La lettre juridique n°898 du 17 mars 2022 : Autorité parentale

[Jurisprudence] Parenté transgenre : quand la cour de renvoi contredit la Cour de cassation

Réf. : CA Toulouse, 9 février 2022, n° 20/03128 N° Lexbase : A22987NG

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par Yann Favier, Professeur à l’Université Savoie Mont Blanc, Directeur adjoint du Centre de Recherche en Droit Antoine Favre

le 16 Mars 2022

Mots-clés : transsexualisme • transgenre • parenté • reconnaissance

Dans une affaire jugée en 2018 par la cour d’appel de Montpellier, il avait été retenu qu’un homme devenu femme à l’état civil et ayant conçu postérieurement à son changement de sexe un enfant avec son épouse, pouvait le reconnaître en qualité de « parent biologique ». Après un arrêt de cassation rendu en 2020, l’affaire est renvoyée devant la cour de Toulouse qui, contrairement à l’analyse développée par la première chambre civile, juge dans un arrêt du 9 février 2022, que c’est bien en qualité de mère et non de père que le parent transgenre peut établir sa filiation par reconnaissance.


 

Un homme devenu femme peut-il valablement reconnaître l’enfant né de ses œuvres après son changement de sexe à l'état civil et dans l’affirmative, à quel titre : celui de de père ou de mère ? 

Dans un arrêt du 9 février 2022, la cour d’appel de Toulouse saisie sur renvoi, remet en question la solution de la Cour de cassation qui avait statué le 16 septembre 2020 sur la détermination de la parenté d’un homme transgenre ayant naturellement conçu un enfant avec son épouse après sa transition et son changement de sexe à l’état civil en jugeant que le père devenu femme à l’état civil n’en était pas moins père de l’enfant né de ses œuvres.

Rappelons les faits : un couple de sexe différent se marie en 1999 et ont deux enfants nés en 2000 et 2004. En 2009, l’homme saisit le tribunal d’une demande de changement de sexe à l’état civil et de changement de prénom mais sans opération impliquant la perte de la fonctionnalité de ses organes sexuels masculins. Le couple, toujours marié, mais désormais de même sexe donne naissance à un enfant en 2014. Le parent transgenre procède alors à une reconnaissance prénatale d’enfant, déclarée « de nature maternelle, non gestatrice » par un acte notarié passé quelques jours avant la naissance. Sans surprise, l’officier d’état civil refuse de la transcrire comme telle dans l’acte de naissance de l’enfant. Saisi par le parent, le tribunal de Montpellier l’a débouté de sa demande de transcription de sa reconnaissance maternelle.

Dans un arrêt très remarqué, la cour d’appel de Montpellier [1] avait ordonné la transcription de la reconnaissance litigeuse du « parent biologique » c’est-à-dire sans indication de la paternité ou de la maternité de son auteur. Saisie sur pourvoi du procureur général, la Cour de cassation ne pouvait que censurer cette invention d’un troisième sexe à titre de parenté dans son arrêt rendu le 16 septembre 2020 [2], mais l’arrêt fut cassé pour violation de la loi dans des termes surprenants. En effet, pour refuser la transcription de la reconnaissance maternelle, la Cour de cassation affirme que l’homme devenu femme n’en était pas moins… père au motif qu’ « en l'état du droit positif, une personne transgenre homme devenu femme qui, après la modification de la mention de son sexe dans les actes de l'état civil, procrée avec son épouse au moyen de ses gamètes mâles, n'est pas privée du droit de faire reconnaître un lien de filiation biologique avec l'enfant, mais ne peut le faire qu'en ayant recours aux modes d'établissement de la filiation réservés au père ».

Or la cour d’appel de renvoi ne s’est pas pliée à cette interprétation en jugeant au contraire qu’« en l’absence de tout conflit et de toute contradiction entre les filiations des deux parents biologiques, toutes deux de sexe féminin à l’état civil, la filiation maternelle […] sera judiciairement établie » et ordonne la transcription de la reconnaissance du parent transgenre mais... en qualité de mère.

Faut-il en tirer une forme de généralisation de la co-maternité en droit français au-delà même des frontières de l’assistance médicale à la procréation au profit de couples de femmes (I) ? En outre, la question ne doit-elle pas être posée sur le plus vaste terrain des droits fondamentaux tout à la fois du parent transgenre et de l’enfant (II) ?

