La lettre juridique n°912 du 30 juin 2022 : Propriété intellectuelle

[Le point sur...] Réforme de la procédure et propriété intellectuelle : premier bilan amer

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par Fabienne Fajgenbaum et Thibault Lachacinski, Avocats à la Cour, NFALAW

le 29 Juin 2022

Mots-clés : réforme de la procédure civile – propriété intellectuelle – propriété industrielle – droit d’auteur – fin de non-recevoir – question de fond - juge de la mise en état

La réforme portée par le décret n° 2019-1333, du 11 décembre 2019, réformant la procédure civile n'ayant pas tenu toutes ses promesses en termes de simplification procédurale notamment, les magistrats parisiens de la troisième chambre du tribunal judiciaire de Paris – dédiée au contentieux de la propriété intellectuelle – ont fait connaître aux avocats leur intention d'adapter leur pratique, en conséquence de l'engorgement  qu'ils ont pu constater. Quand bien même la loi leur accorde désormais compétence pour trancher les fins de non-recevoir, ils se disent prêts à renvoyer au fond celles présentant une certaine complexité car nécessitant de trancher une question de fond. L'occasion, notamment, de revenir sur la notion de fin de non-recevoir en matière de propriété intellectuelle.


 

On le sait, le juge de la mise en état a compétence exclusive pour statuer sur les exceptions de procédure [1], sur les demandes formées en application de l'article 47 du Code de procédure civile N° Lexbase : L7226LED [2] et sur les incidents mettant fin à l'instance lorsque de telles demandes sont présentées postérieurement à sa désignation [3]. Depuis le 1er janvier 2020, le décret n° 2019-1333, du 11 décembre 2019, réformant la procédure civile N° Lexbase : L8421LT3 lui a attribué des compétences encore élargies puisqu’il lui appartient désormais de statuer également sur les fins de non-recevoir. Une nouvelle dévolution qui ne va pas sans soulever des difficultés pratiques.

I. Une réforme procédurale aux effets manqués

La ratio legis de la réforme est aussi limpide que louable : purger la procédure des questions procédurales, quelles qu’elles soient, pour ne saisir la formation de jugement que du fond du litige et des problématiques complexes. Ainsi, le juge de la mise en état se voit érigé en maître ultime de la procédure. Un principe de bonne administration de la justice, en somme, censé préserver la formation de jugement.

Malheureusement, de bonnes intentions ne font pas nécessairement de bonnes réalisations et, à l'usage, la réforme est apparue peu adaptée à un domaine du droit – la propriété intellectuelle – riche en potentielles fins de non-recevoir. La simplification procédurale attendue et les gains d’efficacité et de rapidité escomptés ont laissé la place à un constat d'engorgement des services du juge de la mise en état, voire de paralysie de la procédure en général [4].

À telle enseigne que, par le biais d’un communiqué diffusé en juin 2022, les magistrats de la troisième chambre du tribunal judiciaire de Paris [5] ont officiellement informé les avocats parisiens de la mise en œuvre d’une nouvelle pratique consistant « à renvoyer au tribunal statuant au fond l’examen de certaines fins de non-recevoir nécessitant de trancher une question de fond (article 789, 6°, in fine, du code de procédure civile [6]) lorsqu’il est évident que cette fin de non-recevoir ne mettra pas fin au litige (parce que par exemple seule l’irrecevabilité d’une partie du litige est invoquée) et ce, avec le reste de l’entier litige, afin de ne pas en retarder exagérément l’examen ».

Cette prise de position n'est pas véritablement une surprise. Elle était à vrai dire déjà annoncée par une ordonnance du 22 février 2022 [7], aux termes de laquelle le juge de la mise en état avait déjà exprimé un certain scepticisme quant à la pertinence de la réforme pour certaines fins de non-recevoir complexes. Renvoyant à l’esprit de l’article 789 du Code de procédure civile N° Lexbase : L9322LTG, issu du décret précité du 11 décembre 2019, le juge y soulignait en effet que « si la fin de non-recevoir suppose une mise en état longue et complexe (comme c’est le cas pour le moyen de déchéance qui appelle un important effort probatoire), elle vide de son efficacité la voie rapide prévue par le texte et ôte toute justification à un traitement dissocié de la fin de non-recevoir et de la défense au fond ». Seules les fins de non-recevoir appelant une réponse rapide et plus simple que l’examen au fond de la demande auraient donc vocation à suivre le même régime juridique que les exceptions, les provisions et les mesures provisoires et à être tranchées directement au stade de la mise en état.

