La lettre juridique n°756 du 4 octobre 2018 : Responsabilité

[Jurisprudence] Que reste-t-il du droit commun de la responsabilité civile en présence d’un dommage causé par un produit défectueux ?

Réf. : Cass. civ. 1, 11 juillet 2018, n° 17-20.154, FS-P+B+I (N° Lexbase : A7968XXE)

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N5725BXC

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par Vincent Mazeaud, Professeur de droit privé, Université Clermont Auvergne, Centre Michel de l’Hospital - EA 4232

le 03 Octobre 2018

Mots-clés :  responsabilité civile / responsabilité du fait des produits défectueux / responsabilité du fait des choses / explosion d'un transformateur / incendie / bien destiné à l'usage professionnel

1.- S’il fallait un jour recenser les dispositions dont la lettre n’a qu’un lointain rapport avec la signification véritable, l’article 13 de la Directive du 25 juillet 1985 sur la responsabilité du fait des produits défectueux (N° Lexbase : L9620AUT) tiendrait une place de choix [1]. Il résulte en effet de ce texte, pour partie recopié par le législateur français dans la loi du 19 mai 1998 [2], que le régime élaboré par la Directive «ne porte pas atteinte aux droits dont la victime d'un dommage peut se prévaloir au titre du droit de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle ou au titre d'un régime spécial de responsabilité existant au moment de la notification de la présente Directive» [3]. Ainsi présenté, ce nouveau régime semblait conférer une option aux victimes, au point d’ailleurs de nourrir des critiques sur l’ineffectivité de l’harmonisation dont le texte communautaire était l’instrument. C’était toutefois compter sans l’interprétation jurisprudentielle de cette disposition qui a considérablement restreint la faculté apparemment concédée aux victimes de se prévaloir du droit commun de la responsabilité civile. Après la Cour de justice, c’est désormais la Cour de cassation qui contribue à ce mouvement en jugeant, par un arrêt du 11 juillet 2018 [4], que la responsabilité du fait des produits défectueux excluait l’invocation de la responsabilité du fait des choses, et ce alors même que le dommage résidait dans une atteinte à un bien professionnel pourtant exclu du champ de la Directive [5]. Une telle restriction méritait bien un arrêt à motivation développée qui, pour autant, peine à emporter une complète adhésion [6].

 

2.- Le litige s’est élevé à la suite de la destruction d’un bâtiment d’exploitation provoquée par un incendie, lequel trouvait lui-même sa cause dans une surtension accidentelle survenue sur le réseau électrique ainsi que l’explosion d’un transformateur situé à proximité du bâtiment incendié. Le propriétaire du bâtiment et son assureur assignèrent alors la société ERDF sur le fondement de la responsabilité du fait des choses. En retour, la société ERDF leur opposa une fin de non-recevoir tenant à la prescription de leur action, mais en se plaçant sur le terrain de la responsabilité du fait des produits défectueux, qui prévoit des règles plus rigoureuses que le délai de droit commun de la prescription désormais fixé à cinq ans [7]. A ce titre, un double délai enserre l’action des victimes : un délai de dix ans courant à compter de la mise en circulation du produit, puis un second délai de trois ans courant à compter de la date à laquelle la victime avait connaissance des éléments constitutifs de la responsabilité du producteur [8]. La prescription fournissait l’enjeu de la délicate question de l’articulation entre deux fondements concurrents : le principe général de responsabilité du fait des choses, d’une part, et le régime spécial de responsabilité du fait des produits défectueux, d’autre part.

