particulières : soit la collaboration, soit le salariat (loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, art. 7 N° Lexbase : L6343AGZ). Classiquement, en droit du travail, un des critères majeur du salariat réside dans le lien de subordination pouvant exister entre un employeur et son salarié (cf. l’Ouvrage "Droit du travail" N° Lexbase : E7626ESA). La distinction de l'avocat salarié de l'avocat collaborateur réside, en conséquence, dans l'existence ou non d'un lien de subordination juridique, lequel a été peu à peu affiné par la jurisprudence, qui considère que l'un des indices permettant de qualifier une collaboration libérale est l'absence d'un nombre dérisoire de dossiers personnels (1), dans la mesure où cette dernière est censée être exclusive du salariat selon les textes (2). Toutefois, par un important arrêt de la première chambre civile en date du 14 mai 2009 (3), la Cour de cassation a jugé que le traitement d'un nombre dérisoire de dossiers propres à l'avocat lié à un cabinet par le contrat de collaboration libérale ne fait pas obstacle à la qualification de ce contrat en contrat de travail lorsqu'il établit que cette situation n'est pas de son fait, mais que les conditions d'exercice de son activité ne lui ont pas permis de développer effectivement une clientèle personnelle. En l'espèce, le collaborateur libéral avait pu prouver qu'il n'avait pu développer que quelques dossiers personnels en dehors de son cabinet, le soir ou les week-ends.

En résumé, c'est moins le nombre de dossiers personnels qui compte pour la Cour de cassation, que les moyens qui ont été mis à la disposition du collaborateur libéral pour pouvoir la développer.

Vers un assouplissement de la requalification du contrat libéral en contrat de travail

Dans l'affaire dont est issue l'arrêt de la cour d'appel de Colmar du 10 janvier 2011, si la notion du caractère dérisoire de la clientèle du collaborateur libéral est, en l'espèce, mise également en avant, il semble que "les moyens matériels mis à disposition par son cabinet à son collaborateur afin qu'il puisse développer sa clientèle personnelle" soient appréciés d'une manière beaucoup plus stricte.

En effet, en première instance, le Bâtonnier refusait de requalifier le contrat libéral en contrat de travail, en se fondant notamment sur la motivation issue de l'arrêt du 14 mai 2009 précité, au motif que même en nombre limité, le collaborateur avait eu la possibilité d'avoir des dossiers personnels.

En l'espèce, c'est exactement sur cette analyse que s'est fondé le cabinet d'avocats intimé en expliquant à la cour d'appel que son ancien collaborateur libéral avait eu la possibilité, en raison des moyens matériels mis à sa disposition, de développer sa clientèle personnelle et que si ce dernier ne l'avait pas fait ce n'est finalement  qu'en raison de son souhait de ne pas la développer davantage.

Contre toute attente, l'arrêt de la cour d'appel de Colmar semble s'opposer au raisonnement du Bâtonnier et requalifie cette relation de travail en contrat de travail en balayant d'un revers de la main la notion, pourtant ancrée depuis près de deux ans par la Cour de cassation, "de l'existence de moyens matériels mis à la disposition du collaborateur libéral pour pouvoir développer sa clientèle personnelle".

En l'espèce, si la cour d'appel de Colmar utilise comme critère de requalification, le nombre dérisoire de dossiers personnels du collaborateur, elle va au-delà en précisant que le nombre de dossiers compte moins que le chiffre d'affaires engendré par lesdits dossiers personnels, considérant ce dernier comme dérisoire, au regard de la différence des sommes déclarées au titre de son revenu par rapport à la somme des honoraires rétrocédés par son cabinet.

Par ailleurs, la cour d'appel de Colmar prend également en compte différents témoignages lesquels confirmaient que l'amplitude horaire très importante du collaborateur passée au développement des clients de son cabinet ainsi que l'attitude hostile des associés du cabinet concernant le développement d'une clientèle personnelle, permettaient de conclure que le collaborateur n'avait finalement pas la possibilité de développer une réelle clientèle personnelle.

Plus encore, cet arrêt prend en compte la manière dont était rigoureusement encadrée la prise des congés par les collaborateurs afin d'en tirer un indice de plus du lien de subordination du collaborateur libéral à l'égard de son cabinet.

En conclusion, cet arrêt semble assouplir des critères de requalification du contrat de collaboration libéral en contrat de travail.

Conséquences financières immédiates pour les cabinets d'avocats

Au regard d'un nombre important de témoignages de confrères collaborateurs libéraux au sein de cabinets d'avocats de tailles et de cultures différentes concernant l'organisation et l'amplitude horaire passée par semaine à la gestion des clients de leurs cabinets d'avocats respectifs, ainsi qu'à l'attitude souvent hostile de leur cabinet au développement d'une clientèle personnelle, il n'est pas impossible de penser que ce type d'arrêt, s'il venait à être confirmé par la Haute cour, faciliterait considérablement la requalification d'un contrat de collaboration libérale en contrat de travail, et effraye bon nombre de structures d'exercice qui globalement rentreraient "dans les clous" d'une requalification quasi automatique.

Finalement, le seul fait que le cabinet d'avocats mette à la disposition de son collaborateur, une salle de réunion, une assistante, un téléphone et un ordinateur et que le collaborateur ait quelques dossiers personnels ne suffirait plus à éviter une éventuelle requalification.

Cet arrêt ne pose-t-il pas les bases d'une action en requalification de masse des contrats de collaborations libérales en contrats de travail, dont le coût induit pour les cabinets d'avocats risquerait de devenir rapidement astronomique ?

Conséquences pratiques à moyen et long termes

Se pose également la question de l'organisation et de la rentabilité d'un cabinet d'avocats, notamment au regard de la tarification suggérée de la rétrocession d'honoraires par l'Union des jeunes avocats (UJA), à savoir 3 400/3 800 euros pour des avocats de première et deuxième année.

En terme d'organisation des cabinets, pour éviter cette éventuelle requalification de masse, ne faudrait-t-il pas faire appel à un conseil en organisation afin d'éviter de tomber dans le travers du collaborateur étant dans l'impossibilité de développer une clientèle personnelle en raison du nombre de dossiers donné à traiter pour le compte de son cabinet, sans même que son propre cabinet ne s'en aperçoive ?

Au delà, se pose la question de la rentabilité de l'avocat collaborateur libéral, qui classiquement est considéré comme étant rentable pour un cabinet à partir du moment où il rapporte à son cabinet un ratio de 3 à 4 fois le montant de sa rétrocession d'honoraires perçue.

En effet, au regard de la tarification syndicale pratiquée sur la place de Paris, il paraît évident que pour être rentable, un avocat collaborateur libéral doit travailler de manière très importante pour le compte des clients de son cabinet, réduisant d'autant le temps disponible pour développer sa propre clientèle.

Finalement, les problèmes posés par cet arrêt de la cour d'appel de Colmar semblent aller bien au delà de la simple requalification du contrat de collaboration libérale en contrat de travail, en nous permettant de s'interroger sur le statut même de l'avocat collaborateur libéral dans un système dont la tarification syndicale suggérée du montant de la rétrocession d'honoraires, impose une rentabilité du collaborateur engendrant de manière quasi systématique la requalification de son pseudo statut libéral en contrat de travail.


(1) Cass. civ. 1, 14 mai 2009, n° 08-12.966, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A9766EGS) et les obs. de G. Auzero, Requalification d'un contrat de collaboration libérale en contrat de travail : l'importance de la clientèle personnelle, Lexbase Hebdo n° 353 du 4 juin 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N6304BKP).
(2) V., notamment, loi n° 2005-882 du 2 août 2005, en faveur des petites et moyennes entreprises, art. 18 (N° Lexbase : L7582HEK) ; décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, organisant la profession d'avocat, art. 129 (N° Lexbase : L8168AID)  ; loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, art. 7, préc..
(3) Cass. civ. 1, 14 mai 2009, n° 08-12.966, FS-P+B+R+I, préc. et obs. préc..

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Collectivités territoriales

[Questions à...] La responsabilité des communes en cas de chute de neige sur la voirie - Questions à Simon Williamson, avocat au barreau de Paris

Lecture: 10 min

N3625BRP

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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique

Le 18 Février 2011

La paralysie, le 8 décembre 2010, d'une grande partie des infrastructures routières d'Ile-de-France, a remis en lumière la nature des obligations qui incombent aux pouvoirs publics pour remédier aux troubles causés par les épisodes neigeux et verglaçants. Une des difficultés provient de la multiplicité des personnes publiques susceptibles d'intervenir sur les voies situées en zone urbaine ou rurale : préfet et services de l'Etat concernés, conseil général, commune et EPCI compétent en matière de voirie, mais aussi des personnes privées dans le cadre d'un marché public. Face à cette diversité des intervenants potentiels sur la voirie, s'ajoute un autre facteur de complexité qui tient essentiellement à un manque de cohérence de la jurisprudence administrative rendue en cette matière. En effet, si l'ensemble des juridictions reconnaissent la possibilité pour la victime d'un dommage provoqué par des plaques de verglas d'engager la responsabilité de la commune pour défaut d'entretien normal ou carence des pouvoirs de police du maire, en revanche, s'agissant des dommages provoqués par l'enneigement des voies, le choix entre ces deux régimes de responsabilité est explicitement rejeté par certaines cours administratives d'appel. Pour faire le point sur toutes ces problématiques, Lexbase Hebdo - édition publique a rencontré Simon Williamson, avocat au barreau de Paris et docteur en droit. Lexbase : Quelle est l'autorité administrative susceptible d'intervenir à titre principal en cas de chute de neige sur une commune ?

Simon Williamson : Au titre de ses pouvoirs de police générale, le maire est l'intervenant principal de l'action publique en cas de chute de neige et de présence de verglas sur la voirie communale, ou traversant sa commune. Il lui incombe, en effet, de prendre toutes mesures nécessaires afin d'assurer la commodité du passage sur les voies publiques. Cette obligation d'agir n'est donc pas absolue et dépend de l'importance et de la nature de la circulation publique sur les voies, ainsi que des fonctions de desserte de celles-ci (CAA Bordeaux, 2ème ch., 6 juin 2006, n° 03BX01278 N° Lexbase : A4097DQS ; CAA Nancy, 1ère ch., 27 mai 1993, n° 92NC00602 N° Lexbase : A8696BG8 ; voir aussi, QE n° 26212 de M. Alain Suguenot, JOAN du 1er juillet 2008, p. 5569, réponse publ. 21 avril 2009, p. 3859 N° Lexbase : L3806IPN).

Un arrêt de la cour administrative d'appel de Nancy a clairement énoncé en ce sens que "le déneigement ne fait pas partie des obligations d'entretien normal des voies publiques incombant aux collectivités propriétaires desdites voies [...] par suite, quel que soit le statut juridique de [la voie en cause], le requérant ne peut utilement invoquer un défaut d'entretien normal de cette voie pour mettre en cause la responsabilité de la commune à raison d'un refus de son maire de faire régulièrement procéder au déneigement de ladite voie" (CAA Nancy, 1ère ch., 15 octobre 1992, n° 91NC00797, mentionné dans les tables du recueil Lebon N° Lexbase : A5175A88, Recueil, p. 703 et 798). Le maire peut donc, "à condition de respecter le principe d'égalité des citoyens devant les charges publiques et sous le contrôle du juge administratif [...] ne pas procéder au déneigement de l'ensemble des voies de l'agglomération" (QE n° 106410 de Mme Zimmermann Marie-Jo, JOAN du 10 octobre 2006, p. 10516, réponse publ. 10 avril 2007, p. 3590 N° Lexbase : L3803IPK).

Il a, ainsi, été jugé qu'en refusant de déneiger un chemin forestier desservant une seule habitation isolée, le maire n'a pas, compte tenu de la circulation réduite sur ce chemin, commis d'erreur manifeste d'appréciation (CAA Nancy, 1ère ch., 15 octobre 1992, n° 91NC00797, précité). S'agissant des trottoirs, il résulte d'une jurisprudence bien établie que le maire à la possibilité de prescrire aux riverains des voies publiques l'obligation de balayer le trottoir situé devant leur habitation (CE Contentieux, 15 octobre 1980, n° 16199 N° Lexbase : A9213AI3, Rec. p. 624), ce qui inclut le déneigement des trottoirs (QE n° 71103 de M. Jean-Louis Gagnaire, JOAN du 9 février 2010, p. 1289, réponse publ. 10 août 2010, p. 8860 N° Lexbase : L3808IPQ).

En cas de négligence avérée, le propriétaire commet une faute qui engage sa responsabilité sur le fondement des articles 1382 (N° Lexbase : L1488ABQ) et 1383 (N° Lexbase : L1489ABR) du Code civil (Cass. civ. 2, 19 juin 1980, n° 78-16.360, publié N° Lexbase : A1513CIU). Lorsque les chutes de neige revêtent un caractère exceptionnel, le droit de la sécurité civile se substitue aux prérogatives traditionnelles des communes. La loi n° 2004-811 du 13 août 2004, de modernisation de la sécurité civile (N° Lexbase : L0837GT8), investit, en effet, les maires et les préfets de pouvoirs étendus en situation de crise (voir, notamment, son article 16).

Ainsi, la direction des opérations de secours repose, en principe, sur le maire au titre des articles L. 2211-1 (N° Lexbase : L8581HWQ) et L. 2212-2 (N° Lexbase : L8582HWR) du Code général des collectivités territoriales qui lui confient respectivement, le soin de concourir "par son pouvoir de police à l'exercice des missions de sécurité publique" et "[...] de faire cesser les accidents et fléaux, tels que les incendies, les inondations, les éboulements de terre, les pollutions diverses [...] de pourvoir d'urgence à toutes les mesures d'assistance et de secours et s'il y a lieu, de provoquer l'intervention de l'administration supérieure".

Sur le fondement de ces dispositions, il incombe au maire de diriger les secours et de rendre compte de son action au préfet. Ce dernier doit prendre la direction des opérations de secours, lorsque la gravité de l'évènement tend à dépasser les capacités locales d'intervention et exige le déclenchement d'un plan "ORSEC", en pratique, un plan "neige et verglas". Les réflexions engagées par les pouvoirs publics à la suite de la situation de paralysie des infrastructures routières d'Ile-de-France causées le 8 décembre 2010 par de fortes chutes de neige ont mis en lumière l'importance de cette planification dans la gestion de ces risques.

Précisément, à l'issue d'une table ronde réunissant les représentants des services de l'Etat, des acteurs publics, des gestionnaires d'infrastructures, des opérateurs et des fédérations professionnelles, les ministres concernés ont annoncé, le 10 janvier 2011, l'adoption de dix mesures d'amélioration des dispositifs existant. Cette réflexion a été menée par le Conseil général de l'environnement et du développement durable (CGEDD) et développée dans un rapport mis en ligne le même jour sur le site du ministère chargé de l'Ecologie et des Transports (1).

Cette étude dresse le bilan de cette planification, en mettant en évidence que sa mise en oeuvre en Ile-de-France avait déjà été fortement éprouvée lors des chutes de neiges de janvier 2003 qui avaient paralysé des milliers d'automobilistes sur les autoroutes A10 et A11 dans les départements de l'Essonne et des Yvelines (2). Le CGEDD y souligne que, depuis, "des progrès importants ont été accomplis" et relève la "qualité des documents de planification [examinés], tout particulièrement du plan neige et verglas [d'Ile-de-France]" (3). C'est pourquoi le CGEDD ne propose pas l'institution de nouveaux dispositifs de planification, à l'exception de l'"élaboration à l'échelle départementale, d'un plan des itinéraires prioritaires (voies départementales et communales) utilisables par les secours ou les transports en commun" (4).

Les auteurs du rapport préconisent la recherche d'une mise en oeuvre effective de cette planification, notamment par l'amélioration de la formation des services administratifs concernés, le renforcement des moyens techniques et financiers qui leurs sont alloués et l'amélioration de l'information des usagers de la route (ibid. et s.). S'il convient de saluer cette recherche d'une meilleure efficacité des dispositifs de prévention des risques naturels à droit constant, on peut, toutefois, regretter que le cadre juridique de cette évolution ne soit pas clairement identifié, et, notamment, son articulation avec le plan communal de sauvegarde (PCS). En effet, cet outil qui doit être institué obligatoirement par les communes dotées d'un plan de prévention des risques naturels ou d'un plan particulier d'intervention, a vocation à organiser et coordonner la prévention et la maîtrise des risques naturels -et technologiques- sur leur territoire (loi n° 2004-811 du 24 août 2004, de modernisation de la sécurité civile, art. 13).

Lexbase : Quel est le régime de recours aux services de personnes privées ou publiques pour assurer la mission de prévention et de maîtrise des risques naturels ?

Simon Williamson : L'article 10 de la loi n° 99-574 du 9 juillet 1999, d'orientation agricole (N° Lexbase : L1178AR3), permet aux communes et aux départements de faire appel aux exploitants agricoles pour déneiger les voies qui relèvent de leur compétence. Le ministre de l'Intérieur a pu préciser que "cette disposition prévoit que les agriculteurs apportent leur concours au moyen de leur véhicule équipé d'une lame de déneigement appartenant à ces collectivités. Cette participation doit présenter un caractère accessoire dans l'activité de l'exploitant agricole. Par cette intervention, rémunérée ou non, l'agriculteur concourt à une mission d'intérêt général résultant soit d'une réquisition, soit d'une simple demande ou d'une collaboration spontanée en cas d'urgence" (QE n° 1206 de M. François Cornut-Gentille, JOAN du 24 juillet 2007, p. 4974, réponse publ. 3 juin 2008, p. 4687 N° Lexbase : L3804IPL). Sollicitées par les collectivités en charge de la voirie, des personnes privées ou publiques sont, également, susceptibles d'intervenir en ce domaine dans un cadre conventionnel soumis à des obligations de publicité et de mise en concurrence.

Les conditions de leur intervention ont été fixées par le ministre de l'Intérieur (QE n° 24527 de M. Gérard Bailly, JO Sénat du 28 septembre 2006, p. 2469, réponse publ. 15 mars 2007, p. 589 N° Lexbase : L3805IPM) et concernent :

- les directions départementales de l'équipement, "lorsqu'elles ont gardé les moyens nécessaires au déneigement des routes nationales, et dès lors qu'elles respectent les principes de transparence afférents à la détermination du prix énoncé par l'avis du Conseil d'Etat du 8 novembre 2000" (CE Avis, 8 novembre 2000, n° 222208 N° Lexbase : A5990B7Y) ;

- les services techniques du conseil général si "les opérations de viabilité hivernale des routes communales constituent [...] le prolongement accessoire de sa compétence gestion du réseau routier départemental [et à la condition qu'il mette] en place une comptabilité séparée pour les opérations de déneigement des routes communales, qui constitue une activité commerciale accessoire" (ibid.) ;

- les prestataires privés dans le cadre d'un marché public, ce type de contrat étant obligatoire, s'agissant de la voirie départementale, dès lors qu'en l'absence de toute disposition autorisant la perception par une collectivité publique de redevances sur l'utilisation de ces voies, un contrat confiant à une entreprise leur déneigement et leur salage ne peut donner lieu à une délégation de service public (CAA Lyon, 2ème ch., 22 mai 1997, n° 96LY02600, publié au Recueil Lebon N° Lexbase : A2485BG7, Rec. p. 560). Les remboursements et les rémunérations versées par les communes ou leurs groupements aux exploitants assurant les prestations de déneigement des voies publiques sont, à cet égard, éligibles au taux réduit de la TVA à 5,5 % (loi n° 2008-1425 du 27 décembre 2008, de finances pour 2009, art. 32 N° Lexbase : L3783IC4 ; CGI, art. 279 K N° Lexbase : L0686IP4).

Lexbase : Dans quelles conditions la responsabilité des communes peut-elle être engagée ?

Simon Williamson : La responsabilité des communes pour les dommages causés par la présence de plaques de verglas et de neige sur les voies publiques se rattache soit à la responsabilité pour défaut d'entretien normal, soit à la responsabilité pour carence des pouvoirs de police du maire. La théorie dite de la "responsabilité pour défaut d'entretien normal" s'applique à un dommage causé par un ouvrage ou un travail public à un usager (celui qui fait un usage normal et effectif d'un ouvrage public).

Elle repose sur la base d'une responsabilité pour faute présumée de service : l'usager qui s'estime victime d'un accident imputable à un défaut d'entretien d'un ouvrage public (ou à un défaut d'aménagement) doit uniquement rapporter la preuve de son dommage et d'un lien de causalité entre celui-ci et l'ouvrage en cause. L'administration ne peut s'exonérer que si elle prouve l'absence d'un défaut d'entretien normal (c'est-à-dire l'accomplissement de toutes les diligences nécessaires à son entretien), l'existence d'un cas de force majeure ou la faute de la victime.

L'entretien normal est retenu lorsque l'administration ne pouvait pas connaître ou prévoir le danger et qu'elle n'avait donc pas pu prendre les mesures nécessaires pour remédier au désordre, malgré la surveillance régulière de la voie en cause. Le caractère prévisible (la conscience du danger par la victime et sa connaissance par l'utilisation régulière ou non de la voie) et visible de la défectuosité suffit à caractériser la faute de la victime qui aurait dû se prémunir contre les risques inhérents à l'usage d'un ouvrage. Les victimes ont intérêt à choisir prioritairement le terrain de la responsabilité pour défaut d'entretien normal pour des raisons tenant à la procédure, à l'absence de délai et aux règles favorables d'administration de la preuve.

Dans un arrêt publié au recueil Lebon, la cour administrative d'appel de Nancy a clairement énoncé le principe selon lequel les usagers d'une voie enneigée ne pouvaient utilement invoquer ce régime de responsabilité pour mettre en cause une commune (CAA Nancy, 1ère ch., 15 octobre 1992, n° 91NC00797, précité). Des décisions plus récentes des cours de Lyon et de Marseille semblent, toutefois, s'inscrire en contradiction avec cette solution.

En tout état de cause, les requérants peuvent se situer sur le terrain de la responsabilité pour carence des pouvoirs de police (s'agissant d'un accident causé par la présence d'un plaque de verglas sur une route départementale dans la traversée de la ville, voir, CE 5° et 3 ° s-s-r., 26 janvier 1977, n° 96970 N° Lexbase : A7606B89, Rec., p. 956). Le dommage dont ils s'estiment victimes ne sera plus appréhendé sous l'angle d'un défaut d'aménagement et d'entretien de la voie publique, mais sur le fondement de la carence fautive de l'autorité à avoir exercé ses pouvoirs de police.

Lexbase : Quelles conclusions peut-on tirer de l'analyse de la jurisprudence rendue en cette matière ?

Simon Williamson : Cette analyse montre que le juge retient fréquemment l'existence d'une faute d'imprudence commise par l'usager de la voirie qui tend à exonérer partiellement, voire intégralement l'administration de sa responsabilité. Il a, ainsi, été jugé que la présence de verglas à l'origine d'un accident automobile constitue un danger auquel un usager de la voie publique doit normalement s'attendre d'autant plus que la victime empruntait régulièrement cette voie pour se rendre sur son lieu de travail. Dans ces conditions, même si cette voie, qui permettait l'accès à une autoroute, n'avait pas été sablée et que la présence de verglas n'avait pas été signalée, ces faits ne peuvent être regardés comme un défaut d'entretien normal de la voie publique (CAA Douai, 1ère ch., 25 septembre 2003, n° 02DA00268 N° Lexbase : A7097C9Q).

La responsabilité de l'administration a, en revanche, été retenue du fait de la présence à 13 heures d'une plaque de verglas de 35 mètres de long située dans une courbe d'une voie exposée à l'ombre et au vent. L'accident qui s'y est produit révèle un défaut d'entretien normal de la voierie départementale même si le service de météorologie avait signalé des gelées nocturnes et des chutes de pluie et de neige (CAA Nancy, 3ème ch., 2 octobre 1997, n° 94NC01621 et n° 94NC01635 N° Lexbase : A4622BGB ).


(1) CGEDD, Retour d'expérience à la suite de l'épisode neigeux survenu le 8 décembre 2010 en Ile-de-France - Réseau routier et transports collectifs, Réseau routier et transports collectifs, 2011.
(2) F. Perriez et F. Lepingle, Rapport sur la prévention et le traitement des difficultés de circulation liées aux intempéries (neige et verglas en janvier 2003), Doc fr., 2003.
(3) CGEDD, Rapport précité, p. 17.
(4) CGEDD, Rapport précité, p. 20.

