Le Quotidien du 25 septembre 2025

Le Quotidien

Droit pénal spécial

[Commentaire] L’Autorité de la concurrence peut enquêter sur des pratiques déjà investiguées par le régulateur sectoriel sans avoir à présenter au juge des libertés une vue exhaustive de cette précédente enquête

Réf. : Cass. crim., 17 juin 2025, pourvoi n° 24-81.355, F-B N° Lexbase : B2137AKD

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N2817B3Q

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par Nathalie Jalabert-Doury, Avocat

Le 24 Septembre 2025

Mots-clés : visite et saisie • concurrence • ARCEP • indices • loyauté

Comme chaque année, 2025 apporte son lot de nouvelles jurisprudences en matière de visites et saisies de concurrence. L’arrêt de la Cour de cassation du 17 juin 2025 s’inscrit clairement dans la tendance actuelle d’un contrôle de légalité léger, prenant de fait rarement en défaut l’administration saisissante, et ce, à rebours d’autres juridictions comme la Cour de justice de l’Union européenne qui ont plutôt accentué leur contrôle au cours des dernières années.


En 2022, le rapporteur général de l’Autorité de la concurrence a sollicité et obtenu du juge des libertés et de la détention une autorisation de visite et saisie sur le fondement de l’article L 450-4 du Code de commerce N° Lexbase : L6272L43 dans les locaux d’une entreprise du secteur des télécommunications en vue de la recherche de preuves de pratiques d’abus de position dominante.

De telles visites et saisies permettent aux agents de l’Autorité de la concurrence et de la répression des fraudes de procéder à la recherche et à la saisie d’éléments de preuve pertinents dans le champ de leurs enquêtes. L’ordonnance obtenue du juge des libertés les autorise notamment à procéder à la fouille des locaux et des moyens de communication utilisés par les membres de l’entreprise visée et de saisir en masse des documents, messageries et contenus de téléphones portables, en ayant tant que de besoin recours à la force publique. Il s’agit donc d’opérations lourdes et intrusives, avec un risque d’ingérence particulièrement prégnant dans le droit au respect de la vie privée des entreprises et des personnes.

La société visée par les opérations de visite et saisie diligentées sur cette base a relevé appel de cette ordonnance en faisant valoir qu’elle aurait été délivrée en présence d’indices d’agissements anticoncurrentiels insuffisants et aurait au surplus été obtenue en violation de l’obligation de loyauté à laquelle l’administration est tenue quand elle sollicite une telle mesure.

En l’occurrence, le rapporteur général avait fait valoir quatre pratiques suspectes distinctes, mais ayant toutes pour objet de restreindre l’accès aux services de gros aux autres opérateurs de télécommunications à l’occasion du basculement de la boucle locale cuivre vers la fibre.

Sur ce terrain, l’autorité de régulation des télécommunications – l’ARCEP – dispose de ses propres attributions et pouvoirs d’enquête et, selon le demandeur au pourvoi, l’ARCEP avait émis un certain nombre de directives pour le bon déroulement de ce basculement, dont l’Autorité de la concurrence s’était elle-même félicitée. En outre, le rapporteur général n’aurait annexé à sa requête qu’un seul des trois questionnaires que l’Autorité avait renseignés dans ce contexte, de même qu’il aurait indiqué une mise en demeure de l’ARCEP à l’encontre de la société sans mentionner qu’elle se serait soldée par un non-lieu. Un certain nombre d’éléments jugés à décharge n’auraient pas été portés à la connaissance du juge des libertés.

Le délégué du premier président de la cour d’appel de Versailles auprès duquel l’appel a été introduit avait néanmoins confirmé l’ordonnance, en estimant notamment que de tels éléments n’étaient en tout état de cause pas de nature à écarter les indices des faits reprochés et que l’Autorité de la concurrence avait toute latitude pour enquêter sur des pratiques suspectées dans un secteur régulé.

C’était la décision attaquée et l’arrêt de rejet rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation s’inscrit dans la tendance actuelle de contrôle de l’existence d’indices suffisants d’agissements anticoncurrentiels (I), confirme largement la possibilité pour le rapporteur général de l’Autorité de la concurrence d’ordonner des visites et saisies dans le champ de compétences de l’ARCEP (II), et rejette les branches du moyen critiquant l’absence de fourniture au juge des libertés de l’ensemble des éléments pertinents sur les enquêtes réalisées précédemment par l’ARCEP au titre du devoir de loyauté et de transparence du demandeur de telles mesures (III).

I. L’exigence d’indices suffisants d’agissements anticoncurrentiels

Si l’article L 450-4 du Code de commerce ne mentionne pas expressément la nécessité pour l’administration saisissante de faire valoir des indices suffisants d’agissements anticoncurrentiels pour autoriser valablement une opération de visite et saisie, cette condition a été assez rapidement dégagée par la jurisprudence.

Aux termes de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme N° Lexbase : L4798AQR, « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance » et il ne peut dès lors y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

Ceci suppose l’existence de présomptions fondant la demande et, pour assurer la légalité de son ordonnance, le juge des libertés doit dès lors analyser les éléments remis par l’autorité saisissante « fût-ce succinctement » aux fins de vérifier « qu’il existe des indices laissant apparaître des faisceaux de présomptions d’agissements prohibés » d’une licéité apparente, qui justifient la visite [1], « sans qu’il soit nécessaire que soient caractérisées des présomptions précises, graves et concordantes ou des indices particulièrement troublants des pratiques » [2]. Seuls des indices permettant de présumer la pratique sont requis, non des preuves matérielles de l’infraction [3].

Reste que les juridictions françaises se satisfont d’indices plus légers que d’autres juridictions comme la Cour de justice de l’Union européenne ou la Cour européenne des droits de l’Homme. C’est ainsi que la Cour de justice de l’Union européenne a, au cours des récentes années, annulé, en tout ou partie, des décisions d’inspection de la Commission qui n’étaient pas appuyées par des indices d’infraction suffisants.

Ainsi, dans l’affaire des « French Supermarkets », la Cour de justice de l’Union européenne a annulé dans sa totalité une décision d’inspection de la Commission européenne qui n’était pas justifiée par des indices d’infraction [4]. Encore récemment, dans l’affaire « Michelin », le tribunal de l’Union a considéré que la Commission disposait bien d’indices pour l’une des périodes visées dans sa décision d’inspection, mais pas dans la période antérieure, pour laquelle elle avait néanmoins ordonné à l’entreprise de se soumettre aux mêmes vérifications.

Au contraire, en France, il est rarissime qu’une entreprise visitée parvienne à obtenir l’annulation d’une ordonnance de visite et saisie au motif que les indices rassemblés par l’administration étaient insuffisants pour justifier la mesure, et il faut remonter le temps pour retrouver des arrêts qui rappellent avec force le principe et énoncent un niveau d’exigences élevé en la matière [5]. Certaines d’entre elles ont d’ailleurs ultérieurement fait l’objet d’une cassation.

Le pourvoi portait précisément sur le choix des indices qui sont présentés par l’administration saisissante au juge des libertés dans un cas où le régulateur sectoriel avait déjà mené des investigations en la matière, auxquelles l’Autorité de la concurrence avait d’ailleurs participé.

La Cour de cassation rejette assez rapidement cette partie du moyen. Avant tout juge du droit [6], elle ne relève rien dans l’ordonnance qui mettrait valablement en doute l’existence d’indices suffisants. Notamment l’absence de lien entre les quatre pratiques visées entre elles, ainsi qu’avec le basculement du réseau cuivre sur le réseau fibre, n’est pas critiquable. La Cour de cassation approuve donc globalement l’ordonnance attaquée sur ce terrain avant d’adresser deux points plus spécifiques du pourvoi.

II. Conditions de visites et saisies de concurrence dans le champ de compétences partagées

Les télécommunications font partie des domaines régulés, en ce sens qu’une réglementation ex ante a été jugée nécessaire pour assurer le bon fonctionnement des marchés concernés compte tenu des positions historiques des acteurs et de la nécessité d’organiser l’accès aux réseaux. Cette réglementation confie à une autorité le soin d’organiser les équilibres entre concurrence et autres impératifs d’intérêt général.

Le choix du législateur a été dans la plupart des cas de créer des compétences partagées entre l’autorité de régulation et l’Autorité de la concurrence, plutôt que de créer des zones de compétence exclusives. C’est heureux, parce que le rôle de régulateur n’exclut pas l’intervention d’autorités plus spécialisées sur les sujets de concurrence. Le danger réside dans un éventuel manque de coordination entre les deux autorités ; le législateur a donc créé quelques mécanismes de coopération [7], mais ceux-ci ne sont pas toujours suffisants pour éviter la duplication. Il n’est ainsi pas rare de faire l’objet d’actes d’enquête des deux autorités dans le même champ sans avoir le sentiment qu’elles se soient parlées ni a fortiori qu’elles aient échangé les informations dont chacune disposait.

