Le Quotidien du 31 janvier 2022 : Droit rural

[Textes] Régulation du foncier agricole au travers de structures sociétaires

Réf. : Loi n° 2021-1756, du 23 décembre 2021, portant mesures d’urgence pour assurer la régulation au foncier agricole au travers de structures sociétaires N° Lexbase : L0864MAA

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par Christine Lebel, Maître de conférences HDR en Droit privé, Université de Bourgogne Franche-Comté, CRJFC, F-25000, Besançon, France

le 28 Janvier 2022

Mots-clés : SAFER • droit de préemption • société • cession de droits sociaux • immeuble à usage agricole

La loi du 23 décembre 2021 vise à réguler l’accès au foncier à travers les sociétés d’exploitation et les sociétés foncières. Le législateur crée un nouveau dispositif de régulation au moyen de l’obtention d’une autorisation administrative délivrée au cessionnaire de droits sociaux lorsque l’opération projetée risque une concentration excessive de biens immobiliers agricoles ou à usage agricole. Ce dispositif est coordonné avec le contrôle des structures et la demande initiale est instruite par la SAFER puis transmise au préfet compétent territorialement.  Toute opération faite en contravention avec le dispositif encourt la nullité.


 

Le modèle de l’exploitation agricole de type familial sur lequel a été construit l’essentiel des règles spécifiques du droit rural est train d’évoluer profondément. Le monde agricole connaît depuis plusieurs années un changement de paradigme. Selon les sociologues, « on souligne de plus en plus nettement la diversité des exploitations, et la pénétration du capitalisme dans la sphère agricole est relevée. Mais le caractère familial de l’activité elle-même demeure un référent constant : les statistiques le confirment, le discours syndical le revendique et les politiques publiques le consacrent » [1]. En outre, dans les dix années à venir, environ un tiers des exploitants agricoles vont partir en retraite et ne seront pas remplacés par des jeunes agricoles. Ainsi, selon les travaux parlementaires [2], se produit un accaparement [3] des terres agricoles au détriment des candidats à l’installation. Un tel phénomène provoque une forme de concurrence déséquilibrée pour l’accès à la terre. La concentration excessive des exploitations conduit souvent à la monoculture et à des pratiques agricoles qui appauvrissent les sols. La diversité des productions, la souveraineté alimentaire en sont affectées, avec des conséquences non négligeables sur la biodiversité. Enfin, le Parlement européen, dans une résolution du 27 avril 2017 « demande que les surfaces agricoles bénéficient d’une protection particulière afin que les États membres, en coordination avec les autorités locales et les organisations d’agriculteurs, puissent réglementer la vente, l’utilisation et la location des terres agricoles afin de garantir la sécurité alimentaire dans le respect des traités ».

Dans ce contexte, une proposition de loi portant mesures d’urgence pour assurer la régulation de l’accès au foncier agricole au travers de structures sociétaires [4] , déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale[5], a été définitivement adoptée le 13 décembre 2021 et publiée le 23 décembre suivant. L’article premier de la loi n° 2021-1756, du 23 décembre 2021 N° Lexbase : L0864MAA complète le Titre III au Livre III du Code rural et de la pêche maritime en y ajoutant un chapitre III composé des articles L. 333-1 à 333-5 (art 1er), elle abroge l’article L. 143-15-1 de ce code issu de la loi n° 2017-348, du 20 mars 2017 relative à la lutte contre l’accaparement des terres agricoles N° Lexbase : L3062LDR (art. 2) et comporte diverses mesures d’adaptation en matière de droit de préemption de la SAFER et du contrôle des structures. Son entrée en vigueur nécessite la rédaction d’un décret dont la parution sera opérée au plus tard le 1er juillet 2022.

Finalité. Le nouveau dispositif « vise à favoriser l'installation d'agriculteurs, la consolidation d'exploitations agricoles et le renouvellement des générations agricoles en luttant contre la concentration excessive des terres et leur accaparement. Il contribue à la souveraineté alimentaire de la France et tend à faciliter l'accès au foncier, notamment en contrôlant le respect des prix du marché foncier local » [6].

