La lettre juridique n°646 du 10 mars 2016 : Libertés publiques

[Jurisprudence] Les menus confessionnels dans les prisons : à la recherche d'un équilibre entre les nécessités du service public et les droits des détenus

Réf. : CE 9° et 10° s-s-r., 10 février 2016, n° 385929, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A7079PKE)

Lecture: 10 min

N1652BW4

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] Les menus confessionnels dans les prisons : à la recherche d'un équilibre entre les nécessités du service public et les droits des détenus. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/30195294-cite-dans-la-rubrique-b-libertes-publiques-b-titre-nbsp-i-les-menus-confessionnels-dans-les-prisons-
Copier

par Pierre Tifine, Professeur à l'Université de Lorraine et directeur adjoint de l'Institut de recherches sur l'évolution de la Nation et de l'Etat (IRENEE), Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition publique

le 11 Mars 2016

Dans un arrêt rendu le 10 février 2016, le Conseil d'Etat a indiqué qu'il appartient à l'administration pénitentiaire, qui n'est pas tenue de garantir aux détenus, en toute circonstance, une alimentation respectant leurs convictions religieuses, de permettre, dans toute la mesure du possible eu égard aux contraintes matérielles propres à la gestion de ces établissements et dans le respect de l'objectif d'intérêt général du maintien du bon ordre des établissements pénitentiaires, l'observance des prescriptions alimentaires résultant des croyances et pratiques religieuses. A l'occasion de l'arrêt rapporté du 10 février 2016, le Conseil d'Etat apporte une solution toute en nuances concernant les obligations de l'administration pénitentiaire en matière de fourniture aux détenus de menus confessionnels. Les juges confirment la décision prise par la cour administrative d'appel de Lyon (1) dont il résultait que l'administration pénitentiaire n'est pas tenue de fournir en toutes circonstances aux détenus de confession musulmane des menus composés de viandes halal.

C'est pourtant une solution différente qui avait été retenue en première instance par le tribunal administratif de Grenoble (2) qui avait annulé la décision du directeur du centre pénitentiaire de Saint-Quentin Fallavier refusant la distribution régulière de ces repas. Faisant suite à cette annulation, les juges avaient enjoint au directeur du centre pénitentiaire de proposer régulièrement aux détenus de confession musulmane des menus composés de viandes halal dans un délai de trois mois à compter de la notification du jugement.

Cette solution avait dans un premier temps fait l'objet d'une demande de sursis à exécution qui avait été rejetée par la cour administrative d'appel de Lyon (3). Toutefois, le Conseil d'Etat avait ensuite décidé de surseoir à l'exécution du jugement du tribunal administratif de Grenoble en tant qu'il avait prononcé l'injonction susvisée (4). Cette solution était fondée principalement sur le fait que l'exécution de ce jugement risquait "d'entraîner des conséquences difficilement réparables" au sens de l'article R. 811-17 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3294ALL). En effet, d'une part, la distribution au sein du centre pénitentiaire de repas composés de viande halal aurait imposé de réaliser des travaux difficiles et d'un montant très élevé, sachant par ailleurs que le recours à un hypothétique sous-traitant aurait également entraîné des coûts très importants. D'autre part, et surtout, la distribution régulière de repas halal dans l'établissement aurait créé un précédent sur lequel il aurait été difficile de revenir en cas d'infirmation au fond du jugement de première instance. En outre, même si ce point n'est pas mentionné par le Conseil d'Etat, cet état de fait aurait créé un précédent qui n'aurait pas manqué de susciter dans d'autres établissements des demandes qu'il aurait été difficile de refuser, identiques à celle objet de la présente affaire.

Mais si sur le fond le Conseil d'Etat confirme la légalité de la décision contestée, il apporte une solution très nuancée, qui doit permettre de concilier les nécessités du service public et les pratiques religieuses. Certes, l'administration pénitentiaire n'est pas tenue, en tout état de cause, de fournir aux détenus des menus conformes à leur religion. Mais si elle n'est pas redevable en la matière de ce qui pourrait être assimilé à une obligation de résultat (I), elle est débitrice d'une sorte d'obligation de moyens qui lui impose de rechercher à satisfaire les demandes alimentaires des détenus motivées par leurs croyances religieuses (II).