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Délégation de service public

[Doctrine] Chronique de droit des délégations de service public - Février 2011

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N4897BRS

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz

Le 20 Octobre 2011

Lexbase Hebdo - édition publique vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique de droit interne des délégations de service public, rédigée par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz. Au sommaire de cette chronique, trois arrêts du Conseil d'Etat rendus le 19 janvier 2011. Le premier arrêt reprend en tous points, en l'illustrant, la jurisprudence "Jean Bouin" qui avait rappelé les éléments constitutifs d'une délégation de service public, à propos d'une convention permettant à son titulaire d'aménager et d'exploiter une boutique hors taxes au sein d'un aéroport. Il y a bien participation à un service public par l'imposition de contraintes mais non gestion d'un tel service. Le contrat est regardé comme ayant principalement, en ce sens, pour objet l'occupation du domaine public aéroportuaire (CE 2° et 7° s-s-r., 19 janvier 2011, n° 341669, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1571GQA). Le deuxième arrêt confirme que, si le juge du contrat peut se prononcer, par exception, sur le terrain extracontractuel pour régler un litige, la violation des règles de mise en concurrence ne suffit pas, à elle seule, à écarter le principe de la loyauté contractuelle. Il n'en irait autrement qu'"eu égard, d'une part, à la gravité de l'illégalité et, d'autre part, aux circonstances dans lesquelles elle a été commise" (CE 2° et 7° s-s-r., 19 janvier 2011, n° 332330, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1550GQH). Le troisième arrêt permet, enfin, au Conseil d'Etat de réitérer sa jurisprudence selon laquelle une société occupante ne peut demander la réparation de préjudices tenant à la perte d'un fonds de commerce consécutivement à la résiliation de la convention d'occupation, l'autorisation contractuelle étant révocable et ayant un caractère personnel et non cessible (CE 2° et 7° s-s-r., 19 janvier 2011, n° 323924, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1539GQ3).
  • Rappel des éléments constitutifs d'une délégation de service public (CE 2° et 7° s-s-r., 19 janvier 2011, n° 341669, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1571GQA)

La jurisprudence "Jean Bouin" (1) avait apporté une nouvelle pierre à l'édifice toujours renouvelé des critères de distinction des contrats publics. La décision d'espèce reprend en tous points cette jurisprudence, tout en l'illustrant. Il ressort des faits de l'espèce que la CCI de Pointe-à-Pitre a publié un appel à projet en vue de la conclusion d'une convention d'occupation du domaine public portant sur l'aménagement et l'exploitation d'une boutique hors taxes dans l'aérogare de l'aéroport. Une société, dont l'offre a été rejetée, a saisi le juge des référés du tribunal administratif de Basse-Terre qui a annulé la procédure au motif qu'en raison des obligations imposées à l'exploitant, s'agissant, notamment, de la promotion des produits locaux et des activités d'animation, ainsi que des modalités du contrôle exercées par l'établissement consulaire sur l'activité de la boutique, de la possibilité de retrait de l'autorisation pour motif d'intérêt général, et de l'existence d'une rémunération substantiellement liée à l'exploitation, la convention litigieuse constituait une délégation de service public se rattachant à la mission statutaire de développement et d'animation économique de la CCI. Pour le Conseil d'Etat, le juge des référés a commis une erreur de droit en ne recherchant pas si la convention en cause avait, en l'espèce, pour effet de déléguer au cocontractant la gestion d'un service public. Un contrat ne peut être qualifié de délégation de service public que s'il opère effectivement une telle dévolution.

Or, si l'autorisation d'occupation du domaine public est assortie de prescriptions tenant à la qualité du service, à l'aménagement des horaires d'ouverture et à l'insertion du commerce dans la réalité locale, notamment par la réalisation d'une vitrine de promotion des produits locaux et la création d'un espace guadeloupéen et d'une case à rhum, la convention ne saurait être regardé ainsi, pour le Conseil d'Etat, comme une délégation de service public. A supposer même que ces obligations puissent être regardées comme relevant d'une mission de service public, elles n'auraient pas pour objet de confier à ce cocontractant la gestion d'un service public mais seulement la création et l'exploitation d'un équipement commercial affecté à ce service.

Le Conseil d'Etat a tranché en l'espèce un problème bien connu : celui de la distinction entre les délégations de service public et les conventions d'occupation du domaine public (2). Si la question est traditionnelle, l'originalité de la solution adoptée mérite d'être soulignée. S'agissant de la détermination de l'objet de la convention, il appartenait au juge de rechercher si la CCI avait eu pour intention de rentabiliser et de valoriser l'équipement commercial concédé en laissant à son cocontractant la plus grande liberté de gestion -auquel cas il s'agit bien une convention d'occupation du domaine public- ou a entendu confier à son cocontractant la gestion, sous son contrôle, d'un équipement commercial afin de promouvoir les produits locaux et des activités d'animation sur la Guadeloupe -la convention doit alors être requalifiée de délégation de service public-.

La délégation de service public se définit principalement à partir d'un critère matériel, la dévolution effective de la gestion d'un service public, et d'un critère économico-financier, une rémunération substantiellement assurée par les résultats de l'exploitation qui doit s'accompagner du transfert d'une part significative du risque d'exploitation (3). Il y a bien, en l'espèce, des obligations imposées au cocontractant s'agissant, notamment, de la promotion des produits locaux et des activités d'animation, des modalités du contrôle exercées par l'établissement consulaire sur l'activité de la boutique, ou encore de la possibilité de retrait de l'autorisation pour motif d'intérêt général. Il existe, de même, une rémunération substantiellement liée à l'exploitation. Pour la cour administrative d'appel, la convention litigieuse constituait, en ce sens, une délégation de service public se rattachant à la mission statutaire de développement et d'animation économique de la CCI.

Mais, pour rechercher si la convention confie au cocontractant la gestion d'un service public et, plus précisément, pour déterminer l'existence d'obligations de service public à la charge du délégataire et d'un pouvoir de contrôle au profit du délégant, le juge ne s'arrête pas aux stipulations de la convention, mais s'attache à la "réalité des intentions des parties et leur pratique" dans le droit fil de la jurisprudence "Jean Bouin". Le contrat ne peut être qualifié de délégation de service public que s'il opère "effectivement" une telle dévolution. Le juge est étroitement lié par l'intention commune des parties. Il doit la respecter et la préserver. Mais il peut requalifier le contrat lorsque les stipulations de celui-ci, voire des éléments extérieurs au contrat permettent d'établir que la qualification donnée par les parties à la convention ne correspond pas à la réalité de leur intention. En revanche, il ne lui appartient pas de rechercher l'intention, réelle ou supposée, des parties par-delà les stipulations du contrat

Faisant application de cette méthode, le Conseil d'Etat avait ainsi rejeté dans la jurisprudence "Jean Bouin" l'argument tenant à la présence du club de rugby professionnel, laquelle ne caractérisait pas "à elle seule" une mission de service public, dès lors qu'elle n'était pas accompagnée d'autres contraintes (4). Il est impossible de qualifier le service public par la simple prise en considération de la qualité de l'occupant des dépendances de la personne publique et de la nature de son activité (5).

Le Conseil d'Etat fait de même, en l'espèce, en affirmant que l'exploitation, même après création, d'un équipement commercial affecté à un tel service ne suffit pas. Des prescriptions étaient imposées relativement à la qualité du service, à l'aménagement des horaires d'ouverture et à l'insertion du commerce dans la réalité locale. Toutefois, ces prescriptions ne suffisent pas à caractériser une délégation de service public, car elles n'ont pas pour objet de confier au cocontractant la gestion d'un service public, mais seulement la création et l'exploitation d'un équipement commercial affecté à ce service.

Le contrat est, au final, regardé comme ayant principalement pour objet l'occupation du domaine public aéroportuaire. Le gestionnaire du domaine est donc totalement libre d'organiser ou non une procédure de publicité et/ou de mise en concurrence. Le contrat ne peut donc donner lieu à une procédure de référé précontractuel. Et dans tous les cas, l'absence d'une telle procédure dans le cadre de la passation d'une convention domaniale n'entache pas d'irrégularité cette convention. Il y a là confirmation de la jurisprudence classique en la matière quant à la non-soumission des conventions d'occupation du domaine public aux règles de publicité et de mise en concurrence, même s'il faut encore rappeler les nombreux arguments contraires permettant de fonder le principe de la soumission des conventions domaniales à l'obligation générale de publicité préalable et de mise en concurrence (6). Il existe, certes, des exceptions posées par le législateur pour certains contrats, en accord avec la jurisprudence européenne (7), mais l'on peut se poser la question de savoir si la politique actuelle de promotion d'une gestion domaniale plus efficiente n'implique pas obligatoirement des obligations procédurales de publicité et de mise en concurrence.

  • Le défaut de mise en concurrence préalable ne peut seul suffire à faire obstacle à la loyauté contractuelle, il faut, au surplus, tenir compte de la "gravité de l'irrégularité" et des "circonstances dans lesquelles elle a [...] été commise" (CE 2° et 7° s-s-r., 19 janvier 2011, n° 332330, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1550GQH)

Par principe, eu égard à l'exigence de loyauté des relations contractuelles, il appartient au juge du contrat de régler le litige qui lui est soumis dans un cadre contractuel. Il doit faire application du contrat et se placer, ainsi, sur le terrain de la responsabilité contractuelle. Par exception, néanmoins, il peut se trouver obligé de se prononcer sur le terrain extracontractuel lorsqu'il constate une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d'office par lui, "tenant au caractère illicite du contenu du contrat ou à un vice d'une particulière gravité relatif, notamment, aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement" (8). La formule employée par le juge dans l'arrêt "Commune de Béziers" était, néanmoins, source d'interrogations quant à l'identification des vices d'une particulière gravité. Comme peut le noter François Brenet, "l'emploi de l'adverbe 'notamment' [...] pouvait plaider dans le sens de la mise à l'écart du contrat en cas d'irrégularité au cours de la procédure de passation. En sens inverse, on pouvait tout à fait soutenir que le juge n'avait pas pu ne pas envisager le cas de telles irrégularités au moment de rendre l'arrêt 'Commune de Béziers' [...]" (9). Certaines juridictions avaient pu conclure sur le fait que la violation des règles de mise en concurrence ou de passation du contrat ne faisait pas partie de ces deux catégories. Les juges du fond, jugeant que la violation des règles de mise en concurrence, dès lors qu'elle "a eu pour effet d'évincer de la totalité de la commande les entreprises" susceptibles d'être intéressées par elle, justifie que le principe de loyauté contractuelle soit ainsi écarté (10).

Le Conseil d'Etat est venu récemment répondre à cette interrogation à travers l'arrêt "Manoukian" (11), puisqu'il y a été jugé clairement que les vices relatifs au déroulement de la procédure de passation ne sont pas assimilés à des vices d'une particulière gravité relatifs aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement. La violation du Code des marchés publics ne permet pas (ou plus) d'écarter le principe de loyauté contractuelle. Le Conseil d'Etat censurant la cour administrative d'appel de Paris (12) pour s'être "bornée à relever que le marché avait été passé en méconnaissance du seuil de 700 000 francs (TTC) [107000 euros] fixé par les dispositions du 10° du I de l'article 104 du Code des marchés publics alors en vigueur (N° Lexbase : L4327DAI), sans rechercher si, eu égard d'une part à la gravité de l'irrégularité et d'autre part aux circonstances dans lesquelles elle avait été commise, le litige ne pouvait être réglé sur le fondement du contrat". Le Conseil d'Etat poursuit, ainsi, l'évolution qui permet au juge administratif de mieux prendre en compte les objectifs de sécurité juridique et de stabilité des relations contractuelles. Le litige contractuel doit être réglé sur le terrain contractuel, même lorsque le contrat a été conclu sur le fondement d'une procédure irrégulière. En d'autres termes, le contrat est illégal pour un vice de forme, mais il doit malgré tout, nonobstant sa nullité, continuer à recevoir application. L'exigence de loyauté des relations contractuelles permet de juger que le vice n'est pas d'une gravité telle que la loi du contrat devrait finalement être écartée par la juridiction.

Pour autant, l'arrêt "Manoukian" a apporté une exception notable à la règle ainsi définie, une exception présentant "tous les traits d'une soupape de sécurité" (13) permettant aux parties et au juge, par exception, de se placer sur le terrain extracontractuel lorsque "eu égard, d'une part, à la gravité de l'illégalité et, d'autre part, aux circonstances dans lesquelles elle a été commise, le litige ne peut être réglé sur le fondement de ce contrat". Le Conseil d'Etat n'exclut donc pas, par principe, les règles de mise en concurrence des normes dont la violation ne pourrait être opposée au principe de loyauté contractuelle. Il engage simplement le juge à se livrer à une appréciation circonstanciée des violations. Il fournit même la méthode à suivre pour cette appréciation à travers les deux éléments figurant déjà dans la jurisprudence "Commune de Béziers" dont le juge devra tenir compte : la "gravité de l'irrégularité" et les "circonstances dans lesquelles elle a [...] été commise".

La décision d'espèce amène à cibler progressivement les hypothèses qui recouvriront à l'avenir cette exception. Un syndicat mixte a délégué par convention à des sociétés d'équipement l'exploitation d'une unité de traitement et de valorisation de déchets ménagers. Ce syndicat a porté devant la juridiction administrative un litige à propos de la réparation d'un préjudice qui résulterait des dysfonctionnements et de la fermeture de l'unité de traitement. Le tribunal administratif a donné satisfaction au syndicat pour un montant mineur mis à la charge d'une seule des sociétés d'équipement, et a rejeté toutes ses autres prétentions. Rejetant, également, les moyens du syndicat, la cour administrative d'appel de Lyon (14) a, toutefois, précisé que la convention d'exploitation était une délégation de service public, conclue sans mise en concurrence préalable, et qu'ainsi, cette convention était entachée de nullité. La cour retenant que, si cette convention n'avait pu faire naître d'obligations à la charge des parties, le fait, pour l'exploitant, de méconnaître les règles de l'art justifiait qu'il supporte l'intégralité du coût d'évacuation du compost et des lixiviats. L'indemnisation, à nouveau mise à la charge de la même société d'équipement, a, ainsi, été réévaluée.

En l'absence de condamnation des sociétés in solidum, ou subsidiairement chacune pour leur part, ou l'une à défaut de l'autre, la condamnation de la seule société ne présentait, malheureusement, aucun intérêt pour le syndicat, cette société ayant fait l'objet d'une procédure de liquidation judiciaire achevée par un jugement de clôture pour insuffisance d'actif. Le pourvoi en cassation n'étant plus que seul à même de laisser espérer au syndicat une issue plus favorable sous réserve que l'examen au fond conduise à étendre la responsabilité recherchée au-delà des seuls moyens jusqu'alors admis et, surtout, au-delà de la seule société jusque là mentionnée. Le Conseil d'Etat permet, en l'espèce, cette issue favorable au syndicat en annulant la décision de la cour administrative d'appel pour erreur de droit. Le motif qu'elle avait été conclue sans la mise en concurrence préalable ne pouvait seul faire obstacle à ce que les stipulations du contrat soient invoquées dans le cadre du litige dont elle était saisie. Il aurait fallu, au surplus, vérifier, eu égard à l'exigence de loyauté des relations contractuelles, si ce vice était d'une gravité telle que le juge doive écarter le contrat, et que le litige qui oppose les parties ne doive pas être tranché sur le terrain contractuel.

Le juge applique ici "la soupape de sécurité" précédemment décrite à propos, cette fois, d'une délégation de service public mais comme il l'avait fait dans l'arrêt "Manoukian", c'est-à-dire sans rechercher si les deux conditions précitées étaient réunies. Il est encore trop tôt pour imaginer avec certitude, les éléments de faits susceptibles d'être retenus : urgence, difficulté à définir le besoin, complexité du contrat ou du marché... Mais si l'on peut saluer cette nouvelle vision pragmatique du juge, on peut s'interroger, une nouvelle fois, sur l'application à géométrie variable du principe de légalité, et sur la difficulté qui en résultera pour les parties d'établir un pronostic sur l'arbitrage, que devrait désormais établir le juge administratif, entre le degré supposé de gravité d'une illégalité et l'atteinte excessive à l'intérêt général, le tout confronté à la notion de loyauté. La jurisprudence devra encore départager les irrégularités graves et les autres.

  • Une société occupante ne peut demander la réparation du préjudice tenant à la perte d'un fonds de commerce consécutivement à la résiliation de la convention d'occupation (CE 2° et 7° s-s-r., 19 janvier 2011, n° 323924, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1539GQ3)

Le principe de résiliation unilatérale permettant à l'administration de mettre fin de façon unilatérale aux contrats administratifs sans faute du contractant, dès lors qu'un motif d'intérêt général le justifie est aujourd'hui bien établi (15). Il en est, notamment, ainsi des conventions d'occupation du domaine public, lesquelles présentent un "caractère précaire et révocable" (16). Il n'en est, cependant, pas de même des règles d'indemnisation des occupants du domaine public, le régime des conventions d'occupation du domaine public présentant une certaine singularité au sein de l'ensemble des contrats administratifs.

En l'espèce, une commune a autorisé une société à édifier dans l'enceinte du golf municipal appartenant au domaine public communal un complexe d'hôtellerie restauration, et à l'exploiter moyennant le versement d'une redevance annuelle de 12 000 francs (1850 euros) pour une durée de cinquante-cinq ans. Par deux délibérations du même jour, le conseil municipal a, d'abord, décidé de résilier pour motif d'intérêt général la convention d'occupation domaniale dont était titulaire la société au titre de son activité d'hôtellerie et de restauration et a, ensuite, approuvé le principe d'une délégation de service public pour l'exploitation de cette même activité, tout en autorisant le maire à lancer la procédure prévue aux articles L. 1411-1 (N° Lexbase : L0551IGI) et suivants du Code général des collectivités territoriales. La société demande réparation des préjudices subis du fait de la perte de son fonds de commerce qu'elle juge avoir constitué sur le domaine public.

Le pouvoir de résiliation dont dispose l'administration, s'il est discrétionnaire, n'est pas arbitraire. Une décision de résiliation doit toujours être motivée par l'intérêt général mais, si le juge accepte de contrôler le motif d'intérêt général invoqué par l'administration, c'est, en général, pour reconnaître largement son existence. C'est, notamment, le cas dans les exemples bien connus d'abandon d'un projet, de meilleure utilisation de l'ouvrage, et de nécessité de prendre en compte les règles de concurrence (17) et aussi, comme en l'espèce, dans les cas de réorganisation du service public. L'exigence est ici facilement satisfaite puisque la commune avait justifié sa résiliation par son intention de soumettre le futur exploitant de l'activité d'hôtellerie et de restauration à des obligations de service public tenant, notamment, aux horaires et jours d'ouverture de l'établissement. Ce souci d'une meilleure utilisation du domaine et la volonté d'ériger l'activité en service public constituant, en ce sens, un motif d'intérêt général suffisant pour décider la résiliation de la convention d'occupation du domaine public (18). En outre, le juge se refuse, sauf exception, à annuler cette mesure d'exécution du contrat.

Aussi, la véritable limite de l'exercice du pouvoir de résiliation unilatérale réside dans le droit, pour le cocontractant, d'obtenir indemnisation intégrale de son préjudice. Or, le législateur n'a expressément instauré un droit à être "indemnisé du préjudice direct, matériel et certain né de l'éviction anticipée" que dans le cas des conventions constitutives de droits réels (19). Pour les autres contrats d'occupation du domaine public, la jurisprudence est d'interprétation plus délicate et incertaine. Le juge exige l'indemnisation par l'administration dès lors qu'aucune stipulation contractuelle n'y fait obstacle (20). Il n'est donc pas nécessaire que les stipulations du contrat fassent mention de ce droit. Son origine est indépendante de la volonté des parties. Les personnes publiques ont, toutefois, la possibilité d'insérer dans leurs contrats des clauses visant à aménager les causes et les conditions d'exercice du pouvoir de résiliation. Dans ce cas, tant les parties que le juge n'ont alors d'autre choix que d'appliquer les stipulations contractuelles pour l'évaluation du préjudice, alors même que le montant de l'indemnisation allouée en vertu des principes jurisprudentiels aurait été différent (21). Mais, en l'absence de stipulations contractuelles, le principe est bien l'indemnisation de l'occupant évincé du domaine public, ce que confirme la décision d'espèce.

Restait alors à déterminer l'étendue du préjudice pouvant être indemnisé, notamment par rapport à la question de la perte du fonds de commerce consécutivement à la résiliation de la convention d'occupation du domaine public dont la société requérante était titulaire. Si plusieurs décisions du Conseil d'Etat avaient tranché dans le sens de l'impossibilité de constituer un fonds de commerce sur le domaine public (22), la solution ainsi dégagée pouvait parfois être contredite (23), voire discutée par une partie de la doctrine (24). Il n'en demeure pas moins qu'à travers la décision d'espèce, le Conseil d'Etat réitère son rejet de tout droit au titre de la perte d'un prétendu fonds de commerce exploité sur le domaine public. Il en est, ainsi, dans la mesure où l'occupation privative du domaine public ne peut, en principe, "donner lieu à la constitution d'un fonds de commerce dont l'occupant serait propriétaire". En cela, le Conseil confirme sa jurisprudence traditionnelle selon laquelle "eu égard, notamment, au caractère précaire et révocable de ladite autorisation dont le retrait pourrait contraindre le requérant à mettre fin sans indemnité à l'exploitation de l'établissement litigieux, celui-ci ne saurait être regardé comme un fonds de commerce" (25).

Le juge administratif ne s'attache donc pas, comme le juge judiciaire, à rechercher si l'occupant est titulaire d'une clientèle propre (26). Il ne tient compte que des conditions juridiques de l'occupation et considère que les caractères précaires et incessibles de celle-ci font obstacle à l'existence d'un fonds de commerce. Pour autant, et comme peut le relever Pascal Caille, évoquant la jurisprudence européenne en la matière, "sans doute un titre autorisant l'occupation du domaine public peut-il ne pas être considéré comme un bien au sens du Premier protocole de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L1625AZ9) [...] cependant, à supposer même que cette exclusion des titres publics du champ des biens soit compatible avec les stipulations de la Convention, il est douteux que l'existence d'un fonds de commerce puisse ne pas être considéré comme un bien dont la privation appelle indemnisation, et ce alors même que le fonds de commerce est situé sur le domaine public" (27).

Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz


(1) CE Contentieux, 3 décembre 2010, n° 338272, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4439GMD), JCP éd. A, 2011, n° 2043, comm. C. Devès, DA, 2011, n° 2, février, comm. 17, F. Brenet et F. Melleray, Contrats et MP, 2011, n° 1, comm. 25, G. Eckert, Contrats Concurrence Consommation, 2011, n° 2, comm. 43, C. Prebissy-Schnall.
(2) Voir, par exemple, CE Contentieux, 12 mars 1999, n° 186085 (N° Lexbase : A5241AXE), Rec. CE, Tables p. 778, BJCP, 1999, n° 5, p. 433, concl. C. Bergeal ; CE 2° et 7° s-s-r., 10 mars 2006, n° 284802 (N° Lexbase : A4928DNT), Contrats et MP, 2006, comm. 151, note G. Eckert.
(3) CE 2° et 7° s-s-r., 7 novembre 2008, n° 291794 (N° Lexbase : A1733EBS), Rec. CE , Tables p. 805, AJDA, 2008, p. 2454, note L. Richer, BJCP, 2009, p. 55, concl. N. Boulouis, Contrats et MP, 2008, comm. 296, note G. Eckert.
(4) De même, la convention du 2 juillet 2004 ne fait que garantir, de façon équilibrée, les intérêts respectifs entre l'occupant du domaine public et le sous-occupant de celui-ci, et ne traduit ni l'instauration d'obligations de service public, ni le contrôle étroit de la ville de Paris.
(5) Dans l'arrêt "Jean Bouin", une clause du contrat fixant avec précision une série d'obligations relatives à la nature et à la qualité du spectacle sportif devant être offert par l'équipe de rugby résidente aurait peut-être fait basculer la convention dans le champ de la délégation, sans pour autant profondément modifier les activités de l'occupant. En outre, le Conseil d'Etat avait noté que, si le coût des investissements restait à la charge de l'occupant, ce dernier conservait l'initiative de les réaliser pour ses besoins propres et à ses frais, la convention laissant à l'association toute latitude en ce qui concerne leur nature et leur programmation.
(6) L'extension de l'obligation générale de transparence est imposée par la CJUE : CJCE, 7 décembre 2000, aff. C-324/98 (N° Lexbase : A1916AWU), Contrats et MP, 2001, comm. 50, BJCP, 2001, p. 131, concl. N. Fenelly, AJDA, 2001, p. 106, note L. Richer. Elle est aussi attendue par une partie de la doctrine : C. Chamard-Heim, Attribution des conventions d'occupation du domaine public et règles de la concurrence : la frontière se réduit encore, RJEP, 2010, n° 672, comm 7, ou C. Vautrot-Schwartz, La publicité et la mise en concurrence dans la délivrance des titres d'occupation domaniale, AJDA, 2009, p. 568.
(7) Voir, pour des exemples récents, la loi n° 2010-559 du 28 mai 2010, pour le développement des sociétés publiques locales (N° Lexbase : L3708IMB) (JO, 29 mai 2010, p. 9697), ou la loi n° 2010-1563 du 16 décembre 2010, de réforme des collectivités territoriales (N° Lexbase : L9056INQ), excluant la mise à disposition des services entre des communes et leur EPCI du champ concurrentiel  (JO, 17 décembre 2010, p. 22146).
(8) CE, Ass., 28 décembre 2009, n° 304802 (N° Lexbase : A0493EQC), JCP éd. A 2010, n° 2072, comm. F. Linditch, Contrats et MP, 2010, repère 2, F. Llorens et P. Soler-Couteaux, comm. 123, note Ph. Rees, AJDA, 2010, p. 142, chron. S-J. Liéber et D. Botteghi, RFDA, 2010, p. 506, concl. E. Glaser, p. 519, note D. Pouyaud.
(9) F. Brenet, Chronique d'actualité de droit interne des contrats publics, Lexbase Hebdo n° 186 du 27 janvier 2011 - édition publique (N° Lexbase : N1681BRP).
(10) CAA Lyon, 22 avril 2010, n° 07LY01357 (N° Lexbase : A5079EXE), JCP éd. A, 2010, n° 2221.
(11) CE 2° et 7° s-s-r., 12 janvier 2011, n° 338551, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8777GPR), JCP éd. A, 2011, n° 2049.
(12) CAA Paris, 4ème ch., 9 février 2010, n° 08PA03473 (N° Lexbase : A3794ETP).
(13) F. Brenet, Chronique d'actualité de droit interne des contrats publics, Lexbase Hebdo n° 186 du 27 janvier 2011 - édition publique, précitée.
(14) CAA Lyon, 4ème ch., 16 juillet 2009, n° 06LY02138 (N° Lexbase : A0574ELT).
(15) CE, Ass., 2 mai 1958, Rec. CE, p. 246, AJDA, 1958, p. 282, concl. Kahn, D. 1958, jurispr. p. 730, note De Laubadère : lorsque des circonstances nouvelles apparaissent dans l'organisation du service ou des changements surgissent dans les besoins du public, l'administration doit pouvoir, si nécessaire, mettre fin aux contrats qu'elle a passés, si ceux-ci sont inutile, inadaptés ou constituent un obstacle au nouveau mode d'exécution du service.
(16) C. gen. prop. pers. pub., art. L. 2122-3.
(17) CE 3° et 8° s-s-r., 10 avril 2002, n° 223100 (N° Lexbase : A5735AY3).
(18) Voir, dans le même sens, CE, 29 janvier 1964, AJDA, 1964, p. 377, note Lapone ou CE 6° et 2° s-s-r., 17 décembre 1971, n° 78798 (N° Lexbase : A2027B8L), Rec. CE, p. 785.
(19) C. gen. prop. pers. pub., art. L. 2122-9 et CGCT, art. L. 1311-7 ([LXB=L7350HI3 ]).
(20) CE 2° et 7° s-s-r., 31 juillet 2009, n° 316534 (N° Lexbase : A1347EK4), RDI, 2010, p. 158, note P. Caille, Contrats et MP, octobre 2009, comm. 332, G. Eckert.
(21) CE Contentieux, 9 juin 2000, n° 186408 (N° Lexbase : A0656AW9).
(22) Voir CE, Sect., 21 décembre 1977, n° 03997 (N° Lexbase : A4856B8D), Rec. CE, p. 522, ou, plus récemment, CE 2° et 7° s-s-r., 31 juillet 2009, n° 316534, précité.
(23) Voir CAA Marseille, 4ème ch., 23 novembre 2004, n° 01MA02186 (N° Lexbase : A2379DET) ; CE référé, 20 janvier 2005, n° 276475 (N° Lexbase : A2802DGU) ; CAA Bordeaux, 6 novembre 2006, n° 08BX00575 et n° 08BX00576 (N° Lexbase : A1437GXI).
(24) En ce sens, lire O. De Beauregard-Berthier, Fonds de commerce et domaine public, AJDA, 2002, p. 790 et suiv..
(25) CE 8° s-s., 28 avril 1965, n° 53714 (N° Lexbase : A1550GQH), AJDA, 1965, p. 655, note L. Lamarque, RTD Com., 1966, p. 62, obs. Jauffret.
(26) Cass. com., 3 février 1970, n° 68-10.522 (N° Lexbase : A8330AHY), Bull. civ. IV, 1970, n° 42, p. 42, RTD Com., 1970, p. 282, n° 132, obs. A. Jauffret.
(27) P. Caille, note sous  CE 2° et 7° s-s-r., 31 juillet 2009, n° 316534, précité, RDI, 2010, p. 158.

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Economique

Impossible réforme de la fiscalité... avant 2012

Lecture: 4 min

N4831BRD

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 18 Février 2011


Depuis que le Président de la République a annoncé une réforme de la fiscalité du patrimoine à l'automne dernier, les supputations vont bon train et les actions de lobbying, aussi. Tout le monde s'accorde pour dire que le système fiscal français est à l'image du Code général des impôts et de ses quatre annexes : c'est-à-dire proprement abscons. A force d'ajouts, d'empilements et de surabondances, les fiscalistes usent de la numérotation latine plus que Crésus comptant ses pièces d'or, et la législation fiscale rebute les juristes les plus aguerris, laissant aux professionnels du chiffre les clés de la "cuisine fiscale", pour n'intervenir qu'en phase contentieuse... Aussi, repenser la fiscalité au XXIème siècle sur les bases d'une économie mondiale et numérique devrait être une priorité aux yeux de chaque acteur économique ; le système fiscal français reposant essentiellement sur les principes d'une économie fermée et industrielle, donc obsolètes. Or, aucune innovation majeure n'est intervenue depuis des lustres : des modifications d'assiette, des relèvements de taux, une lutte accrue contre l'évasion fiscale et l'abus de droit, mais aucune nouveauté fiscale à l'image de la progressivité de l'impôt de Joseph Caillaux (1907) et de la TVA de Maurice Lauré (1954).

Mais, pour cette réforme, le Président de la République n'aura pas sacrifié au rite de la "commissionnite". En effet, point de Commission ad hoc, avec à sa tête une personnalité de l'opposition, pour réformer la fiscalité française, juste un "groupe de travail" pour une mini réforme de la fiscalité du patrimoine. Et, cette absence de Commission, qui n'est pas oubli, est somme toute parfaitement logique, puisque le fond de l'affaire n'est pas technique, mais politique, au sens wébérien du terme.

Une réforme de la fiscalité n'est en rien comparable à celle de la procédure civile (aboutie), à celle de la procédure pénale (en cours), ou à celle des obligations (dans les tiroirs) : le postulat n'est pas technique. Une assiette, un taux, une procédure de recouvrement et de contrôle constituent l'assise de tout régime fiscal. Et, l'articulation de ces régimes fiscaux structure la fiscalité française, son impact sur l'économie et son efficacité sociale. Le postulat -et non l'axiome car il est démontrable- est politique en ce que, avant une déclinaison à travers des impôts, des taxes ou toutes contributions imaginables, il s'agit de déterminer, ni plus, ni moins, qu'un choix de société ancrée dans monde globalisé.

Taxer les revenus ou taxer le patrimoine, taxer l'acquisition du patrimoine ou taxer sa conservation, taxer la transmission entre vifs du patrimoine ou taxer sa transmission à cause de mort.... Tel est l'enjeu fondamental de l'impôt du XXIème siècle : choisir entre ces différentes taxations, quand la France, à la pression fiscale parmi les plus élevées du monde, refuse de choisir, et donc de renoncer, imposant plus de quatre fois un même revenu (sa perception, son remploi, la conservation de son remploi, la transmission de son remploi, et ainsi de suite).

"C'est un travers de notre démocratie de courir aveuglément aux réformes. On demande une réforme... et elle n'est pas plus tôt votée qu'on s'en détourne, qu'on court à une autre" (Aristide Briand).

Aussi, encore faut-il concevoir ce choix de taxation à l'aune des grands principes républicains que sont la liberté (d'entreprendre et de capitaliser), l'égalité (accorder les mêmes chances d'élévation sociale à chacun) et la fraternité (la vocation redistributive de l'impôt). Or, taxer le patrimoine, si c'est dans le but de promouvoir l'égalité, voire l'égalitarisme, c'est restreindre la liberté de capitaliser les fruits du travail ; et si taxer les revenus, c'est assurément satisfaire au principe d'égalité sans écorner la liberté d'entreprendre et de capitaliser, c'est sacrifier la fraternité sur l'autel de la fiscalité. C'est pourquoi le savant dosage entre ces trois maximes ornant les frontons des édifices publics commandent à l'impôt.

Aussi, engager une réforme de la fiscalité, fut-elle celle du patrimoine qui, au demeurant, n'est pas des moindres et hautement chargée symboliquement, n'est pas une mince affaire, sauf à faire l'impasse sur une redéfinition du pacte républicain et, par conséquent, à hypothéquer sa légitimité et son efficacité. Et, cette redéfinition n'a qu'un socle : l'élection présidentielle. Seule l'élection suprême revêt une légitimité pourfendant toute contrariété partisane, tout lobbying fleurant le conflit d'intérêts. Seule l'élection présidentielle peut proposer une redéfinition du pacte républicain et la pondération qu'il convient d'opérer entre les maximes de la République pour déterminer leur traduction fiscale. Tout le reste, au final, relève de la "cuisine fiscale", de ces montages flirtant entre l'habilité fiscale et l'abus de droit.

Les surdoués de la fiscalité ont de beaux jours devant eux, car il s'agira toujours, pour chacun, de payer, si ce n'est la juste imposition, la plus minorée qui soit ; mais, personne ne gagne à l'imbroglio fiscal tel qu'il résulte, aujourd'hui, d'une absence de choix politique clair et structurellement ramifié. L'alternance explique, sans doute, l'absence de ligne fiscale cohérente (l'histoire de l'IGF/ISF/"bouclier fiscal" en est un exemple topique). Mais, elle a également laissé le champ libre à une technocratie fiscale qui, pour répondre à toutes les exigences à la fois, a complexifié la matière fiscale jusqu'à son paroxysme.

"Nous parlerons contre les lois insensées jusqu'à ce qu'on les réforme et en attendant, nous nous y soumettrons aveuglément" (Diderot).

Une lueur d'espoir : la fin de l'autonomie du droit fiscal, qui emprunte désormais, de plus en plus, au droit civil, au droit des affaires et au droit social pour définir l'assiette taxable, signant la fin d'une fiscalité aux oeillères préjudiciables pour l'économie. Il ne peut y avoir deux définitions d'un même concept selon la branche à laquelle il se rapporte, dans un même ordre juridique. Si bien que cette incursion du droit privé, dans la conceptualisation et l'élaboration du droit fiscal moderne, ne peut être que de bon augure pour l'adaptation nécessaire de ce dernier aux canons économiques et budgétaires du XXIème siècle.

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Entreprises en difficulté

[Chronique] Chronique mensuelle de droit des entreprises en difficulté - Février 2011

Lecture: 17 min

N4844BRT

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par Pierre-Michel Le Corre, Professeur à l'Université de Nice Sophia Antipolis et Emmanuelle Le Corre-Broly, Maître de conférences à l'Université du Sud-Toulon-Var

Le 22 Novembre 2011

Lexbase Hebdo - édition affaires vous propose de retrouver, cette semaine, la chronique de Pierre-Michel Le Corre et Emmanuelle Le Corre-Broly, retraçant l'essentiel de l'actualité juridique rendue en matière de procédures collectives. Ce mois-ci, les auteurs ont choisi de s'arrêter sur deux décisions très importantes. Dans la première, rendue par le Conseil constitutionnel le 11 février 2011, les Sages de la rue de Montpensier viennent trancher la question de savoir si l'absence de remise des majorations, intérêts et pénalités de retard des cotisations sociales dus par un professionnel libéral, en cas d'ouverture d'une procédure collective, est conforme au principe d'égalité des citoyens. La seconde décision sélectionnée ce mois-ci par les auteurs est un arrêt rendu le 4 février 2011, promis à la plus large publicité (P+B+R+I), par la Cour de cassation aux termes duquel elle juge, dans sa formation la plus solennelle, que "la déclaration des créances équivaut à une demande en justice ; que la personne qui déclare la créance d'un tiers doit, si elle n'est pas avocat, être munie d'un pouvoir spécial, donné par écrit, avant l'expiration du délai de déclaration des créances ; qu'en cas de contestation, il peut en être justifié jusqu'au jour où le juge statue", opérant de la sorte un revirement remarqué et attendu.
  • La question de l'absence de remise des majorations, intérêts et pénalités de retard des cotisations sociales dues par un professionnel libéral, en cas d'ouverture d'une procédure collective, à l'aune du principe d'égalité des citoyens, devant le Conseil Constitutionnel (Cons. const., décision n° 2010/101 QPC, du 11 février 2011 N° Lexbase : A9132GTE)

Parce que la machine constitutionnelle ne pouvait être mise en branle que par le pouvoir politique, par une saisine a priori entre le vote et la promulgation d'une loi, l'impression générale qui se dégageait, chez les privatises français, était que le droit constitutionnel ne devait être que l'affaire des publicistes. Ne sont-ce d'ailleurs pas eux qui l'enseignent à l'Université ?

Au cours de l'année 2010, les privatistes se sont pourtant intéressés de plus près à la norme constitutionnelle, grâce à l'instauration de la question prioritaire de constitutionnalité, rapidement dénommée, en abrégé, QPC. Le plaideur peut, grâce à cette question prioritaire de constitutionnalité, discuter de la conformité à la constitution de telle ou telle norme, qui s'applique à lui, au cours d'un procès. Si le tribunal de l'ordre judiciaire est convaincu, il peut saisir la Cour de cassation, laquelle étudiera alors trois points : l'application de la norme discutée au litige, la nouveauté de la discussion de la norme au plan constitutionnel et, point le plus délicat, le caractère sérieux de la discussion de constitutionnalité de la norme. Si ces trois conditions sont, aux yeux de la juridiction suprême, réunies, elle transmet la question au Conseil constitutionnel, qui statue alors sur la conformité ou non de la norme discutée au regard de la Constitution.

Cette technique se rapproche sensiblement de la question préjudicielle, puisqu'elle conditionne l'issue du litige, à la différence près, ce qui n'est pas négligeable, que la discussion de la norme constitutionnelle doit s'insérer dans le cours du litige, sans le retarder, les parties devant échanger pièces et conclusions, avant même qu'il ne soit statué sur le sort de la question prioritaire de constitutionnalité.

En l'espèce, une personne, professionnel libéral, placée en liquidation judiciaire avait soulevé une question prioritaire de constitutionnalité à propos de l'impossibilité pour elle, qui résultait de la jurisprudence de la deuxième chambre civile, ainsi que de la Chambre commerciale de la Cour de cassation, de bénéficier de la remise des majorations, intérêts et pénalités de retard des cotisations sociales impayées au jour de l'ouverture de sa procédure collective, alors que les agriculteurs, commerçants et artisans bénéficient, pour leur part, de cette même remise en cas d'ouverture d'une procédure collective. Etait donc en cause le principe d'égalité devant la loi garanti par les articles 1er (N° Lexbase : L1365A9G) et 6 (N° Lexbase : L1370A9M) de la Déclaration des droits de l'Homme et des citoyens de 1789.

En effet, le sixième alinéa de l'article L. 243-5 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L7530HBI), dans sa rédaction issue de l'article 165 de la loi du 26 juillet 2005 (N° Lexbase : L5150HGT), prévoit que "en cas de procédure de sauvegarde de redressement ou de liquidation judiciaires, les pénalités, majorations de retard et frais de poursuites dus par le redevable à la date du jugement d'ouverture sont remis". Le premier alinéa de l'article L. 243-5 du Code de la Sécurité sociale s'applique aux artisans, aux commerçants et aux personnes morales de droit privé non commerçantes. Ce texte ne vise pas les professionnels libéraux.

Logiquement, la jurisprudence appelée à statuer sur la question a dû en tirer la conséquence qui s'imposait. Puisque, l'article L. 243-5 du Code de la Sécurité sociale ne vise que les sommes dues par les commerçants, les artisans et les personnes morales de droit privé, le texte ne concerne donc pas les personnes physiques exerçant une profession indépendante, autres que les commerçants et artisans, qui étaient venues grossir les rangs des personnes éligibles aux procédures collectives, depuis la loi de sauvegarde des entreprises du 26 juillet 2005. La solution a été posée par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation pour un médecin (1) ou encore un masseur-kinésithérapeute (2). La Chambre commerciale de la Cour de cassation, pour sa part, a identiquement statué à propos un infirmier libéral (3). La cour d'appel de Paris a posé la même règle pour un avocat (4) ou un orthophoniste (5).

Seule cette interprétation était possible. En effet, le texte était restrictif de droits, pour le créancier, puisqu'il aboutissait à une partie de sa créance. Comme tel, il ne pouvait donc recevoir qu'une interprétation stricte, prohibant au contraire le jeu d'une interprétation par analogie.

Il y a là, a priori, un oubli du législateur, ainsi que cela a été relevé en doctrine (6), car on ne comprend pas pourquoi tous les professionnels libéraux ne tireraient pas de l'ouverture d'une procédure collective les mêmes avantages que tout professionnel indépendant. L'auteur de ces lignes se souvient des propos particulièrement convaincus que lui avait tenus un de ses amis, mandataire judiciaire du Nord de la France, engagé dans ce combat pour obtenir la remise des pénalités de retard pour tel masseur-kinésithérapeute ou tel autre infirmier libéral.

La question prioritaire de constitutionnalité sur ce point n'est donc guère étonnante. Et l'on perçoit bien que la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, à laquelle la question prioritaire de constitutionnalité avait été adressée, ait pu considérer la question comme sérieuse, pour mériter sa transmission au Conseil constitutionnel (Cass. QPC, 16 décembre 2010, n° 10-15.679, FS-D N° Lexbase : A4106GNE).

C'est donc sans surprise que le Conseil constitutionnel va accueillir cette question prioritaire de constitutionnalité. Le Conseil a, d'abord, rappelé l'article 6 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 : "la loi [...] doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse". Le Conseil constitutionnel va, ensuite, rappeler que "le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit".

Or, la différence de traitement qui existe entre les commerçants et artisans, d'une part, et les professionnels libéraux, d'autre part, au regard de la question de la remise, par le seul effet du jugement d'ouverture d'une procédure collective, des intérêts, pénalités et majorations de retard dus au titre de cotisations sociales impayées, n'a pas de justification. Il s'agit clairement d'un oubli du législateur. Logiquement, le Conseil constitutionnel relève que, "en étendant l'application des procédures collectives à l'ensemble des membres des professions libérales par la loi du 26 juillet 2005, le législateur a entendu leur permettre de bénéficier d'un régime de traitement des dettes en cas de difficultés financières, par suite les dispositions précitées des premier et sixième alinéas de l'article L. 243-5 ne sauraient, sans méconnaître le principe d'égalité devant la loi, être interprété comme excluant les membres des professions libérales exerçant à titre individuel du bénéfice de la remise de plein droit des pénalités, majorations de retard et frais de poursuites dus aux organismes de Sécurité sociale".

La cause est entendue. A compter de la publication au Journal officiel de la décision du Conseil constitutionnel, qui considère, au demeurant, comme conforme à la Constitution, les alinéas 1er et 6 de l'article L. 243-5 du Code de la Sécurité sociale, il est fait interdiction aux juridictions de traiter différemment les débiteurs, au regard de la question de la remise de plein droit des intérêts, pénalités et majorations de retard dus sur des cotisations sociales impayées, au jour du jugement d'ouverture. Tous ces débiteurs doivent bénéficier de la même règle, à savoir la remise de plein droit de ces pénalités, majorations et intérêts de retard, en cas d'ouverture d'une procédure de sauvegarde, de redressement et de liquidation judiciaires, sauf le cas de fraude.

On rappellera que cette uniformité s'applique identiquement à la matière fiscale, puisque, pour sa part, l'article 1756, I du Code général des impôts (N° Lexbase : L6650IMA) prévoit la même remise de plein droit des intérêts, pénalités et majorations de retard dus sur les impôts visés au texte, non payés au jour du jugement d'ouverture d'une procédure collective.

Il n'échappera toutefois pas, à l'interprète, que l'article L. 243-5 du Code de la Sécurité sociale ne concerne que les cotisations dues à des organismes de Sécurité sociale. Tel n'est pas le cas d'une caisse de congés payés (7).

La présente décision du Conseil constitutionnel qui, au fond du droit, ne peut être qu'approuvée, démontre aussi toute la fragilité de notre système juridique, du fait de la possibilité, une fois la loi votée et promulguée, d'être remise en cause. Comme cela a été fort bien dit lors des derniers Entretiens de la Sauvegarde (8) par notre collègue François-Xavier Lucas, tout le livre VI du Code de commerce pourrait être remis en cause dans la mesure où il renferme, et par principe, des dispositions contraires au droit commun, qui constituent autant de sacrifices des droits des uns ou des autres. Mais, comme le rappelle le Conseil constitutionnel, "le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général". Or, les restrictions contenues dans le livre VI du Code de commerce sont, le plus souvent, sous-tendues par des raisons d'intérêt général. La solution est évidente lorsque la procédure est une sauvegarde ou un redressement judiciaire et qu'il est question de sauver une entreprise et, par devers elle, des emplois. La solution l'est, en revanche, beaucoup moins, lorsqu'il n'est question que de liquider le patrimoine du débiteur, parfois en prenant aux uns pour redistribuer aux autres. Est-il vraiment alors question d'intérêt général ?

Le praticien avisé saura que si les bons codes sont nécessaires, ils ne sont plus suffisants. Il lui faudra vérifier si les textes y contenus sont toujours, au plan constitutionnel, d'actualité. Peut-être, faudra-t-il assurer de manière récurrente, aux praticiens, des mises à jour pour les informer, d'une saison de code à l'autre, des normes déclarées non constitutionnelles et devant, comme telles, quitter le paysage du droit positif ?

Il faut également faire l'aveu que l'enseignant universitaire doit désormais trembler, s'il est réputé enseigner le droit positif. A l'heure où il s'exprime devant ses étudiants, peut-être la norme étudiée a-t-elle été déclarée non constitutionnelle. Il est alors en train de se transformer en historien du droit, lui cet affreux positiviste, sans le savoir.

Pour l'anecdote, l'auteur de ces lignes avait reçu, grâce aux soins attentifs des Editions Lexbase, le matin même du 11 février 2011, la décision du Conseil constitutionnel, portant cette même date. Or, il se trouve que, l'après-midi, évoquant devant ses étudiants de Master première année, lors d'un cours de droit des entreprises en difficulté, la question de l'élaboration du plan, il avait besoin, pour expliquer la portée de la question de la consultation des créanciers sur les délais et remises, de préciser que la consultation n'avait pas de portée, pour les remises de plein droit des pénalités, majorations et intérêts de retard en matière fiscale et sociale, sauf, s'agissant de ces dernières, pour les professionnels libéraux. Heureusement, grâce à la diligence de Lexbase, il avait été alerté, in extremis, et avait réussi ainsi à éviter de faire de l'histoire du droit...

Peut-être, faudra t-il, au rythme des QPC, réserver une heure à la fin de chaque enseignement semestriel, pour revoir le cours à l'aune de telle ou telle disposition déclarée non constitutionnelle ?

Merci la QPC, c'est meilleur qu'un grand bol d'Ovomaltine ou de What else, pour nous tenir aussi éveillé.