 

4.- Confrontée à cette interrogation, la cour d’appel estima que la responsabilité des produits défectueux devait être seule appliquée, à l’exclusion, donc, du principe général de responsabilité du fait des choses. Specialia generalibus derogant, s’exclameront sans doute les amateurs de formule latine ! La mise en œuvre d’un tel principe est cependant souvent délicate [9]. La cour d’appel jugea en tout cas l’action irrecevable comme prescrite. Le propriétaire du bâtiment incendié développa deux arguments principaux, l’un relatif à la nature du dommage et l’autre à celle du fait générateur. Dans le premier, il soutenait que la responsabilité du fait des produits défectueux se bornait à exclure les régimes de responsabilité reposant sur un même fondement que le défaut du produit ce qui, à suivre l’auteur du pourvoi, n’était pas le cas de la responsabilité du fait des choses. Le second roulait sur l’exclusion, par la Directive, des dommages causés aux biens à usage professionnel (i.e. biens professionnels). Ce moyen, qui n’avait pas été soulevé devant les juges du fond, s’expliquait par le fait que le bâtiment incendié avait un usage professionnel, en sorte que le dommage ne relevait pas du champ d’application de la Directive, ce dont l’auteur du pourvoi déduisait qu’il pouvait dès lors être appréhendé sur le terrain du droit commun et, en l’occurrence, de la responsabilité du fait des choses.

 

5.- Au terme d’un examen apparemment attentif, le pourvoi a cependant été rejeté. Inversant l’ordre des questions, la première chambre civile a d’abord estimé que contrairement à la Directive, «le législateur national n’a[vait] pas limité le champ d’application de ce régime […] à la réparation du dommage causé à un bien destiné à l’usage ou à la consommation privés et utilisé à cette fin», pour finalement en déduire «qu’en l’absence de limitation du droit national, l’article 1386-2, devenu 1245-1 du Code civil (N° Lexbase : L0621KZZ) s’applique au dommage causé à un bien destiné à l’usage professionnel». Autrement dit, les dommages aux biens à usage professionnel relèvent de la responsabilité du fait des produits défectueux, non par l’effet de la Directive, mais par l’effet de la loi française. S’agissant, ensuite, de l’articulation entre responsabilité du fait des choses et responsabilité du fait des produits défectueux, la Cour de cassation retient que la seconde exclut toute vocation de la première à régir le litige, aux motifs qu’elles partageraient le «même fondement». L’exclusivité de la responsabilité du fait des produits progresse et l’option prétendument consentie aux victimes se réduit comme peau de chagrin. Cette tendance se vérifie tant en ce qui concerne l’appréhension des dommages aux biens professionnels (I) que l’articulation entre les responsabilités du fait des produits défectueux et du fait des choses (II).

 

I - L’inclusion des dommages aux biens professionnels dans le champ de la responsabilité du fait des produits défectueux

 

6.- Il faut rappeler le cheminement qui a présidé à l’inscription des dommages aux biens professionnels dans le champ de la responsabilité du fait des produits défectueux (A) avant d’en envisager les conséquences pour les victimes (B).

 

A - Les voies de l’inclusion

 

7.- La solution commentée invite à rappeler les champs d’application respectifs de la Directive de 1985 et celui, différent, issu de la loi de transposition de 1998, puisque le dommage concernait ici une installation professionnelle. La Cour de cassation expose longuement son raisonnement, dont le point de départ réside dans l’article 9 de la Directive. Cette disposition prévoit que le régime européen s’applique à «la réparation du dommage causé par la mort ou par des lésions corporelles et au dommage causé à une chose ou la destruction d’une chose, autre que le produit défectueux lui-même, sous déduction d’une franchise, à condition que cette chose soit d’un type normalement destiné à l’usage ou à la consommation privés et a­it été utilisée par la victime principalement pour son usage ou sa consommation privés». Les dommages aux biens professionnels ne sont donc pas pris en charge par la Directive. Telle n’a pas été la position adoptée par le législateur français à l’heure de transposer -avec le retard que l’on sait- la Directive en droit français. C’est ce que rappelle la Cour de cassation, en précisant que l’article 1386-2, devenu 1245-1 du Code civil, vise «la réparation du dommage qui résulte d’une atteinte à la personne ainsi qu’à la réparation du dommage supérieur à un montant déterminé par décret qui résulte d’une atteinte à un bien autre que le produit défectueux lui-même». Aucune restriction n’est donc prévue en droit français, en sorte que «le législateur national n’a pas limité le champ d’application de ce régime de responsabilité à la réparation du dommage causé à un bien destiné à l’usage ou à la consommation privés et utilisé à cette fin». Exclus du champ de la Directive, les dommages aux biens professionnels rentrent donc néanmoins dans le champ de la responsabilité du fait des produits défectueux à la française.