Cession de droits sociaux soumise à autorisation administrative.  La prise de contrôle d'une société possédant ou exploitant des biens immobiliers à usage ou à vocation agricole, au sens de l'article L. 143-1 du Code rural et de la pêche maritime N° Lexbase : L0611LZN [7], réalisée par une personne physique ou morale qui détient déjà, dans les conditions prévues au III du présent article, directement ou indirectement, en propriété ou en jouissance, des biens de même nature dont la superficie totale excède un seuil d'agrandissement significatif ou qui, une fois réalisée la prise de contrôle, détiendrait une superficie totale excédant ce seuil, est soumise à l'autorisation préalable du représentant de l'État dans le département [8].

Autrement dit, un contrôle administratif préalable est réalisé pour toutes les opérations portant sur le capital social d’une société exploitante ou d’une société foncière dès que celles-ci auront pour effet de conférer au titulaire des parts ou au cessionnaire, directement ou indirectement, en propriété ou en jouissance des immeubles agricoles ou à vocation agricole dépassant un certain seuil qualifié par le législateur de « seuil d’agrandissement excessif ».

On relèvera que le texte nouveau n’exige pas que la société cible ait un objet social exclusivement d’exploitation agricole ou de propriété foncière agricole. Il ne sera pas nécessaire également que les immeubles agricoles soient prépondérants dans le patrimoine social. On soulignera sur ce point, le fait que le législateur a également modifié l’article L. 141-1, II, 3° du Code rural et de la pêche maritime N° Lexbase : L1663MAT [9], élargissant ainsi le domaine des missions de la SAFER. De même, la forme juridique de la société importe peu (société agricole, société civile ou société de forme commerciale).

Notion de seuil d’agrandissement significatif. Le seuil d’agrandissement significatif constitue la frontière entre les cessions de droits sociaux pour lesquelles aucune autorisation administrative ne sera nécessaire, et celles pour lesquelles, l’autorisation sera indispensable. Ainsi, dans le premier cas, l’agrandissement de la surface exploitée sera positif, dans le second, il sera très probablement excessif, et dans le doute, un contrôle administratif sera diligenté par la SAFER qui traitera la demande au nom et pour le compte de l’État dans le département [10] avant de la transmettre à l’autorité administrative.

Cette notion est précisée à l’article L. 333-2, II et III du Code rural et de la pêche maritime N° Lexbase : L1659MAP. Ainsi, ce seuil est fixé en hectares par le préfet de région. Il est fixé par région naturelle ou par territoire présentant une cohérence en matière agricole [11]. Il est compris entre une fois et demie et trois fois la surface agricole utile régionale moyenne fixée dans le schéma directeur régional des exploitations agricoles [12]. En outre, le seuil d'agrandissement significatif applicable est celui fixé par le représentant de l'État dans la région du lieu où se trouve la plus grande superficie de terres détenues ou exploitées par la société faisant l'objet de la prise de contrôle.

Le seuil d'agrandissement significatif est apprécié en additionnant la superficie de tous les biens immobiliers à usage ou à vocation agricole, toutes productions confondues, que la personne physique exploite ou possède, directement ou indirectement par l'interposition d'une ou de plusieurs personnes morales qu'elle contrôle au sens de ce dispositif. De plus, lorsque des biens immobiliers à usage ou à vocation agricole se caractérisent par des natures de culture différentes, les équivalences prévues par le schéma directeur régional des exploitations agricoles pour le calcul du seuil d'agrandissement significatif doivent être respectées.

Lorsque le cessionnaire est une personne morale, sa situation est appréciée à l'égard de toutes les personnes physiques qui la contrôlent, au sens des articles L. 233-3 N° Lexbase : L5817KTM et L. 233-4 du Code de commerce N° Lexbase : L6307AIG. En cas d'interposition d'une ou de plusieurs personnes morales, la situation est appréciée à l'égard de toutes les personnes physiques qui contrôlent en dernier lieu, directement ou indirectement, la personne morale acquéreur. Lorsque le cessionnaire est une personne physique, on prend en compte la superficie de la totalité des biens immobiliers, sans tenir compte de son régime matrimonial ni du fait qu'il ne détient que des droits indivis ou démembrés sur les immeubles faisant l'objet du calcul.

