Réf. : Cass. soc., 10 mai 2012, n° 11-13.884, FS-P+B (N° Lexbase : A1376ILK)
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N2082BTB
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par Lise Casaux-Labrunée, Professeur à l'Université Toulouse 1 Capitole
le 24 Mai 2012
Résumé
Les fichiers créés par le salarié à l'aide de l'outil informatique mis à sa disposition par l'employeur pour les besoins de son travail sont présumés avoir un caractère professionnel. L'employeur est par conséquent en droit de les ouvrir hors la présence de l'intéressé, sauf si le salarié les identifie comme étant personnels. La seule dénomination "mes documents" donnée à un fichier ne lui confère pas un caractère personnel. |
L'arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation, le 10 mai 2012, traduit cette tendance en admettant le licenciement pour faute grave d'un salarié pour utilisation détournée de son ordinateur professionnel à des fins privées. L'arrêt des juges de la cour d'appel de Nîmes, sévèrement cassé, traduit au contraire la jurisprudence classique... et ses excès : le même salarié (licencié pour stockage sur son ordinateur professionnel de photos à caractère pornographique et autres vidéos de salariés prises contre leur volonté) avait gagné son procès au motif qu'en contrôlant le disque dur de son ordinateur professionnel, notamment le dossier "mes documents", l'employeur avait porté atteinte à sa vie privée... gagnant aussi une coquette indemnité de plus de 40 000 euros sur le fondement de l'article L. 1235-3 du Code du travail (N° Lexbase : L1342H9L) ! Il ne lui manquait plus que les félicitations...
La position de la Chambre sociale de la Cour de cassation est saine : sur fond d'invitation à plus de séparation entre vie privée et vie professionnelle du salarié, elle pose la question de la "preuve par le disque dur" des faits reprochés au salarié (2), et permet de rappeler que l'employeur peut en toute hypothèse contrôler les informations enregistrées sur les ordinateurs professionnels : en toute liberté, si les documents ne sont pas classés dans un dossier marqué "personnel" (I), sous conditions dans le cas contraire (II).
Commentaire
I - L'employeur peut contrôler librement tout fichier non intitulé "personnel"
Contrôle fondé sur une présomption de bon sens. Le matériel mis à la disposition du salarié par l'entreprise doit d'abord servir à travailler... si possible au service de celle-ci ! L'affirmation est de bon sens. Les juges en ont déduit une présomption qui n'est pas nouvelle et prête peu à discussion, appliquée ici aux fichiers informatiques : "les fichiers créés par le salarié à l'aide de l'outil informatique mis à sa disposition par l'employeur pour les besoins de son travail sont présumés avoir un caractère professionnel". Si l'arrêt "Nikon" du 2 octobre 2001 (Cass. soc., 2 octobre 2001, n° 99-42.942, publié N° Lexbase : A1200AWD) a semé un temps le trouble en posant le principe du secret des correspondances privées sur le lieu de travail "alors même que les messages auraient été émis et reçus par le salarié grâce à l'outil informatique mis à sa disposition pour son travail, et ceci même au cas où l'employeur aurait interdit une utilisation non professionnelle de l'ordinateur"... la solution qui était excessive en ce sens qu'elle négligeait l'hypothèse de l'usage déloyal voir illicite des moyens de communication de l'entreprise par le salarié, a depuis été nuancée pour permettre précisément à l'employeur un légitime droit de regard sur l'activité de ses salariés (3).
Contrôle des fichiers informatiques limité par le droit au respect de la vie privée. L'arrêt "Cathnet Science" du 17 mai 2005 a apporté d'utiles précisions : l'employeur ne peut pas, en principe, contrôler les fichiers que le salarié a pris soin d'identifier comme étant "personnel". Dans le droit fil de la jurisprudence "Nikon", l'arrêt prend acte de l'introduction de la vie privée du salarié sur le lieu de travail, impose le droit à son respect que le salarié peut faire valoir auprès de l'employeur, mais invite ce dernier à délimiter clairement son périmètre (par la dénomination des fichiers) pour en faciliter précisément la protection. A défaut de précaution particulière prise par le salarié pour protéger sa vie privée, de "marquage" des documents qui en relèvent, l'employeur peut, en vertu de son pouvoir de direction, contrôler tout matériel mis à la disposition de ce dernier pour travailler, y compris hors de sa présence. Cependant, "si l'employeur peut toujours consulter les fichiers qui n'ont pas été identifiés comme personnels par le salarié, il ne peut les utiliser pour le sanctionner s'ils s'avèrent relever de sa vie privée" (4).
