La lettre juridique n°935 du 16 février 2023 : Baux commerciaux

[Jurisprudence] Déplafonnement du loyer : ne pas confondre révision triennale et renouvellement du bail

Réf. : TJ Nancy 17 novembre 2022 n° 22/01315 N° Lexbase : A79069CS

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N4341BZS

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par Jean-Pierre Dumur, MRICS, Expert agréé par la Cour de cassation, Expert près la Cour supérieure de justice de Luxembourg

le 15 Février 2023

Mots-clés : bail commercial • déplafonnement du loyer • révision triennale • renouvellement du bail • mission de l’expert

Dans la série « les pièges du statut »,  les actions en déplafonnement du loyer tiennent une place privilégiée : selon que l’action sera engagée dans le cadre du renouvellement d’un bail commercial ou dans le cadre d’une révision triennale, on va passer de la promenade de santé au parcours du combattant !


 

Dans un billet paru ici-même le 5 janvier dernier [1], j’avais évoqué les dispositions légales permettant de faire varier le loyer au cours d’un bail commercial, en l’espèce l’article L. 145-37 du Code de commerce N° Lexbase : L5765AID qui prévoit expressément la faculté, pour l’une ou l’autre des parties, d’obtenir une révision du loyer en cours de bail : « Les loyers des baux d'immeubles ou de locaux régis par les dispositions du présent chapitre, renouvelés ou non, peuvent être révisés à la demande de l'une ou de l'autre des parties sous les réserves prévues aux articles L. 145-38 N° Lexbase : L5034I3T et L. 145-39 N° Lexbase : L5037I3X et dans des conditions fixées par décret en Conseil d'État ».

J’avais indiqué qu’il s’agissait d’une disposition d’ordre public, mais que, pour autant, la révision légale n'était ni une révision de plein droit, ni une révision automatique, l’article R. 145-20 du Code de commerce N° Lexbase : L7054I4Z disposant que, « la demande de révision des loyers prévue à l'article L. 145-37 est formée par acte extrajudiciaire ou par lettre recommandée avec demande d'avis de réception. Elle précise, à peine de nullité, le montant du loyer demandé ou offert ».

J’avais ajouté qu’en outre la demande de révision n'avait pas d’effet contraignant et n’avait pas le pouvoir d'entraîner la modification automatique du loyer : en cas de contestation de la part de l'autre partie, il appartient à la partie qui entend obtenir la révision du loyer à la hausse ou à la baisse de faire fixer le nouveau loyer judiciairement [2]. Dans cette hypothèse, le nouveau loyer prendra effet rétroactivement à la date de la demande de révision, mais pendant la durée des négociations ou de la procédure l'ancien loyer restera applicable et, sur la période considérée, il y aura lieu, le cas échéant, au versement d'un rappel assorti des intérêts au taux légal.

J’avais précisé enfin que la demande de révision du loyer pourrait prospérer plus ou moins aisément selon qu’on la mettrait en œuvre en application de l’une ou l’autre des dispositions du statut visées par l’article L. 145-37 du Code de commerce : l’article L. 145-38, applicable à la révision triennale légale, ou l’article L. 145-39, qui concerne la révision du loyer par le jeu de la clause d’échelle mobile.

Et j’avais conclu que, si la mise en œuvre de l’article L. 145-39 pouvait constituer aujourd’hui, compte tenu de la forte hausse des indices et notamment de l’Indice du coût de la construction (ICC), une opportunité pour les enseignes de faire baisser leur loyer en cours de bail, il n’en allait pas de même de la mise en œuvre de l’article L. 145-38  que j’avais qualifiée de « parcours du combattant » !

Mais comme nul n’est prophète en son pays, c’est avec une certaine surprise que j’ai pris connaissance le 8 janvier dernier, soit moins d’une semaine après la parution de mon billet, d’un article publié dans la revue professionnelle « La Correspondance de l’Enseigne » intitulé « Nancy ouvre la voie à la révision triennale », ci-après littéralement rapporté :

« Le tribunal judiciaire de Nancy reçoit la demande de S0STRENE GRENE de révision triennale du loyer. Le magasin de la place Maginot, placé en procédure de sauvegarde et par ailleurs en délicatesse pour loyers impayés devant le tribunal d'Évry, estime que la fermeture du VAPIANO mitoyen, dont la présence était une condition essentielle à la signature du contrat, et la médiocre situation du plateau marchand de Nancy, justifient de passer le loyer du bail, signé en 2018, de 85 000 € (86 289 indexés) à 45 000 €. IMMORENTE, le propriétaire, n'est pas du même avis... Mais l'expertise ordonnée pour cause de déplafonnement en triennale marque en soi un accueil favorable de la démarche du commerçant face à une convention antérieure à la crise sanitaire ».