I - L'absence d'une obligation de résultant

La première question posée au Conseil d'Etat consiste à déterminer si le principe de liberté de religion, reconnu par l'article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L4799AQS) et l'article 18 du Pacte sur les droits civils et politiques, ainsi que par l'article 26 de la loi pénitentiaire n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 (N° Lexbase : L9344IES) et le règlement-type des établissements pénitentiaires annexé à l'article R. 57-6-18 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L7295IW4), implique un droit pour les détenus à recevoir une alimentation conforme à leurs croyances. La réponse à cette solution ne posait pas de difficultés majeures. En particulier, la Cour européenne des droits de l'Homme a déjà eu l'occasion de considérer que l'abattage rituel est au sens de la Convention un "rite [...] qui vise à fournir aux fidèles une viande provenant d'animaux abattus conformément aux prescriptions religieuses" (5). De la même façon, la Cour a jugé concernant un détenu bouddhiste qui voulait adopter un régime végétarien strict que "le fait de respecter des règles diététiques peut être tenu comme relevant de l'expression directe de la croyance au sens de l'article 9" (6). De son côté, le Conseil d'Etat avait pu estimer que le financement par une commune des travaux d'aménagement d'un abattoir destiné à l'abattage rituel permet "l'exercice de pratiques à caractère rituel relevant du libre exercice des cultes" (7). Concernant plus spécifiquement le rite halal, rappelons que le Conseil d'Etat avait déjà eu l'occasion de considérer qu'étaient légales les dispositions de l'article R. 214-70 du Code rural et de la pêche maritime (N° Lexbase : L5436IRR) relatives à ce type d'abattage et la dérogation qu'elles consentent à l'obligation d'étourdissement préalable des animaux dans un souci de "concilier les objectifs de police sanitaire et l'égal respect des croyances et traditions religieuses" (8).

Cette idée de conciliation est également au centre du raisonnement du Conseil d'Etat dans la présente affaire. Toutefois, ce n'est pas avec les objectifs de police sanitaire que doit être concilié le principe de liberté de religion, mais comme cela est mentionné dans la décision commentée, avec les "contraintes matérielles propres à la gestion [des établissements pénitentiaires] ... dans le respect de l'objectif d'intérêt général du maintien du bon ordre de [ces établissements]".

Cette nécessaire conciliation est permise par les textes internationaux susvisés qui précisent que le législateur peut apporter des limitations à la liberté religieuse pour des motifs de santé publique mais également pour des motifs tenant à la sécurité publique et à l'ordre. Conformément à ces stipulations, l'article 26 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 précise que les personnes détenues "peuvent exercer le culte de leur choix, selon les conditions adaptées à l'organisation des lieux, sans autres limites que celles imposées par la sécurité et le bon ordre de l'établissement". L'article R. 57-6-18 du Code de procédure pénale prévoit quant à lui que l'alimentation des personnes détenues doit "dans toute la mesure du possible" prendre en compte les convictions philosophiques ou religieuses de ces personnes.

Il ne saurait donc résulter de ces textes un droit absolu des détenus à bénéficier "en toutes circonstances" de menus confessionnels. Sur ce point, le Conseil d'Etat reprend le raisonnement qu'il avait déjà tenu à l'occasion d'un arrêt "Stojanovic" du 25 février 2015 (9). Dans cette affaire, les juges avaient en effet considéré que l'article 9 du règlement type des établissements pénitentiaires, concernant l'exercice par les personnes détenues de leurs convictions religieuses en matière d'alimentation, annexé à l'article R. 57-6-18 du Code de procédure pénale, n'imposait pas aux directeurs des établissements pénitentiaires de garantir, "en toute circonstance", une alimentation respectant ces convictions.