Pierre-Michel Le Corre, Professeur à l'Université de Nice Sophia Antipolis, Directeur du CERDP et Directeur du Master 2 Droit des difficultés d'entreprises

  • Du nouveau sur la question de la preuve du mandat spécial du tiers déclarant la créance (Ass. plén. 4 février 2011, n° 09-14.619, P+B+R+I N° Lexbase : A3498GRY)

La déclaration de créance est l'acte procédural par lequel le créancier antérieur, et depuis la loi de sauvegarde, le créancier postérieur non éligible au traitement préférentiel, manifeste son intention d'obtenir, dans le cadre de la procédure collective, le paiement de ce qui lui est dû par le débiteur (9). Même si la solution mérite encore d'être discutée (10), la jurisprudence -et notamment l'Assemblée plénière (11) aujourd'hui- considère que la déclaration de créance équivaut à une demande en justice (12). De cette analyse découlent certaines conséquences dont celle tenant à ce que la déclaration de créance, si elle n'est pas effectuée par le créancier lui-même, doit l'être par une personne ayant le pouvoir pour le représenter en justice. L'absence de pouvoir constitue, au regard de l'article 117 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1403H4Q), une irrégularité de fond engendrant la nullité de la déclaration de créance. Cette irrégularité peut être relevée -même d'office par le juge- en tout état de la procédure, sans que le plaideur ait à justifier d'un grief (13).

Cette question du pouvoir ne doit pas être appréhendée exactement de la même façon selon que celui qui déclare la créance d'autrui est ou non son préposé. Certes, les dispositions de l'article L. 622-24, alinéa 2, du Code de commerce (N° Lexbase : L3455ICX) se bornent à indiquer que "la déclaration des créances peut être faite par le créancier ou par tout préposé ou mandataire de son choix". Cependant, le soin que le législateur a pris de viser, lorsque la déclaration n'est pas effectuée par le créancier lui-même, le préposé ou le mandataire, met en évidence que ces deux cas de figure doivent être distingués quant à leur régime. Ainsi, au fil des décisions qu'elle a rendues, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a clairement fait le départ, au regard de la question du pouvoir en matière de déclaration de créances, selon que cet acte procédural est effectué par un préposé ou par un mandataire.

Lorsque la déclaration de créances est effectuée par un préposé de la personne morale créancière, il n'est pas exigé du préposé qu'il soit titulaire d'un mandat spécial. Un pouvoir de représentation interne (14), lequel n'a pas à être spécial, suffit. Il s'agira le plus souvent d'une délégation (15) générale conférant au préposé le pouvoir de déclarer les créances. La preuve de l'existence de ce pouvoir, dont il n'est pas exigé qu'il ait date certaine (16), peut être rapportée jusqu'au jour où le juge statue, c'est-à-dire, au plus tard lorsque l'affaire est entendue devant la cour d'appel (17).

Lorsque la déclaration de créances est effectuée par un tiers par rapport au créancier, ce tiers, s'il n'est pas avocat, doit être titulaire d'un mandat spécial (ou mandat ad litem) qui doit donc être délivré affaire par affaire. A l'image du pouvoir général du préposé, ce pouvoir spécial n'a pas à avoir date certaine (18). Il ressortait d'une jurisprudence constante de la Chambre commerciale de la Cour de cassation que le mandat spécial devait impérativement être produit dans le délai de déclaration de la créance (19). Cette solution est aujourd'hui clairement abandonnée au regard de la position adoptée par l'Assemblée plénière dans un arrêt rendu le 4 février 2011 et appelé à la plus large diffusion (arrêt P+B+R+I).

En l'espèce, quatre établissements de crédit s'étaient groupés afin d'accorder un contrat de crédit-bail à un crédit-preneur qui devait ultérieurement faire l'objet d'une procédure de liquidation judiciaire. Le chef de file avait déclaré la créance des quatre établissements de ce pool bancaire sans joindre les mandats spéciaux en vertu desquels la déclaration de créances était faite au nom des autres entités. Ces pouvoirs n'avaient été fournis au liquidateur qu'après l'expiration du délai de déclaration de créances.

La cour d'appel de Caen (CA Caen, 4 décembre 2003) avait confirmé l'ordonnance du juge-commissaire ayant déclaré régulières les déclarations de créances effectuées par le chef de file et admis, en conséquence, les créances déclarées. Cet arrêt a été cassé le 3 octobre 2006 par la Chambre commerciale (Cass. com., 3 octobre 2006, n° 04-11.024, F-D N° Lexbase : A7643DRI) qui avait renvoyé la cause et les parties devant la cour d'appel de Paris. Par arrêt du 26 février 2009 (CA Paris, 3ème ch., sect. B, 26 février 2009, n° 07/03215 N° Lexbase : A5957EDY), cette dernière avait résisté et statué dans le même sens que la cour d'appel de Caen. C'est dans ces circonstances que, sur le pourvoi formé contre l'arrêt de la cour d'appel de Paris, la Chambre commerciale (Cass. com., 8 juin 2010, n° 09-14.619, F-D N° Lexbase : A0973E3G) a décidé le renvoi de l'affaire devant l'Assemblée plénière laquelle, dans un attendu de principe, considère que "la déclaration des créances équivaut à une demande en justice ; que la personne qui déclare la créance d'un tiers doit, si elle n'est pas avocat, être munie d'un pouvoir spécial, donné par écrit, avant l'expiration du délai de déclaration des créances ; qu'en cas de contestation, il peut en être justifié jusqu'au jour où le juge statue".

Avant toute chose, soulignons d'abord qu'au regard d'un arrêt rendu le 11 juin 2003 par la Chambre commerciale, le crédit-bailleur chef du pool aurait pu être dispensé de justifier d'un pouvoir. L'article 815-2 du Code civil (N° Lexbase : L9931HN7) autorise le coïndivisaire à prendre des mesures nécessaires à la conservation des biens indivis. Cette solution avait permis à un crédit-bailleur de déclarer valablement la "créance de l'indivision" existant entre plusieurs sociétés de crédit-bail propriétaires d'un matériel financé en commun (20). Cette position nous paraissait cependant critiquable dans la mesure où la déclaration de créances n'a pas pour objet de tendre à la conservation du bien indivis mais seulement à la préservation du droit personnel de créance distinct du droit réel de propriété. Quoi qu'il en soit, il est heureux que la présente espèce ait été soumise à l'appréciation de l'Assemblée plénière afin qu'une solution de principe soit fermement posée, d'une part, en matière de date à laquelle le pouvoir spécial doit exister (I) et, d'autre part, quant au moment de la justification de l'existence du pouvoir (I).

I - S'il n'existe pas au jour de la déclaration de créance, le pouvoir spécial doit exister avant l'expiration du délai de déclaration de créances. Ainsi que le rappelle l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, "la personne qui détient la créance d'un tiers doit, s'il n'est pas avocat, être muni d'un pouvoir spécial, donné par écrit". Ce pouvoir doit-il nécessairement exister au jour de la déclaration de créances ? L'Assemblée plénière répond à cette question par la négative en jugeant que ce pouvoir doit être donné "avant l'expiration du délai de déclaration des créances". Cette précision, qui est conforme à la position adoptée par la Chambre commerciale (21) est parfaitement justifiée au regard des règles de procédure civile. L'article 121 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1412H43) précise que "dans les cas où elle est susceptible d'être couverte, la nullité [pour irrégularité de fond, par exemple pour défaut de pouvoir] ne sera pas prononcée si sa cause a disparu au moment où le juge statue". Il est cependant de jurisprudence constante que l'irrégularité de fond ne peut plus être couverte après l'expiration du délai de l'action, par exemple du délai de forclusion pour agir en revendication (22). Ainsi, le défaut de pouvoir au jour de la déclaration de créance constitue une irrégularité qui peut être couverte dès lors que le pouvoir est conféré au déclarant avant l'expiration du délai de déclaration de créances. Cette solution, posée en matière de pouvoir conféré au mandataire spécial devrait, logiquement, être étendue à l'hypothèse du pouvoir du préposé titulaire d'une délégation générale.

II - La preuve de l'existence du pouvoir peut être rapportée jusqu'au jour où le juge statue. Rompant, sur ce second point, avec la jurisprudence constante de la Chambre commerciale (23), l'Assemblée plénière de la Cour de cassation considère qu'il n'est pas nécessaire de justifier de l'existence du pouvoir spécial à l'intérieur du délai de déclaration de créances mais qu'il peut en être justifié jusqu'au jour où le juge statue. Il faut entendre par là jusqu'à ce que le juge du fond statue, c'est-à-dire non seulement le juge-commissaire, mais également la cour d'appel statuant sur le recours formé à l'encontre de l'ordonnance du juge-commissaire. Cette solution, qui était celle adoptée en matière de justification du pouvoir du préposé pour déclarer les créances, est ainsi étendue à l'hypothèse de la déclaration effectuée par un mandataire muni d'un pouvoir spécial.

Ce revirement jurisprudentiel doit être salué à plusieurs titres.

La solution retenue doit, d'abord, être approuvée dans la mesure où l'exigence de la justification du pouvoir spécial dans le délai de déclaration de créances ne résultait d'aucun texte. En effet, on cherchera en vain une telle exigence dans le Code de procédure civile ou dans le Code de commerce.

L'article 117 du Code de procédure civile ne s'intéresse qu'à la question de l'existence du pouvoir et non à celle de la date de sa justification. Il énonce simplement que constitue une "irrégularité de fond affectant la validité de l'acte : [...] le défaut de pouvoir d'une partie ou d'une personne figurant au procès comme représentant soit d'une personne morale, soit d'une personne atteinte d'une incapacité d'exercice".

Alors que la Chambre commerciale considérait que l'existence du pouvoir spécial devait être justifiée au plus tard avant l'expiration du délai de déclaration de créance, l'Assemblée plénière préfère prendre une position radicalement différente, en parfaite adéquation avec celle de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation d'où il ressort que s'il est nécessaire que le pouvoir spécial ait été conféré à l'intérieur du délai du recours -ou de l'action-, il n'est, en revanche, pas nécessaire qu'il en soit justifié dans ce délai (24).

Force est, en outre, de constater qu'au rang des éléments devant être contenus dans la déclaration de créance, mentionnés aux articles L. 622-25 (N° Lexbase : L3745HBC) et R. 622-23 (N° Lexbase : L0895HZ8) du Code de commerce, ne figure pas l'adjonction à la déclaration de créance de la justification du pouvoir du mandataire. L'article R. 622-23 in fine précise qu'"à tout moment, le mandataire judiciaire peut demander la production de documents qui n'auraient pas été joints" à la déclaration de créances. Ainsi, si la justification du pouvoir de la personne qui déclare la créance pour un tiers n'a pas été apportée dans la déclaration de créances ou n'a pas été transmise à l'intérieur du délai de déclaration de créances, il appartient au mandataire judiciaire de demander la production de cette justification. Il sera alors encore temps, pour le créancier, de fournir la justification du pouvoir jusqu'à ce que le juge statue, observation faite que le courrier contenant simplement une demande de pièces ne s'analyse pas en un courrier de contestation de créances (25). En conséquence, le défaut de réponse du créancier dans le délai de trente jours n'entraînera pas impossibilité pour ce dernier de former appel à l'encontre de l'ordonnance du juge-commissaire qui serait conforme à la proposition du mandataire judiciaire.

La position adoptée par l'Assemblée plénière vient mettre fin à une inexplicable différence de traitement, en termes de délais de justification du pouvoir, selon que la déclaration était faite par un tiers muni d'un pouvoir spécial ou par un préposé titulaire d'un pouvoir général. Désormais, sont parfaitement unifiées les solutions relatives au moment de la justification de l'existence du pouvoir du préposé et du mandataire spécial. Cela n'est pas pour déplaire au créancier mandant car lui est ainsi grande ouverte la porte de la régularisation puisqu'il importe peu que les pouvoirs écrits sous seing privé n'aient pas date certaine, dès lors qu'ils ne sont pas argués de faux...

Emmanuelle Le Corre-Broly, Maître de conférences à l'Université du Sud-Toulon-Var, Directrice du Master 2 Droit de la banque et de la société financière de la Faculté de droit de Toulon


(1) Cass. civ. 2, 12 février 2009, n° 08-13.459, FS-D (N° Lexbase : A1368EDZ), D., 2009, AJ, p. 1085, note A. Lienhard, Gaz. proc. coll., 2009/2, p. 28, n° 1, note Ph. Roussel Galle, LEDEN, avril 2009, p. 1, note crit. F.-X. Lucas, sur pourvoi de CA Bordeaux, 2ème ch., 6 février 2008, JCP éd. E, 2008, 2026 ; Cass. civ. 2, 17 décembre 2009, n° 08-22.081, F-D (N° Lexbase : A0853EQN) ; Cass civ. 2, 4 février 2010, n° 09-11.602, FD (N° Lexbase : A6152ERB) ; CA Paris, 3ème ch., sect. A, 7 avril 2009, n° 08/18471 (N° Lexbase : A1753EGZ).
(2) Cass. civ. 2, 12 février 2009, n° 08-10.470, FS-D (N° Lexbase : A1319ED9), Gaz. proc. coll., 2009/2, p. 28, n° 1, note Ph. Roussel Galle ; Cass. civ. 2, 14 janvier 2010, n° 09-65.485, F-P+B (N° Lexbase : A3151EQR).
(3) Cass. com., 15 décembre 2009, n° 08-70.173, F-D (N° Lexbase : A7231EPI) ; Gaz. pal., 16 et 17 avril 2010, n° 106 et 107, p. 32, note Ph. Roussel Galle.
(4) CA Paris, 1er octobre 2009, n° 08/20989.
(5) CA Paris, 3ème ch., sect. B, 30 avril 2009, n° 08/19446 (N° Lexbase : A0399EHA).
(6) F.-X. Lucas, note préc., sous Cass. civ. 2, 12 février 2009, n° 08-13.459, préc. ; nos obs, Droit et pratique des procédures collectives, Dalloz action, 2010/2011, 5ème éd., n° 641.21.
(7) Cass. soc., 11 juin 2003, n° 01-15.724, F-D (N° Lexbase : A7201C89) ; Rev. proc. coll., 2003, p. 343, n° 15, obs. F. Taquet.
(8) Qui se sont tenus à Paris, le 31 janvier 2011, manifestation magistralement organisée par l'IFFPPC, l'ACE et l'avocat renommé, Maître Thierry Montéran, initiateur de cette belle manifestation.
(9) V. sur la question P.-M. Le Corre, Droit et pratique des procédures collectives, Dalloz action, 2010/2011, n° 661.11.
(10) P.-M. Le Corre, Déclaration, vérification, admission des créances et procédures civile, LPA, 28 novembre 2008, n° 239, p. 72.
(11) Ass. plén., 4 février 2011, n° 09-14.619, P+B+R+I (N° Lexbase : A3498GRY).
(12) Cass com., 14 décembre 1993, n° 93-11.690, publié (N° Lexbase : A4985CH4), Bull. civ. IV, n° 471, RJDA, 1994, n° 1, p. 12, concl. M.-C. Piniot, Bull. Joly, 1994, 196, note Jeantin; JCP éd. E, 1994, II, 573, note M.-J. Campana et J.-M. Calendini, JCP éd. G, 1994, II, 22200, note J.-P. Rémery, Banque, avril 1994, 93, obs. J.-L. Guillot, Rev. sociétés, 1994, 100, note Y. Chartier, RTDCom., 1994, p. 367, obs. A. Martin-Serf ; Cass. com., 14 février 1995, deux arrêts, n° 93-12.064 (N° Lexbase : A1126ABC) et n° 93-12.398 (N° Lexbase : A4010CHY), publiés, Bull. civ. IV, n° 43, LPA, 1995, n° 91, p. 13, note P. Alix, Bull. Joly, 1995, 442, note J.-J. Daigre ; Cass. com., 3 juin 2009, n° 08-10.249, F-D (N° Lexbase : A6255EH7), D., 2009, AJ p. 1691, note A. Lienhard ; Cass. com., 26 janvier 2010, n° 09-10.294, F-D (N° Lexbase : A7712EQP).
(13) Cass. com., 27 mai 2008, n° 07-10.167, F-D (N° Lexbase : A7835D8P), Gaz. proc. coll., 2008/3, p. 44, nos obs. ; P.-M. Le Corre in Chronique mensuelle de droit des entreprises en difficulté, Lexbase Hebdo n° 309 du 19 juin 2008 - édition privée générale (N° Lexbase : N3592BG7).
(14) J.-Cl. Com., J. Vallansan, fasc. 2352, Déclaration et admission des créances, éd. 2007, n° 84 ; adde, J. Vallansan, Délégation de pouvoir du salarié et représentation de la société, , Bull. Joly, juillet 2005, n° sp. p. 94.
(15) Ou subdélégation émanant d'une personne titulaire de la faculté de subdéléguer le pouvoir qu'elle a elle-même reçu.
(16) Cass. com., 27 octobre 1998, n° 95-10.272, inédit (N° Lexbase : A3045C4K), Act. proc. coll., 1998/3, n° 170 ; Cass. com., 14 janvier 2004, n° 00-15.992, F-D (N° Lexbase : A8603DAU).
(17) CA Aix-en-Provence, 8ème ch., sect. A, 2 mai 2002 ; CA Versailles, 7 novembre 2002, RJDA, 2003, n° 282 ; CA Paris, 3ème ch., sect. C, 27 juin 2003, n° 2002/18357 (N° Lexbase : A4216C9Z).
(18) Cass. com., 24 septembre 2003, n° 01-03.721, F-D (N° Lexbase : A6237C9U), P.-M. Le Corre, La preuve du mandat spécial pour déclarer les créances, Lexbase Hebdo n° 93 du 6 novembre 2003 - édition affaires (N° Lexbase : N9279AAW).
(19) Cass. com., 10 mai 2005, n° 04-12.332, F-D (N° Lexbase : A2399DIP) ; Cass. com., 7 mars 2006, trois arrêts, n° 05-11.633, F-D (N° Lexbase : A5102DNB), n° 05-11.635, F-D (N° Lexbase : A5103DNC) et n° 05-11.636, F-D (N° Lexbase : A5104DND) ; Cass. com., 26 septembre 2006, n° 05-14.752, F-D (N° Lexbase : A3488DRM) ; Cass. com., 17 février 2009, n° 08-13.728, FS-P+B (N° Lexbase : A2725EDB), D., 2009, chron. C. cass., p. 1240, n° 1, note M.-L. Bélaval, Gaz. proc. coll., 2009/2, p. 31, n° 1, nos obs., JCP éd. E, 2009, 1347, n° 7, obs. Ph. Pétel, Act. proc. coll., 2009/5, n° 77, note C. Régnaut-Moutier, Gaz. pal., 20 et 21 mai 2009, p. 11, note S. Piédelèvre, RTDCom., 2009/2, p. 450, n° 1, obs. A. Martin-Serf ; Cass. com., 30 mars 2010, n° 09-11.869, F-D (N° Lexbase : A4087EUW).
(20) Cass. com., 11 juin 2003, n° 00-11.913, FS-P (N° Lexbase : A7090C84), Bull. civ. IV, n° 95, ; RTDCiv., 2004, n° 1, p. 124, note P. Crocq ; Act. proc. coll., 2003/13, n° 171, obs. J. Vallansan ; Bull. Joly, 2003, p. 1024, note J.-F. Barbiéri; JCP éd E, chron. 202, p. 225, n° 9, obs. Ph. Pétel ; RTDCom., 2004, p. 595, n° 2, obs. A. Martin-Serf ; Rev. proc. coll., 2005/1, p. 51, obs. M.-P. Dumont.
(21) Cass. com., 17 février 2009, n° 08-13.728, FS-P+B (N° Lexbase : A2725EDB), D., 2009, chron. C. cass., p. 1240, n° 1, note M.-L. Bélaval ; Gaz. proc. coll., 2009/2, p. 31, n° 1, nos obs. ; JCP éd. E, 2009, 1347, n° 7, obs. Ph. Pétel ; Act. proc. coll., 2009/5, n° 77, note C. Régnaut-Moutier ; Gaz. pal., 20 et 21 mai 2009, p. 11, note S. Piédelèvre ; RTDCom., 2009/2, p. 450, n° 1, obs. A. Martin-Serf.
(22) Cass. com. 8 juin 1999, n° 94-20.999, publié (N° Lexbase : A6214CGA), Bull. civ. IV, n° 122 ; D., 1999, IR, 178.
(23) Cass. com., 10 mai 2005, n° 04-12.332, préc. ; Cass. com., 7 mars 2006, trois arrêts, préc. ; Cass. com., 26 septembre 2006, n° 05-14.752, préc. ; Cass. com., 17 février 2009, n° 08-13.728, préc. et les obs. préc. ; Cass. com., 30 mars 2010, n° 09-11.869, préc..
(24) Cass. civ. 2, 15 mai 2008, n° 07-11.334, F-D (N° Lexbase : A5281D84) ; Procédures, juillet 2008, n° 195.
(25) Cass. com., 14 mai 1996, n° 94-15.314, publié (N° Lexbase : A1428ABI), Bull. civ. IV, n° 130, JCP éd. G, 1996, II, 22657, rapp. J.-P. Rémery, JCP éd. E, 1996, I, 554, n° 8, obs. Ph. Pétel ; Cass. com., 17 octobre 2000, n° 97-21.048 ({"IOhtml_internalLink": {"_href": {"nodeid": 1097769, "corpus": "sources"}, "_target": "_blank", "_class": "color-sources", "_title": "Cass. com., 17-10-2000, n\u00b0 97-21.048, in\u00e9dit au bulletin, Rejet", "_name": null, "_innerText": "N\u00b0\u00a0Lexbase\u00a0: A1850AZK"}}), Act. proc. coll., 2000, 19, n° 140 ; CA Paris, 20 septembre 1996, JCP éd. E, 1996, pan. 1110. Il est préconisé au mandataire de solliciter les documents justificatifs de la créance avant de procéder à sa contestation : IFPPC, 1999, recomm. n° 3050-1 et n° 6025-1, p. 66 et 152.

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Fiscalité des entreprises

[Chronique] Chronique de droit fiscal des entreprises - Février 2011

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N4827BR9

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par Frédéric Dal Vecchio, Docteur en droit, Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

Le 11 Septembre 2013

Lexbase Hebdo - édition fiscale vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualité en droit fiscal des entreprises réalisée par Frédéric Dal Vecchio, Docteur en droit, Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Cette chronique est consacrée aux conséquences d'une cession d'actif à un prix minoré entre sociétés ayant opté pour le régime de l'intégration fiscale (CE 3° et 8° s-s-r., 10 novembre 2010, n° 309148, publié au recueil Lebon). Puis, le Conseil d'Etat prend position quant à la possibilité d'imputer les avoirs fiscaux sur le précompte exigible lors d'une distribution de dividendes prélevée sur la réserve spéciale des plus-values à long terme (CE 9° et 10° s-s-r., 30 décembre 2010, n° 311725, mentionné aux tables du recueil Lebon). Enfin, la Haute juridiction administrative met un terme à une divergence d'appréciation, entre les juridictions d'appel, quant à la possibilité d'amortir un droit à construire (CE 9° et 10° s-s-r., 23 décembre 2010, n° 308206, publié au recueil Lebon).
  • Intégration fiscale : conséquences d'une cession de titres à prix minoré (CE 3° et 8° s-s-r., 10 novembre 2010, n° 309148, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A8894GGI)

L'intégration fiscale (CGI, art. 223 A N° Lexbase : L3729IC4), dont l'intérêt est de permettre d'optimiser l'impôt sur les sociétés en agrégeant les résultats positifs et négatifs des sociétés intégrées, nécessite des retraitements fiscaux des opérations effectuées entre ces sociétés afin d'éviter, par exemple, des doubles déductions ou des doubles impositions et de déterminer ainsi un résultat d'ensemble imposable : c'est ainsi que les subventions intragroupes sont retraitées (1) (CGI, art. 223 B, N° Lexbase : L0667IPE) et qu'elles ont été la source d'un contentieux important (notamment : CE 3° et 8° s-s-r., 12 mars 2010, n° 328424 N° Lexbase : A1654ETG ; CAA Lyon, 5ème ch., 2 avril 2009, n° 05LY01975 N° Lexbase : A8825EGX ; CAA Paris, 7ème ch., 6 novembre 2009, n° 07PA03817 N° Lexbase : A6713ENX), dont les juridictions ont progressivement eu à connaître depuis la mise en place de ce régime en 1987. Il est, en effet, reproché aux contribuables, dans ces circonstances, de ne pas avoir souscrit l'état de suivi 2058 SG des subventions entraînant, ainsi, l'application d'une majoration de 5 % des sommes omises (CGI, art. 1763 N° Lexbase : L4748HWR).