Contrôle des connexions internet non limité par le droit au respect de la vie privée. Cette protection de la vie privée du salarié vaut pour les fichiers et pour les courriers électroniques, mais pas pour les connexions Internet durant le temps de travail (5). S'agissant de ces dernières, le principe est le même : les connexions établies par un salarié sur des sites internet pendant son temps de travail grâce à l'outil informatique mis à sa disposition par l'employeur pour l'exécution de son travail, sont présumées avoir un caractère professionnel, de sorte que l'employeur peut les rechercher aux fins de les contrôler, hors de sa présence (6). Seulement, la solution ne comporte aucune réserve quant à l'identification éventuelle par le salarié du caractère personnel de ces connexions, dont on voit mal au demeurant comment elle serait possible. Toute connexion établie pendant le temps de travail avec l'ordinateur professionnel peut donc être contrôlée librement par l'employeur (7). L'argument selon lequel le contrôle du disque dur, opéré à l'insu du salarié, porterait atteinte à sa vie privée, ne convainc pas les juges. En revanche, il convient d'être sûr que le salarié soupçonné est bien l'auteur des connexions Internet, ou le cas échéant, des courriels litigieux (8).
La seule dénomination "mes documents" donnée à un fichier ne lui confère pas un caractère personnel. L'arrêt du 10 mai 2012 pose spécialement la question de la délimitation informatique de la vie privée du salarié. Comment le salarié doit-il marquer les documents qu'il souhaite mettre à l'abri des regards indiscrets ? Couramment utilisé en entreprise, le mot "personnel" est devenu de ce point de vue le mot magique, le contraire du sésame, celui qui signifie "interdiction d'entrer". Le dossier "mes documents" quant à lui, qui contenait en l'espèce les documents litigieux contrôlés par l'employeur en présence d'un huissier et hors de la présence de l'intéressé, sans doute parce qu'il figure sur la plupart des postes informatiques, n'est pas assez significatif. Le pronom de son intitulé est faussement possessif.
II - L'employeur peut, sous conditions, contrôler tout dossier "personnel"
Les dossiers marqués "personnel" ne sont pas inviolables. Dans deux cas, selon la jurisprudence "Cathnet Science", l'employeur peut exercer son contrôle même sur des dossiers ou fichiers marqués "perso" ou "personnel" : d'une part, en présence du salarié ou celui-ci dûment appelé ; d'autre part, en cas de "risque ou événement particulier"... On relèvera simplement le caractère extrêmement vague de la formule qui mériterait d'être construite : quels sont les risques et évènements particuliers qui peuvent autoriser un employeur, hors la présence du salarié, à contrôler des documents "personnels" et le cas échéant, à porter atteinte à sa vie privée telle qu'introduite par le salarié dans l'entreprise ? On songe au risque de concurrence déloyale, au risque d'activités illicites développées à partir de l'entreprise avec les moyens de celle-ci... Mais nombres d'incertitudes demeurent, outre cette délimitation des risques et évènements susceptibles de provoquer le contrôle : le salarié peut-il s'y opposer ? Ne serait-il pas préférable d'imposer la présence d'un tiers "neutre" lors du dévoilement des informations privées ? Quid si l'employeur procède à un contrôle "à tort" (salarié injustement soupçonné) ?