 

8.- On sait que cette différence de traitement pouvait, sous l’angle de la conformité de la loi française à la Directive, aboutir à des solutions radicalement opposées selon la perspective envisagée. Aussi, le choix de ne pas viser les dommages aux biens professionnels par la Directive pouvait, a priori, ouvrir sur une alternative : soit on considérait qu’il s’agissait là d’une exclusion voulue par la Directive emportant, pour le législateur français, interdiction d’indemniser de tels dommages en présence d’un produit défectueux. Ce raisonnement rappelle celui mené au sujet du fournisseur dont le législateur français avait maintenu la responsabilité en l’assimilant au producteur, contrairement au régime européen, ce qui lui avait valu une condamnation par la Cour de justice [10]. Soit, c’est la seconde branche de l’alternative, il était possible de considérer que la prise en compte des dommages aux biens professionnels, faute de rentrer dans le champ de la Directive, était laissée à la libre appréciation des Etats membres. L’on pouvait hésiter entre ces différentes positions, tant la marge de manœuvre laissée au législateur national en la matière est difficile à mesurer. La conformité de la loi française à la Directive a cependant été clairement affirmée lorsque, saisie d’une question préjudicielle posée par la Cour de cassation [11], la Cour de justice a jugé le 24 juin 2009 que la Directive ne s’opposait pas «à l’interprétation d’un droit national ou à l’application d’une jurisprudence interne établie selon lesquelles la victime peut demander réparation du dommage causé à une chose destinée à l’usage professionnel et utilisée pour cet usage, dès lors que cette victime rapporte seulement la preuve du dommage, du défaut du produit et du lien de causalité entre ce défaut et le dommage» [12]. Sous cet aspect, l’on comprend donc sans peine la motivation retenue par la Cour de cassation, encore faut-il ajouter qu’elle répond à une question distincte de celle, récemment envisagée, consistant à déterminer si le produit lui-même -et non plus le siège du dommage- peut ou non présenter une vocation professionnelle [13].

 

9.- A ce stade, plusieurs observations peuvent être effectuées. Sous l’angle du droit européen de la responsabilité civile, il ressort de ces pérégrinations intellectuelles que l’harmonisation à laquelle est parvenue la Directive de 1985 est toute relative puisque, alors même qu’elle est dite d’harmonisation maximale, elle confère une marge de manœuvre aux Etats membres pour les dommages qui ne rentrent pas dans son «champ d’application». Il ne suffit donc pas de se demander si une Directive réalise une harmonisation maximale ou minimale pour convenablement la transposer et il convient, allant plus loin, de mener un raisonnement article par article en s’attachant, le cas échéant, à identifier son «champ d’application», ce qui requiert un certain talent... L’accessibilité et la prévisibilité du droit européen n’en ressortent évidemment pas grandis.

 

10.- La question demeure cependant entière, que le long raisonnement développé par la Cour de cassation ne met pas clairement en lumière : s’agissant des dommages aux biens professionnels, l’extension réalisée par le législateur français conférait-elle à la victime une option entre le régime des produits défectueux et le «droit commun» ?