C’est d’ailleurs probablement ce qui avait troublé l’entreprise ici, constatant qu’après avoir fait l’objet d’actes d’enquête du régulateur auxquelles l’Autorité de la concurrence avait été associée, celle-ci reprenait des éléments issus de cette même enquête pour démarrer ses propres investigations dans le même champ.

Le premier président de la cour d’appel de Versailles avait jugé que le suivi de la situation du secteur économique par l’ARCEP, dans le domaine de compétences qui est le sien, n’empêche en rien l’Autorité de la concurrence d’enquêter sur d’éventuels agissements anticoncurrentiels, dont la connaissance relève de ses attributions.

La Chambre criminelle l’approuve et va même plus loin en indiquant que « les conclusions de l’Arcep, à l’issue de ses vérifications, quand bien même s’agirait-il de constater l’absence de tout manquement, sont sans effet sur la compétence de l’Autorité de la concurrence et de ses choix de modes d’investigation, dont elle n’est pas tenue de rendre compte ».

La lecture des moyens du pourvoi révèle cependant que la société ne demandait pas à la Cour de juger que l’Autorité de la concurrence n’avait pas compétence pour intervenir. La lecture de l’arrêt donne donc le sentiment que la Cour a pris appui sur ce préalable pour ignorer assez largement les arguments du pourvoi relatifs aux obligations de transparence et de loyauté de l’administration dans sa demande d’ordonnance de visite et saisie.

III. Étendue des obligations de transparence et de loyauté de l’administration requérante

Les quatre branches du moyen reproduit sous l’arrêt contestaient en effet le niveau d’informations fourni par les services d’instruction de l’Autorité de la concurrence au juge des libertés au titre de l’obligation de transparence et de l’administration qui sollicite une autorisation de visite et saisie.

Le moyen reprochait notamment à l’administration de ne pas avoir révélé au juge des libertés des éléments à décharge dont elle avait connaissance et qui étaient, selon la société, de nature à modifier son appréciation. En particulier, lorsque les infractions alléguées se rapportent à des pratiques soumises à la supervision d’une autorité administrative de régulation, le demandeur au pourvoi soutenait que « le rapporteur général doit loyalement informer le juge des libertés et de la détention des conclusions que cette autorité de régulation sectorielle a retiré de son instruction ».Or, si la requête mettait en exergue une mise en demeure adressée à la société sur la base de plaintes reçues de concurrents et certains éléments adressés à l’ARCEP par l’Autorité de la concurrence, le pourvoi soutenait que le rapporteur général s’était abstenu d’informer le juge des libertés du fait que des lignes directrices avaient été fixées par l’ARCEP, ce dont l’Autorité s’était félicitée et qu’il aurait dissimulé au juge les passages d’un avis révélant les résultats positifs de sa supervision et louant le travail accompli par la société. Au total, la société estimait que la présentation des faits allégués à l’appui de la requête était trompeuse.

Il incombe en effet à l’administration saisissante d’accompagner sa requête de « tous les éléments d’information » en sa possession, y compris le cas échéant les pièces « de nature à remettre en cause l’appréciation du juge sur les présomptions de pratiques anticoncurrentielles » soulevées dans sa requête [8].

En effet, il ne s’agit pas d’alourdir les demandes en les accompagnant de strictement tout ce qui a été rassemblé par l’administration dans le cadre de son enquête préliminaire, mais bien plutôt de ne pas dissimuler des pièces à décharge contredisant directement et gravement les soupçons mis en avant pour obtenir l’autorisation.

Mais, dans la période récente, rares sont les recours dans lesquels ces principes ont trouvé à s’appliquer. C’est ainsi que la Cour de cassation a eu l’occasion de considérer qu’il ne saurait être fait grief à l’Autorité de ne pas avoir communiqué au juge des libertés une décision acceptant les engagements de l’une des entreprises visées pour limiter le risque de transmission d’informations à ses concurrents via une filiale commune au centre des présomptions d’échanges d’informations mises en avant par l’Autorité au motif qu’il n’était pas établi que cette pièce soit de nature à modifier l’appréciation portée sur les éléments étayant les présomptions de fraude [9].

Sans ajouter à la jurisprudence existante sur le plan des principes et sans même rappeler le devoir de loyauté de l’administration, la Cour relève que l’absence d’annexion à la requête de certaines réponses faites par la société à l’Autorité est « sans conséquence sur la régularité de l’ordonnance attaquée » dès lors qu’à ce stade de la procédure, le premier président est seulement tenu d’examiner les indices qui lui sont soumis et non de vérifier le bien-fondé de ceux-ci.

Ce faisant, la Chambre criminelle répond ici aussi au pourvoi en retrait par rapport à la jurisprudence existante. Elle se satisfait du fait que les indices n’aient pas à être vérifiés par le juge sans s’assurer que les éléments en question n’étaient pas de nature à modifier l’appréciation du juge.

C’est donc un arrêt assez décevant sur le plan du respect des droits des entreprises, avec une motivation lapidaire qui s’explique sans doute par les spécificités de l’espèce. C’est en tout état de cause ce qu’on en retiendra dans l’attente d’affaires plus illustratives de l’importance d’un respect strict des obligations de transparence et de loyauté de l’administration saisissante lorsqu’elle présente ses indices au juge des libertés ex partes, donc sans possibilité pour la société visée de contester ou de nuancer les constatations qu’elle en retire.

À retenir :

  • Pour obtenir l’autorisation du juge des libertés et de la détention de pratiquer une opération de visite et saisie de l’article L 450-4 du Code de commerce, le rapporteur général de l’Autorité de la concurrence doit faire état d’indices d’agissements anticoncurrentiels.
  • Le suivi de la situation du secteur économique par l’ARCEP et l’absence de tout manquement éventuellement constaté par elle n’empêchent en rien l’Autorité de la concurrence d’enquêter dans le cadre de ses propres attributions.
  • L’absence d’annexion à la requête des éléments fournis par l’Autorité à l’ARCEP est sans conséquence sur la régularité de l’autorisation accordée.


     


    [1] Cass. crim., 8 novembre 2017, n° 16-84.525, F-D N° Lexbase : A8408WY3.

    [2] CA Paris, 5-1, 28 juin 2017, n° 15/24387 N° Lexbase : A4307WL4.

    [3] CA Versailles, 6-11, 28 juin 2018, n° 16/05666 N° Lexbase : A0259Y7Q.

    [4] TUE, 5 octobre 2020, aff. T-255/17, Les Mousquetaires c/ Commission européenne N° Lexbase : A72743WC et CJUE, 9 mars 2023, aff. C-682/20, Les Mousquetaires et ITM Entreprises c/ Commission européenne N° Lexbase : A08899HE.

    [5] CA Paris, 5-7, 18 février 2010, n° 09/12549 N° Lexbase : A9037ESI ; CA Paris, 5-7, 14 septembre 2010, n° 09/12967 N° Lexbase : A5282E9I ; CA Paris, 6 janvier 2016, n° 13/23245.

    [6] Alors que l’appréciation du caractère suffisant des indices relève de l’appréciation souveraine des juges du fond : Cass. crim., 5 septembre 2007, n° 06-80.540.

    [7] Voir notamment l’article L 36-10 du Code des postes et des communications électroniques N° Lexbase : L9865LS8.

    [8] Cass. crim., 27 septembre 2006, n° 05-84.413 ; v. égal. Cass. crim., 5 septembre 2007, n° 06-80.540, précitée.

    [9] Cass.crim., 27 septembre 2006, n° 05-84.413, précitée ; Cass. crim., 11 juillet 2017, n° 16-81.039, FS-P+B N° Lexbase : A9815WMH.

    newsid:492817

    Données personnelles

    [Questions à...] Droit d’accès du salarié à ses emails - Questions à Clémence Colin, Avocate associée, cabinet JP Karsenty & Associés

    Réf. : Cass. soc., 18 juin 2025, n° 23-19.022, FS-B N° Lexbase : B5198AKQ

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    N2976B3M

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    Le 23 Septembre 2025

    Mots-clés : RGPD • droit d’accès aux emails • licenciement • enquête interne • forfait-jours

    Dans un arrêt du 18 juin 2025, la Chambre sociale de la Cour de cassation s’est prononcée pour la première fois sur les contours du droit d’accès d’un salarié à ses courriels professionnels, sur le fondement du règlement RGPD. Elle rappelle également qu’en cas de licenciement d’un salarié en raison de la commission de faits de harcèlement sexuel ou moral ou d’agissements sexistes ou à connotation sexuelle, les juges du fond doivent apprécier la valeur probante d’une enquête interne produite par l’employeur, au regard, le cas échéant, des autres éléments de preuve versés aux débats par les parties.

    Pour faire le point sur les précisions apportées par cet arrêt, Lexbase Social a interrogé Clémence Colin, Avocate associée au sein du cabinet JP Karsenty & Associés.


