Lexbase Fiscal n°537 du 25 juillet 2013 : Procédures fiscales

[Le point sur...] Décisions de la CJUE et application par les juridictions suprêmes nationales contestée par le contribuable : des voies de recours restent ouvertes !

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par Jean-Louis Dardanne, Directeur fiscal, Groupe GDF SUEZ et Astrid Merceron, Master II Fiscalité de l'entreprise, Université Paris-Dauphine

le 25 Juillet 2013

Les arrêts "Accor" et "Rhodia", rendus par le Conseil d'Etat le 10 décembre 2012 (1), conduisent à s'interroger sur la juste application des décisions de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) par les juridictions administratives des Etats membres, et sur les voies de recours ouvertes au contribuable dans l'hypothèse où cette application lui semble contestable.

Le Conseil d'Etat s'est prononcé en 2009 (2) en faveur d'un renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l'Union européenne, sur la question de la compatibilité du précompte avec le droit de l'Union et sur les modalités d'une éventuelle restitution de ce dernier aux sociétés qui l'avaient acquitté. Dans le cadre de ce contentieux, une décision du tribunal administratif de Versailles du 21 décembre 2006 (3) avait permis à la société Accor d'obtenir le remboursement de plusieurs dizaines de millions d'euros au titre du précompte versé à raison de ses filiales européennes. Cette décision avait été confirmée par la suite par la cour administrative d'appel de Versailles, dans un arrêt du 20 mai 2008 (4).

En pratique, le précompte mobilier était exigible lorsqu'une distribution portait sur des produits n'ayant pas supporté l'impôt sur les sociétés, à l'instar des dividendes distribués dans le cadre du régime mère filiale (5). La société mère, bénéficiaire de ces dividendes, était soumise à un précompte mobilier égal à 50 % de leur montant au moment de leur redistribution. Toutefois, la distribution de dividendes par une filiale française à cette société mère française ouvrait droit à un avoir fiscal imputable sur le précompte dû par cette dernière et permettait, in fine, une neutralisation de ce dernier. En revanche, la distribution de dividendes par une filiale étrangère à cette même société mère n'ouvrait pas droit à l'imputation d'un crédit d'impôt équivalent à l'impôt sur les bénéfices payé localement par ces filiales, et constituait donc un coût net pour la société mère française. Le mécanisme du précompte mobilier et de l'avoir fiscal a finalement été abrogé le 1er janvier 2005, par la loi de finances pour 2004 (6). Depuis cette date, près d'une cinquantaine d'entreprises, parmi lesquelles Suez, Alcan France ou encore Valeo, ont réclamé auprès des juridictions nationales la restitution du précompte lié à la redistribution de dividendes provenant de leurs filiales européennes. Par conséquent, si les deux décisions rendues par le Conseil d'Etat le 10 décembre 2012 ne concernent à proprement parler que les sociétés Accor et Rhodia, le montant total des enjeux financiers s'élève, lui, à près de trois milliards d'euros (7).

Confortant la société Accor dans sa position, la CJUE, saisie sur renvoi préjudiciel du Conseil d'Etat, a reconnu, dans un arrêt "Accor" du 15 septembre 2011 (8), l'incompatibilité du dispositif de l'avoir fiscal et du précompte mobilier avec les articles 49 (N° Lexbase : L2697IPL) et 63 (N° Lexbase : L2713IP8) du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), relatifs aux principes de liberté d'établissement et de liberté de circulation des capitaux, mais ne s'est pas montrée très claire quant à la méthode à adopter pour résoudre cette incompatibilité. Dans ses arrêts du 10 décembre 2012, le Conseil d'Etat a admis que le dispositif du précompte méconnaissait le droit de l'Union au regard des principes invoqués par la CJUE. Il retient néanmoins une méthode qui vient limiter significativement le montant du remboursement par l'Etat français du précompte acquitté par les sociétés Rhodia et Accor, à raison de la distribution de dividendes reçus des résultats de leurs filiales européennes.