 

B - Les conséquences de l’inclusion

 

11.- Envisagées sous l’angle des victimes, les conséquences de l’inclusion sont décisives. A relire la formule qu’elle emploie, la Cour de cassation ne refuse pas explicitement aux victimes d’un dommage causé à un bien professionnel une option puisqu’elle se borne à relever que, «en l’absence de limitation du droit national, l’article 1386-2, devenu 1245-1 du Code civil s’applique au dommage causé à un bien destiné à l’usage professionnel». Au risque de rappeler une évidence, le fait que ces dispositions s’«appliquent» à un tel dommage n’était toutefois pas contesté. Il convenait plus exactement de déterminer si cette application était ou non exclusive d’un autre régime, l’auteur du pourvoi invoquant précisément l’existence d’une liberté pour la victime de se placer sur le terrain qu’elle aurait choisi. Si l’option n’est pas explicitement écartée, la solution ne nous paraît cependant pas pouvoir être comprise autrement et s’évince implicitement mais nécessairement du rejet de cette seconde branche, d’ailleurs jugée préalable.

 

12.- La position défendue par l’auteur du pourvoi semblait pourtant solidement étayée. En ce sens, une éminente doctrine estimait qu’il résultait de l’arrêt du 4 juin 2009 «que les juridictions françaises sont libres de maintenir, pour ce type de dommage leur jurisprudence antérieure admettant l’action fondée sur l’obligation de sécurité de résultat du vendeur-fabricant» [14]. Ce raisonnement -transposable à la responsabilité du fait des choses-, permettait-il d’admettre qu’en incluant les dommages aux biens professionnels dans le régime élaboré pour les produits défectueux, le législateur avait instauré au profit des victimes une option qu’il leur était loisible d’exercer ? En ce sens, l’extension du champ d’application résultant, non de la Directive mais de la volonté du législateur français, l’objectif d’harmonisation complète poursuivi par la Directive se trouvait ici privé d’objet [15]. Il en résultait certes un paradoxe, ce raisonnement ayant «pour conséquence -assez inattendue- d’assurer aux professionnels victimes une protection plus forte que celle qui bénéfice aux consommateurs, privés de cette action» [16]. Pour autant, rien n’interdit au législateur de prendre en compte les victimes professionnelles -dont la défense n’est pas moins légitime- et ce d’autant plus que, en vérité, c’était là sa seule sphère de compétence. L’octroi d’une option se justifiait d’autant plus que l’on pouvait trouver curieux que le législateur français introduise une restriction aux droits des victimes qui n’était pas même imposée par le droit de l’Union européenne. C’est pourquoi l’on a soutenu que, à l’exception de celle fondée sur l’obligation contractuelle de résultat, «toute autre action en responsabilité doit être […] considérée comme recevable, y compris si elle repose sur le même fondement que la Directive, à savoir le défaut du produit», dès lors qu’elle vise à réparer le dommage causé à un bien professionnel [17].

 

13.- La Cour de cassation a cependant exclu l’existence d’une telle option. La solution a certes le mérite de la simplicité et de la cohérence, en particulier lorsque le dommage ne se limite pas à des biens professionnels. L’on peut ainsi considérer que la loi de transposition forme un tout et qu’il n’y a pas lieu de dissocier en fonction du type de dommage subi par la victime pour se prononcer sur l’existence d’une option qui lui serait concédée. L’inclusion des dommages aux biens professionnels dans le champ des produits défectueux a déclenché une exclusivité par ricochet qui, non prévue par le législateur européen, ressortit simplement de la loi française. Le traitement de cette pièce du régime de la responsabilité est, pour l’heure, unitaire. Cette solution pourrait néanmoins évoluer dans un avenir proche. En effet, dans les deux versions du projet de réforme de la responsabilité civile présentées en avril 2016 puis en mars 2017 par la Chancellerie, l’article 1290 propose d’aligner les dispositions françaises sur la Directive en n’admettant que la réparation des dommages causés aux biens destinés à l’usage ou la consommation privés [18]. Ici encore, les victimes se verraient priver de toute option mais avec des conséquences inversées puisque leurs actions seraient exclusivement régies par le droit commun.

 

14.- Il restait une deuxième occasion aux victimes pour échapper à la prescription mise en place par la responsabilité du fait des produits défectueux, tenant à l’invocation des règles du droit commun de la responsabilité civile et, plus précisément, au principe général de responsabilité du fait des choses. Sur ce point, la Cour de cassation livre une précision essentielle sur l’articulation de ces deux régimes qui, là encore, joue au détriment des victimes qui se voient interdire toute option.