    Lexbase Social : Pouvez-vous nous rappeler les faits dans cette affaire ?

    Clémence Colin : Dans cette affaire, un salarié avait été engagé en CDI en 2001 en qualité de directeur du développement. Il occupait en dernier lieu les fonctions de directeur associé, catégorie cadre, et bénéficiait d’une convention de forfait-jours, sur la base d’un accord collectif d’entreprise.

    Il lui était reproché d'être l'auteur de comportements déplacés, de nature sexiste ou à connotation sexuelle, dont des salariées s’étaient plaintes. Une enquête avait été menée conjointement par la direction des ressources humaines et le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Le salarié a été convoqué par lettre du 13 mars 2018 à un entretien préalable, fixé au 22 mars 2018, avec mise à pied conservatoire, puis licencié pour faute le 30 mars 2018, avec dispense d’exécution du préavis. Il avait donc une ancienneté de 17 années complètes.

    Dans la lettre de licenciement, l’employeur s’est fondé sur le rapport d’enquête interne, mettant en évidence différents comptes-rendus de salariés. Cependant, seuls 5 comptes-rendus étaient produits sur 14 entretiens, dont certains étaient partiellement tronqués. La société ne produisait pas non plus de courriels de refus permettant de prouver que les auteurs avaient refusé que leurs comptes-rendus soient produits pour conserver l’anonymat, et n’expliquait pas en quoi elle n’aurait pu anonymiser ces éléments. Des témoins critiquaient en outre le déroulé de l’enquête.

    Le salarié a saisi le conseil des prud’hommes pour contester son licenciement ainsi que la convention de forfait-jours encadrant sa durée du travail. Il convient de relever que, depuis quelques années, la remise en cause des conventions de forfait-jours tend à se généraliser, alors même que ces litiges trouvent leur origine principale dans la contestation du licenciement.

    Lexbase Social : Quelle a été la position adoptée par les juges du fond ?

    Clémence Colin : Par un jugement rendu le 12 novembre 2019, le conseil de prud'hommes de Paris a jugé le licenciement fondé sur une cause réelle et sérieuse. Les juges ont considéré que le salarié n'avait produit aucun élément de nature à remettre en cause la matérialité des faits qui lui étaient reprochés.

    S’agissant de la convention de forfait-jours, les juges du fond se sont accordés à la juger inopposable et une condamnation a été prononcée au titre des heures supplémentaires, bien que limitée, car le salarié n’apportait aucun élément concernant deux des trois années couvertes par sa demande.

    Le salarié a interjeté appel et formulé un certain nombre de demandes auprès de la cour d’appel.

    Au total, le salarié sollicitait 400 000 euros, comprenant notamment 123 000 euros au titre de l’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, correspondant à 14 mois de salaire, et 159 000 euros au titre de l’invalidité du forfait-jours. Il faisait également valoir que la société n’avait pas respecté « le droit d’accès à ses données personnelles », réclamant à ce titre 10 000 euros de dommages et intérêts. Cette prétention revêt donc financièrement un caractère accessoire dans le litige.

    L'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris le 25 mai 2023 (CA Paris, 6-5, 25 mai 2023, n° 22/04484 N° Lexbase : A14589ZZ) a infirmé le jugement du conseil de prud’hommes, sauf en ce qu’il a débouté le salarié de ses demandes d’heures supplémentaires pour les années 2015 et 2016, de repos compensateur et de dommages et intérêts pour manquement à l’obligation de sécurité, la convention de forfait-jours ayant été jugée nulle. La cour d’appel a jugé le licenciement sans cause réelle et sérieuse et a condamné la société à payer au salarié à ce titre 90 000 euros, correspondant à 10 mois de salaire. La cour a également condamné la société au paiement de diverses sommes, et notamment à 500 euros à titre de dommages et intérêts pour non-respect du droit d’accès aux données personnelles.

    Lexbase Social : Quels sont les différents volets abordés par la cour d’appel ?

    L’arrêt de la cour d’appel aborde de nombreux aspects, touchant à des problématiques particulièrement actuelles du droit du travail.

    Prescription. La cour rappelle que le point de départ de la prescription de 2 mois pour sanctionner un fait fautif court à compter de la connaissance exacte par l’employeur de la réalité, de la nature et de l’ampleur des faits reprochés au salarié. Ce point de départ peut ainsi être reporté à l’issue d’une enquête interne. Elle rappelle également que, dans ce cadre, « l’employeur » s’entend non seulement du titulaire du pouvoir disciplinaire, mais également du supérieur hiérarchique du salarié, même non titulaire de ce pouvoir.

    Preuve. La cour rappelle ensuite que la preuve est libre en matière prud'homale, et que si l’employeur doit fonder le licenciement sur des faits précis, objectifs imputables au salarié, et matériellement vérifiables, l’administration de la preuve du caractère réel et sérieux des motifs du licenciement n’incombe pas spécialement à l’une ou l’autre des parties. Étant précisé que si un doute subsiste, il profite au salarié. En l’occurrence, il semble que la cour aurait admis des témoignages anonymisés, c’est-à-dire rendus anonymes a posteriori pour protéger leurs auteurs, mais dont l'identité est connue de l'employeur, dont la Cour de cassation a entretemps admis la recevabilité (Cass. soc., 19 mars 2025, n° 23-19.154 N° Lexbase : A04510BC).

    La cour d'appel, après une analyse approfondie des nombreuses pièces produites de part et d’autre, a jugé que l'enquête interne ne présentait pas un caractère probant suffisant. Il en résultait un doute, doute qui profite toujours au salarié et qui a conduit la cour d’appel à juger le licenciement sans cause réelle et sérieuse.

    Cet arrêt s’inscrit dans le prolongement de la jurisprudence de la Cour de cassation relative à la valeur probante des enquêtes internes en matière de harcèlement, jurisprudence qui se précise progressivement au fil des affaires jugées.

    Les signalements de faits de harcèlement se sont fortement accrus ces dernières années, pour diverses raisons, conduisant les employeurs à vérifier la matérialité des faits dénoncés afin de prendre les mesures appropriées. La mise en œuvre d’enquêtes internes s’est largement répandue, jusqu'à ce que l'on constate qu’elles peuvent être difficiles et lourdes à mettre en œuvre. D’autant plus qu’il ne suffit pas d’avoir diligenté une enquête interne pour que l'employeur soit exonéré de sa responsabilité : encore faut-il que celle-ci soit probante. La Cour de cassation a toutefois précisé en juin 2024 (Cass. soc., 12 juin 2024, n° 23-13.975, FS-B N° Lexbase : A48605HH) que l'enquête interne n'est pas obligatoire. En matière de harcèlement, l'employeur doit en effet prendre les mesures de nature à préserver la santé et la sécurité des salariés, ce qui ne signifie pas nécessairement mettre en œuvre une enquête interne, même si celle-ci constitue un moyen efficace de vérifier la matérialité des faits dénoncés, si elle est bien menée.

    En l’espèce, l'enquête avait conclu à la matérialité des faits de harcèlement dénoncés, mais sa valeur probante a finalement été remise en cause. Par ailleurs, les termes employés dans les conclusions de l'enquête et dans la lettre de licenciement, repris par la cour d’appel, concernant des agissements qui « nuisent » et « détériorent profondément » l’ambiance de travail, créant un climat d'angoisse et de danger pour les personnes qui en sont victimes ou témoins, peuvent faire penser au « harcèlement moral d'ambiance », dont les contours ont été définis récemment par la jurisprudence.

    Barème Macron. S’agissant des conséquences indemnitaires du licenciement jugé sans cause réelle et sérieuse, la cour a appliqué le barème dit « Macron », pour fixer le montant des dommages et intérêts, en prenant soin de motiver le montant alloué en fonction du préjudice constaté.

    Rupture vexatoire. S’est posée la question du caractère brutal et vexatoire de la rupture, qui avait été assortie d’une mise à pied conservatoire du salarié lors de la convocation à entretien préalable, dans l’attente de la décision à intervenir. La cour a considéré que le caractère indispensable d’une telle mise à l’écart n’était pas établi et que le salarié en avait subi un préjudice tenant à l’atteinte portée à sa réputation professionnelle.

    Forfait-jours. La cour d'appel a procédé à un rappel exhaustif des conditions de validité du forfait-jours ainsi que des sanctions applicables. Elle a analysé la validité de l'accord collectif d'entreprise instituant le forfait-jours au sein de la société, pour en déduire qu’il ne prévoyait pas de suivi effectif et régulier de la charge de travail permettant à l'employeur de remédier en temps utile à une charge de travail éventuellement incompatible avec une durée raisonnable de travail. La cour a relevé qu’en outre, la société ne justifiait pas avoir régularisé les insuffisances de l’accord depuis la loi du 8 août 2016, et qu’elle ne produisait aucun document de nature à établir un suivi effectif et régulier de la charge de travail. En conséquence, la cour a prononcé la nullité du forfait jour, et non l'inopposabilité comme l'avait retenu le conseil de prud'hommes.