À la lecture de cet article, j’ai cherché en vain où pouvait bien se nicher, dans le cas d’espèce, une application des règles draconiennes et cumulatives permettant un déplafonnement du loyer en matière de révision triennale, au visa de l’article L. 145-38 du Code de commerce.

Qu’on en juge :

En application de l'article L. 145-38 du Code de commerce, « La demande en révision ne peut être formée que trois ans au moins après la date d'entrée en jouissance du locataire ou après le point de départ du bail renouvelé. La révision du loyer prend effet à compter de la date de la demande en révision. De nouvelles demandes peuvent être formées tous les trois ans à compter du jour où le nouveau prix sera applicable ».

C’est ainsi que ce n’est que lorsque le loyer est applicable depuis au moins trois ans que l'une ou l'autre des parties peut solliciter sa révision.

En outre, si en principe le loyer révisé devrait être fixé à la valeur locative en application de l’article L. 145-33 N° Lexbase : L5761AI9, en réalité il n’en est rien : le troisième alinéa de l'article L. 145-38 limite en effet ce principe : « Par dérogation aux dispositions de l’article L. 145-33 et à moins que ne soit rapportée la preuve d'une modification matérielle des facteurs locaux de commercialité ayant entraîné par elle-même une variation de plus de 10 % de la valeur locative, la majoration ou la diminution de loyer consécutive à une révision triennale ne peut excéder la variation de l’indice trimestriel des loyers commerciaux ou de l’indice trimestriel des activités tertiaires mentionnés aux premier et deuxième alinéas de l’article L. 112-2 du Code monétaire et financier N° Lexbase : L3110IQA, intervenue depuis la dernière fixation amiable ou judiciaire du loyer […] ».

Il en résulte qu’une révision du loyer à la valeur locative dans le cadre d’une révision triennale légale n’est envisageable que sous réserve de justifier de la réunion, sur la période considérée, de trois conditions cumulatives.

  • Il faut d’abord justifier d’une modification matérielle des facteurs locaux de commercialité : une modification notable, telle que visée par l’article L. 145-34 du Code de commerce N° Lexbase : L5035I3U en matière de renouvellement (par exemple l’arrivée de nouvelles enseignes ou le départ d’enseignes existantes), est insuffisante. Il doit s’agir ici d’événements entrainant une modification physique de l’environnement commercial tels que, par exemple, la piétonnisation de la rue, l’élargissement des trottoirs, la création d’un parking significatif à proximité, ou la construction d’un nouvel immeuble à usage de commerces, de bureaux ou d’habitation…
  • Il faut ensuite démontrer que cette modification matérielle a entrainé par elle-même une variation de la valeur locative de plus de 10 %, entre le point de départ du bail renouvelé ou la dernière révision d’une part et la révision objet de la demande d’autre part.
  • Il faut enfin que la modification matérielle des facteurs locaux de commercialité alléguée ait une incidence sur le commerce considéré, comme le prescrit l’article R. 145-6 du Code de commerce N° Lexbase : L0044HZN ci-après littéralement rapporté : « les facteurs locaux de commercialité dépendent principalement de l'intérêt que présente, pour le commerce considéré, l'importance de la ville, du quartier ou de la rue où il est situé, du lieu de son implantation, de la répartition des diverses activités dans le voisinage, des moyens de transport, de l'attrait particulier ou des sujétions que peut présenter l'emplacement pour l'activité considérée et des modifications que ces éléments subissent d'une manière durable ou provisoire ».

Je me suis donc procuré copie du jugement en objet (TJ Nancy 17 novembre 2022 n° 22/01315).

On y relève d’abord une confusion entre les articles L. 145-38 et L. 145-34 du Code de commerce.