On peut ainsi s'interroger sur la conformité des décisions du Conseil d'Etat, juridiction administrative suprême, avec la décision de la CJUE, rendue sur renvoi préjudiciel de ce dernier (I). Par ailleurs, le groupe Accor a fait savoir qu'il prenait acte de ces décisions et qu'il envisageait les voies de recours qui lui sont ouvertes devant les juridictions européennes. C'est pourquoi il convient d'envisager également les voies de recours ouvertes au contribuable, lorsque ce dernier estime que la décision d'une juridiction administrative d'un Etat membre n'est pas conforme avec une décision de la CJUE (II).

I - L'appréciation de la conformité des arrêts du Conseil d'Etat avec l'arrêt rendu à titre préjudiciel par la CJUE

Les réponses apportées par la CJUE dans des contentieux portant sur des sujets similaires à ceux traités par le Conseil d'Etat doivent être au préalable analysées (A), afin d'apprécier si la méthode adoptée par ce dernier en est la correcte application (B).

A - Une position claire de la CJUE aux termes de sa jurisprudence

Dans les décisions "Manninen" du 7 septembre 2004 (9) et "Test Claimants" du 13 novembre 2012 (10), la CJUE a pris position sur des problématiques d'avoir fiscal et de taxation de la distribution de dividendes.

Dans l'arrêt "Manninen", la CJUE a, en effet, été amenée à se prononcer sur une disposition du droit fiscal finlandais qui, pareillement au système français du précompte, réservait le bénéfice d'un avoir fiscal aux seuls contribuables qui recevaient des produits versés par des sociétés soumises à l'impôt sur les bénéfices finlandais (11). La réglementation finlandaise prévoyait, en effet, la perception par l'actionnaire d'une société nationale d'un avoir fiscal proportionnel à l'impôt sur les sociétés que l'entreprise avait dû acquitter, de telle sorte qu'une fois la déduction de l'avoir fiscal opérée, il n'avait en pratique plus d'impôt à payer sur les dividendes perçus. Le bénéficiaire de dividendes d'une société étrangère ne pouvait pas, en revanche, déduire l'impôt sur les sociétés acquitté dans le pays où la société avait son siège.

La CJUE a condamné le dispositif de l'avoir fiscal finlandais dans cet arrêt. Cette intrusion du droit communautaire dans le domaine de l'avoir fiscal n'est pas restée sans conséquence sur le législateur français qui, craignant une condamnation de la France, a supprimé les dispositifs de l'avoir fiscal et du précompte mobilier dans la loi de finances pour 2004.

Dans l'arrêt "Test Claimants" du 13 novembre 2012, la CJUE a été saisie d'une question préjudicielle en interprétation des réponses apportées dans son arrêt "Test Claimants" du 12 décembre 2006 (12), relative à la compatibilité du système fiscal britannique de distribution des dividendes avec le droit de l'Union. Le système britannique prévoyait qu'une société résidente était tenue au paiement anticipé d'un impôt (13), lors de la distribution de ses bénéfices. Par suite, la société résidente qui percevait ces dividendes n'était pas soumise à l'impôt sur les sociétés à raison de ces derniers. De plus, un système de crédits d'impôt garantissait aux actionnaires résidents que les bénéfices ne seraient imposés qu'une fois, contrairement aux actionnaires non-résidents qui ne bénéficiaient pas d'un tel crédit d'impôt.

A l'inverse de la position prudente adoptée par le législateur français après l'arrêt "Manninen" en 2004, le Conseil d'Etat a, dans ses arrêts du 10 décembre 2012, explicitement écarté les précisions apportées par la CJUE dans l'arrêt "Test Claimants" (14).

Or, on observe d'importantes similitudes entre ces affaires. Elles ont, en effet, pour objet commun de poser le problème de la discrimination de dividendes de source européenne résultant d'un système qui, contrairement aux dividendes de source nationale, ne prévoit pas de crédit d'impôt permettant la prévention de la double imposition. Par ailleurs, la CJUE, saisie dans les deux affaires d'un renvoi préjudiciel, a rendu des arrêts fondés sur les mêmes fondements juridiques. En effet, comme dans l'arrêt "Accor" du 15 septembre 2011, la CJUE a jugé, dans l'affaire "Test Claimants", que la législation britannique était incompatible avec les articles 49 et 63 du TFUE, relatifs aux libertés d'établissement et de circulation des capitaux.