    Rappelons, en effet, que la convention de forfait-jours est nulle en cas d’absence ou d’insuffisance de l'accord collectif pour garantir le droit au repos et à la santé du salarié. En revanche, lorsque c’est l'employeur qui se montre défaillant dans l’application des clauses de l’accord destinées à assurer la protection et la santé du salarié, la convention de forfait-jours est privée d'effet et donc inopposable au salarié. Cela signifie que les effets de la convention sont suspendus tant que les irrégularités subsistent, tandis qu’en cas de nullité, elle est réputée n'avoir jamais existé. Les conséquences pratiques demeurent toutefois identiques dans les deux cas, à savoir un rappel des heures supplémentaires accomplies au-delà de la durée légale de 35 heures hebdomadaires, dans la limite de la période non prescrite.

    L’enjeu de la preuve en matière d’heures supplémentaires est primordial : le salarié doit établir avoir travaillé au-delà de 35 heures hebdomadaires sur la période non prescrite (ce qui représente 3 années), tandis qu’il appartient à l’employeur de fournir au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés. Ce principe de partage de la charge de la preuve en matière d’heures supplémentaires a été rappelé récemment par la Cour de cassation (Cass. soc., 9 juillet 2025, n° 24-16.397, F-D N° Lexbase : B8756AW9). Dans les dossiers contentieux, les demandes afférentes aux heures supplémentaires sont très souvent bien plus élevées que celles liées à la rupture du contrat de travail et s’appuient sur des dossiers très volumineux, pouvant comprendre plus d’une centaine de pièces essentiellement constituées de courriels, rarement organisés ou numérotés.

    Ce contentieux exige un travail d'analyse critique et de contrôle de cohérence minutieux des pièces versées (plannings, courriels, comptes-rendus, tableau récapitulatif dans la majeure partie des cas établi pour les besoins de la cause, etc.), afin de contester les demandes et essayer de reconstituer les horaires réellement accomplis, difficulté d’autant plus grande que le régime du forfait-jours suppose, par principe, l’absence de contrôle des horaires par l’employeur. Si l’employeur se trouve ainsi placé dans une situation probatoire plus difficile, elle n’en est pas pour autant impossible comme l’a rappelé la Cour de cassation, celui-ci pouvant soumettre au débat contradictoire tout élément de droit, de fait et de preuve, quant à l'existence ou au nombre d'heures de travail accomplies (Cass. soc., 7 février 2024, n° 22-15.842, FS-B N° Lexbase : A66172KB).

    En l'espèce, le salarié soutenait que son employeur avait coupé son accès à sa messagerie électronique dès la mise à pied conservatoire, de sorte qu’il n'était pas en mesure de produire des courriels pour les années 2015, 2016 et 2018. Il demandait donc de prendre la seule année 2017 comme base de calcul pour les 3 années visées par sa demande.

    La cour d'appel a rejeté cette argumentation, estimant qu’il n’était pas établi que l’employeur avait effectivement coupé l’accès du salarié à sa messagerie professionnelle, relevant, à juste titre, que le salarié avait pu produire des courriels pour l'année 2017. En conséquence, la condamnation a été limitée aux heures supplémentaires accomplies au titre de la seule année 2017. Il est à relever que la cour a procédé à une analyse approfondie des pièces produites, analysant notamment le contenu des courriels afin de déterminer s’ils traduisaient un réel travail. À l’argument, classique, de l’employeur, selon lequel aucune demande d’heures supplémentaires n’avait jamais été faite, la cour a répondu que la société ne pouvait en ignorer l’existence et y avait, implicitement, mais nécessairement consenti, dès lors que plusieurs courriels étaient pour partie adressés aux supérieurs hiérarchiques du salarié. On peut toutefois s’interroger sur la pertinence d’un tel argument, dès lors que le salarié en forfait-jours doit disposer précisément d’une grande autonomie dans l’organisation de ses journées de travail. Cette situation souligne néanmoins l’importance pour les employeurs de sensibiliser les responsables hiérarchiques au suivi effectif et régulier de la charge de travail des salariés qu’ils encadrent.

    RGPD. Le volet relatif au droit d’accès aux données personnelles est relativement nouveau.

    En l’espèce, le salarié avait sollicité la communication de son dossier personnel auprès de l'employeur, qui lui avait transmis, de manière cohérente, divers documents contractuels (de fin de contrat, bulletins de paie, prévoyance, documents relatifs à une place de parking, au véhicule de fonction, documents contractuels, avis d'arrêt de travail, suivi individuel de santé, RIB, documents relatifs au licenciement). Classiquement, le dossier personnel du salarié renvoie aux éléments contractuels et à son éventuel dossier disciplinaire.

    Les seuls documents non communiqués, demandés par le salarié, étaient les simulations de son départ en 2017 ainsi que les courriels échangés au cours de l'exécution du contrat.

    Le salarié a invoqué une violation de son droit d'accès à ses données personnelles, soutenant avoir subi un préjudice du fait de cette atteinte, dont il demandait la réparation à hauteur de 10 000 €.

    Il convient de relever que cette demande du salarié, datée du 28 janvier 2019, intervenait postérieurement à la rupture du contrat de travail survenue en mars 2018, ainsi qu’à la saisine du conseil de prud'hommes le 30 août 2018. Elle a donc été formulée en cours de procédure, vraisemblablement dans le but de compléter le dossier contentieux du salarié, à l’appui en particulier de sa demande d’heures supplémentaires.

    La cour d'appel a jugé, sur le fondement de l’article 15 du Règlement (UE) Général sur la Protection des Données (RGPD), que la société n’avait pas justifié avoir communiqué les courriels concernant le salarié, dont la réalité n’était pas discutée, ni leurs métadonnées ou leur contenu, et n'invoquait aucun motif pour expliquer cette abstention, telle qu’une impossibilité matérielle. Selon la Cour, « cette abstention est fautive et a causé à M. [H] qui a été privé d'un accès à des données personnelles dont il aurait pu faire usage un préjudice dont la cour estime qu'il est suffisamment réparé par l'octroi d'une somme de 500 euros ». Cela signifie, a contrario, que la solution aurait pu être différente si la société avait invoqué une impossibilité matérielle.

    Lexbase Social : En quoi la solution relative au droit d’accès d’un salarié à ses emails est-elle nouvelle ?

    L'arrêt de la Cour de cassation du 18 juin 2025, rendu à la suite du pourvoi formé par l’employeur, a suscité de nombreuses réactions et certaines inquiétudes.

    Publié au bulletin des arrêts de la Cour de cassation et rendu en formation de section, cela révèle que pour la Cour, la réponse à apporter à la question juridique posée ne présente ni complexité particulière ni forte sensibilité, mais elle ne se dessine pas de façon évidente.

    La Cour de cassation a rejeté le pourvoi, et seuls deux moyens ont fait l’objet d’une motivation.

    Sur le premier moyen relatif au licenciement, la Cour a rappelé que l'appréciation de la valeur et de la portée des éléments de preuve produits par les parties relève souverainement de la cour d’appel, notamment en ce qui concerne le rapport d'enquête interne au regard des autres éléments de preuve produits. Elle en a déduit que les griefs invoqués par l’employeur n'étaient pas établis par des éléments suffisamment probants et que, par conséquent, le doute devait profiter au salarié. La Cour de cassation a considéré que la société, qui justifiait ne pas avoir communiqué l'ensemble des comptes-rendus d'entretien afin de préserver la santé et la sécurité des salariés souhaitant conserver l'anonymat, n’expliquait pas en quoi ces éléments n'auraient pu être anonymisés. Il ne pouvait donc être exclu que ces comptes-rendus soient absents des pièces produites en raison de leur caractère favorable au salarié ou parce-qu’ils infirmaient précisément tout ou partie des faits imputés à ce dernier, les conclusions de l’enquête n’étant pas à même de suppléer cette absence de production.

    Le non-respect du droit d'accès aux données personnelles, sur le fondement de l'article 15 du RGPD, bien qu’il ne constitue que le quatrième moyen de cassation soulevé par le salarié, est paradoxalement celui qui a suscité le plus de réactions.

    La société soutenait principalement que :

    • ne peuvent pas constituer une donnée à caractère personnel les courriels émis ou reçus par un salarié dans l'exercice de ses fonctions, s’agissant de courriels à caractère professionnel ;
    • le droit d'accès aux données personnelles consacré par l’article 15 du RGPD n'emporte pas un droit d'accès aux documents contenant ces données personnelles.

    La Cour de cassation rappelle que, selon l'article 4 du RGPD, on entend par « donnée à caractère personnel » toute information se rapportant à une personne physique identifiée ou identifiable. Est réputée personne physique identifiable, une personne physique qui peut être identifiée, directement ou indirectement, notamment par référence à un identifiant, tel qu’un nom, un numéro d’identification, des données de localisation, un identifiant en ligne, ou à un ou plusieurs éléments spécifiques propres à son identité physique, physiologique, génétique psychique, économique, culturelle ou sociale (RGPD, art. 4).