À l'issue de deux années d’application de la réforme, le constat que dressent ainsi les magistrats parisiens est relativement amer : l’examen de trop nombreux dossiers a été considérablement retardé, notamment en cas d’appel « et ce, de manière totalement inutile puisque la fin de non-recevoir ne concernait qu’une partie du litige ». Les plaideurs sont désormais prévenus : par souci d’efficacité et de rapidité, le juge de la mise en état de la troisième chambre ne statuera désormais sur les fins de non-recevoir nécessitant que soit tranchée au préalable une question de fond que si elles sont susceptibles de mettre définitivement fin à l’instance et ce, sans qu’il soit besoin qu’une des parties s’y oppose [8] (ainsi que le prévoit pourtant l’article 789, 6° précité) ; à défaut, elles seront renvoyées à la formation de jugement qui retrouvera donc sa compétence pour statuer sur la question de fond, après la clôture de l'instruction.

II. La notion de fin de non-recevoir en question en droit de la propriété intellectuelle

Le communiqué diffusé en juin 2022 par les magistrats de la troisième chambre du tribunal judiciaire de Paris annonce par ailleurs une réflexion sur la notion de fin de non-recevoir en droit de la propriété intellectuelle, jugée « un peu trop extensive ».

L’article 122 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1414H47 dispose que « constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée ». La lettre même de ce texte confirme le caractère non exhaustif des six exemples de fins de non-recevoir ainsi énumérés.

Les fins de non-recevoir se distinguent des exceptions de procédure (incompétence, litispendance et connexité, exceptions dilatoires, et nullité des actes de procédure), et des défenses au fond, lesquelles sont définies par l’article 71 N° Lexbase : L1286H4E comme « tout moyen qui tend à faire rejeter comme non justifiée, après examen au fond du droit, la prétention de l'adversaire ».

Le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Paris a exposé comme suit la distinction entre fin de non-recevoir et défense au fond : « si la défense au fond conteste au demandeur le droit d’obtenir ce qu’il réclame, la fin de non-recevoir lui conteste la possibilité même de le réclamer. Le demandeur peut bien caractériser toutes les conditions du droit qu’il invoque (par exemple, en justifiant qu’il détient un droit de propriété intellectuelle valide, et que le défendeur y a porté atteinte), le défendeur lui conteste le droit d’agir » [9].

A. En matière de propriété industrielle

À la lumière de ces principes et de l'objectif de rapidité sous-tendu par la réforme, la troisième chambre du tribunal judiciaire de Paris juge que « la titularité ou la validité du droit de propriété intellectuelle invoqué par le demandeur, faisant partie des conditions d’application du régime juridique invoqué pour fonder la demande, et donc des conditions de fond de celle-ci, relèvent des défenses au fond, et non des fins de non-recevoir » [10]. Ainsi, une contestation portant sur des causes de nullité de marques (par exemple pour absence de caractère distinctif [11]) ou de dessins et modèles relève de la compétence des juges du fond. Il a également été jugé que le moyen tiré de l’absence d’usage d’une marque dans la vie des affaires (visant donc à faire échec à la qualification de contrefaçon) est une défense au fond et non une fin de non-recevoir au sens de l’article 122 du Code de procédure civile [12].

Lorsque la fin de non-recevoir ne pose pas de difficulté pratique particulière, permettant un traitement rapide, elle continue à être tranchée par le juge de la mise en état [13] ; tel est par exemple le cas d'une irrecevabilité tirée du transfert supposément irrégulier de la marque invoquée [14] ; l'absence de capacité à agir s’agissant d’une association qui n’existait pas lors du dépôt de la marque constitue également une fin de non-recevoir [15].

