La lettre juridique n°924 du 17 novembre 2022 : Actes administratifs

[Jurisprudence] Entre ombre et lumière : la communication des documents administratifs des personnes morales de droit privé

Réf. : CE, Section, 7 octobre 2022, n° 443826, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A91988MM

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par Christophe Otero, Maître de conférences en droit public, Université de Rouen

le 16 Novembre 2022

Mots clés : communication • documents administratifs • fondations • Louis Vuitton • personnes morales

Le Conseil d’État, dans une formation solennelle, devait se pencher sur la question du caractère communicable on non des comptes annuels d’une fondation d’entreprise. Saisie par l’association Anticor souhaitant obtenir la communication des comptes annuels de la fondation Louis Vuitton, la Haute juridiction profite de cette espèce pour dresser un vade-mecum de la communication des documents administratifs s’agissant des personnes morales de droit privée et des différents cas de figure pouvant se présenter. La Haute juridiction, après avoir rappelé que la protection de la vie privée s’étend aux personnes morales de droit privé, juge que s’agissant des fondations d’entreprise, et à défaut de perception de subventions publiques ou de dispositions législatives le prévoyant, leurs comptes ne sont pas communicables à des tiers.


 

La transparence : pour qui ? et jusqu’où ? En l’espèce, l’association Anticor, requérant d’habitude [1], dont l’objet est notamment la lutte contre la corruption et la promotion de l’éthique en politique, a souhaité en savoir davantage sur les comptes de la fondation Louis Vuitton. Cette dernière a été créé par le numéro mondial du luxe, à savoir le groupe LVMH, et l’association souhaitait obtenir des éclaircissements sur les avantages dont elle bénéficie au titre de l’article 238 bis du Code général des impôts N° Lexbase : L7468L7Q, lequel prévoit une réduction d’impôt. C’est la raison pour laquelle elle s’est adressée au préfet de Paris, préfet de la région Ile-de-France, aux fins de lui demander communication des comptes annuels des exercices 2016 et 2017 de la fondation d’entreprise Louis Vuitton ainsi que leurs annexes. En effet, en vertu de l’article 19-10 de la loi n° 87-571 du 23 juillet 1987, sur le développement du mécénat N° Lexbase : L8334AGR : « l’autorité administrative s’assure de la régularité du fonctionnement de la fondation d’entreprise ; à cette fin, elle peut se faire communiquer tous les documents et procéder à toutes investigations utiles. La fondation d’entreprise adresse, chaque année, à l’autorité administrative un rapport d’activité auquel sont joints le rapport du commissaire aux comptes et les comptes annuels ». Par décision du 29 janvier 2019, le préfet a refusé de faire droit à cette demande. En réaction, l’association Anticor a saisi le tribunal administratif de Paris [2] d’une demande d’annulation de la décision préfectorale et qu’il soit enjoint au représentant de l’État de lui communiquer les comptes demandés sans délai et sous astreinte.

Dans la motivation de son jugement, le tribunal a retenu que les comptes annuels des fondations d’entreprises sont reçus par le préfet dans le cadre de la mission de contrôle des comptes annuels de ces fondations et que ces pièces constituent des documents administratifs au sens de l’article L. 300-2 du Code des relations entre le public et l’administration N° Lexbase : L4910LA4. Mais bien qu’ils soient des documents administratifs, et donc par suite en principe susceptibles d’être communiqués, la juridiction a retenu qu’en l’espèce, s’agissant de la fondation d’entreprise Louis Vuitton, une telle communication « est de nature à porter atteinte au secret de sa vie privée garanti à toute personne, tant physique que morale ». Le refus du préfet étant légalement fondé, le tribunal administratif a rejeté la requête de l’association Anticor. Cette dernière a entendu poursuivre le contentieux en formant un pourvoi devant le Conseil d’État contre le jugement rendu. De prime abord, la question de la communication de ces documents pourrait sembler anodine, mais il n’en est rien. Elle pose la problématique plus générale de la protection de la vie privée des personnes morales de droit privé. Il s’avère que s’agissant de ces dernières il convient de distinguer deux hypothèses : la première est celle où elles sont assujetties à l’obligation de communication de leurs documents administratifs (I), la seconde recouvre les cas où cette communication est conditionnée (II).