    La Cour rappelle ensuite qu’en application du « droit d'accès de la personne concernée » selon le RGPD, la personne concernée a le droit d’obtenir du responsable du traitement la confirmation que des données à caractère personnel la concernant sont ou ne sont pas traitées et, lorsqu’elles le sont, l’accès auxdites données à caractère personnel. La Cour précise également que le responsable du traitement doit fournir une copie des données à caractère personnel faisant l’objet d’un traitement, sous réserve que le droit d’obtenir une copie ne porte pas atteinte aux droits et libertés d’autrui.

    Pourtant, selon l’article 15 du RGPD, doivent être fournies des informations relatives à la finalité du traitement, aux catégories de données à caractère personnel concernées, aux destinataires ou catégories de destinataires auxquelles les données à caractère personnel ont été ou seront communiquées, en particulier les destinataires qui sont établis dans des pays tiers ou les organisations internationales, et, quand c'est possible, à la durée de conservation des données à caractère personnel envisagée ou à défaut aux critères pour déterminer cette durée. Appliqué aux courriels, le droit d’accès ne concerne donc en principe pas le contenu, sauf si celui-ci constitue lui-même une donnée à caractère personnel, auquel cas il doit répondre aux critères définis à l’article 4 du RGPD. Or rien n’est moins certain.

    La Cour de cassation va plus loin, en ce que les principes dégagés par l’arrêt sont :

    • premièrement, que les courriels émis ou reçus par le salarié grâce à sa messagerie électronique professionnelle sont des données à caractère personnel au sens de l'article 4 du RGPD ; et
    • deuxièmement, que le salarié a le droit d’accéder à ces courriels, l'employeur devant lui fournir tant les métadonnées (horodatage, destinataire) que leur contenu, sauf si les éléments dont la communication est demandée sont de nature à porter atteinte aux droits et libertés d'autrui.

    La cour d'appel a souverainement apprécié le montant du préjudice subi par le salarié à ce titre, limité à 500 € de dommages et intérêts, ce qui relativise considérablement la portée de la décision.

    Le droit consacré du salarié à obtenir une copie de ses courriels professionnels en tant que donnée personnelle, sur le fondement du RGPD, et de leur contenu, apparaît pour le moins surprenant : jusque-là le droit d’accès ne portait que sur les données personnelles du salarié contenues dans les courriels ou documents, et non pas sur l’accès aux documents eux-mêmes.

    Lexbase Social : Quels sont les effets de cette décision en pratique ?

    Clémence Colin : S’agissant de la valeur probante du rapport d'enquête interne diligentée par l'employeur à la suite de la dénonciation de faits de harcèlement, des témoignages anonymes et anonymisés, et de la portée d'une attestation non corroborée par d’autres éléments, cette décision vient confirmer les règles déjà établies en la matière.

    Cela confirme la nécessité d’évaluer en amont les mesures à mettre en œuvre face à une dénonciation de faits de harcèlement et, le cas échéant, les modalités de l’enquête interne. Il est en effet possible de se trouver confrontés à des faits avérés, mais à une preuve insuffisamment probante devant les juridictions. L’arrêt contribue ainsi à préciser les contours de la jurisprudence en matière de preuve, offrant aux conseils d’entreprise des repères pour sécuriser la conduite des enquêtes internes, de sorte qu'elles puissent, le cas échéant, constituer un fondement solide pour un licenciement lorsque les faits le justifient.

    S’agissant du droit d’accès du salarié aux données personnelles, la Cour de cassation considère que les courriels émis ou reçus par les salariés via la messagerie électronique professionnelle constituent des données à caractère personnel. Le salarié peut dès lors accéder non seulement aux métadonnées, mais également au contenu de ces courriels.

    Cette solution soulève cependant de nombreuses difficultés et enjeux en pratique. Permet-elle de réclamer la copie de l'intégralité des courriels reçus et envoyés par le salarié au cours de sa carrière ? L’enjeu est de taille dans le cadre notamment de contestations relatives aux conventions de forfait-jours ou de la preuve d’heures supplémentaires, d’autant plus si le salarié a une grande ancienneté.

    L’arrêt du 18 juin est à rapprocher de l'arrêt du 3 octobre 2024 (Cass. civ. 2, 3 octobre 2024, n° 21-20.979, FS-B+R N° Lexbase : A936457X), rendu en matière de discrimination syndicale. Dans cette affaire, la Cour de cassation avait jugé que les dispositions du RGPD ne pouvaient pas faire échec à la communication des documents demandés par un salarié, dès lors que le traitement des données communiquées aux salariés à des fins probatoires respecte toutes les conditions de licéité prévues par le RGPD. Elle avait également précisé qu'il faut veiller au respect de l’exigence de proportionnalité et du principe de minimisation des données à caractère personnel.

    Du point de vue du droit des données personnelles, ce n'est pas parce qu’un courriel contient des éléments à caractère personnel, ou des éléments permettant l'identification du salarié (limités, sauf preuve contraire à ses nom, prénom, adresse courriel), que le contenu du courriel constitue une donnée personnelle.

    Pour que le droit d’accès s’applique au sens du RGPD, il faut en outre caractériser un traitement de données personnelles, et non se limiter à constater l’existence de données à caractère personnel.

    Cela soulève également la question de la propriété des courriels : il est établi que des courriels professionnels peuvent contenir des données à caractère personnel et, de ce fait, entrer dans le champ d’application du RGPD. Néanmoins, il s’agit de courriels envoyés via la messagerie professionnelle, qui par principe revêtent un caractère professionnel à moins d’être identifiés comme personnels.

    Se pose par ailleurs la question de la finalité du droit d'accès aux données personnelles, au sens du RGPD : le salarié peut-il avoir accès et utiliser ces données (courriels, métadonnées) comme éléments de preuve, par exemple dans un litige lié à la charge de travail ?

    L’Avocate générale avait d’ailleurs pris soin de préciser que l’article 15 du RGPD n’a pas de vocation probatoire : le droit d’accès porte sur des données personnelles et non sur des documents dont le salarié a nécessairement eu connaissance dans le cadre de son activité. Autrement dit, le droit d'information prévu par le RGPD n'a pas vocation à pallier la carence du salarié dans la preuve.

    De façon pragmatique, l’Avocate générale avait à juste titre souligné le risque qu’un salarié peu scrupuleux puisse tirer profit d’un tel droit en obtenant la copie de l’ensemble de sa correspondance commerciale ou technique échangée dans le cadre de son activité au sein de l’entreprise.

    La Cour de cassation n’a cependant pas suivi l’avis de l’Avocate générale qui concluait à la cassation partielle de l’arrêt sur ce moyen.

    Il ne faut pas oublier la raison d’être du droit d’accès, prévue dans le considérant 63 du RGPD : « la personne concernée devrait avoir le droit d’accéder aux données à caractère personnel qui ont été collectées à son sujet […] afin de prendre connaissance du traitement et d’en vérifier la licéité […] », rappelée par la jurisprudence européenne.

    En outre, en matière de droit des données personnelles, la CNIL a notamment souligné, dans une fiche du 5 janvier 2022 mise à jour le 31 janvier 2025, que le droit d’accès porte uniquement sur des données personnelles et non sur des documents, et que les droits des tiers (secret des affaires, propriété intellectuelle, droit à la vie privée, secret des correspondances, etc.) peuvent restreindre l'éventail des données accessibles ou communicables. Si la communication d’une copie des courriels peut apparaître comme la solution la plus aisée pour satisfaire la demande, la CNIL précise que cette solution ne saurait être obligatoire et que l’envoi d’un tableau contenant les métadonnées et les données personnelles contenues dans les différents courriels est également une solution.

    Il est évident que certaines données contenues dans des courriels professionnels peuvent faire obstacle à la communication de certaines informations au demandeur. La Cour de cassation a d’ailleurs rappelé la limite tenant à la protection des droits et libertés d’autrui.

    Le droit d’accès aux données personnelles ne consacre pas un droit d’accès aux documents en tant que tels, mais un droit d’accès à l'information relative à l'existence ou non d'un traitement de données à caractère personnel et, le cas échéant, à ces données dans le but de vérifier la licéité du traitement.

    À noter qu’un arrêt de la cour d’appel d'Amiens, rendu le 19 juin 2025 (CA Amiens, 19 juin 2025, n° 24/01301 N° Lexbase : B2946ANG), le lendemain de l’arrêt du 18 juin, a rejeté une demande identique en jugeant que l’employeur y avait répondu et que le salarié devait justifier que sa demande était indispensable à l’exercice du droit de la preuve et proportionnée au but poursuivi. Dans le sens contraire, la cour d’appel de Rennes a admis une telle demande, dans un arrêt rendu le 27 février 2025 (CA Rennes, 27 février 2025, n° 24/02772 N° Lexbase : B3073A9P), condamnant l’employeur à communiquer à la salariée, sous astreinte, notamment l’ensemble des courriels de sa messagerie professionnelle Outlook et de sa messagerie Teams, dont elle était l’émettrice ou la destinataire principale sur 4 années.