En tout état de cause, les difficultés pratiques auxquelles sont soumis les établissements pénitentiaires, ainsi que la prise en compte de la nécessité de préserver l'ordre dans ces établissements, s'opposent à la reconnaissance de ce qui pourrait être assimilé à une obligation de résultat. En revanche, il ne s'agit pas non plus de permette aux directeurs d'établissements de pouvoir s'abriter derrière ces contingences pratiques pour s'opposer à toutes demandes de détenus voulant bénéficier de menus confessionnels. Les directeurs d'établissements sont débiteurs en la matière d'une obligation de moyens qui leur impose de s'engager dans une réflexion portant sur la façon de satisfaire à ces demandes par des moyens raisonnablement envisageables.

II - L'existence d'une obligation de moyens

La nécessité de concilier les croyances religieuses et les impératifs de sécurité, tout en prenant en compte les difficultés concrètes auxquelles peuvent être confrontés les directeurs d'établissements pénitentiaires, implique l'exercice, par le juge administratif, d'un contrôle maximum des décisions prises dans ce domaine.

C'est ce contrôle qui est opéré sur la décision du directeur du centre pénitentiaire de Saint-Quentin-Fallavier refusant de distribuer régulièrement des menus composés de viandes halal aux détenus de confession musulmane. La mise en oeuvre de ce contrôle suppose, d'abord, que le juge analyse quelle est l'offre journalière de menus proposée aux détenus. Les juges relèvent, en l'espèce, que l'administration fournit à l'ensemble des détenus des menus sans porc ainsi que des menus végétariens. En outre, les détenus peuvent demander à bénéficier, à l'occasion des principales fêtes religieuses, de menus conformes aux prescriptions de leur religion. Enfin, en dehors de l'offre journalière de repas, le système de la "cantine" permet d'acquérir, en complément des menus disponibles, des aliments ou préparations contenant des viandes halal. Compte tenu de ces éléments les juges considèrent que le directeur du centre pénitentiaire "a pris en compte non seulement la circonstance que les personnes détenues de confession musulmane ne sont pas exposées au risque de devoir consommer des aliments prohibés par leur religion, mais aussi le fait que l'administration fait en sorte qu'elles puissent, dans une certaine mesure, consommer une alimentation conforme aux prescriptions de leur religion".

Une difficulté se pose, toutefois, concernant les détenus qui ne peuvent pas, faute de moyens financiers suffisants, recourir au système de la "cantine" pour se faire livrer des aliments halal. En effet, les mesures mises en oeuvre par le centre pénitentiaire ne s'appliquent pas spécifiquement aux détenus musulmans. Plus précisément, si ces détenus -comme tous les autres- se voient proposer des menus sans porc, ils n'ont la possibilité de consommer de la viande d'animaux abattus selon le rite halal -sauf éventuellement durant les périodes de fêtes religieuses- qu'en utilisant le système de la "cantine".

Il s'agit ici d'une difficulté majeure. D'une part, en effet, pour les raisons susmentionnées, il serait extrêmement difficile, pour l'administration pénitentiaire, de proposer quotidiennement une offre de viande halal aux détenus. D'autre part, ne pas permettre aux détenus les plus démunis d'avoir accès à ces aliments porte une atteinte sérieuse au principe du respect des croyances religieuses.

C'est pour cette raison que le Conseil d'Etat précise qu'il appartient aux directeurs des établissements pénitentiaires de prendre des mesures catégorielles concernant spécifiquement les détenus qui ne disposent pas des moyens financiers leur permettant de recourir au système de la cantine. La mise en oeuvre de ces mesures n'est pas jugée contraire au principe d'égalité, lequel "ne s'oppose pas à ce que des situations différentes soient réglées de façon différente ni à ce qu'il soit dérogé à l'égalité pour des motifs d'intérêt général, pourvu que la différence de traitement qui en résulte soit, dans l'un et l'autre cas, en rapport avec l'objet de la norme qui l'établit et ne soit pas manifestement disproportionnée au regard des différences de situation susceptibles de la justifier".