I. Les personnes morales de droit privée assujetties à l’obligation de communication

Par principe, la question de la communication des personnes morales de droit public (État, collectivités locales, établissements publics) ne pose pas de complications dans la mesure où, eu égard à la finalité d’intérêt général qu’elles poursuivent, l’accès à leurs documents est de droit, sous réserves de quelques exceptions [3]. De la même façon, celle de la communication des personnes morales de droit privé (société, fondation, association), compte tenu de l’intérêt personnel qui caractérise leur création et leurs buts, ne soulève pas de difficultés car elles ne sauraient se soumettre à un régime de transparence. Pour autant, le droit serait-il cette science si magnifique et plaisante s’il ne recelait, au sein et à côté des principes, de tant d’exceptions et de dérogations, lesquelles, sous réserve d’être soit expressément prévues soit non prohibées, sont tout autant constitutives de la règle de droit ?

Le présent arrêt en ce qu’il envisage de nombreuses hypothèses dérogatoires s’avère fécond de telles singularités. En effet, au critère organique qui tiendrait uniquement et exclusivement à la personne considérée, le Code de relations entre le public et l’administration en son article L. 300-2, a préféré privilégier un approche matérielle et se référer à la notion de documents administratifs, lesquels sont « les documents produits ou reçus, dans le cadre de leur mission de service public, par l’État, les collectivités territoriales ainsi que les autres personnes de droit public ou les personnes de droit privé chargées d’une telle mission. Constituent de tels documents notamment les dossiers, rapports, études, comptes rendus, procès-verbaux, statistiques, instructions, circulaires, notes et réponses ministérielles, correspondances, avis, prévisions, codes sources et décisions ». Si l’identification de l’ensemble des personnes publiques est aisée, il n’en va pas de même de ce que sont les personnes de droit privée chargées d’une mission de service public. Ainsi que le mentionnait en 1990, Marcel Pochard, « ni la doctrine, ni la jurisprudence ne sont absolument catégoriques sur ce qu’il faut entendre par personnes privée chargée de la gestion d’un service public » [4]. Il y a quinze ans, sans donner une véritable définition de ce qu’est une personne privée chargée de la gestion d’un service public, le Conseil d’État, par le biais de l’arrêt « APREI » [5], relatif justement au contentieux de la communication des documents des personnes morales de privées, a offert une synthèse recouvrant l’ensemble des hypothèses.

La première est celle où le législateur a lui-même entendu reconnaître [6] ou, à l’inverse, exclure l’existence d’un service public. La qualification par détermination de la loi est évidemment la plus simple à identifier. La deuxième hypothèse est celle de réunions des trois critères jurisprudentiels longtemps mobilisés [7], à savoir qu’une personne privée qui assure une mission d’intérêt général sous le contrôle de l’administration et qui est dotée à cette fin de prérogatives de puissance publique est chargée de l’exécution d’un service public. Enfin, la dernière alternative est celle où même en l’absence de prérogatives de puissance publique, une personne privée est également regardée, dans le silence de la loi, comme assurance une mission de service public lorsque, eu égard à l’intérêt général de son activité, aux conditions de sa création, de son organisation ou de son fonctionnement, aux obligations qui lui sont imposées ainsi qu’aux mesures prises pour vérifier que les objectifs qui lui sont assignés sont atteints, il apparaît que l’administration a entendu lui confier une telle mission.