 

II - L’exclusion de la responsabilité du fait des choses par la responsabilité du fait des produits défectueux

 

15.- L’articulation entre la responsabilité des produits défectueux et le droit commun de la responsabilité civile -c’est-à-dire, ici, les autres faits générateurs de responsabilité- est l’une des plus confuses de la matière. Afin de prendre la mesure de la solution consacrée, l’on envisagera rapidement l’hypothèse du concours entre la responsabilité du fait des choses et la responsabilité du fait des produits défectueux, qui n’est pas si fréquente (A), avant d’analyser la solution qui lui a été apportée par la Cour de cassation (B).

 

A - L’hypothèse du concours

 

16.- L’hypothèse d’un concours entre la responsabilité du fait des choses et responsabilité du fait des produits défectueux n’est, à première vue, pas évidente. Elle suppose d’admettre que le producteur peut, dans le même temps, être considéré comme le gardien d’une chose dont il serait le producteur et qui aurait été mise en circulation. Ainsi présentée, «la question peut sembler dépourvue d’intérêt, le gardien du produit défectueux étant souvent la victime elle-même» [19], auquel le producteur aurait transféré la garde avec la chose. Il peut cependant en aller autrement. En effet, il a été souligné que la responsabilité du fait des choses pouvait encore présenter un intérêt pour la victime lorsque le dommage s’est manifesté alors que le producteur a conservé la garde du produit. La mise en œuvre de la fameuse distinction de la garde de la structure et de la garde du comportement a été évoquée au renfort de cette hypothèse [20], dont on sait qu’elle a normalement vocation à s’appliquer aux choses dotées d’un dynamisme propre et qu’elle permet au gardien du comportement de la chose de rechercher la responsabilité du producteur en sa qualité de gardien de la structure. Dans cette perspective, la victime échapperait au régime, parfois défavorable, des produits défectueux et, comme en l’espèce, à la courte prescription de trois ans.

 

17.- L’arrêt commenté fournit déjà l’occasion d’entrevoir une hypothèse de concours entre ces deux régimes de responsabilité, encore qu’elle ne soit guère évidente. La société ERDF était ici présentée comme le producteur et le gardien de l’électricité, ce qui ne fait pas difficulté si l’on admet que l’électricité est déjà une chose et qu’elle est expressément qualifiée de produit au sens de la Directive [21]. La cause du dommage résidait ainsi dans la surtension électrique à l’origine de l’incendie qui, par conséquent, était analysée comme un fait de la chose et un défaut du produit, l’électricité ne présentant pas «la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre» [22]. Sous l’angle de la responsabilité du fait des choses, l’on aurait également pu s’interroger sur le point de savoir si ERDF n’était pas gardienne, non pas tant de l’électricité que de l’installation ayant provoqué la surtension, analyse qui repose toutefois sur les constatations souveraines des juges du fond relatives à l’origine précise du dommage. Dans le prolongement, et sous les mêmes réserves, il n’est pas certain que le détour par la distinction entre la garde de la structure et du comportement ait ici été nécessaire. Sous l’angle de la responsabilité du fait des produits défectueux, un auteur s’est également interrogé sur la qualité de producteur de ERDF, suggérant qu’une telle qualification pouvait être inappropriée puisqu’elle se bornait à distribuer l’électricité sans la produire [23]. Ce point n’a toutefois pas été discuté, en sorte qu’il est là encore difficile d’aller plus avant dans son analyse.

 

18.- L’hypothèse du concours étant précisée, il faut désormais évoquer l’apport essentiel de l’arrêt : la responsabilité du fait des produits défectueux prime sur la responsabilité du fait des choses qui se trouve évincée.