I. La reconnaissance d’une co-maternité dans la parenté transgenre

Père ou mère, en quoi est-ce un problème de devoir choisir pour définir un lien de parenté aux effets pourtant strictement identiques en droit ? Les juges montpelliérains tout comme la Cour de cassation, mais avec des conclusions différentes, y avaient vu un obstacle légal. En effet, la double filiation maternelle ne peut être établie, hors adoption plénière de l’enfant, sans encourir le grief de contradiction dans le sens que lui donne l’article 320 du Code civil N° Lexbase : L8822G9M : « Tant qu'elle n'a pas été contestée en justice, la filiation légalement établie fait obstacle à l'établissement d'une autre filiation qui la contredirait ». L’arrêt de la cour d’appel de Toulouse considère l’obstacle en quelque sorte neutralisé par l’admission de la double parenté maternelle depuis la loi dite « bioéthique » du 2 août 2021. On sait que cette loi a permis et même organisé avec un effet partiellement rétroactif une double maternité par reconnaissance anticipée pour toutes les femmes en couples ayant recours à une assistance médicale à la procréation avec donneur (C. civ., art. 342-10 N° Lexbase : L4373L74). Ainsi, selon ce raisonnement, la co-maternité instituée par la loi ne constitue pas un obstacle d’ordre public à la transcription d’une reconnaissance maternelle d’un enfant dont la filiation maternelle est établie par l’effet de la loi à l’égard de la femme qui accouche (C. civ., art. 311-25 N° Lexbase : L8813G9B).

Bien que reconnaissant l’existence d’un « vide juridique » en la matière, la cour de Toulouse en tire la conclusion que le double établissement d’une filiation maternelle, en dépit de l’opposition très claire de la Cour de cassation, n’est que la conséquence d’une évolution législative non prise en compte par la juridiction suprême à la date où elle avait statué (en septembre 2020) et alors même que depuis 2016 le changement de sexe d’une personne transgenre n’est plus subordonné à la preuve d’une transformation et d’une altération définitive des capacités procréatives et de l’appareil génital (C. civ., art. 61-6 al. 3 N° Lexbase : L5362LTR). Autrement dit, si la loi tout à la fois permet à une personne transgenre de procréer selon son sexe d’origine et admet le double établissement de la filiation maternelle, hors adoption plénière conjointe ou de l’adoption du conjoint (ou concubin ou partenaire depuis la récente loi du 21 février 2022 visant à réformer l’adoption N° Lexbase : L4154MBH), l’article 320 du Code civil N° Lexbase : L8822G9M n’est plus réellement un obstacle à la transcription de la reconnaissance maternelle.

Or en l’espèce, la filiation devait être établie à l’égard du père devenu femme, qui réclamait en accord avec son épouse une co-maternité par reconnaissance. On peut noter d’ailleurs qu’en sa qualité de père et de mari de la mère, le parent transgenre aurait pu si l’on devait suivre le raisonnement de la Cour de cassation, se prévaloir d’une présomption de paternité qui aurait joué de manière automatique (C. civ., art. 312 N° Lexbase : L8883G9U).

Il est vrai que, comme le soutenait la Cour de cassation pour ne pas avoir à refuser d’établir un lien de filiation à l’égard d’un parent transgenre, fût-il le père biologique de l’enfant, il aurait été loisible à celui-ci lui d’adopter l’enfant de sa conjointe (C. civ., art. 345-1 N° Lexbase : L4404MBQ). Mais le couple s’y opposait au nom de l’intérêt de l’enfant qui, selon eux, est de faire prévaloir « la réalité de sa filiation biologique et non la fiction d’une filiation par voie d’adoption ». « … Il est vrai que cela nous ramènerait à l’époque où l’enfant dit naturel devait être adopté par ses propres père ou mère pour jouir des mêmes prérogatives qu’un enfant légitime, et plus encore lorsqu’il s’agissait d’un enfant adultérin…».

La contradiction de la solution de la Cour de cassation avec les principes du droit de la filiation apparaît plus préoccupante encore. Le parent transgenre se voit empêché d’établir une filiation qui coïncide pourtant avec la vérité biologique et l’enfant, d’avoir une filiation qui corresponde à la réalité vécue. Soit les deux éléments de la vérité en matière de filiation… et d’état civil !

De plus, selon la cour d’appel de Toulouse, ce sont également les droits fondamentaux de l’enfant comme du parent transgenre qui sont remis en cause par la solution de la Cour de cassation.

II. Le droit à l’établissement de la parenté transgenre

Le droit de de l’enfant de jouir d’une filiation conforme à la réalité vécue est au centre du problème posé dans cette affaire. Certes, l’empêchement de voir établie la filiation est relatif, dans la mesure où deux solutions s’offraient au parent transgenre pour y répondre : faire transcrire sa reconnaissance paternelle ou adopter son propre enfant. Ainsi, affirmer que l’enfant se voit privé de filiation serait donc inexact.

Toutefois, il est plus contestable au regard du respect des droits fondamentaux de lui imposer, ainsi qu’au parent transgenre, une filiation qui, soit ne correspond pas à la réalité vécue du changement de sexe de son parent dès avant sa naissance, soit revient à nier la réalité biologique de la filiation, en obligeant le parent transgenre à adopter l’enfant de son épouse comme s’il était un étranger pour l’enfant. Sur ces deux points, le droit européen des droits de l’homme au travers de la jurisprudence de la Cour européenne apporte des éléments de réponses sur le fondement des articles 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) et 14 (principe de non-discrimination) de la Convention.