Outre de régler l’hypothèse de ce que la doctrine a pu considérer comme étant des « associations administratives » [8] eu égard à leur proximité avec l’administration dont elles ne seraient qu’un faux nez, cette hypothèse s’applique à l’ensemble des personnes privées chargées de la gestion d’un service public malgré l’absence de détention de prérogatives de puissance publique. Ainsi, a été reconnue comme tel, le Centre d’études sur l’évaluation de la protection dans le domaine nucléaire, association dont l’objet est « l’étude, dans le domaine nucléaire, de l’évaluation de la protection de l’homme sous ses aspects techniques, biologiques, économiques et sociaux », créée par Électricité de France, alors établissement public, et par le Commissariat à l’énergique atomique (CEA), pour le compte desquels elle est chargée d’évaluation et dont elle perçoit des subventions. Partant, il a été jugé que, eu égard à leur nature et à leur objet, sont des documents administratifs communicables, et doivent être communiqués s’ils sont sollicités : les comptes annuels de cette association, les rapports des commissaires aux comptes et les procès-verbaux des assemblées générales de cet organisme, ou encore les décisions de cette association fixant le montant de l’adhésion du CEA [9]. Dans de tels cas de figure, à l’instar des personnes morales de droit public, c’est la lumière, c’est-à-dire la transparence, qui prédomine. La vie privée des personnes morales de droit privé si ce n’est s’efface du moins s’incline devant l’intérêt public eu égard à leur mission de service public et devant l’intérêt du public à pouvoir avoir accès à leurs documents administratifs.

II. Les personnes morales de droit privé pour lesquelles la communication est conditionnée

Lorsqu’elles ne sont pas chargées d’une mission de service public et donc soumises à l’obligation de communication, les personnes morales de droit privé devraient en principe bénéficier pleinement et totalement de la protection de leur vie privée constitutionnellement et conventionnellement garantie. Ici, c’est donc l’ombre et donc le secret qui prédomine. Pour autant, comme le montre l’espèce, à côté du principe subsiste des exceptions. La présente affaire, comme la jurisprudence antérieure [10] avait pu en être l’illustration, pose la question des cas où, bien qu’émanant d’une personne morale de droit privé ces documents doivent être transmis à l’administration pour que cette dernière exerce son contrôle, et où se pose la question de leur communication ou non aux tiers qui en feraient la demande. Le Conseil d’État vient ici poser expressément un principe, celui de la non communication au nom du droit à la vie privée de ces personnes morales de droit privé. Il juge en effet que, bien qu’étant des documents administratifs, le fait que la personne morale de droit privée dont s’agit ne soit pas chargée d’une mission de service public fait obstacle à la communication des documents produits et détenus par l’administration.

Sur ce point, l’arrêt est clairement explicite : « les documents produits par une personne privée qui n’est pas investie d’une mission de service public acquièrent le caractère de documents administratifs, pour l’application du code des relations entre le public et l’administration, dès lors qu’ils ont été reçus par une autorité administrative dans le cadre de sa mission de service public. De tels documents, sauf à ce qu’il soit possible d’occulter ou de disjoindre les mentions en cause, ne peuvent toutefois être communiqués qu’à la personne intéressée lorsque cette communication porterait atteinte à la protection de sa vie privée (…). [L]es dispositions [législatives] doivent être entendues, s’agissant de leur application aux personnes morales de droit privé, comme excluant en principe, sous réserve qu’elle ne soit pas imposée ou impliquée par d’autres dispositions, la communication à des tiers, par l’autorité administrative qui les détient, des documents relatifs notamment à leur fonctionnement interne et à leur situation financière. La circonstance que de tels documents aient été transmis à l’administration afin de permettre à celle-ci d’exercer un contrôle sur l’activité de l’organisme concerné est sans incidence, par elle-même, sur les conditions dans lesquelles des tiers peuvent se les voir communiquer ».

