Lexbase Public n°291 du 6 juin 2013 : Domaine public

[Questions à...] La mise en concurrence préalable à la passation des conventions domaniales - Questions à Roxane Jurion, doctorante en Droit Public, ATER à l'Université de Lorraine

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[Questions à...] La mise en concurrence préalable à la passation des conventions domaniales - Questions à Roxane Jurion, doctorante en Droit Public, ATER à l'Université de Lorraine. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/8392863-citedanslarubriquebdomainepublicbtitrenbspilamiseenconcurrenceprealablealapassatio
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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique

le 06 Juin 2013

La mise en concurrence préalable à la passation des conventions d'occupation domaniale fait actuellement l'objet d'une virulente controverse entre juridictions françaises (et spécialement le Conseil d'Etat) et européennes, entre les tenants d'une stricte protection du domaine publique et ceux voulant favoriser l'essor des principes communautaires de transparence et de non-discrimination. Se pose donc le problème de la nécessaire conciliation entre liberté de gestion avec les impératifs de libre concurrence et l'égalité d'accès des opérateurs économiques à l'offre publique, sans pour autant que celle-ci ne revête un aspect procédural d'une trop grande rigidité. Pour faire le point sur cette problématique, Lexbase Hebdo - édition publique a rencontré Roxane Jurion, doctorante en Droit Public, ATER à l'Université de Lorraine. Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler les règles qui s'appliquent actuellement en matière de passation des conventions d'occupation domaniale ?

Roxane Jurion : Les conventions d'occupation domaniale sont des contrats publics par lesquels l'autorité gestionnaire d'une dépendance du domaine public autorise un opérateur privé à y exercer une activité économique en contrepartie d'une redevance. Contrairement à d'autres conventions parfois assez proches, comme en témoignent les abondantes requalifications juridictionnelles, elles ne sont soumises à aucun formalisme. Leur passation, fortement empreinte du régime de la domanialité publique, est caractérisée par la liberté de gestion du maître du domaine. Les autorités compétentes disposent ainsi d'un pouvoir discrétionnaire quant au choix de l'occupant ; l'attribution du titre s'effectue de gré à gré.

Le Code général de la propriété des personnes publiques n'a pas remis en cause ce principe. En l'état actuel du droit, il n'existe donc aucune obligation de publicité et de mise en concurrence préalables à la passation de ces contrats, dès lors qu'ils ont pour unique objet l'occupation du domaine. Les concessions de plage, les autorisations d'exploitation de fréquences radioélectriques sur le domaine public hertzien et les conventions domaniales intégrées à un montage contractuel (concession d'outillage, de travaux, marché public ou délégation de service public) sont soumises à un encadrement procédural. Mais s'agissant des conventions domaniales "pures", le Conseil d'Etat rappelle régulièrement qu'aucune disposition législative ou règlementaire ni aucun principe n'imposent un tel formalisme, même lorsque l'occupant de la dépendance est un opérateur sur un marché concurrentiel.

Dans le silence des textes, la personne publique peut toutefois volontairement mettre en oeuvre une procédure de publicité et de mise en concurrence. Elle est alors tenue de respecter les règles qu'elle a elle-même fixées et de motiver suffisamment les décisions de refus à l'encontre des candidats évincés. Si elle est confrontée à un doute sur la nature juridique de la convention, l'administration doit mettre en oeuvre la procédure la plus contraignante (1). Hormis ces hypothèses, sa liberté contractuelle demeure entière.

Lexbase : Quelle est l'évolution jurisprudentielle en la matière ?

Roxane Jurion : A l'origine, les contraintes pesant sur la personne publique lorsqu'elle attribue un titre domanial étaient limitées. Le juge administratif se bornait à vérifier que l'activité exercée par l'occupant était compatible avec l'affectation et la destination normale de la dépendance. Il admettait qu'un motif d'intérêt général (préservation de l'ordre public ou de l'environnement, conservation du domaine, droit d'accès des riverains...) puisse justifier un refus d'occupation.

L'objectif de valorisation du domaine public et la dimension économique qui en résulte ont toutefois conduit le juge à renforcer ses exigences. L'évolution a été amorcée avec la décision "Million et Marais" à propos des actes de dévolution du service public (2) : le contrôle de légalité s'effectue désormais à l'aune des règles de concurrence résultant de l'ordonnance du 1er décembre 1986, relative à la liberté des prix et de la concurrence (N° Lexbase : L8307AGR). Ces règles, actuellement codifiées sous les articles L. 420-1 (N° Lexbase : L6583AIN) et suivants du Code de commerce, prohibent les abus de position dominante de la part des opérateurs économiques. Le juge a ensuite étendu cette exigence à l'octroi des titres domaniaux dans l'arrêt "Société EDA" (3). Ainsi, la personne publique ne peut légalement délivrer l'autorisation lorsque sa décision aurait pour effet de méconnaître le droit de la concurrence, notamment en plaçant automatiquement l'occupant en situation d'abuser d'une position dominante (4). Mais le Conseil d'Etat applique cette jurisprudence de façon restrictive : il considère que l'attribution du titre à un opérateur exclusif n'entraîne pas automatiquement une méconnaissance des règles de concurrence.

Les juridictions du fond paraissent pourtant sensibles à cette éventualité. Plusieurs décisions (5) témoignent de la volonté de mieux encadrer la passation des conventions domaniales. Le juge de l'Union européenne n'est pas étranger à cette tendance : la jurisprudence "Telaustria" (6) tend à étendre à l'ensemble des contrats publics les principes de transparence et de non-discrimination qui imposent un minimum de formalisme. Mais le Conseil d'Etat semble réticent à entériner ce mouvement. Il a récemment rappelé sa position dans un arrêt "Ville de Paris" (7).