 

B - La solution du concours

 

19.- Le critère indiquant la solution d’un concours entre responsabilité du fait des produits défectueux et droit commun de la responsabilité a été dégagé, non sans mal, par la jurisprudence. La Cour de justice, le 25 avril 2002 [24], a jugé que la Directive poursuivait une harmonisation complète privant les états membres de «la possibilité de maintenir un régime général de responsabilité du fait des produits défectueux différent de celui prévu par la Directive», ajoutant que l’exclusivisme du régime de la Directive n’était pas total, dans la mesure où l’article 13 devait être interprété comme n’excluant «pas l’application d’autres régimes de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle reposant sur des fondements différents, tels que la garantie des vices cachés ou la faute» [25].

 

20.- La portée de cet arrêt était difficile à cerner. Qu’est-ce donc qu’un régime de responsabilité reposant sur un «fondement» différent de la Directive ? Quel est d’ailleurs le «fondement» de la responsabilité mise en place par la Directive ? Il s’agirait en réalité du défaut produit et, partant, du fait générateur de la responsabilité du fait des produits… défectueux ! Un point semblait en outre faire consensus, tenant à l’impossibilité de maintenir le régime jurisprudentiel de l’obligation contractuelle de sécurité de résultat [26]. Au-delà, la portée de la solution était controversée. Dans ces conditions, il n’était pas aisé de se prononcer sur le maintien de la responsabilité du fait des choses, la doctrine ayant proposé des solutions contrastées. Certains soutenaient que la responsabilité du fait des choses reposait sur un fondement différent quand d’autres, plus nombreux, défendaient la position inverse [27]. La Cour de cassation, quant à elle, a abruptement retenu que «lorsqu’elle est invoquée à l’encontre du producteur après la mise en circulation du produit, (la responsabilité du fait des choses) procède nécessairement d’un défaut de sécurité». L’affirmation peut sembler péremptoire et excessive. Elle souligne en tout cas que l’invocation de la garde de la structure et du comportement à l’encontre du producteur est vouée à l’échec et que, au-delà, la Cour de cassation entend renforcer l’exclusivité de la responsabilité du fait des produits défectueux sur les régimes concurrents, position confortée sur le plan processuel par l’obligation faite au juge de relever d’office l’application du régime des produits défectueux issu de la Directive [28].

 

Au plan général, la responsabilité du fait des choses ayant ainsi été écartée, la possibilité de solliciter le droit commun en présence d’un défaut du produit paraît exceptionnelle. Les deux exemples mentionnés par la Cour de justice -garantie des vices cachés et responsabilité pour faute- ne pourront d’ailleurs pas toujours être invoqués. En ce sens, la garantie des vices cachés permet, certes, de réparer les dommages au bien lui-même affecté du vice, contrairement à la responsabilité du fait des produits défectueux. Pour autant, elle repose également sur un «défaut», lequel peut fort bien consister en un défaut de sécurité, et se trouve sanctionné par l’allocation de dommages et intérêts autonomes qui ne trouvent pas leur source dans la classique responsabilité contractuelle mais, précisément, dans la garantie [29]. Est-ce à dire que la garantie doit toujours être envisagée comme reposant sur un fondement distinct ou bien seulement lorsque le vice caché se distingue du défaut de sécurité ? De même, s’agissant de la responsabilité pour faute, l’affirmation selon laquelle elle repose sur un fondement différent ne doit pas être exagérée compte tenu de la très large définition de la faute en droit français. A titre d’illustration, l’absence d’information sur la sécurité d’un produit -qui peut constituer une faute tenant à la violation d’une obligation d’information-, peut également être analysée en un défaut au sens des produits défectueux, lequel se manifeste lorsque le produit «n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre» et s’apprécie notamment au regard des informations délivrées. La responsabilité du fait des produits défectueux peut donc également avoir pour effet d’interdire l’invocation d’une responsabilité pour faute. C’est d’ailleurs ce qui résulte de la jurisprudence qui exige, pour admettre l’invocation d’une telle responsabilité pour faute en présence d’un produit défectueux, que le demandeur établisse une faute distincte du défaut de sécurité, réduisant ainsi drastiquement la possibilité d’invoquer le droit commun [30]. L’arrêt commenté s’inscrit hélas parfaitement dans cette lignée.