    Lexbase Social : Comment les employeurs peuvent-ils faire face à ces demandes ?

    Clémence Colin : Ces demandes risquent de se multiplier, de nombreux salariés pouvant être incités à « se saisir » de cette jurisprudence.

    L'employeur doit impérativement anticiper ce type de demandes, et mettre en place une procédure permettant de répondre de manière individualisée et motivée, que la réponse consiste en un accès complet, partiel ou limité aux seules données personnelles. À cet égard, les guides de la CNIL pour répondre à une demande de droit d’accès peuvent s’avérer très utiles.

    C’est en effet l’abstention injustifiée de l’employeur qui a été qualifiée de fautive, ouvrant droit à indemnisation. D’ailleurs, dans la logique du RGPD, les considérations tendant à limiter le droit d’accès ne devraient pas aboutir à refuser toute communication d'informations à la personne concernée.

    Cette décision peut également inciter les entreprises à revoir leur charte informatique et politiques en matière notamment de durée de conservation des courriels, notamment lors du départ d’un salarié. La question de la période concernée par une telle demande est en effet également ouverte, d’un point de vue pratique, mais également matériel.

    Plusieurs éléments peuvent par ailleurs être opposés à une demande d’accès aux courriels professionnels :

    • Atteinte aux droits et libertés d’autrui : protection des données personnelles des tiers contenues dans les courriels (auteur, destinataires en copie, clients ou autres données), droit au respect de la vie privée, secret des correspondances, etc.
    • Atteinte au secret des affaires et/ou à l’intérêt légitime de l’entreprise, renforcée lorsque le salarié occupe un poste important au sein de l’entreprise.
    • Confidentialité des données ou des projets évoqués, particulièrement si le salarié en question est membre du CSE et a accès à ce titre à des données confidentielles ;
    • Impossibilité matérielle (absence de durée définie, absence de ciblage, volume colossal de courriels, ressources et moyens nécessaires pour trier les données à transmettre).

    Il est en tout état de cause impératif d’identifier le risque de transmission d’informations confidentielles dans un contexte contentieux avec un salarié, pouvant notamment conduire à de la concurrence déloyale si ces informations sont utilisées dans le cadre de sa nouvelle activité, ou à une violation du secret des affaires. Ce risque, combiné à la difficulté matérielle considérable, doit être mis en perspective avec le risque judiciaire, la sanction prononcée dans l’arrêt du 18 juin restant, somme toute, symbolique et largement inférieure aux demandes du salarié tenant à la contestation de sa convention de forfait-jours.

    Reste à espérer que l’arrêt du 18 juin 2025 ne marquera pas autant l’histoire du droit social que l’appel du 18 juin, mais qu’il constituera une opportunité pour les employeurs de mettre en place des procédures claires afin de répondre aux demandes de droit d’accès, les sanctions pécuniaires de la CNIL restant, par ailleurs, autrement plus dissuasives que la modeste sanction prononcée dans cet arrêt.

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    Droit pénal des affaires

    [Podcast] Garde à vue des dirigeants : anticiper et se préparer

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    N2981B3S

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    Le 24 Septembre 2025

    ► Dans cet épisode de LexFlash, David Père, avocat associé en droit pénal des affaires au sein du cabinet Addleshaw Goddard, décrypte un sujet crucial : la garde à vue du dirigeant et sa préparation en amont.

    Quels sont les risques pour les chefs d’entreprise confrontés à cette situation ? Comment bien anticiper ce moment de crise ? Quelles sont les bonnes pratiques et les réflexes à adopter en situation réelle ?

    Un éclairage concret et pratique, au croisement du droit pénal des affaires et de la compliance, pour mieux comprendre les enjeux de responsabilité des dirigeants.

    ► Retrouvez cet épisode sur YouTube.

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    Environnement

    [Jurisprudence] Quels critères retenir pour évaluer la consommation des espaces naturels, agricoles et forestiers (ENAF) ?

    Réf. : CE, 5°-6° ch. réunies, 24 juillet 2025, n° 492005, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : B0976A3K

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    par Emmanuelle Baron, avocate directrice et Lou-Ann Piron, avocate, Seban Avocats

    Le 30 Septembre 2025

    Mots clés : environnement • espaces naturels • zéro artificialisation nette • consommation d'espaces • occupation du sol

    Dans un arrêt rendu le 24 juillet 2025, la Haute juridiction a dit pour droit que seule la transformation concrète de l’occupation du sol, telle qu’elle est constatée dans les zones concernées, peut être regardée comme une consommation d’espaces naturels, agricoles et forestiers au sens de la loi « résilience » du 22 août 2021 définissant le principe du « zéro artificialisation nette » (ZAN).


     

    I. Faits et contexte de la décision

    En décembre 2023, la Direction générale de l'aménagement, du logement et de la nature a publié, sur le site du ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, un guide synthétique sur le ZAN, ainsi que quatre fascicules consacrés à des thématiques spécifiques destinés aux acteurs responsables de la mise en œuvre de la réforme du ZAN, notamment les services de l’État et les collectivités territoriales.

    La commune de Cambrai a formé un recours pour excès de pouvoir contre le fascicule n°1 relatif à l’artificialisation des sols et à la consommation d'espaces naturels, agricoles et forestiers dits « ENAF ».

    Dans ce fascicule organisé en trois parties, la commune conteste l’interprétation qui est faite de la notion de consommation des ENAF.

    Pour rappel, le contexte législatif et réglementaire entourant cette notion est le suivant.

    La loi du 22 août 2021 dite « Climat et Résilience » [1] a fixé un objectif national d'absence de toute artificialisation nette des sols en 2050. L’article 194 a fixé un objectif intermédiaire de réduction de moitié de la consommation des ENAF sur la période 2021-2031. Cet objectif doit être intégré dans les différents documents de planification et d’urbanisme (SRADDET, SCoT, PLU).

    La notion de consommation des ENAF est définie par le 5° du III de l’article 194 dans sa version issue de la loi du 20 juillet 2023 [2] comme « la création ou l'extension effective d'espaces urbanisés sur le territoire concerné ». Ces dispositions précisent que « sur ce même territoire, la transformation effective d'espaces urbanisés ou construits en espaces naturels, agricoles et forestiers du fait d'une renaturation peut être comptabilisée en déduction de cette consommation ».

    Et, l’article R. 101-1 du Code de l’urbanisme N° Lexbase : L4203MKU, dans sa version issue du décret n° 2023-1096 du 27 novembre 2023, relatif à l'évaluation et au suivi de l'artificialisation des sols N° Lexbase : L4175MYB [3], dispose que : « Dans le cadre de la fixation et du suivi des objectifs de lutte contre l'artificialisation des sols, le solde entre les surfaces artificialisées et les surfaces désartificialisées est évalué au regard des catégories listées par la nomenclature annexée au présent article. / Pour cette évaluation, les surfaces sont qualifiées dans ces catégories selon l'occupation effective du sol observée et non selon les zones ou secteurs délimités par les documents de planification et d'urbanisme. »

    II. Validation de la notion de consommation des ENAF par le Conseil d’État

    Dans sa décision, le Conseil d’État a d’abord estimé que la commune était recevable à contester ce fascicule en se fondant sur la jurisprudence « GISTI » [4] qui a ouvert le prétoire aux actes de droit souple.

    Les juges du Palais Royal ont relevé que les énonciations contenues dans le fascicule ne se limitaient pas à un rappel indicatif ou à une présentation pédagogique des dispositions législatives définissant la notion de consommation d’ENAF mais exposaient de manière impérative l'interprétation retenue par l'administration de ces dispositions, de sorte qu’elles étaient susceptibles d'emporter des effets notables sur la situation des collectivités territoriales compétentes en matière d'urbanisme chargées, à ce titre, de mettre en œuvre, pour la période de 2021 à 2031, les objectifs de réduction de consommation d’ENAF.

    Le Conseil d’État a ensuite écarté le moyen tiré de ce que les mentions du fascicule méconnaîtraient le sens et la portée de la première phrase du 5° du III de l’article 194 de la loi « Climat et Résilience ».

    D’une part, en se fondant sur les dispositions de l’article 194, le Conseil d’État énonce que les ENAF ne doivent être regardés comme consommés, que lorsqu'ils perdent dans les faits leur usage naturel, agricole ou forestier au profit d'un usage urbain et sont, dès lors, effectivement transformés en espaces urbanisés. Aussi, il juge que le fascicule n’a pas méconnu le sens, ni la portée des dispositions précitées en indiquant que le zonage réglementaire des PLU(i) ou des cartes communales est indifférent dans la mesure de la consommation effective d’ENAF.