La nature juridique du moyen tiré de la déchéance pour défaut d'usage réel et sérieux de la marque (CPI, art. L. 715-4 N° Lexbase : L5818LTN) a posé plus de difficulté aux juges parisiens. Bien que cette exception conteste au demandeur l'existence du droit qu'il invoque et relève donc « à l'évidence » du fond, la lettre des articles L. 716-2-3 N° Lexbase : L5896LTK et L. 716-4-3 N° Lexbase : L5905LTU du Code de la propriété intellectuelle [16] a finalement conduit les juges parisiens à la qualifier de fin de non-recevoir, examinée à ce titre au stade de la mise en état.À l’inverse, l’article 127 du Règlement (UE) n° 2017/1001 du 14 juin 2017 sur la marque de l'Union européenne N° Lexbase : L0640LGS dispose que les tribunaux considèrent la marque « comme valide, à moins que le défendeur n’en conteste la validité par une demande reconventionnelle en déchéance ou en nullité ». Ce texte qualifie de « défense au fond » (dans le titre même de l’article) le moyen de la déchéance pour défaut d’usage sérieux face à une action en contrefaçon, de sorte que – à l'inverse de la déchéance d'une marque française – la déchéance opposée à une marque de l’Union européenne relève de la compétence de la formation de jugement [17].

B. En matière de droit d'auteur

En matière de droit d'auteur, l'on constate une tendance actuelle restrictive des juges parisiens dans le cadre de l'appréciation de la notion de fin de non-recevoir. Ainsi, il a été jugé que « l’absence d’identification précise alléguée des œuvres invoquées […] n’est pas une condition de recevabilité de l’action, mais une défense au fond, faisant échec aux demandes formées au titre du droit d’auteur dès lors que l’appréciation de l’originalité ne peut porter que sur une œuvre dont l’auteur délimite précisément les contours » [18].

De même, le défaut d'originalité ne constitue pas une fin de non-recevoir mais relève de l'examen du bien-fondé de la demande en contrefaçon pour les juges parisiens [19]. À l'inverse, la cour d'appel de Versailles a très récemment abordé cette question comme une fin de non-recevoir [20].

Il a par ailleurs été jugé que la qualité d’auteur d’une œuvre de l’esprit est une condition du bien-fondé de l’action en contrefaçon de droit d’auteur et non la condition de sa recevabilité : « en effet, la qualité de titulaire de droits sur une œuvre de l’esprit ne résulte d’aucun titre enregistré, cette qualité étant appréciée par référence aux articles L. 113-1 N° Lexbase : L3337ADX à L.113-10 du Code de la propriété intellectuelle. Par ailleurs, cette appréciation dépend de la question préalable de l’originalité de l’œuvre en litige, dont il est constamment jugé qu’il s’agit d’une condition dont dépend le bien-fondé de l’action en contrefaçon, et non sa recevabilité. Pour l’ensemble de ces raisons, la "qualité" d’auteur d’une œuvre doit être regardée comme une condition dont dépend le bien-fondé de l’action en contrefaçon et non sa recevabilité » [21]. Pourtant, les juges parisiens n'ont pas toujours adopté cette analyse et avaient eu l'occasion de retenir, quelques mois auparavant, que la titularité des droits d’auteur sur des œuvres relève d'une fin de non-recevoir et ce, quand bien même l’appréciation des conditions de la présomption requiert un travail de vérification des éléments d’exploitation communiqués [22].

***

À la lumière des décisions précitées, il apparaît que la notion de fin de non-recevoir est au centre de toutes les attentions. L'insécurité juridique qui l'accompagne, au gré des décisions et en fonction des juridictions amenées à statuer, pose évidemment problème, y compris pour les avocats dont la responsabilité professionnelle pourrait être engagée. Ainsi, la cour d'appel de Douai a eu l'occasion de juger irrecevable une exception d'incompétence soulevée devant les juges du fond et non devant le juge de la mise en état [23]. Dans le doute ou par pure stratégie procédurale, les plaideurs pourraient donc avoir intérêt à continuer à former des incidents devant le juge de la mise en état, quand bien même celui-ci renverrait finalement le moyen devant la formation de jugement, soit parce qu'il s'agit d'une défense au fond, soit par ce qu’il nécessite de trancher une question de fond.