Toutefois, pour déterminer le seuil d’agrandissement, ne sont pas comptabilisés les biens immobiliers classés en nature de bois et forêts au cadastre à moins qu’ils ne servent de support d'une activité agricole au sens de l'article L. 311-1 du Code rural et de la pêche maritime N° Lexbase : L3233LQS ou bien qu’ils aient fait l'objet d'une autorisation de défrichement liée à des activités agricoles.

Cessionnaire devant obtenir l’autorisation administrative. Quant à la qualité de la personne devant obtenir l’autorisation administrative, il s’agit d’un cessionnaire des droits sociaux qui va prendre le contrôle de la société grâce à l’acquisition de ces droits sociaux, ou le renforcera. Sur ce point, le législateur s’est référé aux articles L. 233-3 N° Lexbase : L5817KTM  et L. 233-4 du Code de commerce N° Lexbase : L6307AIG, selon lequel une personne contrôle une société dès lors qu’elle détient plus de 40 % des droits de vote et qu’aucun autre associé ne détient directement ou indirectement une fraction supérieure (C. rur., art. L.333-2, IV N° Lexbase : L1659MAP).

Toutefois, certaines opérations sont formellement exclues [13] :

- les opérations d'acquisition et de rétrocession, par cession ou substitution, réalisées à l'amiable par les sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural dans le cadre de leurs missions légales ou lors de l'exercice de leur droit de préemption en application des articles L. 143-1 à L. 143-16 [14] du Code rural et de la pêche maritime ;

- les opérations réalisées à titre gratuit ;

- les cessions de parts sociales ou d'actions entre époux, personnes liées par un pacte civil de solidarité, parents ou alliés jusqu'au quatrième degré inclus, à condition que le cessionnaire s'engage soit à participer effectivement à l'exploitation des biens immobiliers détenus ou exploités par la société, dans les conditions prévues à l'article L. 411-59 du Code rural et de la pêche maritime N° Lexbase : L0866HPR, et à conserver la totalité des titres sociaux acquis pour une durée d'au moins neuf ans à compter de la date de la cession, soit à mettre à bail lesdits biens immobiliers au profit d'un locataire s'engageant à participer effectivement, dans les conditions prévues au même article L. 411-59, à l'exploitation de ces biens pendant une durée d'au moins neuf ans ;

- les cessions entre associés ou actionnaires détenant, depuis au moins neuf ans, des titres sociaux dans la société faisant l'objet de la prise de participation complémentaire et participant effectivement, au sens dudit article L. 411-59, à l'exploitation des immeubles que ladite société met en valeur. Lorsque la cession des titres sociaux fait suite à une maladie ou à un accident entraînant une invalidité totale et définitive, le cessionnaire est exempté de la condition d'ancienneté dans la société, dans des conditions définies par le décret prévu à l'article L. 333-5 N° Lexbase : L1662MAS, dont la parution doit intervenir au cours du second semestre 2022.

Formalités relatives à la demande d’autorisation administrative. Elles seront essentiellement précisées dans le décret devant être publié au plus tard au 1er juillet 2022. D’ores et déjà le législateur a prévu que la demande d’autorisation doit être fusionnée avec l’obligation de déclaration préalable (DIA) qui existe déjà. Afin de faciliter la transmission des informations, l’obligation déclarative et la demande d’autorisation ne pourront être réalisées que par voie électronique. La demande est traitée par la SAFER, au nom et pour le compte du représentant de l'État dans le département, qui après avoir vérifié la régularité et le caractère complet de la demande, en accuse réception au demandeur et la transmet au préfet. Les frais de dossier doivent être fixés par un arrêté du ministre chargé de l’Agriculture, non paru à ce jour : il s’agit d’un tarif national devant s’appliquer identiquement sur l’ensemble du territoire national.

Sanctions de la cession opérée sans autorisation administrative. Toute opération réalisée en violation du nouveau dispositif est nulle. L'action en nullité peut être exercée par le préfet, d'office ou à la demande de la SAFER à laquelle la demande d'autorisation devait être adressée. Elle se prescrit par douze mois à compter du jour où l'opération est connue de l'autorité administrative compétente.