L'arrêt commenté, témoignant des substantielles divergences d'interprétation des textes entre l'administration et les contribuables, a trait à la problématique de la cession d'un actif à un prix minoré entre sociétés ayant opté pour le régime de l'article 223 A du CGI. L'on sait, dans l'hypothèse où des sociétés n'ont pas opté pour le régime de l'intégration fiscale, que la jurisprudence y voit alors une libéralité imposable (CE Contentieux, 6 juin 1984, n° 35415 N° Lexbase : A5539ALQ) eu égard à la communauté d'intérêts unissant les actionnaires des sociétés qui appartenaient au même groupe familial (CE 3° et 8° s-s-r., 5 janvier 2005, n° 254556 N° Lexbase : A2265DGY).

Les faits ont trait à la cession, en 1997 et pour un prix de 760 000 francs (106 714 euros) à la société tête de groupe, de titres acquis en 1996 par la filiale pour un prix de 3 727 055 francs (568 186 euros). Au cours d'une vérification de comptabilité, l'administration fiscale a réintégré l'insuffisance de prix à hauteur de 2 530 777 francs (385 814 euros) compte tenu de l'estimation de la valeur de ces titres. En toute logique fiscale, la jurisprudence estime, traditionnellement, que la cession de titres par une filiale à sa société mère à un prix notablement inférieur à leur valeur réelle ne relève pas, en règle générale, d'une gestion commerciale normale sauf s'il apparaît qu'en consentant un tel avantage l'entreprise a agi dans son propre intérêt (CE 9° et 10° s-s-r., 26 février 2003, n° 223092 N° Lexbase : A3402A77).

Il s'ensuit alors que, dans un premier temps, l'administration fiscale doit démontrer l'anormalité de la cession. Puis, le contribuable devra opposer l'existence d'une ou de plusieurs contreparties susceptibles de justifier l'anormalité de l'acte.

La cour administrative d'appel (CAA Lyon, 5ème ch, 28 juin 2007, n° 04LY00228 N° Lexbase : A4439DXP) va rendre une décision abondant dans le sens des écritures du contribuable : en considérant que la valeur vénale réelle des actions non cotées en bourse sur un marché réglementé peut être déterminée par référence au prix fixé dans une transaction déjà intervenue dans un délai raisonnable, en l'espèce un an (contra : CAA Paris, 5ème ch., 8 juillet 1999, n° 96PA03047 N° Lexbase : A8848BH8) relative à des actions de la même société -car il semble souvent difficile d'instituer comme référence la valeur qu'auraient les titres d'une autre société également non cotée- et portant sur une quantité de titres semblables. La cour, qui a visé les conditions relatives au règlement du prix convenu notamment un paiement différé, va reprendre un principe déjà énoncé dans une ancienne décision du Conseil d'Etat aux termes de laquelle la valeur vénale des actions litigieuses, non cotées en bourse, doit être appréciée compte tenu de tous les éléments permettant d'obtenir un chiffre aussi voisin que possible de celui qu'aurait entraîné le jeu normal de l'offre et de la demande à la date où la cession est intervenue (CE 7° et 8° s-s-r., 26 mai 1982, n° 29053 N° Lexbase : A9392AK3).

S'agissant de l'insuffisance de prix constatée entre l'acquisition et la cession des titres, qui résultait de l'absence de prise en compte d'une plus-value latente sur la cession d'un immeuble industriel, l'administration avait commis une erreur consistant à retenir une valeur vénale de l'immeuble intégrant la taxe sur la valeur ajoutée. Pour les juges du fond, l'absence de contrepartie, et, par conséquent, l'existence d'un acte anormal de gestion, était caractérisée. Toutefois, puisqu'une option pour le régime de l'intégration fiscale avait été souscrite, cet avantage anormal consenti par la société intégrée à la société intégrante était constitutive d'une subvention indirecte que l'administration ne pouvait, selon les juges du fond, réintégrer ni dans le résultat de la société intégrée, ni dans celui de la société intégrante.

Commentant cette décision, l'administration fiscale -dont la doctrine (2) s'oppose à la thèse de la contribuable- considère que "cet arrêt manque de clarté, et qu'il est préférable d'attendre la position du Conseil d'Etat" (3). En d'autres termes, l'administration n'approuve pas l'arrêt rendu par la cour administrative d'appel de Lyon, car elle soutient que le résultat individuel des sociétés membres du groupe devait être établi selon le droit commun. Un pourvoi en cassation était donc inéluctable.

Le Conseil d'Etat, censurant l'arrêt qui lui était déféré, règle l'affaire au fond (CJA, art. L. 821-2 N° Lexbase : L3298ALQ) et valide la doctrine administrative précitée en disant pour droit, d'une part, que l'option pour l'intégration fiscale ne dispense pas chacune des sociétés du groupe de déterminer son résultat dans les conditions de droit commun (4) et, d'autre part, que la neutralisation, notamment, d'une subvention consentie entre sociétés du même groupe est effectuée, conformément aux dispositions du sixième alinéa de l'article 223 B, pour la détermination du résultat d'ensemble, après l'établissement des résultats individuels des sociétés membres du groupe. La lecture des conclusions du rapporteur public permet de mieux comprendre la motivation du juge de l'impôt : si la thèse défendue par la contribuable entraînait la suppression de tout impact sur le résultat d'ensemble d'une cession d'actif à un prix minoré constitutive d'un acte anormal de gestion, la crainte exprimée par le rapporteur public était la localisation en toute liberté des bénéfices au sein du groupe fiscal doublée d'une violation des droits des minoritaires bien que, dans certaines hypothèses qui ne sont pas d'école dans la vie professionnelle, les minoritaires n'existent pas toujours...(5). Ainsi que nous l'avions déjà soutenu, le juge de l'impôt peut se révéler être un gardien vigilant des deniers publics : la décision "Corbfi" en témoigne (nos obs., L'opposabilité des conventions de droit privé en droit fiscal, Thèse Paris 13, 2009, § 30 [6]).

  • Précompte : impossibilité d'imputer les avoirs fiscaux lors d'une distribution de dividendes prélevée sur la réserve spéciale des plus-values à long terme (CE 9° et 10° s-s-r., 30 décembre 2010, n° 311725, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A6944GNI)

La décision rapportée a trait à un "vestige fiscal", le précompte, en vigueur jusqu'en 2004 bien que le législateur ait introduit un succédané fiscal du précompte au titre de l'année 2005 sous la forme d'un prélèvement "exceptionnel" (loi de finances pour 2004, art. 95 N° Lexbase : L6348DM3 ; instruction du 28 avril 2005, BOI 4 J-2-05 N° Lexbase : X0611ADY) dont on s'accordera à considérer qu'il le fût réellement puisque les autorités publiques n'en ont pas prorogé l'existence.

Même après sa disparition de l'ordonnancement juridique, le précompte (CGI, art. 223 sexies ancien N° Lexbase : L4295HLN) suscite un contentieux porté devant la Cour de justice de l'Union européenne (CE 3° et 8° s-s-r., 3 juillet 2009, deux arrêts, n° 317075 N° Lexbase : A5650EI4 et n° 317074 N° Lexbase : A5649EI3).

Jusqu'alors, afin d'éviter une double imposition économique se définissant comme d'un même revenu imposé deux fois au nom de deux personnes différentes, le législateur avait introduit, en 1965, l'avoir fiscal qui accompagnait les dividendes, déjà frappés par l'impôt sur les sociétés, puis imposés à l'impôt sur le revenu au nom de l'actionnaire les ayant perçus. Considéré comme un crédit d'impôt -il ne fut pas que cela (7)- l'avoir fiscal a été remplacé par une réfaction s'élevant, aujourd'hui, à 40 % de la somme perçue doublée d'un abattement fixe annuel de 1 525 euros ou de 3 050 euros (8).

Parallèlement, le précompte interdisait toute distribution prélevée à partir de bénéfices ayant supporté un taux réduit d'imposition ou une absence d'imposition (9). Il y avait même une disposition faisant supporter le précompte au taux de 33,33 % aux distributions provenant de bénéfices remontant à plus de cinq ans déjà imposées au taux de l'impôt sur les sociétés de droit commun : l'entreprise, dont on souligne, souvent, le manque de fonds propres, était donc fiscalement invitée à distribuer ses dividendes rapidement. La décision commentée s'inscrit dans le cadre de ce précompte qu'il fallait alors verser au Trésor, lorsque la société mère distribuait les produits financiers résultant de ses participations dans ses filiales. L'on sait, en effet, que les sociétés mères qui détiennent au moins 5 % du capital de leur(s) filiale(s) peuvent faire remonter en franchise d'impôt (CGI, art. 145 N° Lexbase : L2262HLD ; CGI, art. 216 N° Lexbase : L3996HLL) les dividendes, considérés comptablement comme des produits financiers, sous réserve d'une quote-part de frais et charges forfaitairement fixée à 5 % sans possibilité -depuis la loi de finances pour 2011 (loi n° 2010-1657, du 29 décembre 2010N° Lexbase : L9901INZ)- de retenir un montant réel de frais et charge (10).

Au cas particulier, une société mère avait réalisé, au titre de l'exercice 1998, une plus-value à long terme à la suite de la cession de titres de participation qu'elle avait alors porté à un compte de réserve spéciale des plus-values à long terme. Puis, par décision de l'assemblée générale, elle a décidé, en 1999, de procéder à une distribution de dividendes prélevée sur la réserve des plus-values à long terme. La société a déclaré, la même année, un précompte dont elle s'est libérée en imputant les avoirs fiscaux puisque, aux termes de l'article 146 du CGI alors en vigueur (N° Lexbase : L2271HLP), le précompte était diminué du montant des crédits d'impôt et des avoirs fiscaux attachés aux produits de participations visés à l'article 145 du CGI, encaissés au cours des exercices clos depuis cinq ans au plus.

En première instance (TA Caen, 1ère ch., 21 décembre 2004, n° 03-29, RJF, 2005, n° 690), le juge de l'impôt avait estimé qu'il était possible pour la société mère, après avoir sondé l'objectif du législateur, d'imputer les avoirs fiscaux sur le précompte exigible au titre des distributions prélevées sur la réserve spéciale des plus-values à long terme. En appel (CAA Nantes, 1ère ch., 29 octobre 2007, n° 05NT00676 N° Lexbase : A4898D3S), les conseillers vont, également, fonder leur décision sur l'objectif du législateur mais pour en tirer une solution opposée à celle retenue par le tribunal administratif. Scruter l'intention du législateur est donc un art difficile et on ne peut résister à l'établissement d'un parallèle avec les contribuables convaincus, à tort ou à raison, d'avoir commis un abus de droit (LPF, art. L. 64 N° Lexbase : L4668ICU), lorsqu'ils auront recherché le bénéfice d'une application littérale des textes ou de décisions à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs... Pour la cour administrative d'appel de Nantes, l'interprétation de l'article 146, alinéa 2, du CGI devait être restrictive : la possibilité de se libérer du précompte par imputation des avoirs fiscaux n'est réservée qu'au seul cas où la société mère serait redevable du précompte à raison de la redistribution des dividendes versés par les filiales ; ce qui interdit l'imputation de ces avoirs fiscaux sur tout précompte dû à raison d'une distribution de dividendes prélevée, par exemple, sur la réserve spéciale des plus-values à long terme. La société ne pourra pas opposer (LPF, art. L. 80 A N° Lexbase : L8568AE3) la doctrine administrative relative aux sociétés mères françaises redistribuant les produits de leurs filiales étrangères (DB 4 K-113, 15 décembre 1989, § 5 à 7), dès lors que les faits ne sont pas les mêmes et que la doctrine administrative ne s'interprète pas. Le Conseil d'Etat confirme l'analyse de la cour administrative d'appel de Nantes.

  • BIC : impossibilité d'amortir un droit à construire (CE 9° et 10° s-s-r., 23 décembre 2010, n° 308206, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A6976GNP)

Les actifs corporels peuvent faire l'objet d'une dotation aux amortissements du fait de la dépréciation liée à leur usage, de leur obsolescence ou pour une raison juridique (11). Il a également été admis que les actifs incorporels étaient concernés si le contribuable pouvait apporter la preuve que leur durée d'exploitation, et les effets bénéfiques attachés, étaient limités dans le temps (12) (CE Contentieux, 3 février 1989, n° 58260 N° Lexbase : A0917AQZ ; v. également, instruction du 30 décembre 2005, BOI 4 A-13-05 N° Lexbase : X5228ADY [13]). La solution fut étendue notamment aux autorisations de mise sur le marché d'une spécialité pharmaceutique (CE 3° et 8° s-s-r., 28 décembre 2005, n° 260450 N° Lexbase : A1816DM9 ; nos obs., Déduction d'une dotation aux amortissements relative aux droits d'exploitation de produits pharmaceutiques, Lexbase Hebdo n° 199 du 26 février 2006 - édition fiscale N° Lexbase : N3521AKM) ; aux marques acquises (nos obs., Chronique de droit fiscal des entreprises - Mars 2008, Lexbase Hebdo n° 295, du 6 mars 2008 - édition fiscale N° Lexbase : N3501BEE, note sous CE 9° et 10° s-s-r., 28 décembre 2007, n° 284899 N° Lexbase : A2114D3P).

Au cas particulier, les faits ont trait à l'acquisition, par une EURL semi-transparente, d'un ensemble immobilier dont, notamment, un droit à construire d'un immeuble de trois niveaux avec des combles et une annexe en surélévation. La société va procéder à la dotation aux amortissements de ces droits à construire en même temps et aux mêmes conditions que les constructions. L'administration contestera une telle analyse et réintégrera les amortissements relatifs aux droits à construire. Le ministre ayant relevé appel d'un jugement prononçant la décharge des cotisations d'impôt sur le revenu auxquelles le contribuable avait été assujetti, la cour administrative d'appel de Nancy (CAA Nancy, 4ème ch., 7 juin 2007, n° 04NC00211 N° Lexbase : A8353DWB) énonce que l'amortissement de l'immeuble ne peut être comptabilisé que si l'immobilisation se déprécie effectivement, ce qui signifie, pour une construction neuve, qu'il faut constater la mise en service du bien. De plus, pour la cour, un droit à construire ne constitue une immobilisation amortissable, aux mêmes conditions que l'immeuble auquel il se rattache, qu'à compter du jour où la construction est réalisée. En l'absence de réalisation de la construction, la cour qualifie ce droit à construire de droit mobilier susceptible de cession, voire de "droit ne jamais donner lieu à construction" et ne pouvant, dès lors, ouvrir droit à une dotation aux amortissements déductible. Cette analyse n'est pas partagée par une autre juridiction d'appel qui se fonde sur les dispositions du droit de l'urbanisme aux termes desquelles le droit de construire est attaché à la propriété du sol (14) (CAA Lyon, 2ème ch., 28 mai 2009, n° 06LY00767 N° Lexbase : A1613EKX). Elle en déduit alors que les effets du droit à construire -attachés à la propriété du sol- ne prenant pas fin au fur et à mesure de la construction qu'il rend possible, le droit à construire ne peut faire l'objet d'une dotation à un compte d'amortissement. Dans ces circonstances, la décision du Conseil d'Etat était attendue : la Haute juridiction administrative annulant et réglant au fond (CJA, art. L. 821-2 N° Lexbase : L3298ALQ) l'arrêt de la cour administrative d'appel de Nancy, dit pour droit qu'un droit à construire, qui confère à son titulaire un droit réel immobilier, ne prend pas fin au fur et à mesure de la réalisation de la construction qu'il rend possible : en effet, ce droit ne disparaît pas du fait de son utilisation ni même ne se déprécie pas avec le temps. Sa nature pérenne, confirmée par sa subsistance en cas de démolition de la construction, s'oppose donc à la constitution d'une dotation aux amortissements. Au-delà de la solution fiscale, on comparera la qualification juridique arrêtée par le Conseil d'Etat, quant au droit à construire considéré, comme un droit réel immobilier avec ce que la doctrine avait déjà retenu dans le passé : "les 'droits de construire' ne sont pas des droits réels susceptibles de cession, mais indiquent les 'possibilités de construction' résultant des règles d'urbanisme" (15) (S. Pérignon, Peut-on vendre des droits à construire ?, Defrénois, 30 mars 1993, n° 6, p. 321).


(1) "L'abandon de créance ou la subvention directe ou indirecte consenti entre des sociétés du groupe ou par une société du groupe à une société intermédiaire, à l'exception de la fraction de ces montants qui n'est pas reversée au cours du même exercice à des sociétés du groupe et pour laquelle la société mère apporte la preuve qu'elle n'est pas liée, directement ou indirectement, aux déficits et moins-values nettes à long terme de sociétés du groupe retenus pour la détermination du résultat d'ensemble et de la plus-value ou moins-value nette à long terme d'ensemble, ou par une société intermédiaire à une société du groupe, pour la fraction de ces montants pour laquelle la société mère apporte la preuve qu'elle provient d'un abandon de créance ou d'une subvention directe ou indirecte consenti, sans avoir été pris en compte pour la détermination du résultat d'ensemble, par une autre société du groupe à cette société intermédiaire, n'est pas pris en compte pour la détermination du résultat d'ensemble".
(2) "Selon la jurisprudence, l'insuffisance de prix ou l'excédent de prix stipulé lors de la cession d'un élément de l'actif immobilisé, même entre société mère et filiale, est réputé constituer à concurrence de cette insuffisance ou de cet excédent de prix, un avantage accordé sans contrepartie à la société cessionnaire ou à la société cédante [CE Contentieux, 21 novembre 1980, n° 17055 N° Lexbase : A7746AIQ et CE Contentieux, 2 octobre 1985, n° 37791 N° Lexbase : A3020AMS]. La société qui consent la subvention doit donc la rapporter à son résultat imposable au taux normal de l'impôt sur les sociétés. Il s'agit soit de la société vendeuse si le prix est minoré soit de la société cessionnaire si le prix est majoré. De même, la société qui bénéficie de cette subvention indirecte doit la rapporter à son résultat imposable. En cas d'excédent du prix de cession sur la valeur réelle l'opération a donné lieu à la réalisation d'une plus-value majorée à hauteur de l'excédent de prix ou d'une moins-value minorée de cet excédent. La réintégration de la subvention indirecte au résultat de la société cessionnaire bénéficiaire de cette subvention ouvre donc droit corrélativement à la déduction de la plus-value ou à la majoration de la moins-value à hauteur du montant de la subvention indirecte ainsi rapportée au résultat ; cette rectification s'opère en priorité sur la partie à long terme de la plus ou moins-value et pour le solde sur la partie à court terme. En cas d'insuffisance du prix de cession, la subvention indirecte représentée par la minoration du prix n'affecte pas, même implicitement l'actif net de la société cessionnaire bénéficiaire de la subvention ; par conséquent elle doit rapporter la subvention reçue à son résultat imposable. En contrepartie, si la société cessionnaire choisit de porter le bien à son bilan non pour sa valeur d'acquisition mais pour sa valeur réelle, il sera admis que le profit ainsi constaté comptablement soit extourné de son résultat imposable dès lors que la société a déjà pris en compte dans son résultat fiscal la subvention indirecte reçue. Dans ce cas, les amortissements, les provisions et les plus ou moins-values ultérieures seront calculés par rapport à cette nouvelle valeur mais, bien entendu, s'il s'agit d'un bien amortissable les dispositions de l'article 39 B du [CGI] relatives à l'obligation d'amortissement minimal restent opposables à la société", DB 4 H-6623, 12 juillet 1997, § 43 et s..
(3) P. Dibout, M.-C. Lepetit, C. Bouvier et Y. Rutschmann, Intégration fiscale : actualités et perspectives - Compte rendu de la conférence IFA du 5 novembre 2008, Dr. fisc., 2009, comm. 234, § 37
(4) "Considérant que l'option pour le régime dit de l'intégration fiscale' ne dispense pas chacune des sociétés du groupe fiscal intégré de déterminer son résultat dans les conditions de droit commun, ainsi que le prévoit le premier alinéa de l'article 223 B du Code général des impôts [...], sous la seule réserve des dérogations expressément autorisées par les dispositions propres à ce régime d'exception ; qu'aucune de ces dispositions n'autorise une société membre du groupe à déclarer, selon des règles différentes des règles de droit commun, un abandon de créance ou une subvention qu'elle a consenti ou dont elle a bénéficié ; que la neutralisation d'un tel abandon de créance ou d'une subvention consenti entre sociétés du même groupe est effectuée, conformément aux dispositions du sixième alinéa de ce même article 223 B, pour la détermination du résultat d'ensemble, après l'établissement des résultats individuels des sociétés membres du groupe ; Considérant, dès lors, qu'en jugeant que l'administration fiscale ne pouvait redresser ni le résultat d'une société membre d'un groupe fiscal intégré du montant de la subvention dont elle a bénéficié de la part d'une autre société du groupe, ni celui de la société qui a octroyé cet avantage, au motif que la neutralisation de cette aide devait s'effectuer directement par sa non-prise en compte dans les résultats individuels des sociétés en cause, alors que cette subvention devait être déclarée selon les règles du droit commun dans les résultats individuels de ces deux sociétés puis faire l'objet d'une neutralisation, en application des dispositions du sixième alinéa de l'article 223 B du code général des impôts, pour la détermination du résultat d'ensemble du groupe, la cour a commis une erreur de droit ; que, par suite, l'arrêt du 28 juin 2007 doit être annulé [...] Considérant, enfin, qu'en comptabilisant une plus-value inférieure à ce qu'elle aurait dû être, du fait de la cession des titres à un prix inférieur à leur valeur vénale, la société [requérante] doit être regardée comme ayant déduit de son résultat une subvention qui n'était pas déductible ; qu'il convient donc de réintégrer, dans son résultat, en application des règles de droit commun, le montant de la subvention ainsi consentie à la société [requérante] ; que, s'il y a lieu, pour la détermination du résultat d'ensemble du groupe intégré, d'exclure d'une part, en application des dispositions précitées du sixième alinéa de l'article 223 B du Code général des impôts, le montant de l'avantage dont la société [requérante] a bénéficié, qui constituait pour elle un revenu distribué, et d'autre part, en application des dispositions précitées de l'article 223 F du même code (N° Lexbase : L3787IGD), le montant de la plus-value réalisée et déclarée par la société [requérante], il n'y a pas lieu, en revanche, d'effectuer d'autres retraitements du résultat de cette dernière société ; qu'en particulier, il n'y a pas lieu d'exclure le montant de la subvention qu'elle a accordée à la société [requérante],déjà neutralisé par la réintégration dans ses comptes mentionnée ci-dessus".
(5) Hypothèse d'un groupe fiscal réduit à sa plus simple expression comprenant deux sociétés par action simplifiées unipersonnelle.
(6) "Il ne faut également pas ignorer l'existence d'autres considérations ayant trait à la finalité du droit fiscal : le juge de l'impôt et le rapporteur public se veulent être les gardiens des deniers publics. Dans les importantes décisions "M. et Mme Henri et M. Maurice" relatives à la question de la déduction de l'impôt sur le revenu des intérêts d'un emprunt contracté par un contribuable, le commissaire du Gouvernement Emmanuel Glaser écarte tout revirement de jurisprudence excluant depuis 1971 la déduction des charges des revenus de capitaux mobiliers liées à l'acquisition d'un patrimoine privé. Cette jurisprudence est motivée par la distinction entre l'acquisition et la conservation d'un revenu justifiant la prise en compte des dépenses alors exposées et la constitution d'un patrimoine. Il est particulièrement intéressant de relever les propos du commissaire du gouvernement pour justifier le maintien d'une telle jurisprudence restrictive : Dans le commentaire qu'il a fait de la décision Boutourlinsky, le professeur Cozian notait à propos de la jurisprudence de 1971 : 'Il s'agit au fond d'une jurisprudence anticapitaliste' dirigée contre ceux qui empruntent pour grossir leur portefeuille de valeurs mobilières'. En autorisant la déduction des dépenses encourues pour l'acquisition d'un patrimoine privé, vous ouvrez, en effet, la voie à des montages que vous imaginez facilement. Il deviendrait possible d'emprunter pour financer l'acquisition de son patrimoine privé, ce qui avec un minimum de connaissances en matière de fiscalité et de bourse, ou de bons conseils, permettrait de s'enrichir aux frais de l'Etat, avec un effet de levier non négligeable et la possibilité de créer un déficit dans cette catégorie déductible du revenu global. Nous ne sommes pas convaincu que ce soit le meilleur emploi possible des deniers publics'. Ainsi, la juridiction administrative exprime sa doctrine finaliste du droit fiscal : dans une telle occurrence, les montages -qui ne sont rien d'autre que des contrats- doivent être neutralisés dans leurs effets".
(7) Certains s'en sont servis à des fins politiques : le grand public apprit l'existence de l'avoir fiscal lorsqu'un ancien premier ministre brigua la magistrature suprême. Par un hasard dont la vie politique française a le secret, la feuille d'imposition du prétendant fut publiée dans la presse ruinant ainsi tout destin présidentiel alors que l'utilisation de l'avoir fiscal était parfaitement légale. Mais, ce qui est légal n'est peut-être pas légitime aux yeux de certains.
(8) Le crédit d'impôt plafonné à 115 euros ou 230 euros a été supprimé par la loi de finances pour 2011.
(9) A titre d'exemple, le précompte était exigible lorsque les actionnaires d'une société bénéficiant des dispositions de l'article 44 sexies du CGI (N° Lexbase : L0835IPM) décidaient de distribuer des dividendes prélevés sur ces résultats qui n'avaient donc pas subi d'imposition.
(10) Ce qui permettait, jusqu'alors, une optimisation fiscale dans l'hypothèse où la quote-part de frais et charges au réel était évidemment inférieure à l'évaluation forfaitaire de 5 %.
(11) "L'utilisation d'un actif est déterminable lorsque l'usage attendu de l'actif par l'entité est limité dans le temps. Cet usage est limité dès lors que l'un des critères suivants, soit à l'origine, soit en cours d'utilisation, est applicable : physique, technique, juridique. Ces critères ne sont pas exhaustifs", PCG, art. 322-1.
(12) "Un élément d'actif incorporel ne peut, en vertu des dispositions précitées du 2° du 1 de l'article 39 du Code général des impôts (N° Lexbase : L3894IAH), donner lieu à une dotation annuelle à un compte d'amortissement que s'il est normalement prévisible, lors de sa création ou de son acquisition par l'entreprise, que ses effets bénéfiques sur l'exploitation prendront fin à une date déterminée ; [...] tel est le cas des droits que les producteurs détiennent sur les films qu'ils produisent ou co-produisent ou qu'ils acquièrent ; [...] par suite, cet élément d'actif peut faire l'objet chaque année d'une dotation à un compte d'amortissement en retenant un taux calculé selon la durée attendue de ses effets bénéfiques sur l'exploitation, telle qu'elle est admise par les usages de la profession ou justifiée par des circonstances particulières à l'entreprise et dont celle-ci doit alors établir la réalité".
(13) "Il est rappelé que les éléments incorporels qui entrent dans la composition de l'actif ne se déprécient pas généralement du fait de l'usage du temps et ne peuvent, par conséquent, donner lieu à amortissement. Cela étant, suivant une jurisprudence constante du Conseil d'Etat, certains éléments de l'actif incorporel peuvent faire l'objet d'un amortissement s'il est normalement prévisible, dès sa création ou son acquisition, que leurs effets bénéfiques sur l'exploitation prendront fin nécessairement à une date déterminée (cf. documentation administrative 4 D 123 en date du 26 novembre 1996)".
(14) Code de l'urbanisme, art. L. 112-1 (N° Lexbase : L6607C89), dans sa rédaction applicable antérieurement à la loi n° 2000-1208, du 13 décembre 2000, relative à la solidarité et au renouvellement urbain (SRU) (N° Lexbase : L9087ARY).
(15) "Le 'droit de construire' de l'article L. 112-1 est donc le droit de consommer la constructibilité du terrain, de réaliser ses possibilités de construction, de concrétiser les 'droits de construire' résultant des dispositions législatives et réglementaires appliquées à ce terrain. Mais la définition de ces droits de construire' ne résulte pas de la volonté du propriétaire ou d'accords contractuels entre vendeur et acquéreur", ibidem.

