La lettre juridique n°514 du 31 janvier 2013 : Contrats et obligations

[Jurisprudence] Petit meurtre entre tontiniers

Réf. : Cass. civ. 3, 5 décembre 2012, n° 11-24.448, FS-P+B (N° Lexbase : A5586IYK)

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N5592BTB

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par Séverin Jean, Docteur en droit privé (IEJUC), Université Toulouse 1-Capitole, et Quentin Guiguet-Schiele, Doctorant en droit privé (IDP), Université Toulouse 1-Capitole

le 31 Janvier 2013

Le réalisateur Dany Boyle aimerait sans doute le film du "petit meurtre entre tontiniers" mis en scène par la troisième chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt du 5 décembre 2012. Nous vous en rappelons le synopsis. Tout commence par l'acquisition commune d'un immeuble par les deux personnages principaux. Ces derniers, dans l'acte de vente, conviennent de parier, par le biais d'une clause tontinière, que lorsque le premier d'entre eux mourra, l'autre deviendra seul et rétroactivement propriétaire de l'ensemble. Quelques temps après on apprend la mort de l'un des tontiniers. C'est alors que le suspense est à son comble puisque la mort du tontinier est le fruit d'un crime : celui perpétré par l'autre tontinier. Les projecteurs se braquent désormais sur le meurtrier -le tontinier survivant- qui, sans morale, retire le fruit de son crime : la propriété de la totalité de l'immeuble. Mais le scénario ne serait pas parfait si quelques jours après l'homicide, le meurtrier ne "mettait pas fin à ses jours", échappant ainsi à toute poursuite pénale et laissant ainsi la propriété de l'immeuble à ses héritières qui décidèrent, par suite, de le vendre. C'est à ce moment que surgit un autre personnage : l'héritière du tontinier assassiné qui entend bien récupérer la totalité du prix de vente perçu par les héritières du meurtrier. Pourtant, la cour d'appel de Grenoble, dans un arrêt du 9 novembre 2010 (1) ne l'entend pas ainsi. En effet, elle considère que, par l'effet de la clause tontinière, le meurtrier est devenu rétroactivement seul propriétaire de l'immeuble et qu'il convient seulement d'indemniser l'héritière du tontinier assassiné à hauteur de la moitié du prix de vente, celle-ci correspondant à la perte de chance d'hériter de l'immeuble égale à 50 %. L'héritière du tontinier assassiné décide de ne pas en "rester là" et forme alors un pourvoi en cassation dont le moyen principal consiste à demander l'application de l'article 1178 du Code civil (N° Lexbase : L1280ABZ) à la tontine lequel dispose que "la condition est réputée accomplie lorsque c'est le débiteur, obligé sous cette condition, qui en a empêché l'accomplissement". Dès lors, la Cour de cassation devait se demander si l'article 1178 du Code civil pouvait s'appliquer à la tontine ? En d'autres termes, le tontinier qui assassine l'autre tontinier bénéficie-t-il du jeu de la clause tontinière ou doit-on lui refuser au titre de l'article 1178 du Code civil ?

La Cour de cassation, par un arrêt du 5 décembre 2012, rejette le pourvoi au motif qu'"il n'existait pas dans les rapports entre les parties un débiteur d'obligation et un créancier [...] [de sorte que] l'article 1178 n'était pas applicable". Par conséquent, par le jeu de la clause tontinière, le meurtrier est devenu propriétaire de l'immeuble tout entier à partir du jour de son acquisition. Malgré tout, la Cour de cassation entérine aussi la réparation du préjudice subi par l'héritière du tontinier assassiné.

Les magistrats du Quai de l'Horloge offrent aux spectateurs un dénouement tragique et dont la morale ressort meurtrie. En réalité, l'issue du film dépendait de la qualification juridique de la tontine. Assurément il s'agit d'une fiction oscillant entre aléa et condition (I). Quoiqu'il en soit, le choix opéré par la Cour de cassation rejaillit nécessairement au stade de la sanction. Que l'on opte pour l'aléa ou la condition, il n'en demeure pas moins que la tontine reste une fiction réellement sanctionnée (II).