De plus, le préfet peut, d'office ou à la demande de toute personne y ayant intérêt, prononcer une amende administrative égale au moins au montant fixé à l'article 131-13 du Code pénal N° Lexbase : L0781G8G pour les contraventions de la cinquième classe et au plus à 2 % du montant de la transaction concernée. Dans ce cas, l'autorité administrative compétente doit préalablement aviser l'auteur du manquement des faits relevés à son encontre, des dispositions qu'il a enfreintes et des sanctions qu'il encourt. Elle lui fait connaître le délai dont il dispose pour faire valoir ses observations écrites et, le cas échéant, les modalités selon lesquelles il peut être entendu s'il en fait la demande. Elle l'informe de son droit à être assisté du conseil de son choix. La décision de sanction ne peut être prise plus d'un an après la constatation des faits [15].

Après avoir mis en avant des objectifs vertueux, le législateur a mis en place un dispositif très complexe. Dans l’attente des dispositions réglementaires nécessaires pour appréhender la totalité de ce dernier, on relèvera que les opérations intrafamiliales sont envisagées de façon restrictive, à l’heure où les groupements fonciers agricole constitués dans les années 1970 sont en phase de remise en cause, les descendants des fondateurs de la société souhaitant se retirer : quatre degrés de parenté est un critère étroit. En outre, n’est-il pas illusoire de penser que la délivrance d’une autorisation administrative permettra de rendre plus attractive la profession agricole ? La problématique du renouvellement des générations chez les exploitants agricoles ne peut se résumer à la seule question de l’accès au foncier et il aurait été plus judicieux de porter le contrôle sur un véritable projet d’entreprise agricole [16], afin de vérifier la pérennité de l’exploitation à l’occasion d’un changement d’exploitant et éviter le plus possible le risque de défaillance financière.

 

[1] B. Hervieu, « Préface », in Fr. Purseigle et al., Le nouveau capitalisme agricole, Presses de Sciences Po, « Académique », 2017, pp. 9-12.

[2] Rapport fait au nom de la commission des affaires économiques sur la PPL par J.B. Sempastous, n° 4151.

[3] La signification ancienne de l’accaparement « renvoie à l’idée d’appropriation excessive d’un bien de consommation afin de renchérir le prix de celui-ci » (guide de l’agriculture et de la forêt sous dir.  H. Bosse-Platière et de B. Grimonprez, LexisNexis 2018-2019.

[4] PPL n° 3853.

[5] Déposée le 12 mai 2021.

[6] C. rur., art. L. 333-1 N° Lexbase : L1658MAN.

[7] Il s’agit des biens immobiliers à usage agricole et des biens mobiliers qui leur sont attachés ou de terrains nus à vocation agricole ainsi que les bâtiments d'habitation faisant partie d'une exploitation agricole principalement. Globalement ce sont tous les biens sur lesquels la SAFER peut exercer son droit de préemption.

[8] C. rur., art. L. 333-2, I N° Lexbase : L1659MAP.

[9] Loi n° 2021-1756, du 23 décembre 2021, portant mesures d’urgences pour assurer la régulation de l’accès au foncier agricole au travers de structures sociétaires N° Lexbase : L0864MAA, art. 3 ; cf. Ch. Gourgues, Faute de grives.., Edito Solution Notaire Hebdo 20 janvier 2022, n° 2.

[10] C. rur., art. L. 333-3, I N° Lexbase : L1660MAQ.

[11] Conformément à l’article L. 333-5 du Code rural et de la pêche maritime N° Lexbase : L1662MAS.

[12] C. rur., art. L. 312-1, II N° Lexbase : L1665MAW.

[13] C. rur., art. L. 333-2, V N° Lexbase : L1659MAP.

[14] Avec l'accord préalable exprès des commissaires du Gouvernement. Il s’agit des opérations dont le montant est supérieur à 180 000 euros (C. rur., art. R. 141-10 N° Lexbase : L5003AEZ et arrêté du 17 novembre 2021, modifiant l' arrêté du 16 juin 1962 portant application du décret n° 61-610 du 14 juin 1961 relatif aux SAFER N° Lexbase : L4089L9C.

[15] C. rur., art. L. 333-2, I N° Lexbase : L1659MAP.

[16] En ce sens, Ch. Gourgues, précité.

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