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Fiscalité des entreprises

[Jurisprudence] Les lois de validation asymétriques sont contraires à la Constitution : à propos de la loi limitant les effets de l'abandon de la règle de l'intangibilité du bilan d'ouverture

Réf. : Décision n° 2010-78 QPC du 10 décembre 2010 (N° Lexbase : A7113GME)

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par Frédéric Dieu, Maître des requêtes au Conseil d'Etat

Le 18 Février 2011

Dans l'affaire soumise au Conseil constitutionnel était en cause la conformité à la garantie des droits protégée par l'article 16 de la Déclaration de 1789 (N° Lexbase : L1363A9D) du paragraphe IV de l'article 43 de la loi de finances rectificative pour 2004 (N° Lexbase : L5204GUB) ayant pour objet de rétroactivement empêcher les contribuables de bénéficier de l'abandon partiel par le Conseil d'Etat de la règle de l'intangibilité du bilan d'ouverture du premier exercice non prescrit, abandon consacré par la décision d'Assemblée "SARL Ghesquière Equipement", du 7 juillet 2004 (CE Contentieux, 7 juillet 2004, n° 230169 N° Lexbase : A0698DD9, RJF, 10/04, n° 1019). Après avoir rappelé son considérant de principe en matière de loi rétroactive, le Conseil constitutionnel a conclu à la non-conformité à la garantie des droits de cette loi de validation au motif que "la validation contestée a pour effet de priver à titre rétroactif le seul contribuable du bénéfice de la jurisprudence précitée", ce dont il résulte une atteinte à "l'équilibre des droits des parties" contraire aux "exigences de l'article 16 de la Déclaration de 1789". Cette censure a été prononcée en raison du caractère "asymétrique" de la validation, asymétrie liée à ce que seuls les contribuables, et non l'administration fiscale, se sont vus rétroactivement interdits de se prévaloir de la jurisprudence "SARL Ghesquière Equipement". La solution retenue par le Conseil constitutionnel, qui manifeste, implicitement mais nécessairement, que la loi en cause ne répondait pas à un but d'intérêt général, est de grande portée, notamment en ce qu'elle acclimate au contentieux et au droit fiscal un principe jusqu'alors spécifique au contentieux et au droit pénal.
I - La loi de validation destinée à limiter la portée de l'abandon de la jurisprudence "SARL Ghesquière Equipement" est contraire au principe constitutionnel d'équilibre des droits

A - La limitation législative de l'abandon partiel de la jurisprudence "SARL Ghesquière Equipement"

Par une décision d'Assemblée du 31 octobre 1973 (CE Contentieux, 31 octobre 1973, n° 88207 N° Lexbase : A7634AYE, recueil Lebon, p. 609), le Conseil d'Etat avait institué la règle de l'intangibilité du bilan d'ouverture du premier exercice non prescrit. Cette règle constituait la limite au principe, lui-même prétorien, de la correction symétrique des bilans. Selon cette règle d'intangibilité, les erreurs qui affectaient le bilan ne pouvaient être corrigées que dans les bilans de clôture et d'ouverture des exercices non prescrits, mais pas dans le premier bilan d'ouverture du premier exercice non prescrit. Cette règle reposait sur l'idée que ce bilan n'était que la reproduction du bilan de clôture de l'exercice précédent, lequel était couvert par la prescription.

Par la décision d'Assemblée précitée du 7 juillet 2004, le Conseil d'Etat a partiellement abandonné cette règle en jugeant d'une part que "lorsque les bénéfices imposables d'un contribuable ont été déterminés en application de ces dispositions, les erreurs ou omissions qui entachent les écritures comptables retracées au bilan de clôture d'un exercice ou d'une année d'imposition et entraînent une sous-estimation ou une surestimation de l'actif net de l'entreprise peuvent, à l'initiative du contribuable qui les a involontairement commises, ou à celle de l'administration exerçant son droit de reprise, être réparées dans ce bilan" et, d'autre part, que "les mêmes erreurs ou omissions, s'il est établi qu'elles se retrouvent dans les écritures de bilan d'autres exercices, doivent y être symétriquement corrigées, dès lors qu'elles ne revêtent pas, pour le contribuable qui les invoque, un caractère délibéré et alors même que tout ou partie de ces exercices seraient couverts par la prescription prévue, notamment, aux articles L. 168 (N° Lexbase : L8487AE3) et L. 169 (N° Lexbase : L0499IP8) du Livre des procédures fiscales".

La décision "SARL Ghesquière Equipement" a, ainsi, permis à l'administration fiscale de corriger toute écriture comptable entachée d'une inexactitude matérielle (une erreur de fait) ou toute écriture qui méconnaîtrait les règles comptables ou fiscales (une erreur de droit). Quant au contribuable, il pouvait demander la correction des erreurs de fait ou de droit dont la commission n'a pas revêtu de sa part un caractère délibéré.

L'article 43 de la loi du 30 décembre 2004, de finances rectificative pour l'année 2004, après avoir limité, en principe, l'abandon partiel de la règle de l'intangibilité du bilan d'ouverture (1), a tenté, par son paragraphe IV, de limiter, dans le temps, la portée de cet abandon. Aux termes de cet article 43-IV : "sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée et de l'application des dispositions des deuxième, troisième et quatrième alinéas du 4 bis de l'article 38 du Code général des impôts (N° Lexbase : L0044IKT), les impositions établies avant le 1er janvier 2005 ou les décisions prises sur les réclamations contentieuses présentées sur le fondement du deuxième alinéa de l'article L. 190 du Livre des procédures fiscales (N° Lexbase : L2974IAE) sont réputées régulières en tant qu'elles seraient contestées par le moyen tiré de ce que le contribuable avait la faculté de demander la correction des écritures du bilan d'ouverture du premier exercice non prescrit. Toutefois, ces impositions ne peuvent être assorties que des intérêts de retard".

B - Une validation jugée contraire au principe d'équilibre des droits qui en sanctionne implicitement l'absence d'intérêt général

On sait qu'aux termes de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen : "toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution". Sur le fondement de cette disposition, le Conseil constitutionnel a développé une importante jurisprudence destinée à encadrer l'examen de la constitutionnalité des lois rétroactives (2).

Selon le considérant de principe de cette jurisprudence, "si le législateur peut modifier rétroactivement une règle de droit ou valider un acte administratif ou de droit privé, c'est à la condition de poursuivre un but d'intérêt général suffisant et de respecter tant les décisions de justice ayant force de chose jugée que le principe de non-rétroactivité des peines et des sanctions ; [...] en outre, l'acte modifié ou validé ne doit méconnaître aucune règle, ni aucun principe de valeur constitutionnelle, sauf à ce que le but d'intérêt général visé soit lui-même de valeur constitutionnelle ; [...] enfin, la portée de la modification ou de la validation doit être strictement définie".

La déclaration d'inconstitutionnalité est prononcée au motif que l'article 43-IV de la loi du 30 décembre 2004 méconnaît le principe constitutionnel d'équilibre des droits des parties, principe qui découle du droit au recours juridictionnel effectif garanti par l'article 16 de la Déclaration de 1789. Pour retenir cette solution, le Conseil constitutionnel a, implicitement mais nécessairement, admis que la contrariété de la loi à ce principe constitutionnel n'était pas justifiée par un but d'intérêt général à valeur constitutionnelle (cf. infra, § suivant).

Selon le Conseil constitutionnel, à la suite du revirement de jurisprudence du Conseil d'Etat (abandon partiel de la règle de l'intangibilité du bilan d'ouverture), il appartenait au législateur, s'il l'estimait opportun, de rétablir pour l'avenir la règle de l'intangibilité du bilan d'ouverture du premier exercice non prescrit, ce qu'il avait d'ailleurs fait, sous certaines conditions, en adoptant le paragraphe I de l'article 43 de la LFR pour 2004, en précisant aux paragraphes II et III que le rétablissement de la règle de l'intangibilité du bilan d'ouverture s'appliquait aux exercices clos à compter du 1er janvier 2005 et aux impositions établies à compter de cette date. A la différence de cette première validation, le paragraphe IV de l'article 43 a purement et simplement validé les impositions établies avant le 1er janvier 2005 ainsi que les décisions prises sur les réclamations en tant qu'elles seraient contestées sur ce point par le contribuable. En conséquence, cette seconde validation ne s'appliquait pas à l'Etat, lequel avait la faculté de se prévaloir, pour ces impositions, de la jurisprudence "SARL Ghesquière Equipement", si elle lui était favorable.

La solution retenue par le Conseil constitutionnel rejoint celle adoptée par le Conseil d'Etat dans sa décision du 13 février 2009 (CE 3° et 8° s-s-r., 13 février 2009, n° 296117 N° Lexbase : A1150EDX, RJF, 5/09, n° 480) : selon cette décision, "le contribuable ne pouvait utilement se prévaloir du principe de l'intangibilité de ce bilan d'ouverture sur le fondement des dispositions précitées du IV de l'article 43 de la loi du 30 décembre 2004, dès lors que celles-ci prévoient la validation rétroactive des impositions établies avant le 1er janvier 2005 en tant qu'elles seraient contestées par le moyen tiré de ce que le contribuable aurait pu demander la correction des écritures du bilan d'ouverture du premier exercice non prescrit et des exercices antérieurs et ne peuvent être invoquées que par l'administration fiscale qui a notifié au contribuable des redressements fondés sur l'intangibilité du bilan d'ouverture du premier exercice non prescrit". Dans ses conclusions sous cette décision du Conseil d'Etat (BDCF, 5/09, n° 61), le rapporteur public, Edouard Geffray, s'était référé aux travaux et débats parlementaires pour conclure que l'article 43-IV de la loi du 30 décembre 2004 procédait à une "validation asymétrique", dès lors que "seules étaient validées les impositions fondées sur l'application par l'administration du principe d'intangibilité".

Au total, le Conseil constitutionnel a donc sanctionné l'existence d'un traitement "asymétrique" du contribuable et de l'administration fiscale, cette dernière pouvant choisir entre l'application de la jurisprudence "SARL Ghesquière Equipement" et celle de la loi de validation. Il a, en conséquence, jugé que cette "validation asymétrique", parce qu'elle avait eu pour effet de priver à titre rétroactif le seul contribuable du bénéfice de cette jurisprudence, portait atteinte à l'équilibre des droits des parties et, par suite, méconnaissait les exigences de l'article 16 de la Déclaration de 1789.

Dans la décision commentée, le Conseil constitutionnel ne s'est pas interrogé sur l'existence d'un "but d'intérêt général [visé par le législateur] de valeur constitutionnelle", but qui aurait été de nature à justifier l'atteinte à ce principe constitutionnel. L'on peut en déduire qu'en l'espèce, un tel but d'intérêt général de valeur constitutionnelle était absent.

Dans ses conclusions sous la décision "Getecom", du 19 novembre 2008 (CE 3° et 8° s-s-r., 19 novembre 2008, n° 292948 N° Lexbase : A3127EBG), le rapporteur public, Nathalie Escaut, avait ainsi résumé les objectifs de cette loi de validation tels qu'ils ressortaient des travaux parlementaires : "restaurer la sécurité juridique troublée par [le] revirement de jurisprudence [du Conseil d'Etat issu de l'arrêt "SARL Ghesquière Equipement"], supprimer un effet d'aubaine qui aurait méconnu le principe d'égalité entre les contribuables, prévenir des dysfonctionnements des services publics fiscaux et juridictionnels résultant de multiples réclamations et recours et éviter un coût budgétaire évalué à 1,5 milliard d'euros par an et 4 milliards pour le passé". La décision n° 2010-78 QPC marque, ainsi, la volonté du Conseil constitutionnel d'encadrer et de limiter fortement les lois de validation en matière fiscale, nonobstant les conséquences financières, même comme en l'espèce manifestement assez élevées, que l'absence de loi de validation pourrait entraîner sur le budget de l'Etat.

A l'inverse, le juge constitutionnel a, dans une récente décision du 14 octobre 2010 (Cons. const., décision n° 2010-53 QPC, du 14 octobre 2010 N° Lexbase : A7697GBP ; lire N° Lexbase : N4249BQG), déclaré conforme à la Constitution une loi de validation dont l'objectif poursuivi par le législateur était notamment de "prévenir un contentieux lié à la détermination de [la] qualification [du prélèvement litigieux]" et d'"éviter que ne se développent, pour un motif tenant à la compétence du pouvoir réglementaire, des contestations dont l'aboutissement, eu égard aux montants financiers en jeu, aurait pu entraîner, pour l'Etat et les autres bénéficiaires des produits en cause, des conséquences gravement dommageables". Dans cette hypothèse, le vice couvert par la loi de validation tenait, toutefois, à la légalité externe et non interne du prélèvement.

Pour sa part, la Cour européenne des droits de l'Homme a refusé d'adopter un contrôle différencié selon le motif d'illégalité interne ou externe que la loi de validation a pour objet de neutraliser. La Cour a, dans l'arrêt "Joubert", du 23 juillet 2009 (CEDH, 23 juillet 2009, Req. 30345/05 N° Lexbase : A1212EK4, Dr. fisc., 2009, n° 38, comm. 474), jugé que constituait une atteinte au droit de propriété visé à l'article 1 du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L1625AZ9) une loi de validation des contrôles engagés en ce qu'ils étaient contestés sur le fondement d'un motif de pure légalité externe, l'incompétence territoriale des agents ayant effectué le contrôle.

II - Portée et effet de la décision du Conseil constitutionnel

A - L'application au contentieux fiscal d'un principe jusqu'alors spécifique au contentieux pénal

Jusqu'à présent, l'équilibre des droits des parties n'avait été reconnu qu'en matière de procédure pénale, le Conseil constitutionnel ayant, en particulier, jugé que, "si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, c'est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales, notamment quant au respect du principe des droits de la défense, qui implique en particulier l'existence d'une procédure juste et équitable garantissant l'équilibre des droits des parties" (3).

La décision n° 2010-78 QPC est donc d'autant plus intéressante que le principe constitutionnel auquel elle estime que la loi de validation porte atteinte est celui de "l'équilibre des droits des parties dans un procès", lequel découle du droit au recours juridictionnel effectif garanti par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'Homme, principe qui n'avait été jusqu'à maintenant reconnu par la jurisprudence du Conseil constitutionnel qu'en matière de procédure pénale. Selon le Conseil constitutionnel, c'est précisément l'asymétrie de la loi de validation, qui ne remettait en cause les effets du revirement de jurisprudence de la décision "SARL Ghesquière Equipement" uniquement quand ils étaient défavorables à l'administration, qui porte atteinte à ce principe d'équilibre des droits des parties.

L'application du principe constitutionnel d'équilibre des droits des parties pourrait avoir d'importantes conséquences en matière de contentieux fiscal. En effet, toute loi fiscale rétroactive "asymétrique" sera probablement jugée inconstitutionnelle, quels que soient les motifs d'intérêt général que pourrait mettre en avant le législateur. En outre, la solution retenue par le Conseil constitutionnel pourrait remettre en cause certaines des dispositions du Livre de procédures fiscales comme les dispositions de l'article R. 200-18 (N° Lexbase : L4995AEQ) qui octroient au ministre un délai d'appel qui peut excéder celui dont le contribuable dispose (cf. CE 9° et 10° s-s-r., 23 décembre 2010, n° 306228 N° Lexbase : A6968GNE et Thierry Lambert, Chronique procédures fiscales - Février 2011, Lexbase Hebdo n° 427 du 10 février 2011 - édition fiscale N° Lexbase : N3504BR9). La conformité de ces dispositions au principe constitutionnel de l'équilibre des droits des parties n'est pas évidente dès lors que la jurisprudence du Conseil constitutionnel n'interdit pas seulement au législateur d'instituer des "distinctions injustifiées", mais encore lui impose d'assurer "aux justiciables des garanties égales, notamment quant au respect du principe des droits de la défense, qui implique en particulier l'existence d'une procédure juste et équitable garantissant l'équilibre des droits des parties" (4).

C'est d'ailleurs sur le terrain du principe d'équilibre des droits des parties que le Conseil constitutionnel a, notamment, censuré les dispositions de l'article 575 ancien du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L3968AZY) qui interdisaient à la partie civile de se pourvoir contre un arrêt de non-lieu de la chambre de l'instruction en l'absence de pourvoi du ministère public, après avoir relevé que si "la partie civile n'est pas dans une situation identique à celle de la personne mise en examen ou à celle du ministère public", la disposition contestée avait pour effet, en l'absence de pourvoi du ministère public, de priver la partie civile de la possibilité de faire censurer les arrêts de la chambre de l'instruction et ainsi d'"une partie de l'exercice effectif des droits qui lui sont garantis par le Code de procédure pénale devant la juridiction d'instruction" (5).

B - L'effet de la décision n° 2010-78 QPC sur les impositions

Le Conseil constitutionnel n'a pas reporté dans le temps l'entrée en vigueur de la déclaration d'inconstitutionnalité : l'abrogation du paragraphe IV de l'article 43 de la loi de finances rectificative pour 2004 prend donc effet à compter de la publication de la décision. Cependant, afin de donner un effet utile à la procédure, le Conseil a précisé que la déclaration d'inconstitutionnalité pourrait être invoquée dans les instances qui sont en cours à la date de publication de sa décision et dont l'issue dépend de l'application de la disposition déclarée inconstitutionnelle.

Les contribuables qui n'auraient pas introduit une réclamation à la date du 10 décembre 2010 (car la réclamation préalable obligatoire auprès de l'administration fiscale est partie intégrante de l'instance dès lors qu'elle ressortit de la juridiction contentieuse et est assimilée à une instance devant le juge de l'impôt) (6) et auxquels auraient été notifiés des avis de mise en recouvrement fondés sur les dispositions déclarées inconstitutionnelles ne pourront donc utilement invoquer le bénéfice de la décision n° 2010-78 QPC. Il en ira de même des contribuables pour lesquels le délai de réclamation serait expiré, les dispositions combinées des troisième au cinquième alinéas de l'article L. 190 et du c) de l'article R. 196-1 (N° Lexbase : L6486AEX) ne pouvant trouver à s'appliquer en raison de la limitation de l'effet de la déclaration d'inconstitutionnalité aux instances en cours. S'agissant des contribuables qui n'auraient pas encore fait l'objet, à la date de la décision du Conseil constitutionnel, d'avis de mise en recouvrement faisant suite à des redressements d'ores et déjà notifiés, il serait logique, même si cela ne semble pas découler directement du dispositif de cette décision, que l'administration fiscale recommande à ses services de ne plus procéder à l'avenir à des redressements fondés sur les dispositions du IV de l'article 43 de la loi du 30 décembre 2004.

Enfin, plus difficile sera la situation des contribuables dont le litige avait été définitivement tranché à la date de la décision du Conseil constitutionnel (en dehors donc de ceux dont le litige est pendant devant le Conseil d'Etat) : ceux-ci ne pourront se prévaloir de la décision n° 2010-78 QPC, mais ils pourraient peut-être, ainsi que l'évoque Stéphane Austry (QPC et contentieux fiscal. Le jour se lèverait-il enfin aussi pour les contribuables, FR Francis Lefebvre, février 2011), tenter une action en responsabilité fondée sur l'article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'Homme, l'impossibilité pour eux d'invoquer l'inconstitutionnalité de la validation législative pouvant être regardée comme portant une atteinte au droit au respect de ses biens devant donner lieu à réparation.