Lexbase : Une réforme des règles s'impose-t-elle pour conjuguer domanialité publique et droit de la concurrence ?

Roxane Jurion : L'idée d'une réforme a été soulevée par la doctrine et de nombreux articles sur la question ont paru ces dernières années. Il est clair que l'état actuel du droit ne permet pas de garantir pleinement la transparence de l'action administrative et l'égalité de traitement des candidats à l'occupation. Le caractère intuitu personae de la passation des conventions est, en effet, propice aux pratiques occultes et aux malversations. Le domaine public, siège potentiel d'activités commerciales, est devenu un objet de convoitise pour les entreprises privées. Certaines dépendances, telles que les couloirs du métro, les gares ou les aéroports, peuvent constituer une ressource rare pour les opérateurs. Les occupants privatifs du domaine bénéficient ainsi d'un avantage non négligeable sur leurs concurrents. L'analyse de la jurisprudence indique que le Conseil d'Etat ne prend pas suffisamment en compte l'impact des décisions de l'administration sur le marché concurrentiel lorsqu'il examine la légalité de l'octroi des titres. En outre, le juge semble réticent à faire jouer la théorie des infrastructures essentielles. Une obligation de publicité et de mise en concurrence préalables à la passation des conventions permettrait donc de mieux concilier les exigences d'une concurrence libre et égale avec les principes de la domanialité publique.

L'argument principal en faveur d'une telle réforme est la visibilité de l'activité administrative. L'impératif de transparence, qui imprègne aujourd'hui l'action publique dans son ensemble, ne devrait pas s'arrêter au seuil du domaine public. C'était d'ailleurs la position affichée par le Conseil d'Etat lui-même dans son rapport public 2002, "Collectivités publiques et concurrence". Elle est également soutenue par l'Autorité de la concurrence à propos de la distribution des quotidiens gratuits et des concessions commerciales sur le domaine aéroportuaire. Une telle obligation procédurale serait, en outre, avantageuse pour la personne publique puisqu'elle susciterait la concurrence entre les candidats à l'occupation et des offres plus intéressantes -ce qui, en cette période de raréfaction des deniers publics, n'est pas négligeable-. Mais c'est aussi du point de vue de l'égalité entre les opérateurs économiques que la réforme apparaît nécessaire.

En ce sens, une publicité préalable garantirait l'égalité d'accès à l'occupation du domaine dans la mesure où tous les opérateurs potentiellement intéressés seraient informés de l'offre publique. Une mise en concurrence fondée sur des critères objectifs déterminés par l'autorité gestionnaire du domaine assurerait ensuite l'égalité de traitement entre les candidats. L'importance économique colossale que revêtent certaines conventions nécessite de préserver les impératifs d'une saine concurrence sans pour autant dénaturer le régime de la domanialité publique. Si une réforme voit le jour, elle devra nécessairement allier pragmatisme et subtilité : il n'est pas question d'étendre l'encadrement procédural à toutes les autorisations domaniales. Seules les conventions ayant un impact sensible sur la concurrence devraient être concernées. Même si cette perspective est délicate, il semble techniquement possible d'instaurer des critères afin de circonscrire le champ de l'obligation.

Lexbase : Quels seraient les risques d'une telle réforme ?

Roxane Jurion : Elle ne serait pas exempte de tout inconvénient. En effet, une mise en concurrence préalable à la passation des conventions ouvrirait de nouvelles voies contentieuses aux candidats à l'occupation. Ceux-ci ont déjà la faculté d'attaquer l'acte détachable ayant permis la conclusion du contrat. Si la passation a été précédée d'une procédure volontaire de publicité et de mise en concurrence, le juge admet la recevabilité du recours "Tropic Travaux" (8). Mais la réforme permettrait aussi aux concurrents évincés d'exercer un référé précontractuel ou un référé contractuel, puisque la nouvelle rédaction du Code de justice administrative issue de l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009, relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique (N° Lexbase : L1548IE3), a élargi l'objet de ces référés à tous les contrats dont la passation est soumise à un formalisme en amont.

Ces nouvelles possibilités de recours offertes aux tiers augmenteraient la précarité de l'occupation domaniale, déjà fragile par essence, en portant atteinte à la stabilité des relations contractuelles. L'action de l'administration serait ralentie alors que la gestion domaniale suppose une certaine flexibilité. Un gonflement du contentieux n'est pas à exclure au regard de la propension des tiers intéressés à saisir systématiquement le juge des référés, et la subjectivisation du recours opérée par la jurisprudence "Smirgeomes" (9) ne semble pas avoir terni son succès. Les impératifs liés à la sécurité juridique et à la valorisation du domaine public ne doivent donc pas être occultés. C'est pourquoi il importe de ne pas systématiser à outrance l'encadrement procédural et de concilier habilement les différents principes.


(1) CE 2° et 7° s-s-r., 10 juin 2009, n° 317671, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0570EIX).
(2) CE Sect., 3 novembre 1997, n° 169907, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5178ASL).
(3) CE Sect., 26 mars 1999, n° 202260, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3525AXT).
(4) CE 2° et 7° s-s-r., 23 mai 2012, n° 348909, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0935IML).
(5) Voir, par exemple, TA Nîmes, 24 janvier 2008, n° 0620809.
(6) CJCE, 7 décembre 2000, aff. C-324/98 (N° Lexbase : A1916AWU).
(7) CE 2° et 7° s-s-r., 15 mai 2013, n° 364593, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3193KDM).
(8) CE Ass., 16 juillet 2007, n° 291545, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A4715DXW) ; pour une acceptation par le juge de la recevabilité du recours "Tropic", voir TA Rouen, 6 octobre 2011, n° 0803061.
(9) CE, S., 3 octobre 2008, n° 305420, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5971EAE).

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