Outre ces similarités, l'arrêt rendu par la CJUE dans le cadre de l'arrêt "Test Claimants" a une portée particulière en raison de sa nature et de la formation dans laquelle il a été rendu : l'arrêt en interprétation rendu à titre préjudiciel a fait l'objet d'une décision de la CJUE réunie en Grande Chambre.

Or, la CJUE joue un rôle particulier en matière de fiscalité directe, et notamment en matière d'imposition des dividendes. En effet, les décisions prises en la matière relèvent de la souveraineté des Etats membres. Ainsi, toute décision touchant à la fiscalité directe au niveau européen doit être prise à l'unanimité, ce qui rend difficile en pratique une réelle harmonisation des législations fiscales. Dans ce cadre, la Cour de justice joue, aux termes de sa jurisprudence, un rôle indirect en matière de coordination fiscale : on parle d'harmonisation indirecte par la CJUE.

De plus, un arrêt préjudiciel rendu par la CJUE a autorité de la chose jugée et est obligatoire non seulement pour la juridiction nationale à l'initiative du renvoi préjudiciel, à l'instar de la High Court of Justice England & Wales pour l'arrêt "Test Claimants" de 2012, mais également pour les autres juridictions des Etats membres, qui doivent appliquer les interprétations faites par la CJUE du droit européen.

Le Conseil d'Etat est donc lié dans ses décisions du 10 décembre 2012 par l'interprétation donnée par la CJUE dans des affaires similaires. C'est la raison pour laquelle il convient d'analyser plus précisément la décision du Conseil d'Etat au regard de la jurisprudence de la Cour.

B - La méthode retenue par le Conseil d'Etat

Dans l'arrêt "Accor" du 15 septembre 2011, rendu après renvoi préjudiciel du Conseil d'Etat, la CJUE ne s'est pas montrée très claire quant à la méthode à retenir pour résoudre l'incompatibilité existant entre le droit de l'Union et le mécanisme du précompte et de l'avoir fiscal. C'est pourquoi la validité de la méthode retenue par le Conseil d'Etat dans ses arrêts du 10 décembre 2012 doit être appréciée au regard de la jurisprudence de la CJUE, et notamment de l'arrêt "Test Claimants" rendu, on le rappelle, seulement quelques jours avant.

La méthode adoptée par la Haute Assemblée peut notamment être appréhendée via le quota des avoirs fiscaux éligibles et l'appréhension de l'impôt acquitté par les sous-filiales.

Sur la question des avoir fiscaux, le Conseil d'Etat prévoit la limitation de leur montant à 1/3 des dividendes de source européenne. Dans l'arrêt "Test Claimants", la CJUE précise clairement que les articles 49 et 63 du TFUE, relatifs aux liberté d'établissement et de circulation des capitaux, imposent un traitement équivalent des dividendes versés à des résidents par des sociétés résidentes et par des sociétés non résidentes (15).

Or, dans le cadre du précompte, les sociétés mères recevaient un avoir fiscal correspondant à 50 % du montant des dividendes de source française, soit le montant exact du précompte dont elles devaient s'acquitter, ce qui leur permettait à terme de redistribuer en totale exonération de précompte l'intégralité des dividendes de source française.

Pour ce qui est de l'impôt acquitté par les sous filiales, le Conseil d'Etat a décidé ne pas le prendre en compte lorsque ces dernières sont établies dans un autre état membre.

Or, toujours aux termes de l'arrêt "Test Claimants", les articles 49 et 63 TFUE s'opposent à une législation d'un Etat membre qui ne tient pas compte de l'impôt sur les sociétés déjà payé sur les bénéfices distribués pour les seuls dividendes de source étrangère (16).

L'exclusion de la prise en compte de l'impôt acquitté par les sous-filiales semble également contrevenir au principe d'équivalence posé par la Cour de justice dans l'arrêt "Accor" de 2011. En outre, Olivier Fouquet, Président de section au Conseil d'Etat, a lui-même reconnu que cette méthode n'est pas la conséquence logique de l'arrêt "Accor", mais qu'elle n'a été mise en oeuvre qu'à défaut d'une autre méthode, plus fiable (17).