(1) Le premier paragraphe de l'article 43 ajoute l'article 38-4 bis au CGI afin de remettre en vigueur la règle de l'intangibilité du bilan d'ouverture du premier exercice non prescrit. Il apporte, toutefois, deux exceptions qui rendent inapplicable cette règle : 1/ lorsque l'entreprise apporte la preuve que les omissions ou erreurs entachant l'actif net sont intervenues plus de sept ans avant l'ouverture du premier exercice non prescrit ; 2/ lorsque les omissions ou erreurs résultent de dotations aux amortissements excessives au regard des usages mentionnés au 2° du 1 de l'article 39 du CGI (N° Lexbase : L3894IAH) déduites au cours d'exercices prescrits ou de la déduction au cours d'exercices prescrits de charges qui auraient dû venir en augmentation de l'actif immobilisé. Dans ces deux situations, l'application du principe de correction symétrique conduit à rattacher les conséquences de la rectification de ces omissions ou erreurs à leur exercice d'origine qui, par définition, est prescrit. Dès lors, ces omissions ou erreurs, qu'elles soient constatées par l'administration ou le contribuable, n'entraînent aucune conséquence fiscale. Enfin, le dernier alinéa du 4 bis de l'article 38 du CGI prévoit, lorsque l'entreprise corrige ses écritures comptables des omissions ou erreurs visées par l'une de ces exceptions et affectant l'actif du bilan, que les conséquences fiscales de cette correction sont neutralisées pour la détermination du bénéfice imposable.
(2) Décision n° 2010-53 QPC du 14 octobre 2010, cons n° 4 (prélèvements sur le produit des jeux) ; décision n° 2010-29/37 QPC du 22 septembre 2010, cons n° 10 (instruction CNI et passeports N° Lexbase : A8926E9H) ; décision n° 2010-19/27 QPC du 30 juillet 2010, cons. n° 18 (perquisitions fiscales N° Lexbase : A4552E7Q) ; décision n° 2010-4/17 QPC du 22 juillet 2010, cons. n° 16 ((indemnité temporaire de retraite outre-mer N° Lexbase : A9190E47) ; décision n° 2010-2 QPC du 11 juin 2010, cons. n° 22 (loi dite "anti-Perruche" N° Lexbase : A8019EYN).
(3) Décision n° 2010-612 DC du 5 août 2010, loi portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale, cons. n° 13 (N° Lexbase : A9239E7C) ; décision n° 2010-15/23 QPC du 23 juillet 2010, région Languedoc-Roussillon et autres (C. proc. pén., art. 575), cons. n° 4 (N° Lexbase : A9193E4A).
(4) Décision n° 2010-612 DC du 5 août 2010.
(5) Décision n° 2010-15/23 QPC du 23 juillet 2010.
(6) CE, Assemblée, 31 octobre 1975, n° 97234 (N° Lexbase : A1377B9U), RJF, 1975, n° 578.

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Pénal

[Jurisprudence] Distinction de la diffamation et de l'injure : la diffamation suppose l'imputation d'un fait précis de nature à être l'objet d'une preuve et d'un débat contradictoire

Réf. : Cass. crim., 7 décembre 2010, n° 10-81.984, F-P+B (N° Lexbase : A9903GPH)

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N4830BRC

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par Romain Ollard, Maître de conférences à l'Université Montesquieu Bordeaux - IV

Le 18 Février 2011

L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 7 décembre 2010 vient apporter sa pierre à l'édifice, parfois branlant, de la distinction des délits d'injure et de diffamation, tous deux incriminés à l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881, relative à la liberté de la presse (N° Lexbase : L7589AIW). Se situant dans la droite ligne d'un arrêt d'Assemblée plénière rendu quelques mois plus tôt, le 25 juin 2010 (1), la Chambre criminelle vient poser en principe que la répression de la diffamation suppose l'imputation d'un fait précis, de nature à être l'objet d'une preuve et d'un débat contradictoire. Par l'uniformisation potentielle des solutions jurisprudentielles qu'elle contient, la solution est de nature à réduire sensiblement les divergences jurisprudentielles quant à l'appréciation du caractère précis du fait imputé en matière de diffamation. L'Assemblée plénière, dont la Chambre criminelle reprend ici quasiment mot pour mot la motivation, semble ainsi avoir joué à plein son rôle d'unification. Trois individus étaient poursuivis pour des propos prétendument diffamatoires, proférés à l'encontre de la police de l'air et des frontières, contenus dans deux tracts diffusés au cours d'une manifestation de soutien à des étrangers sans papiers. Les tracts litigieux, élaborés, distribués et diffusés publiquement par les trois prévenus, affirmaient que "les méthodes brutales de la police aux frontières [...] visent en priorité, dans l'esprit de ses agents souvent familiers des idées racistes, les noirs et les arabes". En première instance, le tribunal correctionnel décida certes que les propos contenus dans les tracts étaient diffamatoires mais accorda, néanmoins, le bénéfice de la bonne foi aux prévenus, dont on sait qu'elle opère comme fait justificatif en la matière. La cour d'appel de Rennes, quant à elle, déclara les prévenus coupables du délit de diffamation publique envers une administration publique et condamna chacun d'eux à la peine de 500 euros d'amende assortie d'un sursis au motif que le fait imputé constituait un fait précis au sens de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881.

Saisie d'un pourvoi, qui faisait principalement valoir que les propos litigieux relevaient, non de la qualification de diffamation, mais de celle d'injure, la Chambre criminelle casse la décision des juges du fond au visa de l'article 29, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881. Selon la Haute juridiction, "pour constituer une diffamation, l'allégation ou l'imputation qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la victime doit se présenter sous la forme d'une articulation précise de faits de nature à être, sans difficulté, l'objet d'une preuve et d'un débat contradictoire".

Ce faisant, la Chambre criminelle, se situant dans le parfait sillage d'un arrêt d'Assemblée plénière rendu quelques mois plus tôt, s'attache à clarifier la distinction des délits de diffamation et d'injure (I), distinction dont l'importance pratique doit être relevée (II).

I. La distinction de la diffamation et de l'injure

La Chambre criminelle fonde son arrêt de cassation sur la distinction des délits de diffamation et d'injure et, plus précisément, sur l'exigence d'un fait précis nécessaire à la qualification de diffamation. Aussi ne prend-elle pas le soin de s'interroger sur le caractère public de la diffamation réalisée au moyen d'un tract (2), pas plus que sur l'exception de bonne foi pourtant invoquée par les prévenus (3). Au plan de l'élément matériel, la Haute juridiction ne s'interroge pas davantage sur l'existence d'une allégation ou d'une imputation (4) de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la considération (5) ou sur l'exigence de désignation d'une personne ou d'un corps de personnes déterminés. La solution n'est guère surprenante sur ce dernier point dans la mesure où il est admis que les personnes morales peuvent, comme les personnes physiques, être victimes de diffamation (6), encore que la question ait pu faire difficulté concernant des collectivités et des groupements non dotés de la personnalité morale (7). Mais en l'espèce, s'agissant d'une personne morale de droit public, aucun obstacle ne s'opposait à la répression, d'autant que l'article 30 de la loi du 29 juillet 1881 sanctionne de peines plus sévères la diffamation commise envers les corps constitués et les administrations publiques, ce qui permettait assurément d'englober la police de l'air et des frontières.

Le motif de cassation réside donc exclusivement dans l'exigence d'un fait de diffamation précis, dont jurisprudence (8) et doctrine (9) s'accordent à considérer qu'il s'agit là du critère de distinction principal entre diffamation et injure. Une telle analyse peut d'ailleurs se targuer de la lettre même des textes d'incrimination. En effet, tandis que l'alinéa 1er de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 définit la diffamation comme "toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé", l'alinéa 2 du même texte définit l'injure comme "toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait". La diffamation suppose ainsi que soit imputé à une personne un fait précis, susceptible d'être vérifié : le diffamateur est celui qui accuse sa victime d'un fait dont il prétend qu'il s'est réellement produit et qui appartiendrait à la "réalité historique", ce qui implique qu'il s'agisse d'un fait dont on peut prouver qu'il s'est ou non effectivement produit. A défaut, les termes employés ne peuvent être constitutifs que d'une injure. Une invective proférée à l'encontre d'un individu constitue ainsi une injure dès l'instant qu'elle ne fait référence à aucun évènement précis qui se serait produit. C'est en ce sens que doit être compris l'arrêt de la Chambre criminelle qui considère comme une injure, et non comme une diffamation, l'affirmation selon laquelle "les méthodes brutales de la police aux frontières [...] visent en priorité, dans l'esprit de ses agents souvent familiers des idées racistes, les noirs et les arabes" : ne renfermant l'imputation d'aucun fait circonstancié et identifié, "les propos poursuivis constituaient l'expression d'une opinion injurieuse".

Mais l'apport de l'arrêt est ailleurs, au-delà de cette solution factuelle, en ce que la Cour de cassation vient préciser, en reprenant presque mot pour mot la motivation d'un arrêt d'Assemblée plénière rendu quelques mois plus tôt (10), la manière dont il convient d'apprécier la précision du fait imputé : "pour constituer une diffamation, l'allégation ou l'imputation [...] doit se présenter sous la forme d'une articulation précise de faits de nature à être, sans difficulté, l'objet d'une preuve et d'un débat contradictoire". Conformément à sa mission unificatrice, la Cour de cassation donne ainsi, à l'adresse des juges du fond, une ligne de conduite à suivre quant à l'appréciation de la notion de fait précis en matière de diffamation.

Désormais, la précision du fait imputé implique un fait pouvant faire l'objet d'une preuve susceptible d'être discutée au cours d'un débat contradictoire. Une assertion ne peut ainsi être considérée comme une diffamation que s'il est possible d'en établir la vérité ou la fausseté. La solution se comprend d'autant mieux lorsqu'elle est reliée à l'exceptio veritatis, qui constitue un fait justificatif propre à la diffamation neutralisant la responsabilité pénale du prévenu qui rapporte la preuve de la vérité du fait imputé (11). En réalité, la méthode d'appréciation ainsi consacrée tant par l'Assemblée plénière que par la Chambre criminelle n'est pas entièrement nouvelle en ce qu'elle se rattache à un courant jurisprudentiel qui avait déjà posé les jalons de la solution (12). Elle n'en est pas moins de nature à réduire sensiblement les divergences jurisprudentielles quant à l'appréciation du caractère précis du fait imputé en matière de diffamation, spécialement en ce qui concerne l'exigence de précision relative aux circonstances de temps et de lieux du fait imputé (13).

Pour autant, malgré l'uniformisation potentielle des solutions jurisprudentielles qu'elle contient, la solution ne résorbe pas toutes les difficultés. Quoi que claire en théorie, la distinction de l'injure et de la diffamation n'en demeure pas moins, en effet, parfois extrêmement délicate en pratique dans la mesure où une invective, injurieuse en apparence, peut, en réalité, faire référence à un événement précis. Ainsi, la qualification de "charlatan" a pu être considérée comme une diffamation (14) alors que celle de "nazi" a pu être considérée comme constitutive d'une injure (15). La contradiction n'est cependant peut-être qu'apparente si l'on veut bien admettre que les juges répressifs, loin de se fonder sur le seul contenu des termes employés, c'est-à-dire sur les seuls éléments intrinsèques aux assertions, se réfèrent en outre à des éléments extrinsèques, c'est-à-dire au contexte dans lequel les assertions sont proférées. Le terme de "charlatan" peut dès lors être considéré comme une diffamation si la victime de l'assertion est un médecin, de même que la qualification de "nazi" peut constituer une injure si, détachée de tout rapport avec la réalité, elle est simplement destinée à blesser la victime par son caractère désobligeant. La distinction des délits peut d'ailleurs être rendue d'autant plus difficile qu'un fait constitutif d'une diffamation à une certaine époque peut devenir une injure avec le temps, en fonction de l'évolution des moeurs ou de l'histoire (16). Par exemple, si le dessin d'une croix gammée sur la façade d'une maison d'habitation a pu être considéré comme une diffamation au lendemain de la libération (17), il n'est pas certain qu'une telle qualification serait aujourd'hui retenue.

On le voit, malgré les directives énoncées par la Cour de cassation quant à l'appréciation de la précision du fait imputé, la distinction de l'injure et de la diffamation reste largement tributaire d'une appréciation des faits, nécessairement laissée au pouvoir des juges du fond. Or, la distinction des deux infractions est d'autant plus importante en pratique que la loi du 29 juillet 1881, sur la liberté de la presse, se révèle extrêmement sévère quant à son régime juridique, spécialement en cas d'erreur de qualification, comme tel était le cas en l'espèce.

II. L'importance pratique de la distinction de la diffamation et de l'injure

L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 7 décembre 2010 illustre un premier intérêt pratique attaché à la distinction de la diffamation et de l'injure. Considérant que les propos contenus dans les tracts étaient constitutifs, non d'une diffamation, mais d'une injure, la Haute juridiction décide que la cassation aura lieu sans renvoi, ainsi que le permet l'article L. 411-3 du Code de l'organisation judiciaire (N° Lexbase : L7928HNX), dans la mesure où "toute requalification [est] exclue en application de l'article 53 de la loi du 29 juillet 1881", de sorte que la cassation "n'implique pas qu'il soit à nouveau statué sur le fond". En d'autres termes, si la qualification est entachée d'une erreur, la relaxe s'impose en l'absence de toute possibilité de requalification.

Dans ce prolongement, la distinction des deux délits apparaît d'autant plus importante que, aux termes des articles 50 et 53 de la loi de 1881, tous les actes de déclenchement des poursuites -réquisitoire introductif d'instance, citation directe, plainte avec constitution de partie civile- doivent, à peine de nullité (18), préciser et qualifier les faits incriminés avec indication des textes dont l'application est demandée. Or, la jurisprudence interprète strictement ces dispositions puisqu'elle décide que "les mêmes faits ne sauraient recevoir une double qualification sans créer une incertitude dans l'esprit du prévenu" (19). Le ministère public et la partie civile sont, donc, dans l'obligation de choisir, dès l'origine, l'une des deux qualifications qui liera tant les juridictions d'instruction que celle de jugement jusqu'à l'issue de la procédure. La qualification initialement retenue par l'acte déclenchant les poursuites fixe ainsi définitivement les termes du débat (20) et les juges du fond ne sont pas autorisés à requalifier les faits en cas d'erreur pour condamner sur un autre fondement (21), sauf à substituer à la qualification de presse une infraction de droit commun (22). En conséquence, en cas de qualification erronée, le non-lieu ou la relaxe s'impose malgré le caractère punissable des faits sous une autre qualification.

Obligation de qualification dès l'origine sous peine de nullité de l'acte déclenchant les poursuites, impossibilité de modifier la qualification choisie : le régime ainsi mis en place par la loi de 1881 est décidément drastique. Sans doute un tel régime se justifie-t-il par la volonté -très certainement louable- de protéger la liberté d'expression, garantie par l'article 10 de la CESDH (N° Lexbase : L4743AQQ). Il est néanmoins permis de se demander si un tel régime n'est pas excessivement sévère, au regard de la grande subtilité de qualification des délits d'injures et de diffamation.

Plus largement, c'est peut-être l'ensemble du régime de la loi du 29 juillet 1881 qui fait montre d'une sévérité excessive, que l'on songe par exemple au délai de prescription de l'action publique, ramené en la matière à trois mois (23), ou encore à l'impossibilité pour la victime de déclencher elle-même l'action publique, sauf cas limitativement énumérés (24). Bien plus, il serait possible de douter de l'opportunité de soumettre tous les modes d'expression de la pensée à un régime unitaire (25). Sans doute, là encore, le régime sévère mis en place par la loi de 1881 peut-il se comprendre à l'endroit des publications réalisées par voie de presse, précisément pour sauvegarder la liberté de la presse. En revanche, l'extension de ce régime à tous les modes d'expression de la pensée pourrait être contestée, principalement lorsque les faits poursuivis ne sont pas, comme en l'espèce, commis par voie de presse. Ne faudrait-il pas, dès lors, distinguer deux types de délits de diffamation et d'injure, ceux commis par voie de presse, qui resteraient dans le giron de la loi de 1881 et soumis en tant que tel à son régime dérogatoire, et ceux commis par un autre mode d'expression qui pourraient être rapatriés dans le Code pénal et qui seraient soumis, en conséquence, au régime de droit commun ?


(1) Ass. plén., 25 juin 2010, n° 08-86.891, P+B+R+I (N° Lexbase : A2834E3D), D., 2010, p. 2090, obs. V. Vigneau ; Cédric Tahri, L'affaire "La Rumeur" ou les affres de la qualification juridique, Lexbase Hebdo n° 401 du 1er juillet 2010 - édition privée générale (N° Lexbase : N6143BP9).
(2) Le caractère public de la diffamation résultait ici de la distribution de tracts dans des lieux publics à des personnes ne constituant pas un groupe uni par des intérêts communs (Cass. crim. 29 mars 1994, n° 92-80.728 N° Lexbase : A4018ACS, Bull. crim., n° 119 ; Cass. crim., 24 janvier 1995, n° 93-84.701 N° Lexbase : A8418ABE, Bull. crim., n° 33).
(3) La bonne foi est, en la matière, un concept difficile à cerner car protéiforme : quoi que souvent considérée comme un fait justificatif particulier, il semble qu'elle renvoie parfois à l'absence d'intention coupable, c'est-à-dire à l'élément moral de l'infraction (sur l'ensemble de la question, v. Ph. Conte, La bonne foi en matière de diffamation ; notion et rôle, Mélanges A. Chavanne, Litec, 1990, p. 49).
(4) Tandis que l'allégation consiste à affirmer un fait d'après les assertions d'autrui, voire d'après la rumeur publique, le diffamateur ne faisant alors que "colporter", l'imputation consiste au contraire à affirmer un fait reposant sur des constatations personnelles.
(5) Tandis que l'honneur est l'estime que l'on se porte à soi-même, la considération est "l'estime des autres" (Ph. Conte, Droit pénal spécial, Litec, 3ème éd., 2007, n° 408).
(6) Cass. crim., 23 mars 1978, n° 77-90.339 (N° Lexbase : A6728CIZ), Bull. crim. n° 115.
(7) La jurisprudence refuse, en effet, de retenir la diffamation lorsque les faits imputés visent une collectivité trop large et insuffisamment désignée, telle que "les homosexuels" (Cass. crim., 16 octobre 1984, n° 84-91.227 N° Lexbase : A8259AA7, Gaz. Pal., 1985, 1, 161, note J.-P. Doucet) ou une congrégation religieuse (Cass. crim., 22 novembre 1934, D., 1936, 1, 27, note Nast).
(8) V. notamment, Ass. plén., 25 février 2000, n° 94-15.846 (N° Lexbase : A1440GXM), D., 2000, J. 84 ; Cass. civ. 1, 3 mai 2007, n° 05-19.897, FS-P+B (N° Lexbase : A0574DW8), Bull. civ. I, n° 167, D., 2007, p. 1431 ; Cass. crim., 5 janvier 2010, n° 09-84.328, F-D (N° Lexbase : A7779EQ8).
(9) Ph. Conte, op. cit., n° 409 ; E. Dreyer, Presse, J.-Cl. Lois spéciales, Fasc. 90, n° 15 et s. ; V. Malabat, Droit pénal spécial, Dalloz, 4ème éd., 2009, n° 559 ; J. Pradel, M. Danti-Juan, Droit pénal spécial, 3ème éd., Cujas, n° 469 ; M.-L. Rassat, Droit pénal spécial, Dalloz, 5ème éd., 2006, n° 460 ; M. Véron, Droit pénal spécial, Armand Colin, 11ème éd., n° 236.
(10) Ass. plén., 25 juin 2010, n° 08-86.891, préc., D., 2010, p. 2090, obs. V. Vigneau.
(11) Loi du 29 juillet 1881, art. 35.
(12) V., notamment, Cass. crim., 16 mars 2004, n° 03-82.828, F-P+F (N° Lexbase : A6099DBI), Bull. crim., n° 67 ; Cass. crim., 28 mars 2006, n° 05-80.634, F-P+F (N° Lexbase : A9802DND), Bull. crim., n° 90 ; Cass. crim., 14 février 2006, n° 05-82.475, F-P+F (N° Lexbase : A5133DNG), Bull. crim., n° 40, D., 2006, p. 886 ; Cass. civ. 1, 4 avril 2006, n° 05-14.404, FS-P+B (N° Lexbase : A9776DNE), Bull. civ. I, n° 193 ; Cass. civ. 1, 3 mai 2007, n° 05-19.897, FS-P+B (N° Lexbase : A0574DW8), Bull. civ. I, n° 167, D., 2007, p. 1431.
(13) En ce sens, v. V. Vigneau, D., 2010, p. 2090, obs. sous Ass. plén., 25 juin 2010, préc..
(14) Cass. crim., 14 avril 1992, n° 87-80.411 (N° Lexbase : A1111AAE), Bull. crim., n° 162.
(15) CA Paris, 1er juin 1995, DP, 1995, comm. 253.
(16) J. et A.-M. Larguier, Droit pénal spécial, Dalloz, 11ème éd., p. 143 ; M.-L. Rassat, op. cit., n° 462.
(17) Cass. crim., 23 février 1950 (N° Lexbase : A1439GXL), D. 1951, p. 217, note P. Mimin.
(18) Tandis que la nullité de l'article 50 est une nullité d'ordre public devant être soulevée d'office en tout état de la procédure, même devant la Cour de cassation (Cass. crim., 23 juin 1987, n° 86-94.322 N° Lexbase : A7209CIT, Bull. crim., n° 260), celle de l'article 53 doit être soulevée in limine litis, avant toute défense au fond et ne peut être relevée d'office par les juges (Cass. crim., 10 mars 1996, n° 95-81.127 N° Lexbase : A9098ABL, Bull. crim., n° 110).
(19) Cass. crim., 26 avril 2000, n° 98-87.633 (N° Lexbase : A3194AUT), Bull. crim., n° 167.
(20) Cass. crim., 16 février 1988, n° 87-90.179 (N° Lexbase : A7252AAT), Bull. crim., n° 78.
(21) Cass. crim., 13 novembre 1978, n° 76-91.548 (N° Lexbase : A3490CHQ), Bull. crim., n° 314 ; Cass. crim., 16 avril, 1985, n° 84-90.169 (N° Lexbase : A3338AAU), Bull. crim., n° 141.
(22) Cass. crim., 22 mai 1984, n° 81-94.450 (N° Lexbase : A7971AAH), Bull. crim., n° 188.
(23) Loi du 29 juillet 1881, art. 65.
(24) Loi du 29 juillet 1881, art. 47, 48.
(25) Comp. Ph. Conte, Droit pénal spécial, op. cit., n° 391.

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Santé

[Jurisprudence] La preuve du harcèlement moral, sous le contrôle de la Cour de cassation

Réf. : Cass. soc., 25 janvier 2011, n° 09-42.766, FS-P+B+R (N° Lexbase : A8506GQ4)

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par Christophe Willmann, Professeur à l'Université de Rouen et Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Protection sociale"

Le 18 Février 2011

Le contentieux du harcèlement moral continue de prospérer, en tous ses aspects : notion, définition, sanctions et spécialement, régime de la preuve. La Cour de cassation a eu récemment l'occasion de conforter sa jurisprudence relative à la charge de la preuve, telle qu'elle pèse à la fois sur le salarié et sur l'employeur. En effet, pour la Cour de cassation, il appartient à la cour d'appel de se prononcer sur l'ensemble des éléments retenus afin de dire s'ils laissaient présumer l'existence d'un harcèlement moral et, dans l'affirmative, d'apprécier les éléments de preuve fournis par l'employeur pour démontrer que les mesures en cause étaient étrangères à tout harcèlement moral (Cass. soc., 25 janvier 2011, n° 09-42.766, FS-P+B+R) (1). Il était reproché à la cour d'appel, en violation des articles L. 1152-1 (N° Lexbase : L0724H9P) et L. 1154-1 (N° Lexbase : L0747H9K) du Code du travail, de se prononcer sur l'ensemble des éléments retenus afin de dire s'ils laissent présumer l'existence d'un harcèlement moral. Il incombe, ensuite, au juge d'apprécier les éléments de preuve fournis par l'employeur pour démontrer que les mesures en cause ne sont pas constitutives d'un harcèlement et justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement (2). L'arrêt retient, également, l'attention, en ce qu'il se prononce sur le régime de la visite de reprise, puisque la Cour de cassation décide que l'initiative appartient à l'employeur. Le retard dans l'organisation de la visite de reprise est imputable à l'employeur lorsque le salarié l'a informé de son classement en invalidité deuxième catégorie et qu'ayant l'obligation de prendre l'initiative de faire procéder à une visite de reprise, l'employeur a juste invité le salarié à prendre rendez-vous auprès de la médecine du travail (3). Pour important que cet aspect de l'arrêt soit, l'attention est essentiellement portée sur la thématique du harcèlement et celle du régime de la preuve. Le droit positif et la jurisprudence ont établi un partage des rôles, entre le salarié, désormais tenu d'établir (et non plus seulement présenter) des faits qui permettent de présumer l'existence d'un harcèlement (I) et l'employeur, à qui il incombe de prouver que les agissements ne sont pas constitutifs d'un harcèlement moral et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement (II). La Chambre sociale exerce donc un contrôle sur la prise en compte par le juge du fond de l'ensemble des faits établis par le salarié, sur la qualification de présomption de harcèlement moral et sur les justifications de l'employeur. I - Mécanisme de la présomption de faits de harcèlement

A - Evolution législative du régime de la preuve, à la charge du salarié

La loi n° 2002-73 de modernisation sociale du 17 janvier 2002 (N° Lexbase : L1304AW9) a adopté, en matière de harcèlement moral ou sexuel, le même mécanisme de la charge de la preuve qu'en matière de lutte contre les discriminations : le salarié qui s'estime victime de harcèlement moral ou sexuel doit présenter les éléments de fait laissant supposer un harcèlement. A la partie défenderesse, il incombe de prouver que les agissements incriminés ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et qu'ils sont justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement (C. trav., anc. art. L. 122-52 N° Lexbase : L0584AZN) (4). Ce régime est aménagé par rapport au droit commun afin de prendre en compte la spécificité du harcèlement et la difficulté pour la victime d'en établir la preuve. Ce régime est, également, applicable au harcèlement sexuel. Certains travaux parlementaires (5) ont regretté que le régime finalement adopté à l'époque ait conduit à une inversion de la charge de la preuve au détriment du défendeur.