Pour résoudre le problème qui leur est soumis, les juges se réfèrent aux dispositions de l'article 31 la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 dont il résulte que "les personnes détenues dont les ressources sont inférieures à un montant fixé par voie réglementaire reçoivent de l'Etat une aide en nature destinée à améliorer leurs conditions matérielles d'existence". Comme le précise ensuite l'article D. 347-1 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L1428IPL), cette aide "fournie prioritairement en nature" est attribuée par l'administration pénitentiaire. Relevons toutefois que ce texte ne mentionne pas expressément une aide alimentaire mais "notamment" la remise de vêtements, le renouvellement de la trousse de toilette, ainsi que la remise d'un nécessaire de correspondance. Il en résulte que si la fourniture d'aliments n'est pas expressément visée, elle est possible en application de ces dispositions.

Ainsi, dès lors que l'offre journalière de menus ne prévoit pas d'aliments halal et que les personnes détenues peuvent se procurer ces aliments par le système de la cantine, il y a lieu "de garantir à celles qui sont dépourvues de ressources suffisantes la possibilité d'exercer une telle faculté en leur fournissant, dans la limite [des] contraintes budgétaires et d'approvisionnement, une aide en nature appropriée à cette fin". Même si cette question n'est pas abordée par l'arrêt commenté, le Conseil d'Etat a déjà eu l'occasion de considérer qu'une telle aide -en l'occurrence le financement par une commune des travaux d'aménagement d'un abattoir destiné à l'abattage rituel- ne constitue pas une violation du principe de laïcité (10).

La solution retenue dans la présente affaire est-elle de nature à garantir la liberté de croyance des détenus ? Rien n'est moins évident dès lorsque les "contraintes budgétaires et d'approvisionnement" permettent aux directeurs d'établissement de s'exonérer de l'obligation de moyens dont ils sont redevables. Il sera difficile, notamment, de mettre sur le même plan l'obligation de remettre des vêtements, le renouvellement de la trousse de toilette et la remise d'un nécessaire de correspondance, qui sont expressément visés par l'article D. 347-1 du Code de procédure pénale, et la fourniture d'aliments conformes au rite halal qui n'est pas mentionnée par ce même texte. Surtout, on peut craindre, dans un contexte généralisé de restrictions budgétaires, que l'obligation mise à la charge des directeurs d'établissements pénitentiaires ne soit pas nécessairement suivie d'effets.


(1) CAA Lyon, 4ème ch., 22 juillet 2014, n° 14LY00113 (N° Lexbase : A1050PLH), AJDA, 2014, p. 2321, note P.-H. Prélot.
(2) TA Grenoble, 7 novembre 2013, n° 1302502 (N° Lexbase : A4040KQP).
(3) CAA Lyon, 20 mars 2014, n° 14LY00115 (N° Lexbase : A5402QYQ).
(4) CE, 16 juillet 2014, n° 377145 (N° Lexbase : A4412MUX).
(5) CEDH, 27 juin 2000, Req. 27417/95 (N° Lexbase : A6846AWH), Rec. CEDH, 2000-VII.
(6) CEDH, 7 décembre 2010, Req. 18429/06, AJ pénal, 2011. 258, obs. M. Herzog-Evans, RSC 2011, p. 221, obs. J.-P. Marguénaud.
(7) CE Ass., 19 juillet 2011, n° 309161 (N° Lexbase : A0574HW8), Rec. p. 393, concl. E. Geffray, AJDA, 2011, p. 1667, chron. X. Domino et A. Bretonneau, D., 2011, p. 2375, note M. Touzeil-Divina, JCP éd. A, 2011, 2307, note J.-F. Amédro, RFDA, 2011, p. 967, concl. E. Geffray.
(8) CE 3° et 8° s-s-r., 5 juillet 2013, n° 361441, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4598KI7), Dr. Administratif, 2013, 85, note M. Touzeil-Divina.
(9) CE 1° et 6° s-s-r., 25 février 2015, n° 375724, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A5172NCK).
(10) CE Ass., 19 juillet 2011, n° 309161, préc..

newsid:451652

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.