En effet, le respect de la vie familiale exige que la réalité biologique et sociale prévale sur une des règles d’établissement de la filiation heurtant de front tant les faits établis que la volonté des personnes concernées [3]. Le droit de l’enfant au respect de son identité implique qu’: « au regard de l’importance de la filiation biologique en tant qu’élément de l’identité de chacun, on ne saurait prétendre qu’il est conforme à l’intérêt d’un enfant de le priver d’un lien juridique de cette nature alors que la réalité biologique de ce lien est établie et que l’enfant et le parent concerné revendiquent sa pleine reconnaissance » [4]. En outre, contraindre le parent transgenre à afficher dans ses rapports avec les tiers comme avec l’enfant une identité de genre contraire à son identité de parent, revient à lui nier son changement de sexe dans ses implications sociales, lesquelles comprennent indéniablement la fonction parentale.  Comme l’avait conclu l’avocat général, Mme Caron Deglise à propos de cette même affaire : « la désignation, dans l’acte de naissance de l’enfant, d’un sexe du parent contraire à celui figurant dans l’acte d’état civil de ce même parent porte une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale de l’enfant, alors même d’une part, que les deux parents sont les parents génétiques, que d’autre part, dès sa naissance l’enfant avait deux femmes comme parents et qu’en troisième lieu, cette situation correspond à la réalité de son vécu, de celui de chacun de ses parents et de ses frères. »  

Du point de vue des droits fondamentaux, la question du genre dépasse de beaucoup les droits des personnes transgenres. Au fond d’ailleurs, la parenté transgenre n’est pas si différente de la parenté tout court. Qu’est-ce qu’une parenté transgenre ? Une parenté dont la seule particularité est qu’elle rend réversible la caractérisation genrée du lien de filiation alternativement maternel ou paternel. En quoi cette caractérisation est-elle de nature à empêcher l’établissement d’une filiation et, partant, des droits et devoir qui y sont attachés ? Comme l’écrivait avec justesse Jacqueline Rubellin-Devichi, « (…) peu importe que ces parents soient juridiquement de sexe identique : les droits et devoirs des parents ne sont pas sexués, et subsistent sans altération » [5]. Dès lors le changement d’identité de genre, au moins pour la filiation établie postérieurement à la modification de l’acte de naissance, devrait être mis en cohérence avec le statut familial du parent transgenre.

C’est pourquoi il aurait été utile d’amender la réforme du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIème siècle N° Lexbase : L1605LB3, qui avait précisé à l’article 61-8 du Code civil N° Lexbase : L1867LBR que « la modification  de la mention du sexe à l’état civil est sans effet sur les obligations contractées à l’égard des tiers ni sur les filiations établies avant la modification » en ajoutant : « Pour les enfants nés postérieurement à cette modification, le parent pourra faire établir sa filiation maternelle ou paternelle en fonction du sexe acquis ». En effet, s’agissant des enfants nés antérieurement au changement de sexe à l’état civil de leur père ou mère, leur vécu familial et parental est différent de celui de l’enfant né après cette modification, ce qui justifie qu’à leur égard, la situation au regard du droit au respect à la vie privée et familiale puisse être appréhendée de manière distincte.

A retenir : l’affaire jugée par la cour d’appel de Toulouse le 9 février 2022 met en valeur une lacune de la loi du 16 novembre 2016 qui n’avait pas envisagé la situation du parent qui, changeant de sexe sans être opéré de manière irréversible, conçoit un enfant dont il peut être alternativement mère ou père, selon que l’on considère nécessaire ou pas de mettre en adéquation son genre avec sa qualité de parent et géniteur, comme le fait la cour de renvoi à rebours de ce qu’avait tranché la Cour de cassation.


[1] CA Montpellier, 14 novembre 2018, n° 16/06059, JCP G. 2019, doctr. 215, obs. Y. Favier ; JCP G 2019, 95, note F. Vialla et J.- P. Vauthier ; JCP G 2019, act. 91, Libres propos L. Brunet et Ph. Reigné ; Dr. famille 2019, comm. 6, obs. H. Fulchiron.

[2] Cass. civ. 1, 16 septembre 2020, n° 18-50.080, FS-P+B+R N° Lexbase : A37263UK et 19-11.251, JCP 2020, doctr. 1189, obs. Y. Favier ; D. actu. 22 sept. 2020, obs. L. Gareil-Sutter ; D. 2020. 2096 , note S. Paricard  ; ibid. 2072, point de vue B. Moron-Puech  ; AJ fam. 2020. 534, obs. G. Kessler , obs. E. Viganotti  ; ibid. 497, obs. A. Dionisi-Peyrusse  ; JCP 2020. 1164, note L. Brunet et P. Reigné, RTDciv. 2020, 266, obs. A.-M. Leroyer.

[3] CEDH, 27 octobre 1994, Kroon et autres c. Pays-Bas, Req. 18535/91 N° Lexbase : A6635AWN.

[4] CEDH, 13 juillet 2006, Jäggi c. Suisse, Req. 58757/00 N° Lexbase : A4844DQH.

[5] Sur l’identité sexuelle : à propos du transsexualisme : Ed. AFI, 1996, p. 131.

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