 

Le critère du «fondement juridique» a été interprété de manière restrictive, puisque, pour reprendre l’expression d’un auteur, il ne s’entend pas du fait générateur de responsabilité abstraitement et juridiquement envisagé -fait d’une chose, faute etc.-, mais impose de vérifier concrètement si, indépendamment du défaut de sécurité du produit, les circonstances du dommage peuvent se couler dans le moule d’un autre fait générateur de responsabilité [31]. Lorsque tel n’est pas le cas, le défaut de sécurité du produit absorbe le litige et impose l’application exclusive des produits défectueux. C’est dire qu’il ne reste plus que des miettes du droit commun de la responsabilité civile en présence d’un dommage causé par un produit défectueux, solution dont on mesure qu’elle peut, comme en l’espèce, conduire à priver une victime d’une indemnisation à laquelle elle aurait pourtant pu prétendre sur le terrain du droit commun. Le plus piquant, dans cette affaire, tient peut-être au fait que ce n’est pas le droit de l’Union européenne -dont on dénonce volontiers les excès- mais bien la loi française et la jurisprudence de la Cour de cassation qui ont consenti à limiter ainsi les droits dont pouvaient se prévaloir les victimes.

 

[1] Directive 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des Etats membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux.

[2] C. civ., art. 1245-17 (N° Lexbase : L0637KZM), ancien art. 1386-18, issu de la loi n° 98-389 du 19 mai 1998 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux (N° Lexbase : L2448AXX).

[3] L’exposé des motifs confirme cette lecture et précise «que, selon les systèmes juridiques des Etats membres, la victime peut avoir un droit à réparation au titre de la responsabilité extracontractuelle différent de celui prévu par la présente Directive ; que, dans la mesure où de telles dispositions tendent également à atteindre l'objectif d'une protection efficace des consommateurs, elles ne doivent pas être affectées par la présente Directive».

[4] Cass. civ. 1, 11 juillet 2018, n° 17-20.154, FS-P+B+I (N° Lexbase : A7968XXE), D. 2018, p. 1840, note J.-S. Borghetti.

[5] Cf. infra n° 7-8.

[6] Par. ex. : Le renouvellement des fonctions de la Cour de cassation, Vers une évolution apaisée ?, in  40 ans après... Une nouvelle ère pour la procédure civile ?, dir. C. Bléry, L. Raschel, coll. Thèmes et commentaires, Dalloz, 2016, p. 89-108.

[7] Sur les inconvénients, pour les victimes, du régime de la responsabilité du fait des produits défectueux : cf. par exemple, M. Bacache, Les obligations, La responsabilité extracontractuelle, Economica, 3ème éd., 2016, n° 788.

[8] C. civ., art. 1386-16, devenu 1245-15 (N° Lexbase : L0635KZK) et article 1386-17 du Code civil, devenu 1245-16 (N° Lexbase : L0636KZL).

[9] Par ex., évoquant notamment la responsabilité du fait des produits défectueux : N. Balat, Essai sur le droit commun, th. Paris 2, 2014, n° 172 et n° 796.

[10]  CJCE, 25 avril 2002, aff. C-52/00, Commission c/ République française (N° Lexbase : A8094AYG), n° 36 s., D., 2002. 2462, note C. Larroumet, p. 2935, obs. J.-P. Pizzio, et 2003, p. 1299, chron. N. Jonquet, A.-C. Maillols et F. Vialla ; RTDCiv., 2002, p. 523, obs. P. Jourdain, et p. 868, obs. J. Raynard ; JCP éd. G, 2002, I, 177, obs. G. Viney ; RDC 2003, p. 107, note Ph. Brun.

[11] Cass. com., 24 juin 2008, n° 07-11.744, FP-P+B (N° Lexbase : A3632D9E).