    D’autre part, en se fondant sur le critère d’effectivité posé par le législateur, le Conseil d’État considère que seule la transformation concrète de l'occupation du sol, telle qu'elle est constatée dans les zones concernées, peut être regardée comme une consommation d'ENAF, de sorte que le fascicule pouvait légalement indiquer qu’un ENAF « est considéré comme effectivement consommé à compter du démarrage effectif des travaux (de construction, d'aménagement, etc.), et non à compter, par exemple, de la délivrance d'une autorisation d'urbanisme ».

    Partant, la Haute juridiction rejette le recours de la commune de Cambrai, un an jour pour jour après avoir rejeté son recours tendant au renvoi d’une QPC au Conseil constitutionnel relative à la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions de la première phrase du 5° du III de l'article 194 de la loi « Climat et Résilience » dans sa version résultant de la loi du 20 juillet 2023 [5].

    III. Vers une stabilisation des règles de la réforme du ZAN ?

    La décision du Conseil d’État est intervenue le même jour qu’une seconde décision du même Conseil d’État rejetant le recours de l’association « Notre affaire à tous » contre la circulaire du 31 janvier 2024, du ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, relative à la mise en œuvre de la réforme vers le ZAN, adressée aux préfets et aux services déconcentrés de l’État.

    La circulaire apportait des précisions sur la manière d’appréhender le rapport de compatibilité entre les différents documents de planification et d'urbanisme (SRADDET, SCoT, PLU). Elle indiquait notamment que lorsqu'un document d'urbanisme dépasse de 20 % l'objectif chiffré de maîtrise de l'artificialisation des sols fixé par un document de rang supérieur, un tel dépassement ne doit pas nécessairement être regardé par les services déconcentrés de l'État comme méconnaissant le rapport de compatibilité prévu par les textes.

    Dans sa décision [6], le Conseil d’État a considéré qu’en indiquant cela, la circulaire se bornait à illustrer le rapport de compatibilité entre les différents documents de planification et d’urbanisme et ne méconnaissait ainsi ni le sens ni la portée des dispositions législatives du code général des collectivités territoriales et du code de l’urbanisme.

    En validant les documents rédigés par le ministère pour faciliter la mise en œuvre concrète du ZAN par les services déconcentrés de l’État et les collectivités territoriales, le Conseil d’État apporte quelques éclairages s’agissant des modalités de mise en place effective du ZAN.

    Mais le contexte de l’intervention de ces décisions est marqué par une instabilité législative importante, puisque pas moins de trois projets de loi portent actuellement des propositions d’évolution du ZAN.

    En effet, c’est d’abord le projet de loi sur la simplification de la vie économique, déposé en avril 2024 et dernièrement adopté en première lecture par l’AN en juin 2025, qui contient tout une série de mesures relatives au ZAN, notamment celle proposant que les collectivités territoriales puissent, sans justification, dépasser de 30% leur objectif de réduction de l’artificialisation sur leur territoire, et même à aller au-delà de 30% à condition d’obtenir l’accord du préfet de département. Ce qui revient, de l’aveu même de l’auteur de l’amendement, le Républicain Ian Boucard, à « considérablement amenuiser le ZAN ». Il est également proposé, notamment, l’instauration d’une enveloppe de 10 000 hectares non soumis au ZAN dédiée aux industriels et aux infrastructures entourant ces projets (logements, routes, etc.).

    C’est évidemment également la proposition de loi « TRACE » (trajectoire de réduction de l’artificialisation concertée avec les élus locaux), adoptée par le Sénat le 18 mars 2025 qui propose une importante refonte du dispositif ZAN.

    Outre un nouveau report de transposition des objectifs dans les différents documents (SRADDET, SCOT, PLU, etc.), il est proposé de supprimer l’objectif intermédiaire de réduction de moitié de la consommation des ENAF sur la période 2021-2031 au profit d’une trajectoire de réduction 2024/2034 librement définie par les régions en accord avec les collectivités locales. Cette loi pourrait, si elle était adoptée, revenir quelque peu sur l’appréciation du calcul de la consommation d’ENAF portée par le fascicule et validée par le Conseil d’État le 24 juillet 2025, en prévoyant notamment que les opérations de construction ou autres opérations artificialisantes effectuées au sein de l'enveloppe urbaine ne sont pas comptabilisées comme consommation d'ENAF. Elle prévoit également de créer de nouvelles exonérations en excluant du décompte de la consommation d’ENAF certaines constructions telles que les implantations industrielles ou les logements sociaux.

    S’inscrivant en opposition, des députés ont déposé, le 4 juin 2025, leur proposition de loi transpartisane intitulée « pour réussir la transition foncière », qui a pour objet de traduire les recommandations, issues du rapport d’information sur l’artificialisation des sols [7], en mesures législatives afin de doter les collectivités territoriales, des outils techniques et fiscaux nécessaires à la mise en œuvre du ZAN. Cette proposition de loi introduit notamment une seconde décennie 2031/2041 de compatibilité de la consommation d’ENAF pour simplifier la mise en œuvre du ZAN, mais surtout prévoit le renforcement des outils fiscaux pour soutenir une politique foncière responsable, qui en synthèse imposerait une logique de « qui consomme paie et qui préserve est soutenu » [8].

    En définitive donc, en validant les documents ministériels sur la consommation des ENAF et la mise en œuvre du ZAN, le Conseil d’État apporte d’importantes précisions pratiques. Celles-ci sont utiles dans la mesure où, malgré les différents textes de loi en cours d’examen, le régime du ZAN reste pour l’heure celui qui a été instauré par la loi « Climat et Résilience » et la loi n° 2023-630 du 20 juillet 2023, visant à faciliter la mise en œuvre des objectifs de lutte contre l'artificialisation des sols et à renforcer l'accompagnement des élus locaux N° Lexbase : L5792MSC (dite loi « ZAN 2 »). Nul doute toutefois que tous les praticiens gardent un œil attentif sur les prochaines évolutions à intervenir.

     

    [1] Loi n° 2021-1104 du 22 août 2021, portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets N° Lexbase : L6529MSM.

    [2] Loi n° 2023-630 du 20 juillet 2023, visant à faciliter la mise en œuvre des objectifs de lutte contre l'artificialisation des sols et à renforcer l'accompagnement des élus locaux N° Lexbase : L5792MSC.

    [3] Décret n° 2023-1096 du 27 novembre 2023, relatif à l'évaluation et au suivi de l'artificialisation des sols N° Lexbase : L4175MYB.

    [4] CE, Sect., 12 juin 2020, n° 418142 N° Lexbase : A55233NU.

    [5] CE, 24 juillet 2024, n° 492005 N° Lexbase : B0976A3K.

    [6] CE, 24 juillet 2025, n° 493126 N° Lexbase : B0959A3W.

    [7] Rapport d’information sur la mission d’information sur l’articulation des politiques publiques ayant un impact sur la lutte contre l’artificialisation des sols, rendu le 9 avril 2025 par les députés Sandrine Le Feur et Constance de Pélichy.

    [8] Citation de Constance de Pélichy lors de la présentation du texte.

    newsid:492979

    Urbanisme

    [Jurisprudence] Le maire peut agir contre des travaux irréguliers pendant 6 années après leur achèvement

    Réf. : CE, 5°-6° ch. réunies, 24 juillet 2025, n° 503768, publié au recueil Lebon N° Lexbase : B0955A3R

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    N2905B3Y

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    par Thibault Fromentin, avocat, Gide Loyrette Nouel

    Le 17 Septembre 2025

    Mots clés : autorisation d’urbanisme • infraction • travaux irréguliers • régularisation • mise en conformité

    Par un avis du 24 juillet 2025, le Conseil d’État précise que la mise en demeure de régulariser des travaux contraires au droit de l’urbanisme n’est possible que s’ils ne sont pas couverts par la prescription de l’action publique. Elle ne peut donc intervenir que dans un délai de 6 ans suivant leur achèvement (ou suivant la commission de l’infraction s’il s’agit d’une occupation irrégulière sans travaux).


     

    En 2019, le législateur a dénoncé l’ « effectivité insuffisante » du droit de l’urbanisme et la « charge excessive » que représente le contentieux qui en découle pour la juridiction pénale, peu adaptée au traitement des irrégularités de faible gravité.

    Dans ce prolongement, il a dressé le constat que les atteintes au droit de l’urbanisme restent trop souvent impunies, ce qui crée un décalage difficilement compréhensible pour les administrés entre la compétence des collectivités locales en cette matière et les moyens limités à leur main pour parvenir à l’encadrer [1].

    L’adoption de la loi relative à l'engagement dans la vie locale et à la proximité de l'action publique du 27 décembre 2019 [2] a donc permis de doter les maires d’un nouvel outil, voulu plus efficace, pour renforcer le respect des règles d’utilisation des sols et ainsi mettre rapidement un terme aux infractions relevées.