On relèvera néanmoins deux exceptions mentionnées dans ce considérant de principe : la première, formelle, où une disjonction serait possible ; la seconde, légale, où c’est l’absence de dispositions législatives expresses qui rend la communication prescrite ou possible. De la sorte, la protection et les garanties dont bénéficient les personnes physiques de droit privé est étendue de la même manière aux personnes morales de droit privé, nonobstant le caractère de fiction juridique de ces dernières. Cette position jurisprudentielle, comme le montrent les conclusions du rapporteur public Laurent Domingo s’inscrit en adéquation avec les positions des juridictions européennes [11] et d’autres pays européens, lesquelles sont autant des justifications dont le juge administratif sait ne plus vouloir faire l’économie, dans le cadre d’un « univers juridique multipolaire » [12], que des contraintes dont le juge administratif sait ne plus pouvoir faire l’économie. Il n’en demeure pas moins que restait en suspens la question a priori centrale, objet du pourvoi, mais in fine assez marginale, au regard de la motivation de l’arrêt, du cas spécifique des fondations d’entreprises, personnes morales à but non lucratif créées par une ou plusieurs entreprises pour réaliser une œuvre d’intérêt général. Quid s’agissant de la transparence pour elles ?

Là encore, là toujours, l’on retrouve le principe et les exceptions. La Haute juridiction juge ainsi que « si les statuts des fondations d’entreprise sont communicables à tout personne qui en fait la demande sous réserve des informations qui seraient couvertes par les secrets protégés par la loi, les comptes des fondations n’ayant reçu aucune subvention publique, qui relèvent de la vie privée de ces organismes au sens des dispositions de l’article L. 311-6 du Code des relations entre le public et l’administration N° Lexbase : L7092MAW et qui font l’objet des contrôles [confiés à l’autorité administrative], ne sont, en l’absence de disposition législative le prévoyant expressément, pas communicables aux tiers ». Le principe s’agissant de ces entités est donc celui de la non-communication. Les exceptions, au nombre de deux, sont celles où : la fondation d’entreprise a reçu des subventions publiques ou si une disposition législative en prévoit expressis verbis la communication à ceux qui en feraient la demande. En l’espèce, la fondation Louis Vuitton n’ayant reçu aucune subvention au titre des années 2016 et 2017, c’est-à-dire les exercices sur lesquels l’association Anticor sollicitait la communication, elle n’entre pas dans l’une des exceptions et par suite les documents sollicités revêtent un caractère non communicable. Par suite, la requête de l’association est rejetée. Néanmoins, en définitive, il est loisible de se demander si, à terme, cette jurisprudence ne pourrait pas se retourner contre…l’association requérante qui l’a initiée.

 

[1] Par exemple, CE, 12 novembre 2020, n° 425340 N° Lexbase : A390734H.

[2] TA Paris, 17 juin 2020, n° 1910687 N° Lexbase : A30258ND.

[3] CRPA, art. L. 311-5.

[4] M. Pochard, concl. sur CE, 20 juillet 1990, Ville de Melun et Association « Melun-Culture-Loisirs », n°s 69867, 72160, AJDA, 1980, p. 820.

[5] CE, 22 février 2007, n° 264541 N° Lexbase : A2709DUU.

[6] CE, 12 octobre 2018, n° 410998 N° Lexbase : A3435YGC, pour les sociétés de courses qui participent « au service public d’amélioration de l’espèce équine et de promotion de l’élevage, à la formation dans le secteur des courses et de l’élevage chevalin ainsi qu’au développement rural ».

[7] CE, 28 juin 1963, n° 43834 N° Lexbase : A1155EWP.

[8] J.-P. Négrin, Les associations administratives, AJDA, 1980, p. 129.

[9] CE, 25 juillet 2008, n° 280163 N° Lexbase : A7897D9D.

[10] CE, 17 avril 2013, n° 344924 N° Lexbase : A1385KCB.

[11] CEDH, 16 avril 2002, Req. 37971/97 N° Lexbase : A5397AYK ; CJUE, 22 octobre 2002, aff. C-94/00, SA Roquette Frères N° Lexbase : A3294A3E.

[12] B. Genevois, Comment tranche-t-on au Conseil d’État ?, in L’office du juge, Actes du colloque des 29 et 30 septembre 2006, Les colloques du Sénat, Sénat, p. 315.

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