"Privé" mieux que "personnel" pour protéger... la vie privée du salarié ? L'arrêt du 10 mai 2012 est rendu au visa de l'article 9 du Code civil (N° Lexbase : L3304ABY) : "chacun a droit au respect de sa vie privée"... et non au respect de sa vie personnelle, au sens de la jurisprudence suivie par la Chambre sociale de la Cour de cassation sous l'impulsion du Doyen Philippe Waquet (9). La notion de vie personnelle, conçue pour déborder le cadre de la vie privée jugé trop étriqué, et élargir la protection offerte au salarié au titre des libertés publiques, présente une qualité : éviter les controverses sur ce qui relève de l'intimité de la vie privée et sur ce qui est un comportement public. Mais elle a aussi un défaut : "celui de désigner à la fois deux situations différentes : celle du travailleur salarié pendant l'exécution du travail et celle du travailleur salarié en dehors de l'exécution du travail" (10). Elle emmêle par conséquent, elle aussi, les vies privée et professionnelle du salarié (11). Un fichier intitulé "personnel" peut par conséquent comporter tout un tas d'informations dont on ne sait plus très bien de quelle vie elles relèvent... et a toutes chances de provoquer la suspicion.
Il y aurait peut-être avantage, dans l'intérêt de tous et pour une meilleure séparation des sphères privée et professionnelle, à marquer "privé" sur les dossiers et fichiers que le salarié entend préserver à ce titre... au lieu de "perso" ou "personnel". Après tout, dans les lieux publics, pour protéger les espaces privés, que marque-t-on sur les portes pour en défendre l'entrée aux visiteurs ? De surcroît, la mention est assez dissuasive.
(1) Pour une analyse d'ensemble de la question, v. notre article, Vie privée des salariés et vie de l'entreprise, Dr. soc., 2012, p. 331.
(2) L'arrêt est rendu au visa de l'article 9 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1123H4D) : "il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention".
(3) Cass. soc., 17 mai 2005, n° 03-40.017, publié (N° Lexbase : A2997DIT), R. de Quenaudon, Jurisprudence "Nikon" : la suite mais non la fin, D., 2005, 1873 ; Cass. soc., 18 octobre 2006, n° 04-48.025, F-P+B (N° Lexbase : A9621DRR), RDT, 2006, p. 395 ; Cass. soc., 9 juillet 2008, n° 06-45.800, F-P sur le premier moyen (N° Lexbase : A6205D9P); Cass. soc., 21 octobre 2009, n° 07-43.877, FS-P+B (N° Lexbase : A2618EMW), D., 2009, p. 2614, RDT, 2010, p. 172, obs. H. Guyader.
(4) Cass. soc., 5 juillet 2011, n° 10-17.284, F-D (N° Lexbase : A9555HUG).
(5) J.-M. Chonnier, Internet et le droit d'expression des salariés, SSL, 2011, n° 1507, p. 4.
(6) Cass. soc., 9 juillet 2008, n° 06-45.800, préc. ; Cass. soc., 9 février 2010, n° 08-45.253, F-D (N° Lexbase : A0467ES4).
(7) "La preuve par le disque dur...".
(8) Cass. soc., 24 juin 2009, n° 08-41.087, F-D (N° Lexbase : A4335EIE).
(9) Ph. Waquet, Vie personnelle et vie professionnelle du salarié, CSBP, 1994, n° 64, p. 289 et 290 ; du même auteur : La vie personnelle du salarié, Mélanges Verdier, p. 513.
(10) Ph. Waquet, Vie privée, vie professionnelle et vie personnelle, Dr. soc., 2010, p. 15.
(11) A. Marcon, Les limites incertaines de la vie personnelle, SSL, 2012, n° 1535.
Décision
Cass. soc., 10 mai 2012, n° 11-13.884, FS-P+B (N° Lexbase : A1376ILK) Cassation, CA Nîmes, ch. soc., 11 janvier 2011, n° 09/03792 (N° Lexbase : A4567GQ9) Textes visés : C. civ., art. 9 (N° Lexbase : L3304ABY), CPC, art. 9 (N° Lexbase : L1123H4D) Mots-clés : rupture du contrat de travail, faute grave, fichiers informatiques, caractère personnel, atteinte à la vie privée (non) Liens base : (N° Lexbase : E2632ETN) |
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