La méthode retenue par le Conseil d'Etat dans ses arrêts du 10 décembre 2012 semble donc critiquable au regard de la jurisprudence de la Cour et de l'arrêt "Accor" de 2011, dès lors qu'elle ne permet pas d'offrir un traitement équivalent aux dividendes, indépendamment de leur source.

Par ailleurs, les juridictions administratives d'un Etat membre ont la faculté, voire dans certains cas l'obligation, de saisir la CJUE d'une question préjudicielle en cas de doute sur l'interprétation du droit communautaire. Le renvoi préjudiciel agit, en effet, comme un mécanisme de coopération entre le juge de l'Union européenne et le juge national et permet à ce dernier de saisir la CJUE, dès lors qu'il estime qu'un élément du droit de l'Union européenne doit être interprété (18) ou validé (19).

Pour ce qui est du renvoi préjudiciel en interprétation, tel qu'exercé par le Conseil d'Etat en 2009, l'article 267 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (N° Lexbase : L2581IPB) opère, aux termes de ses articles 2 et 3, une distinction entre les juridictions de premier ressort et les juridictions de dernière instance. L'alinéa 2 prévoit ainsi que les juridictions dont les décisions sont encore susceptibles d'appel ont une simple faculté d'effectuer un renvoi, dans la mesure où, en cas de doute sur l'interprétation du droit européen par ces dernières, une juridiction d'instance supérieure peut solliciter l'aide de la CJUE.

En revanche, aux termes l'alinéa 3 de l'article 267 TFUE, les juridictions nationales de dernière instance ont l'obligation d'effectuer un renvoi préjudiciel dans la mesure où, si elles ne le faisaient pas, il y aurait possibilité d'un déni de justice pour le requérant. Or, les décisions du Conseil d'Etat statuant au contentieux sont souveraines et ne sont susceptibles d'aucun recours, une obligation de renvoi pèse donc sur ce dernier aux termes de cet alinéa.

L'obligation de renvoi préjudiciel à la CJUE connaît néanmoins deux exceptions jurisprudentielles. Une dérogation est, tout d'abord, ouverte si les juridictions nationales estiment que le droit de l'Union européenne n'est pas nécessaire pour trancher le litige au niveau national. De même, l'obligation de renvoi disparaît si une question identique a déjà été tranchée par la CJUE. La CJUE adopte cependant une interprétation très limitative de cette seconde dérogation, comme en témoigne l'arrêt "Cilfit" de la CJUE (20), aux termes duquel cette exception n'est admise que "lorsque l'application correcte du droit communautaire s'impose avec une telle évidence qu'elle ne laisse aucun doute raisonnable sur la manière de résoudre la question posée". La CJUE exige, en outre, que la juridiction nationale soit convaincue que la même évidence s'imposerait également aux juridictions des autres Etats membres et à la CJUE elle-même (21). Cette exception de l'acte clair semble donc d'application très limitée. Le Conseil d'Etat, s'il avait un doute quant à l'application de l'arrêt "Accor", rendu par la CJUE en 2011, aurait donc dû saisir cette dernière d'une question préjudicielle complémentaire.

Dans cette situation où l'application d'une décision de la CJUE par une juridiction administrative d'un Etat membre apparaît contestable, comme c'est le cas en l'espèce, plusieurs voies de recours s'offrent au contribuable : il est possible d'initier une procédure en manquement devant la CJUE, ou encore de saisir la CEDH.

II - Les voies de recours ouvertes au contribuables en cas de non-conformité

En raison de l'extension des domaines couverts par le droit de l'Union européenne et par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, rares sont les litiges dont la solution ne dépend que du droit national ; le mécanisme du renvoi préjudiciel en est la parfaite illustration. Dans ce cadre, le contribuable qui estime que la décision d'une juridiction administrative nationale n'est pas conforme à l'interprétation faite par CJUE peut initier deux recours : un recours en manquement, par dépôt de plainte auprès de la Commission européenne (A), et un recours sur requête auprès de la Cour européenne des droits de l'Homme (B).

A - Le recours en manquement devant la Cour de justice

Le recours en manquement est initié par le dépôt d'une plainte auprès de la Commission européenne. Une telle plainte peut notamment être introduite par toute personne physique ou toute entreprise à l'encontre d'un Etat membre, pour dénoncer une mesure ou une pratique imputable à cet Etat membre qu'elle estime contraire à une disposition ou à un principe du droit de l'Union (22). Toute personne intéressée dispose de cette faculté et un intérêt à agir n'a pas à être démontré. Par ailleurs, le dépôt d'une plainte n'est enfermé dans aucun délai particulier.