[12] CJCE, 4 juin 2009, aff. C-285/08, D. 2009, p. 1731, note J.-S. Borghetti, p. 2047, chron. J. Rochfeld ; RTDCiv. 2009, p. 738, obs. P. Jourdain ; RDC 2009, p. 1381, obs. G. Viney, et p. 1448, obs. C. Aubert de Vincelles.

[13] Cass. civ. 1, 11 janvier 2017, n° 16-11.726, FS-P+B+I (N° Lexbase : A4925S48), D., 2017, p. 626, note J.-S. Borghetti, RTDCiv. 2017, p. 415, obs. P. Jourdain.

[14] G. Viney, P. Jourdain, S. Carval, Les régimes spéciaux et l’assurance de responsabilité, in Traité de droit civil, dir. J. Ghestin, LGDJ, Lextenso, 2017, n° 65.

[15] En ce sens : F. Leduc, L’articulation entre la responsabilité du fait des produits défectueux avec d’autres régimes de responsabilité, Rapport de synthèse, in La responsabilité du fait des produits défectueux, GRERCA, IRJS, 2013, p. 402 ; J.-S. Borghetti, note préc. ss l’arrêt commenté.

[16] G. Viney, P. Jourdain, S. Carval, Les régimes spéciaux et l’assurance de responsabilité, in Traité de droit civil, dir. J. Ghestin, LGDJ, Lextenso, 2017, n° 65.

[17] F. Leduc, L’articulation entre la responsabilité du fait des produits défectueux avec d’autres régimes de responsabilité, Rapport de synthèse, in La responsabilité du fait des produits défectueux, GRERCA, IRJS, 2013, p. 402.

[18] Cf. D. Bakouche, La responsabilité du fait des produits défectueux, JCP éd. G, juillet 2016, p. 67, spéc. p. 71.

[19] M. Bacache, op. cit., n° 792.

[20] M. Bacache, op. cit., n° 792.

[21] Cf. C. civ., 1245-2 (N° Lexbase : L0622KZ3).

[22] C. civ., art. 1245-3 (N° Lexbase : L0623KZ4).

[23] Cf. J.-S. Borghetti, note ss cet arrêt, D., 2018, p. 1840.

[24]  CJCE, 25 avril 2002, aff. C-183/00 (N° Lexbase : A5768AYB), D., 2002, p. 2462, note Ch. Larroumet, p. 2458, chron. J. Calais-Auloy, 2003, p. 463, obs. D. Mazeaud ; RTDCiv., 2002, p. 523, obs. P. Jourdain ; RDC, 2003, p. 107, obs. Ph. Brun ; CJCE, 25 avril 2002, aff. C-52/00, préc..

[25] CJCE, 25 avril 2002, aff. C-52/00, préc. n° 22 ; CJCE, 25 avril 2002, C 183-100, préc., n° 31.

[26] Par ex. : G. Viney, P. Jourdain, S. Carval, op. cit., n° 64.

[27] Cf. M. Bacache, op. loc. cit. ; comp. G. Viney, P. Jourdain, S. Carval, op. cit., n° 64 : le régime tiré de l’invocation de la garde de la structure serait condamné.

[28] Cass. mixte, 7 juillet 2017, n° 15-25.651 (N° Lexbase : A8305WL8), D., 2017, p. 1800, note M. Bacache : «il est tenu, lorsque les faits dont il est saisi le justifient, de faire application des règles d'ordre public issues du droit de l'Union européenne, telle la responsabilité du fait des produits défectueux, même si le demandeur ne les a pas invoquées».

[29] Par ex. : Cass. com., 19 mars 2013, n° 11-26.566, FP-P+B (N° Lexbase : A5922KAL), D., 2013, p. 1947, note A. Hontebeyrie.

[30] Par ex. : Cass. civ. 1, 17 mars 2016, n° 13-18.876, F-P+B (N° Lexbase : A3596Q8P), RTDCiv., 2016, p. 646, obs. P. Jourdain.

[31] J.-S. Borghetti, note préc., n° 7.

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