I - La tontine : une fiction entre aléa et condition

Pour comprendre au mieux l'arrêt rendu ce 5 décembre 2012, il est nécessaire de retracer l'évolution conceptuelle de la tontine.

A - Genèse d'une notion incomprise

Naissance du pacte tontinier. La tontine, ou clause d'accroissement, telle que nous la connaissons aujourd'hui est l'héritage de deux procédés assez semblables aux visées diamétralement opposées (2). La première origine, d'essence fondamentalement gratuite, est issue du droit patrimonial de la famille : l'ancien droit connaissait le mécanisme d'acquisition de biens au sein des familles par lequel seuls les survivants demeuraient propriétaires ; au sein du couple marié, ce montage était utilisé pour contourner la restriction des libéralités entre époux. La seconde origine, purement onéreuse, est un système d'investissement public proposé à Mazarin par le banquier napolitain Lorenzo Tonti que l'on retrouve aujourd'hui en droit des assurances : il s'agit d'un groupement à durée déterminée avec répartition des cotisations capitalisées entre les seuls survivants à un terme prévu. Il est difficile de déterminer à quel moment la conception "moderne" de la tontine est apparue, tant elle brille par son absence au sein des dispositions législatives. Elle est aujourd'hui considérée comme une clause insérée dans un acte d'acquisition en commun permettant au survivant des acquéreurs d'être réputé l'unique propriétaire du bien dès l'origine. Souvent utilisée entre concubins ou époux séparés de biens, elle s'avère être un instrument efficace de transmission à cause de mort. Très incomprise, voire méconnue, la notion a été juridiquement construite au fil des menaces qui pesaient sur elle.

La menace de la prohibition des pactes sur succession future (3) a contraint la jurisprudence à proposer une vision originale de la clause : elle serait un contrat doublement conditionnel (4), les droits des parties étant soumis à une condition suspensive de survie et une condition résolutoire de prédécès. Ainsi perçue, la tontine ne créerait pas des droits "éventuels" mais "actuels" quoique affectés d'une double modalité. En réalité, cet ingénieux montage n'était pas fondamentalement nécessaire. La fiction juridique inhérente à la clause d'accroissement suffit pour considérer que, n'ayant jamais appartenu au prédécédé, les biens qui en sont l'objet n'ont pas intégré son patrimoine, ni donc sa succession à laquelle ils demeurent totalement étrangers. La tontine n'est donc pas, à proprement parler, une convention portant sur une succession. La portée de la fiction ainsi étendue rend par ailleurs délicate l'appellation "accroissement", car celui qui survit est censé n'avoir jamais eu à partager ses droits sur le bien, de sorte que ceux-ci n'ont pu s'accroître : il était seul propriétaire depuis le début. Cela revient à nier l'existence même d'un transfert de richesse, contrairement aux solutions acquises en droit fiscal (5).

La menace d'une requalification en libéralité a ensuite amené la jurisprudence à considérer que la tontine est un acte purement aléatoire, et ne peut donc être perçue comme une donation (6), puisque l'aléa chasse traditionnellement la gratuité. L'idée d'"aléa" n'a jamais quitté la tontine (7), mais elle est nettement contradictoire avec la vision "conditionnelle". Si beaucoup ont entendu distinguer l'aléa catégorisant de la simple condition affectant l'obligation, un consensus a cependant perduré sur une perception de l'acte comme "un peu aléatoire" et "un peu conditionnel". En témoigne la rédaction de la clause dans les faits de l'espèce : elle est qualifiée par les tontiniers eux-mêmes d'aléatoire, mais sous condition de survie et de prédécès.

La disparition de l'aléa permet dès lors une disqualification totale : lorsque l'ordre des décès est connu (disparition de l'aléa dit viager), ou que le financement n'est le fait que d'une seule partie (disparition de l'aléa dit financier), la tontine peut être requalifiée en libéralité (8), au même titre par ailleurs que l'assurance-vie, contrat aléatoire par excellence.