Le Conseil constitutionnel a assorti ce régime de la charge de la preuve de très strictes réserves d'interprétation dans sa décision du 12 janvier 2002 sur la loi de modernisation sociale (Cons. const., 12 janvier 2002, n° 2001-455 DC N° Lexbase : A7588AXC). Les dispositions des articles 158 et 169 de la loi ont aménagé la charge de la preuve en faveur des personnes qui s'estiment victimes d'un harcèlement moral ou sexuel. Or, pour le Conseil constitutionnel, il ressort des termes mêmes des dispositions critiquées que les règles de preuve dérogatoires qu'elles instaurent trouvent à s'appliquer "en cas de litige" : il s'ensuit que ces règles ne sont pas applicables en matière pénale et ne sauraient, en conséquence, avoir pour objet ou pour effet de porter atteinte au principe de présomption d'innocence (cons. 84).

De plus, les règles de preuve plus favorables à la partie demanderesse instaurées par les dispositions critiquées ne sauraient, selon le Conseil constitutionnel, dispenser celle-ci d'établir la matérialité des éléments de fait précis et concordants qu'elle présente au soutien de l'allégation selon laquelle la décision prise à son égard procéderait d'un harcèlement moral ou sexuel au travail. La partie défenderesse sera mise en mesure de s'expliquer sur les agissements qui lui sont reprochés et de prouver que sa décision est motivée des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. En cas de doute, il appartiendra au juge, pour forger sa conviction, d'ordonner toutes mesures d'instruction utiles à la résolution du litige (cons. 89).

Ces règles ont été aménagées par la loi n° 2003-6 du 3 janvier 2003, dite loi "Fillon" (N° Lexbase : L9374A8P) (6). Il ne s'agit plus pour le salarié de présenter des éléments de fait laissant supposer l'existence d'un harcèlement mais d'établir des faits qui permettent de présumer l'existence d'un harcèlement (C. trav., art. L. 1154-1 N° Lexbase : L0747H9K) (7). Le législateur a voulu modifier ce régime pour rééquilibrer la charge de la preuve et prévenir ainsi certains recours manifestement abusifs.

En effet, cette nouvelle définition du régime de la charge de la preuve est conforme au droit européen. La Directive 2000/43/CE du Conseil du 29 juin 2000 (N° Lexbase : L8030AUX), relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d'origine ethnique, qui considère le harcèlement comme une forme de discrimination, prévoit un aménagement de la charge de la preuve en faveur de la victime. Son article 8 prévoit, en effet, que, dès lors qu'une personne s'estime lésée par le non-respect à son égard du principe de l'égalité de traitement et établit, devant une juridiction ou une autre instance compétente, des faits qui permettent de présumer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte, il incombe à la partie défenderesse de prouver qu'il n'y a pas eu violation du principe de l'égalité de traitement.

Le nouveau régime de la preuve est, enfin, conforme à la jurisprudence du Conseil constitutionnel (supra). Par sa décision n° 2001-455 DC du 12 janvier 2002 sur la loi de modernisation sociale, le juge constitutionnel a donc indiqué que l'aménagement de la charge de la preuve prévue à l'article 169 de la loi du 17 janvier 2002 ne dispenserait pas le demandeur, devant le juge civil ou prud'homal, de présenter des éléments de présomption précis et concordants relatifs aux agissements allégués.

Enfin, le nouveau Code du travail a recodifié le dispositif (C. trav., art. L. 1154-1 N° Lexbase : L0747H9K) (8).

B - Appréciation contentieuse du mécanisme de présomption

La loi a évolué, renforçant l'obligation du salarié d'établir les faits laissant présumer un fait de harcèlement. La jurisprudence a suivi la voie ainsi tracée par le législateur, en plusieurs étapes.

Première étape. La Cour de cassation, en 2007 (9), a d'abord admis que les règles relatives à la charge de la preuve ne constituent pas des règles de procédure applicables aux instances en cours mais touchent le fond du droit, de sorte que le harcèlement moral allégué doit (en l'espèce) être examiné au regard des dispositions de l'article L. 122-52 du Code du travail dans sa rédaction antérieure à la loi du 3 janvier 2003.

Deuxième étape. Ensuite et surtout, la Cour de cassation a laissé aux juges du fond une large marge d'appréciation quant à l'appréciation des faits. L'existence et la caractérisation d'un harcèlement relevaient, jusque-là et en principe, depuis un arrêt du 27 octobre 2004 (Cass. soc., 27 octobre 2004, n° 04-41.008, F-P+B N° Lexbase : A7443DDZ) (10), du pouvoir souverain des juges du fond.

Ainsi, en 2007 (11), la Cour de cassation considérait qu'un arrêt rendu par les juges du fond n'a pas à être censuré dès lors que les juges du fond ont estimé que la décision de licenciement était justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement et, qu'ils ont, sur la demande de dommages-intérêts en réparation d'un préjudice résultant d'agissements fautifs de harcèlement, retenu que les faits allégués n'étaient pas susceptibles de revêtir la qualification de harcèlement moral. Cette jurisprudence a été réaffirmée dans plusieurs arrêts (12).

En 2008 (13), la cour d'appel de Paris a relevé que les attestations produites aux débats par une salariée pour démontrer avoir été victime d'un harcèlement moral de son employeur à l'origine de sa maladie qui l'a rendue inapte à tout poste dans l'entreprise, s'appliquent uniquement pour la plupart à la qualité de son travail au service de celui-ci. Ces éléments sont de nature à établir à la fois l'importance de l'investissement de la salariée dans son travail, et à l'existence d'une relation professionnelle difficultueuse, voire conflictuelle, avec son employeur, elles ne permettent cependant pas d'en déduire un comportement fautif de celui-ci au sens, nécessairement, de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ).

Dans le même sens, la même cour d'appel de Paris a décidé, en 2008 (14), qu'il appartient à la salariée d'établir des faits qui permettent de présumer l'existence d'agissements constitutifs de harcèlement moral. Cependant, ainsi que l'a exactement jugé le conseil de prud'hommes, la salariée n'a communiqué aucun élément en ce sens, quand bien même les échanges de courriers entre les parties démontrent des difficultés relationnelles entre elles, étant en outre observé que la salariée fait principalement état d'agissements de harcèlement moral de la part de l'épouse de l'employeur, qualité que n'avait pas cette dernière.

La Cour de cassation vérifie que les juges du fond n'ont pas inversé la charge de la preuve. Un arrêt du 9 octobre 2007 (15) approuve une cour d'appel qui, pour décider que l'existence d'un harcèlement moral n'était pas établie, a retenu que l'employeur rapportait la preuve d'éléments objectifs étrangers à tout harcèlement moral expliquant les retards dans les paiements de salaire et les changements d'horaires et que des propos injurieux n'avaient été tenus qu'une fois.

Troisième étape. Dans un contexte de montée des situations de souffrance au travail et leurs conséquences parfois gravissimes, la Cour de cassation a, finalement, infléchi sa jurisprudence et a décidé de renforcer la nature de son contrôle, d'harmoniser les pratiques des différentes cours d'appel et de préciser les règles qui conduisent la charge de la preuve. Par quatre arrêts rendus le 24 septembre 2008 (16), la Cour de cassation a décidé d'exercer un contrôle de qualification. Désormais, elle devra trouver dans les arrêts les motifs nécessaires à lui permettre de contrôler que le salarié a rapporté la preuve de faits et que ces faits qui doivent être appréhendés par le juge dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence du harcèlement allégué. La Cour de cassation a précisé sa doctrine dans son rapport annuel de 2008 (17).

En 2009 (18), la Cour de cassation a ainsi décidé qu'appréciant la valeur des éléments qui lui étaient soumis, la cour d'appel a constaté que les attestations produites par la salariée ne relataient pas les agissements dont elle disait avoir été victime et que le certificat médical versé aux débats ne faisait que reprendre ses propos sur l'origine de l'affection médicalement constatée. Elle a pu en déduire, sans méconnaître les règles de preuve applicables en la matière, que la salariée n'établissait pas la matérialité d'éléments de fait précis et concordants pouvant laisser présumer l'existence d'un harcèlement.

De même, en 2010 (19), la Cour de cassation a relevé qu'appréciant la valeur et la portée de l'ensemble des éléments de preuve qui lui étaient soumis, la cour d'appel, qui n'était pas tenue d'effectuer une recherche que ses constatations rendaient inopérante, a relevé que le salarié n'avait pas été personnellement victime d'une dégradation de ses conditions de travail à la suite des agissements du chef de bureau subis par un autre salarié, de sorte qu'il n'était pas fondé à se prévaloir d'un manquement de l'employeur à son obligation de sécurité de résultat en matière de harcèlement moral.

Enfin, en 2011 (20), la Cour de cassation a précisé que le fait que la salariée qui a été mise à l'écart de ses collègues au sein de l'entreprise et subissait des humiliations, agissements ayant eu pour effet une dégradation de ses conditions de travail permet de présumer l'existence d'un harcèlement moral.

Quatrième étape. La Cour de cassation a précisé, en 2010 (21), qu'une salariée n'est tenue que d'apporter des éléments qui permettent de présumer de l'existence d'un harcèlement moral. En l'espèce, une salariée a produit, à l'appui de ses allégations de harcèlement moral, une attestation rapportant que lors de l'entretien préalable la salariée a déclaré que "depuis quelque temps ça n'allait plus au sein de l'établissement" et indiquant l'avoir vue pleurer sur son lieu de travail, un certificat d'un médecin, qu'elle consulte depuis septembre 2004, selon lequel elle a dit être l'objet de conflits socioprofessionnels, un bulletin d'hospitalisation à compter du 15 novembre 2004 et des prescriptions de médicaments pour la période du 5 novembre 2004 au 10 septembre 2007. A tort, les juges du fond en ont déduit qu'elle n'établit pas l'existence de faits répétés permettant de présumer l'existence d'un harcèlement.

Mais ce mécanisme de présomption, instauré au profit de la victime d'un acte de harcèlement, s'articule avec l'obligation, à la charge de l'employeur, d'apporter la preuve contraire.

II - Le mécanisme de présomption est combiné avec l'obligation, à la charge de l'employeur, d'apporter la preuve contraire

A - Obligation légale, pour l'employeur, d'apporter la preuve contraire

La loi n° 2003-6 du 3 janvier 2003, portant relance de la négociation collective en matière de licenciements économiques (art. 4, supra), a modifié le régime de la preuve : au vu des éléments de fait établis par le salarié (mécanisme de présomption), il incombe au défendeur (l'employeur) de prouver que les agissements ne sont pas constitutifs d'un harcèlement moral et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement (C. trav., art. L. 1154-1 N° Lexbase : L0747H9K).

Le droit européen (Accord-cadre européen sur le harcèlement et la violence au travail, 26 avril 2007) (22) retient la même solution. Selon ce texte, la procédure en question doit prendre en considération les éléments suivants, dont la liste n'est pas limitative : il est dans l'intérêt de toutes les parties d'agir avec la discrétion nécessaire pour préserver la dignité et l'intimité de chacun ; aucune information ne doit être divulguée aux parties qui ne sont pas impliquées dans l'affaire ; les plaintes sont examinées et traitées sans délai injustifié ; toutes les parties impliquées doivent être entendues de manière impartiale et bénéficier d'un traitement équitable ; les plaintes doivent être étayées par des informations détaillées ; les fausses accusations ne sont pas tolérées et leurs auteurs s'exposent à des mesures disciplinaires ; une assistance externe peut s'avérer utile. Ces dispositions ont, d'ailleurs, été reprises en droit interne par l'accord national interprofessionnel sur le harcèlement et la violence au travail du 26 mars 2010 (arrêté du 23 juillet 2010 portant extension d'un accord national interprofessionnel sur le harcèlement et la violence au travail N° Lexbase : L9690IMT).

B - La Cour de cassation contrôle les justifications avancées par les employeurs

En 2008 (23), la Cour de cassation a estimé que, dès lors que le salarié concerné établit des faits qui permettent de présumer l'existence d'un harcèlement, il incombe à la partie défenderesse, au vu de ces éléments, de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. En l'espèce, la cour d'appel a pu ainsi relever que chacune des mesures invoquées par la salariée était justifiée par la situation économique de l'entreprise et la nécessité de sa réorganisation.

En 2009 (24), la Cour de cassation a relevé que si les justifications de l'employeur sont convaincantes, le juge écartera la qualification de harcèlement moral. Après avoir écarté en l'état des éléments qui lui étaient soumis, tout ton blessant ou humiliant de la part de l'employeur, la cour d'appel a retenu que la gestion du bar entrait dans les attributions de la salariée ; il lui appartenait de répondre au téléphone ; l'arbitrage des tournois du vendredi était habituellement confié à des bénévoles et c'était en raison de son état de santé que Mme C. n'avait plus été payée par virement mais par chèque. Les juges du fond en ont déduit que les agissements de l'employeur étaient justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

Dans le même sens, la Cour de cassation a confirmé, en 2009 (25), cette nécessité, pour l'employeur, d'apporter des éléments de preuve. Les reproches et avertissement adressés au salarié et les conditions d'exécution de son travail constatées dans l'arrêt étaient de nature à faire présumer l'existence d'un harcèlement, en sorte qu'il revenait à l'employeur d'établir que ses agissements étaient justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

Pour débouter le salarié de ses demandes en paiement de dommages-intérêts pour harcèlement, une cour d'appel a retenu que les courriels du salarié n'étaient pas de nature à établir ses propres allégations ou à fournir des éléments propres à les compléter et que le harcèlement n'était pas prouvé. Mais pour la Cour de cassation (26), dès lors que le salarié établit des faits qui permettent de présumer l'existence d'un harcèlement, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement. En faisant peser la charge de la preuve sur le salarié, la cour d'appel a violé l'art. L. 1154-1 du Code du travail.

Conformément à sa jurisprudence, la Cour de cassation a jugé, en 2011 (27), qu'un salarié se prévalant d'un ensemble de faits permettant de présumer l'existence d'un harcèlement moral pour avoir été destinataire d'un propos blessant, avoir été laissé sans activité par son employeur pendant plusieurs mois et avoir fait l'objet d'une procédure de licenciement par la suite abandonnée devant le refus de l'administration d'accorder son autorisation, il incombe à l'employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

Si l'existence de faits laisse présumer un harcèlement, il appartient à l'employeur de prouver qu'ils n'étaient pas constitutifs d'un harcèlement et que ses décisions étaient justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement (28).

En l'espèce (arrêt rapporté), la Cour de cassation s'inscrit dans la continuité de sa jurisprudence. Lorsque le salarié établit la matérialité de faits précis et concordants constituant selon lui un harcèlement, le juge doit apprécier si ces éléments, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence d'un harcèlement moral. Dans l'affirmative, il incombe à l'employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Il appartenait aux juges du fond de se prononcer sur l'ensemble des éléments retenus afin de dire s'ils laissaient présumer l'existence d'un harcèlement moral et, dans l'affirmative, d'apprécier les éléments de preuve fournis par l'employeur pour démontrer que les mesures en cause étaient étrangères à tout harcèlement moral.


(1) En l'espèce, ayant fait l'objet de plusieurs arrêts de travail pour maladie, la salariée a été mise en invalidité deuxième catégorie à compter du 1er juin 2005, ce dont elle a informé l'employeur. Ce dernier l'a invitée, le 29 juin 2005, à prendre rendez-vous auprès de la médecine du travail. Après avoir mis en demeure son employeur d'organiser les visites de reprise, la salariée a été déclarée inapte, à l'issue de deux visites médicales, à tout poste dans l'entreprise puis licenciée. Elle a saisi la juridiction prud'homale de diverses demandes, notamment au titre d'un harcèlement moral. La cour d'appel a débouté la salariée de sa demande de dommages-intérêts, estimant que l'essentiel des pièces produites concerne de multiples courriers que cette dernière a écrit à son employeur, aux membres du CHSCT, à l'inspection du travail, dans lesquels elle dénonce les moindres décisions, les réponses, les remarques de sa hiérarchie tant sur le fonctionnement de l'établissement que sur les points qui la concernent personnellement. Les attestations, les avis d'arrêt de travail ne permettaient de présumer l'existence d'un harcèlement quant aux faits évoqués (propos menaçants, discrédit sur son travail). Le retrait des moyens nécessaires à l'exécution de son travail tels que le choix d'un dentiste plus proche de l'établissement, la permutation des locaux d'infirmerie, le changement de clés du secrétariat ne pouvait être retenu, ces décisions ayant été prises en accord avec la DDASS. Par ailleurs, les demandes de régularisation des attestations de soins ressortant du pouvoir de direction de l'employeur, ne laissent présumer un quelconque harcèlement.
(2) Sur la preuve du harcèlement moral, cf. l’Ouvrage "Droit du travail" ; voir Harcèlement moral ? Prouvez-le ! - Questions à Isabelle Boukhris, avocate associé du cabinet LEKS, Lexbase Hebdo n° 341 du 12 mars 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N7743BIM).
(3) Sur la constatation de l'inaptitude par l'autorité compétente, cf. l’Ouvrage "Droit du travail" N° Lexbase : E3271ETC).
(4) C. trav., art. L. 122-52 (N° Lexbase : L0584AZN), Créé par la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002 (N° Lexbase : L1304AW9) (art. 169) : "[...] le salarié concerné présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'un harcèlement. Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ses agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles".
(5) Sénat, Rapport, A. Gournac, au nom de la commission des affaires sociales, n° 92 (2002-2003), 11 décembre 2002 ; V. aussi J.-E. Ray, Harcèlements immoraux, Liaisons sociales Magazine, mai 2002, p. 56.
(6) Assemblée nationale, Rapport de D. Dord, au nom de la commission des affaires culturelles, n° 386, 26 novembre 2002 ; Sénat, Rapport A. Gournac, au nom de la commission des affaires sociales, n° 92 (2002-2003), 11 décembre 2002 ; Assemblée nationale, Rapport J.-M. Dubernard, au nom de la commission mixte paritaire, n° 509 ; Sénat, Rapport de M. Alain Gournac, au nom de la commission mixte paritaire, n° 105 (2002-2003).
(7) C. trav., art. L 122-52, modifié par la loi n° 2003-6 du 3 janvier 2003 (art. 4) : "[...] dès lors que le salarié concerné établit des faits qui permettent de présumer l'existence d'un harcèlement, il incombe à la partie défenderesse, au vu de ces éléments, de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles".
(8) C. trav., art. L. 1154-1 : "[...] ou le salarié établit des faits qui permettent de présumer l'existence d'un harcèlement. Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles".
(9) Cass. soc., 13 décembre 2007, n° 06-44.080, FS-P+B (N° Lexbase : A0815D3L).
(10) Bull. 2004, V, n° 267. V. J.-Y. Frouin, Sur le contrôle par la Cour de cassation de la qualification juridique de harcèlement moral, RJS 2005, p. 671 ; Cour de cassation, Rapport annuel, 2004, p. 215, édition La documentation française. Il n'appartient qu'aux juges du fond d'apprécier souverainement si les faits qu'ils constatent sont constitutifs d'un harcèlement moral. La Cour de cassation n'exerce qu'un contrôle de motivation au regard de l'article 455 du nouveau Code de procédure civile (N° Lexbase : L6565H7B).
(11) Cass. soc., 13 décembre 2007, n° 06-44.080, FS-P+B, préc..
(12) Cass. soc., 23 novembre 2005, n° 04-41.649 (N° Lexbase : A7585DLI), Bull. civ. V, n° 334 ; Cass. soc., 26 septembre 2007, n° 06-43.029, F-D (N° Lexbase : A5927DY8).
(13) CA Paris, 18ème ch., 4 novembre 2008, n° 06/12144 (N° Lexbase : A2733EBT).
(14) CA Paris, 21ème ch., sect. C, 1er juillet 2008, n° 06/08469 (N° Lexbase : A7867D9A).
(15) Cass. soc., 9 octobre 2007, n° 06-42.350, F-D (N° Lexbase : A7443DYC).
(16) Cass. soc., 24 septembre 2008, quatre arrêts FS-P+B+R+I, n° 06-45.747 (N° Lexbase : A4540EAE), n° 06-46.517 (N° Lexbase : A4541EAG), n° 06-43.504 (N° Lexbase : A4538EAC) et n° 06-45.747 (N° Lexbase : A4540EAE) ; Cass. soc., 30 janvier 2008, n° 06-43.579, F-D (N° Lexbase : A6062D4B) ; Bull. civ. V, n° 175 et lire les obs. de Ch. Radé, Principe à travail égal, salaire égal, égalité de traitement, non-discrimination et harcèlement : la Cour de cassation reprend la main, Lexbase Hebdo n° 321 du 9 octobre 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N3848BHY).
(17) La Chambre sociale a rejeté le pourvoi n° 06-46.517 formé contre un arrêt ayant jugé que le harcèlement sexuel reproché au salarié avait été établi, et, dans les pourvois n° 06-45.747 et n° 06-45.794 elle censure, au contraire, faute de disposer des éléments suffisants à l'exercice de son contrôle, la cour d'appel qui s'était bornée à décider, dans un motif général, que les pièces produites par la salariée ne permettaient pas de faire présumer le harcèlement allégué. Elle adopte la même solution à propos du pourvoi n° 06-45.579, faute pour le juge du fond d'avoir pris en compte l'ensemble des faits évoqués par la salariée et recherché si, ainsi appréhendés dans leur globalité, ces faits ne permettaient pas de présumer l'existence d'un harcèlement moral. Enfin, dans la dernière affaire, elle rejette cette fois le recours dès lors que l'arrêt constate (souverainement cette fois) que les faits invoqués se trouvaient justifiés par la situation économique de l'entreprise et la nécessité de la restructurer. V. A. Martinel, Harcèlement moral et contrôle de la Cour de cassation, SSL, n° 1368, 29 septembre 2008.
(18) Cass. soc., 31 mars 2009, n° 07-45.264, F-D (N° Lexbase : A5166EE3). V. H. Gosselin, Harcèlement moral : la nouvelle donne, SSL, n° 1417 du 19 octobre 2009.
(19) Cass. soc., 20 octobre 2010, n° 08-19.748, FS-P+B (N° Lexbase : A4140GCC) et voir les obs. de Ch. Radé, Harcèlement et inégalité salariale : la Cour de cassation plus exigeante sur les éléments pertinents à fournir par le demandeur, Lexbase Hebdo n° 415 du 4 novembre 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N4485BQ8).
(20) Cass. soc., 18 janvier 2011, n° 09-42.481, F-D (N° Lexbase : A2801GQS).
(21) Cass. soc., 10 novembre 2010, n° 08-44.661, F-D (N° Lexbase : A8968GGA).
(22) Voir les obs. de S. Martin-Cuenot, Harcèlement et violence au travail : conclusion d'un accord cadre européen, Lexbase Hebdo n° 259 du 10 mai 2007 - édition sociale (N° Lexbase : N0430BBK).
(23) Cass. soc., 24 septembre 2008, n° 06-43.504, FS-P+B+R+I, préc., Bull. civ. V, n° 175.
(24) Cass. soc., 31 mars 2009, n° 08-40.041, F-D (N° Lexbase : A5299EEY).
(25) Cass. soc., 27 mai 2009, n° 07-43.112, F-D (N° Lexbase : A3769EH3).
(26) Cass. soc., 7 juillet 2009, n° 07-45.632, F-D (N° Lexbase : A7239EIX).
(27) Cass. soc., 2 février 2011, n° 09-66.781, F-D (N° Lexbase : A3544GRP).
(28) Cass. soc., 6 janvier 2011, n° 08-43.279, F-D (N° Lexbase : A9639GPP).

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