Lors du traitement de la plainte, la Commission peut, si elle l'estime nécessaire, prendre contact avec les autorités françaises, afin d'obtenir des informations supplémentaires pour déterminer les faits ou les points de droit concernant le dossier. A cet égard, l'identité du plaignant ne sera révélée que si ce dernier en a expressément donné l'autorisation. De même, la Commission peut solliciter le plaignant afin d'obtenir des informations complémentaires quant aux faits allégués.

A l'issue de l'instruction de la plainte, la Commission, faisant usage de son pouvoir discrétionnaire, décide s'il convient de classer la plainte ou d'ouvrir la procédure par une lettre de mise en demeure adressée à l'Etat membre. Elle est également la seule à pouvoir apprécier l'opportunité du maintien du recours à chacun des stades ultérieurs de la procédure.

Outre le pouvoir discrétionnaire de la Commission dans l'introduction et le maintien d'un recours en manquement auprès de la Cour de justice, un autre point semble susceptible de poser problème en pratique : celui du manquement judiciaire, c'est-à-dire l'hypothèse où la violation du droit de l'Union européenne est imputable à une instance juridictionnelle de l'Etat.

Il existe deux hypothèses de manquement judiciaire : le manquement juridictionnel, établi du fait d'une décision d'une juridiction nationale, et le manquement fonctionnel. Ce dernier est établi si une juridiction nationale ne remplit pas la fonction qui est la sienne dans l'ordre juridique européen, à l'instar de l'obligation de renvoi des juridictions de dernière instance de l'article 267, alinéa 3, du TFUE. Un manquement judiciaire du fait du non respect par le Conseil d'Etat de son obligation de saisine de la CJUE semble donc envisageable dans le cadre d'un contentieux tel que celui en matière de précompte, mais encore faut-il en envisager les chances de succès.

Aux termes d'une jurisprudence constante de la CJUE, un Etat peut se voir reprocher un manquement au droit de l'Union européenne, et ce quel que soit l'organe de l'Etat dont l'action ou l'inaction est à l'origine du manquement, même s'il s'agit d'une institution constitutionnellement indépendante (23). Cependant, si cette hypothèse semble validée en théorie, les cas d'application demeurent encore limités. En effet, la mise en cause de la décision d'une juridiction nationale se heurte à des concepts juridiques sensibles que sont l'indépendance du pouvoir judiciaire et l'autorité de la chose jugée. En raison de ces considérations, la Commission n'a encore jamais remis en cause de manière directe une jurisprudence nationale dans le cadre d'une procédure en manquement.

La Cour de justice a, quant à elle, adopté une appréciation extrêmement prudente du rôle des juridictions nationales dans un éventuel manquement au droit de l'Union européenne. C'est l'arrêt "Commission contre Italie", du 9 décembre 2003 (24), qui semble avoir, pour la première fois, établi l'existence d'un manquement imputable à une instance juridictionnelle nationale. Néanmoins, il apparaît que le manquement reproché par la Cour soit davantage lié au manque de clarté de la législation italienne qu'au comportement de ses juridictions nationales (25). C'est un arrêt plus récent, l'arrêt "Commission contre Espagne", du 12 novembre 2009 (26), qui semble véritablement consacrer le pur manquement judiciaire. En effet, contrairement aux faits de l'affaire précédente, c'est le manquement d'une juridiction espagnole relative à l'assujettissement d'une profession à la TVA qui avait entraîné l'adaptation des autorités nationales.

Le recours en manquement initié par un contribuable contre un Etat membre du fait d'une juridiction administrative semble donc admis par la jurisprudence de la Cour de justice. Néanmoins, le contribuable ne doit pas perdre de vue la dimension politique d'un tel recours, ainsi que l'importance du pouvoir discrétionnaire de la Commission aux différentes étapes de la procédure. C'est la raison pour laquelle il est nécessaire d'envisager un autre recours.