    Désormais, lorsque le maire a constaté une infraction aux règles d’urbanisme et qu’il en a dressé un procès-verbal, il peut mettre en demeure l’intéressé de procéder aux « opérations nécessaires à la mise en conformité de la construction » ou à sa régularisation, le cas échéant à peine d’astreinte (cette faculté, qui suppose d’avoir au préalable invité l’intéressé à présenter ses observations, s’exerce indépendamment des poursuites pénales qui sont susceptibles d’être engagées) [3].

    À titre d’exemple, la possibilité d’ordonner la « mise en conformité » de la construction permet à l’administration d’en exiger la démolition, lorsqu’elle s’impose [4].

    Les mesures que ce dispositif autorise peuvent donc être particulièrement contraignantes pour l’auteur des travaux. Pourtant, la question de sa prescription n’avait, jusqu’à très récemment, jamais été formellement abordée ni tranchée par la jurisprudence.

    I. La prescription des diverses sanctions applicables aux travaux irréguliers

    Outre la mise en demeure prévue à l’article L. 481-1 du Code de l’urbanisme N° Lexbase : L1046MMP et analysée par le Conseil d’État dans son avis du 24 juillet 2025, l’auteur d’une infraction au droit de l’urbanisme s’expose à plusieurs actions et sanctions parallèles (pénales et civiles) dont la mise en œuvre est temporellement circonscrite.

    De plus, les constructions existantes irrégulières font l’objet d’un régime administratif particulier afin de subordonner, pendant un certain temps, leur évolution à leur régularisation préalable ou simultanée.

    D’abord, l’édification d’une construction en méconnaissance d’une autorisation d’urbanisme (ou sans autorisation alors qu’elle était requise) est une infraction de nature délictuelle, sanctionnée par les articles L. 480-1 N° Lexbase : L0742LZI et suivants du Code de l’urbanisme.

    L’auteur des travaux encourt alors diverses sanctions (amende, démolition, etc.) qui se prescrivent par 6 ans [5].

    Ensuite, la méconnaissance des règles relatives à l’utilisation des sols expose son auteur à un double risque civil.

    D’une part, les tiers (à qui la construction porte préjudice) peuvent introduire une action sur le fondement du droit commun de la responsabilité délictuelle. Néanmoins, elle ne peut aboutir que s’il existe une relation directe de causalité entre l’infraction au droit de l’urbanisme et le préjudice allégué [6].

    Cette action, qui se prescrit désormais par 5 ans « à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer » [7], se prescrivait autrefois par 10 ans « à compter de la manifestation du dommage » [8].

    D’autre part, l’autorité compétente en matière de plan local d’urbanisme peut introduire une action en démolition ou tendant à la mise en conformité d’une construction irrégulière. Celle-ci se prescrit par 10 ans à compter de l’achèvement des travaux [9].

    Enfin, lorsqu’il est envisagé d’effectuer des travaux sur une construction existante irrégulière, l’obtention d’une nouvelle autorisation d’urbanisme est subordonnée à la régularisation de la construction initiale.

    Autrement dit, la demande d’autorisation doit porter à la fois sur le projet et sur les anciens travaux irrégulièrement réalisés [10].

    Cette obligation de régularisation se prescrit, sauf exception, par 10 ans à compter de l’achèvement des travaux [11].

    II. La prescription applicable à la mise en demeure de régulariser

    Au vu de ce qui précède, il est logique que le nouveau dispositif administratif de régularisation d’une construction soit lui aussi assorti d’une prescription.

    En effet, il permet au maire d’ordonner, en dehors de toute procédure judiciaire, la mise en conformité de travaux. La sécurité juridique impose donc que son usage ne puisse plus être admis passé un certain délai suivant leur achèvement.

    À cet égard, l’analyse des travaux précédant son adoption met en évidence que ce nouvel outil a été conçu pour le temps court afin d’offrir à l’autorité administrative la faculté de « réagir rapidement » lorsqu’elle a connaissance d’une infraction [12].

    En d’autres termes, le législateur a souhaité créer une voie parallèle à la procédure pénale mais, pour assurer la complémentarité de la première procédure avec la seconde, il s’est assuré qu’elles reposent sur un socle commun constitué par le constat d’une infraction pénale au droit de l’urbanisme.

    Cela ressort expressément de l’article L. 481-1 du Code de l’urbanisme, qui énonce que « lorsque des travaux (…) ont été entrepris ou exécutés en méconnaissance des obligations imposées par [le droit de l’urbanisme] et qu'un procès-verbal a été dressé en application de l'article L. 480-1, indépendamment des poursuites pénales qui peuvent être exercées pour réprimer l'infraction constatée, l'autorité compétente (…) peut, après avoir invité l'intéressé à présenter ses observations, le mettre en demeure » de régulariser.

    Ce n’est donc qu’après avoir constaté l’infraction pénale par un procès-verbal que l’administration peut exercer son pouvoir de police spéciale pour imposer la régularisation de la situation sans attendre que le juge pénal soit saisi et qu’il se prononce.

    Le législateur a donc exclu que ce pouvoir puisse être mis en œuvre sans constat préalable de l’infraction.

    De ce fait, le régime de ces sanctions complémentaires au dispositif pénal existant [13], doit nécessairement être rapproché de celui des sanctions pénales exposé plus haut.

    Il ne peut donc pas être mis en œuvre au-delà du délai de prescription de l’action publique, soit 6 ans à compter du jour où l'infraction a été commise, c'est-à-dire, en règle générale, 6 ans après l'achèvement des travaux.

    Par ailleurs, le Conseil d’État précise que dans le cas où des travaux ont été successivement réalisés de façon irrégulière, seuls les travaux à l'égard desquels l'action publique n'est pas prescrite peuvent donner lieu à la mise en demeure prévue par l'article L. 481-1 du Code de l'urbanisme.

    En d’autres termes, lorsque la construction a été achevée il y a plus de six ans, seuls les travaux modificatifs plus récents et irréguliers peuvent être visés par la mise en demeure.

    En ce cas, le périmètre de l’obligation de régularisation (i.e. la nécessité de déposer une autorisation sur l’ensemble de la construction) doit être apprécié en tenant compte de l’éventuelle prescription administrative prévue à l’article L. 421-9 du Code de l’urbanisme N° Lexbase : L7106L7C.

     

    [1] Rapport de la commission des lois, 2 octobre 2019 (première lecture au Sénat de la loi relative à l'engagement dans la vie locale et à la proximité de l'action publique).

    [2] Loi n° 2019-1461 du 27 décembre 2019, relative à l'engagement dans la vie locale et à la proximité de l'action publique N° Lexbase : L6378MSZ.

    [3] C. urb., art. L. 481-1.

    [4] CE, 22 décembre 2022, n° 463331 N° Lexbase : A738383T.

    [5] C. proc. pén., art. 8 N° Lexbase : L3314MMP et loi n° 2017-242 du 27 février 2017, portant réforme de la prescription pénale N° Lexbase : L5577MSD. N.B. : La prescription était de 3 ans jusqu’au 1er mars 2017. Néanmoins, l’évolution du délai de prescription est sans effet sur les prescriptions déjà acquises. En effet, les lois relatives à la prescription de l’action publique et à la prescription de peines ne sont applicables immédiatement à la répression des infractions commises avant leur entrée en vigueur que si les prescriptions ne sont pas acquises (C. pén., art. 112-2 N° Lexbase : L0454DZT).

    [6] C. civ., art. 1240 N° Lexbase : L0950KZ9 et Cass. civ. 3, 11 février 1998, n° 96-10.257 N° Lexbase : A2603ACE.

    [7] C. civ., art. 2224 N° Lexbase : L7184IAC, en vigueur depuis le 19 juin 2008.

    [8] C. civ., art. 2270-1 abrogé.

    [9] C. urb., art. L. 480-14 N° Lexbase : L5020LUH.

    [10] CE, 9 juillet 1986, n° 51172 N° Lexbase : A4786AM9.

    [11] « Lorsqu'une construction est achevée depuis plus de dix ans, le refus de permis de construire ou la décision d'opposition à déclaration préalable ne peut être fondé sur l'irrégularité de la construction initiale au regard du droit de l'urbanisme » (C. urb., art. L. 421-9). Plusieurs exceptions sont cependant prévues par cet article : notamment si la construction a été édifiée sans aucun permis de construire, si elle présente un danger pour ses usagers ou les tiers, si une action en démolition a été engagée contre elle ou si elle est située dans un espace naturel ou sur le domaine public.

    [12] Avis du Conseil d’État sur la lettre rectificative au projet de loi relatif à l’engagement dans la vie locale et à la proximité de l’action publique (p. 4).

    [13] V. Exposé des motifs de la loi n° 2019-1461 et avis du Conseil d’État sur la lettre rectificative au projet de loi relatif à l’engagement dans la vie locale et à la proximité de l’action publique (p. 4).

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