On peut lire en effet : « […] La fermeture du restaurant VAPIANO et la disparition de clientèle de ce dernier constituent nécessairement une perte pour le magasin de décoration d’intérieur qui perd ainsi également de nombreux clients potentiels. Sans qu’il soit besoin de produire les chiffres d’affaires annuels de l’enseigne, la disparition du restaurant entraine une perte d’attrait du local considéré et affecte la commercialité de l’enseigne SOSTENE GRENE. Par ailleurs, la société locataire démontre, en s’appuyant sur des chiffres précis, que de nombreux locaux aux alentours de la Place Maginot sont vacants, et ce notamment en raison de la hausse des prix du loyer. Elle évoque aussi une baisse du nombre d’usagers des transports en commun nancéiens et conclut, de l’ensemble de ces éléments, à une véritable baisse des flux humains gravitant autour de l’enseigne SOSTENE GRENE et que la présence du restaurant VAPIANO aurait contribué à dynamiser. Enfin, les modifications alléguées par la société IMMORENTE, si elles peuvent apparaître favorables à la société locataire, n’en demeurent pas moins susceptibles de constituer également des modifications des facteurs locaux de commercialité, lesquelles justifient dès lors le déplafonnement du loyer en application des dispositions de l’article L. 145-38 du Code de commerce. Le loyer du bail révisé sera donc déplafonné et fixé à la valeur locative, dans la limite des seuils fixés aux articles susmentionnés ».

Bien qu’ayant préalablement énoncé in extenso les dispositions de l’article L. 145-38 relatives aux règles de déplafonnement du loyer en matière de révision triennale légale, le jugement applique les règles de déplafonnement fixées par l’article L. 145-34 en matière de renouvellement du bail :

  • il ne prend pas position sur le caractère matériel de la modification alléguée ;
  • il ne motive pas sa décision quant à l’incidence de cette modification sur le commerce considéré, alors qu’en l’espèce, les flux de clientèle entre un commerce de décoration intérieure et un restaurant sont loin d’être évidents ;
  • il ne recherche pas si cette modification a entraîné par elle-même une variation de plus de 10 % de la valeur locative sur la période du 1er juillet 2018 date d’effet du bail au 23 juillet 2021 date de la demande de révision.

On y relève ensuite une confusion dans les termes de la mission confiée à l’expert :

On peut lire en effet : « Pour établir la valeur locative du bien, il convient de faire application des dispositions de l’article L. 145-33 du Code de commerce et de la déterminer, à défaut d’accord entre les parties, en prenant en compte les éléments suivants :
1° Les caractéristiques du local considéré ;
2° La destination des lieux ;
3° Les obligations respectives des parties ;
4° Les facteurs locaux de commercialité ;
5° Les prix couramment pratiqués dans le voisinage…
Par ces motifs […] ordonne une expertise et désigne pour y procéder Madame XXX, avec pour mission de […] déterminer la valeur locative à la date du 23 juillet 2021, en précisant s’il y a lieu à pondération et, le cas échéant, selon quels critères ».

Il résulte de ce qui précède que :

  • la mission demande à l’expert de donner son avis sur la valeur locative au 23 juillet 2021, date de la demande de révision ;
  • en revanche, elle ne lui demande pas son avis la valeur locative au 1er juillet 2018, date de prise d’effet du bail ;
  • en conséquence, lorsque l’expert aura rendu son rapport dans le respect des termes de sa mission, le juge ne sera pas en mesure de déterminer si, entre le 1er juillet 2018, date de prise d’effet du bail, et le 23 juillet 2021, date de la demande de révision, le taux de variation de la valeur locative a dépassé 10 %, ce qui constitue pourtant une des conditions essentielles et incontournables de la révision triennale au visa de l’article L. 145-38 du Code de commerce.

Aussi, si l’on s’en tient aux termes de la mission confiée à l’expert, il est à craindre que le jugement final constate le taux de variation entre le loyer contractuel à la date de prise d’effet du bail et la valeur locative à la date de la révision, aux lieu et place du taux de variation entre la valeur locative à la date de prise d’effet du bail et la valeur locative à la date de la révision, ce qui constitue un contresens fréquent dans la lecture de l’article L. 145-38 du Code de commerce.

 

[1] J.-P. Dumur, Hausse des indices : article L. 145-39… Le retour ?, Lexbase Affaires, janvier 2023, n° 740 N° Lexbase : N3796BZM.

[2] Cass. civ. 3, 12 avril 1995, n° 93-12.849 N° Lexbase : A7647ABT.  

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