B - Une alternative au recours en manquement : le recours devant la CEDH

La saisine de la Cour européenne des droits de l'Homme offre une alternative au recours en manquement, dont l'issue peut sembler aléatoire au contribuable.

Comme indiqué à l'article 267, alinéa 3, du TFUE, la saisine de la Cour européenne des droits de l'Homme est possible en cas de violation par les juridictions nationales de leur obligation de saisine de la CJUE. En effet, le refus opposé par une juridiction nationale appelée à se prononcer en dernière instance, à l'instar du Conseil d'Etat, porte atteinte au principe de l'équité de la procédure tel qu'énoncé à l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L7558AIR), lorsqu'un tel refus apparaît comme entaché d'arbitraire (27).

Il existe deux types de requête devant la CEDH, qui permettent d'initier la procédure : les requêtes étatiques et les requêtes individuelles. En vertu de l'article 35 de la Convention (N° Lexbase : L4770AQQ), ces requêtes sont soumises à une condition commune de recevabilité préalable, qui consiste en l'épuisement des voies de recours internes. Le requérant doit, en effet, avoir préalablement exercé tous les recours utiles, efficaces et adéquats en droit national et avoir invoqué, à l'occasion de ces recours, des dispositions de droit interne ayant un contenu équivalent à celui des dispositions de la Convention. A compter de la décision interne définitive, le requérant dispose d'un délai de six mois pour adresser sa requête à la Cour. Dans notre cas d'espèce, les sociétés Accord et Rhodia ont épuisé les voies de recours internes et ont donc eu six mois pour saisir la CEDH à compter des décisions rendues par le Conseil d'Etat le 10 décembre 2012.

La requête individuelle, hypothèse qui nous intéresse en l'espèce, est soumise à des conditions de recevabilité propres aux termes des paragraphes 2 et 3 de l'article 35 de la Convention.

Pour ce qui est de la compétence personnelle, la Cour peut être saisie d'une requête individuelle par toute personne physique ou morale, par toute organisation non gouvernementale ou par tout groupe de particuliers qui se prétend victime d'une violation (28). La Convention n'impose en outre aucune condition de nationalité, de résidence, d'état civil ou de capacité au requérant. Ainsi, les sociétés Accor ou Rhodia pourraient initier un tel recours. Le requérant doit, en outre, s'identifier dans la requête introductive, toute requête anonyme étant automatiquement rejetée. Néanmoins, le règlement de la procédure de la Cour permet au requérant qui remplit certaines conditions de pouvoir solliciter l'anonymat de la procédure (29).

Ce dernier doit également établir sa qualité de victime d'une violation d'un droit garanti par la Convention. Il n'a cependant pas à préciser quel article de la Convention a été violé (30). De plus, il doit exister un lien suffisamment direct entre le requérant et le préjudice qu'il estime avoir subi. En effet, la Cour a une conception large de la notion de victime, et comprend également les victimes indirectes, pour lesquelles il existe un lien particulier et personnel avec la victime directe, et les victimes potentielles, c'est-à-dire celles qui risquent de supporter les effets de la violation de la Convention. En revanche, la vérification de la qualité de victime peut s'effectuer tout au long de la procédure et ce, même si la requête a été déclarée recevable.

S'agissant de la compétence matérielle, la requête doit ressortir de la compétence de la Cour : elle doit porter sur un droit protégé par la Convention et ses Protocoles et mettre en cause un Etat partie à la Convention, ce qui est le cas de la France (31). Par ailleurs, le requérant doit faire attention à ce que sa requête ne soit pas "essentiellement la même" (32) qu'une requête précédemment examinée par la Cour ou déjà soumise à une autre instance internationale d'enquête ou de règlement et qui ne contiendrait pas de faits nouveaux.

Aux termes de l'examen de la requête, la Cour rend une décision publique et motivée. Ainsi, par exemple, la Cour a jugé une requête abusive et l'a déclaré irrecevable au motif qu'elle portait sur le remboursement d'une somme dérisoire (33). Lorsque la requête est déclarée irrecevable par la Cour, l'affaire est définitivement terminée.

En revanche, si la requête a été déclarée recevable, le requérant peut faire appel de l'arrêt rendu par la Cour. Cet appel doit être fait dans les trois mois qui suivent le prononcé de la décision de la Chambre et n'est pas automatique, il est soumis à la décision d'un collège composé de cinq juges.