[1] CPC, art. 73  N° Lexbase : L1290H4K : « Constitue une exception de procédure tout moyen qui tend soit à faire déclarer la procédure irrégulière ou éteinte, soit à en suspendre le cours ».

[2] « Lorsqu'un magistrat ou un auxiliaire de justice est partie à un litige qui relève de la compétence d'une juridiction dans le ressort de laquelle celui-ci exerce ses fonctions, le demandeur peut saisir une juridiction située dans un ressort limitrophe […] ».

[3] CPC, art. 771, anc. N° Lexbase : L8431IRP ; CPC, art. 789 N° Lexbase : L9322LTG.

[4] Il n'est qu'à rappeler la possibilité de faire appel de l'ordonnance rendue par le Juge de la mise en état.

[5] Sous la plume de Madame Nathalie Sabotier, juge référente de la chambre.

[6] Pour mémoire, l’article 789, 6° du Code de procédure civile N° Lexbase : L9322LTG, prévoit que « Lorsque la fin de non-recevoir nécessite que soit tranchée au préalable une question de fond, le juge de la mise en état statue sur cette question de fond et sur cette fin de non-recevoir. Toutefois, dans les affaires qui ne relèvent pas du juge unique ou qui ne lui sont pas attribuées, une partie peut s'y opposer. Dans ce cas, et par exception aux dispositions du premier alinéa, le juge de la mise en état renvoie l'affaire devant la formation de jugement, le cas échéant sans clore l'instruction, pour qu'elle statue sur cette question de fond et sur cette fin de non-recevoir. Il peut également ordonner ce renvoi s'il l'estime nécessaire. La décision de renvoi est une mesure d'administration judiciaire ».

[7] TJ Paris, ord., 22 février 2022 n° 21/03340 N° Lexbase : A42767UW.

[8] En pratique d’ailleurs, les défendeurs s’opposaient le plus souvent à ce que le juge de la mise en état tranche la fin de non-recevoir lorsqu’il était nécessaire de trancher préalablement une question de fond… Pouvait-on le reprocher à un défendeur ?

[9] TJ Paris, ord., 22 février 2022, préc.

[10] TJ Paris, ord., 22 février 2022, préc.

[11] CA Paris, 5-2, 8 avril 2022, n° 21/12841 N° Lexbase : A91577SX.

[12] TJ Paris, ord., 25 janvier 2022, 20/11720.

[13] Sur la prescription : TJ Paris, ord., 6 mai 2021, 20/07066 ; sur la prescription et la forclusion : TJ Paris, ord., 24 février 2022, n° 20/10473. 

[14] TJ Paris, ord., 7 mai 2021, n° 20/05448.

[15] CA Paris, 2 mars 2022, n° 21/05219.

[16] Renvoyant à l'« irrecevabilité » d'une demande en nullité ou d'une action en contrefaçon.

[17] TJ Paris, ord., 8 février 2022, n° 20/12226 N° Lexbase : A994374Z ; TJ Paris, ord., 22 février 2022 préc.

[18] TJ Paris, 11 mars 2021, 19/09106 ; dans le même sens, TJ Nanterre, 13 février 2020, n° 15/15573.

[19] CA Paris, 5-1, 29 juin 2021, n° 18/05368 N° Lexbase : A58014X7.

[20] CA Versailles, 22 mars 2022, n° 20/03988 N° Lexbase : A10667RW.

[21] TJ Paris, 24 mai 2022, n° 21/11677 ; CA Douai, 19 mai 2022, n° 20/02925 N° Lexbase : A56327XU ; ayant à l'inverse écarté sa compétence « pour connaître, en cause d’appel, d’une fin de non-recevoir non soumise au juge de la mise en état et sur laquelle celui-ci n’a pas statué » : CA Paris, 5-2, 3 juin 2022, n° 21/09883 N° Lexbase : A83177YP ; de même, ayant tranché la question de la titularité des droits d'auteur à titre fin de non-recevoir : CA Rennes, 7 septembre 2021, n° 18/08384 N° Lexbase : A664143D

[22] TJ Paris, ord., 24 février 2022, n° 20/10473 ; TJ Paris, ord., 6 mai 2021, n° 20/02574.

[23] CA Douai, 12 mai 2022, n° 20/02733 N° Lexbase : A78407WB.

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