Si l'issue du contentieux en matière de précompte demeure pour le moment incertaine, elle permet de s'interroger sur une situation inédite, source d'incertitude pour le contribuable, dans laquelle une juridiction suprême nationale ne donne pas pleine application à une décision de la CJUE, pourtant rendue après utilisation du mécanisme de renvoi préjudiciel par cette dernière. Que le contribuable se rassure, des voies de recours supranationales efficaces existent pour assurer la cohérence des décisions rendues par les juridictions nationales avec celles de la Cour de justice.


(1) CE 8° et 3° s-s-r., 10 décembre 2012, n° 317074 (N° Lexbase : A6676IYW) et n° 317075 (N° Lexbase : A6677IYX), mentionnés au recueil Lebon.
(2) CE, 8° et 3° s-s-r., 3 juillet 2009, n° 317075, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A5650EI4).
(3) TA Versailles, 21 décembre 2006, n° 0204040 (N° Lexbase : A6290DUI).
(4) CAA Versailles, 3ème ch., 20 mai 2008, n° 07VE00530, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A3273D94).
(5) CGI, art. 145 (N° Lexbase : L9522ITT).
(6) Loi n° 2003-1311 du 30 décembre 2003, de finances pour 2004, art. 93 (N° Lexbase : L6348DM3).
(7) Ibid. note 7.
(8) CJUE, 1ère ch., 15 septembre 2011, aff. C-310/09 (N° Lexbase : A7302HXQ).
(9) CJCE, 7 septembre 2004, aff. C-319/02 (N° Lexbase : A2692DD3).
(10) CJUE, 13 novembre 2012, aff. C-35/11 (N° Lexbase : A7338IWP).
(11) David Chrétien, Les arrêts "Accor" et "Rhodia" du Conseil d'Etat : précompte mobilier, suite et fin ?, Lexbase Hebdo n° 517 du 21 février 2013 - édition fiscale (N° Lexbase : N5817BTM).
(12) CJCE, 12 décembre 2006, aff. C-446/04 (N° Lexbase : A8519DSC).
(13) "Advance corporation tax".
(14) CE 8° et 3° s-s-r., 10 décembre 2012, n° 317075, précité, point 23.
(15) CJUE, 13 novembre 2012, aff. C-35/11, point 38 (N° Lexbase : A7338IWP).
(16) CJUE, 13 novembre 2012, aff. C-35/11, point 71.
(17) Conseil d'Etat, précompte et fléchage : "non" possumus, Olivier Fouquet, Revue de droit fiscal, 3 janvier 2013.
(18) Renvoi préjudiciel en interprétation.
(19) Renvoi préjudiciel en appréciation de validité.
(20) CJCE, 6 octobre 1982, aff. C-283/81 (N° Lexbase : A6351AUR).
(21) Jean-Luc Sauron, Procédure devant les juridictions de l'union européenne et devant la CEDH, Lextenso éditions, 2010, p. 109.
(22) La procédure en manquement d'Etat, Tristan Materne, Larcier, 2012, p. 74.
(23) CJCE, 18 novembre 1970, aff. C-8/70 (N° Lexbase : A6633AU9).
(24) CJCE, 9 décembre 2003, aff. C-129/00 (N° Lexbase : A3778DA8).
(25) La procédure en manquement d'Etat, Tristan Materne, Larcier, 2012 p. 197.
(26) CJUE, 12 novembre 2009, aff. C-154/08 (N° Lexbase : A2039ENT).
(27) Jean-Luc Sauron, op. cit., p.112.
(28) CESDH, art. 34 (N° Lexbase : L4769AQP).
(29) Article 47, § 3 du Règlement de la Cour européenne des droits de l'Homme.
(30) CEDH, 6 novembre 1980, req. n° 7367/76 (N° Lexbase : A0858KKY).
(31) La France a ratifié la Convention le 3 mai 1974.
(32) Au sens de l'article 35 § 2, b de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme.
(33) CEDH, 16 février 2010, req. n° 22051/07.

Les opinions exprimées dans l'article sont les opinions personnelles des auteurs et ne sauraient en aucun cas engager leur employeur.

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