La menace des créanciers a posé la question de la nature de l'acquisition "pendente conditione", c'est-à-dire avant que n'intervienne le premier décès. De quels droits dispose chaque tontinier sur le bien ? Quels sont les recours des créanciers ? Là encore, c'est le compromis qui a triomphé. La jurisprudence ne pouvait consacrer l'existence d'une indivision sans remettre en cause la double condition si pratique. Après bien des débats, elle a opté pour l'existence d'une indivision en jouissance (9), et les droits des créanciers ont été limités au coup-par-coup. Ils se sont par exemple vu refuser la possibilité de mesures conservatoires telles que le commandement aux fins de saisie immobilière, au motif que le droit de gage général ne porte que sur les biens dont le débiteur est propriétaire, ce qui n'est pas le cas du bien objet de la tontine tant que la condition de prédécès n'est pas remplie (10)... Mais les droits des créanciers sont limités par la tontine uniquement s'ils n'ont pour débiteur qu'un seul tontinier. S'il est créancier de tous, il dispose naturellement de droits sur le bien. Il n'a en outre jamais été nié que les tontiniers puissent, d'un commun accord, aliéner le bien (11). A fortiori, rien n'empêche donc la constitution d'une sûreté réelle.

Mais si les ingénieuses acrobaties de la jurisprudence et de la doctrine ont permis à la tontine de perdurer, sa nature réelle n'a jamais été percée à jour. Dans cet arrêt du 5 décembre 2012, le caractère atypique de cette convention ressurgit nettement.

B - Résurgence d'une convention atypique

Un contrat sans obligation. Tel est l'enseignement principal de cet arrêt : il n'existe pas, entre les tontiniers, de rapport d'obligation. Ainsi, toute application de l'article 1178 du Code civil s'avère impossible. Si la solution surprend, c'est davantage par sa franchise que par son originalité. La tradition conceptuelle de la tontine amène naturellement à reconnaître l'absence totale de lien d'obligation. L'effet est de créer rétroactivement une propriété exclusive et de nier tout rapport de droit entre le prédécédé et le bien. Il n'existe aucun transfert, donc aucune obligation de donner, de faire ou de ne pas faire. Le moyen du pourvoi invitait à voir une sorte d'"obligation de laisser-faire" (12) ce qui semble très alambiqué tant l'effet de la clause d'accroissement s'impose aux parties. L'un a toujours été propriétaire. L'autre a toujours été étranger. Il est de plus inconcevable d'imposer à un mort l'exécution d'une obligation civile... La solution est donc purement logique : elle s'imposait et doit être approuvée.

Un contrat malgré tout. La difficulté vient surtout des conséquences de cette courageuse solution. La première branche du moyen du pourvoi tente de démontrer que l'absence d'obligation entre les parties doit conduire à considérer que la tontine n'est pas une convention synallagmatique. Autrement dit, elle n'est pas un contrat, et serait plutôt un acte unilatéral. Précisons immédiatement que la cour d'appel de Grenoble n'a aucunement tenu ce raisonnement, et que le pourvoi ne l'invoque que pour arguer d'une violation du principe du contradictoire. Il convient, en effet, de garder à l'esprit qu'un contrat est une rencontre entre plusieurs volontés, indépendamment des effets créés. Il n'est pas douteux que la tontine soit un contrat entre deux tontiniers, quand bien-même elle ne créerait pas d'obligation. Elle ne peut s'analyser en un acte aléatoire, car elle n'est pas le fruit d'une volonté unique. La tontine n'est pas plus un contrat unilatéral, lequel sous-entend que seule l'une des deux parties est astreinte à une obligation ; or, il n'existe ici aucune obligation. Tout au plus peut-on dire que le bénéfice de la clause ne profite qu'à l'une des parties, et donc que l'effet serait unilatéral, ce qui n'a aucune conséquence sur la catégorisation. Si la tontine est un contrat sans obligation, elle n'en produit pas moins des effets : elle est créateur de droits.

Un contrat adjoint à une acquisition classique. C'est, en définitive, l'effet de la tontine qui est ici ramené à sa juste proportion. Elle a trop longtemps été perçue comme un mode d'acquisition, alors qu'elle n'est, en réalité, qu'une modalité annexe à une acquisition classique. Ne dit-on pas que l'accroissement procède d'une clause ? Il n'est pas la convention d'acquisition, mais une partie de celle-ci. Son effet est fondamentalement limité à la survenance du décès (13). Celui-ci est une sorte de fait juridique déclaratif des droits du survivant. En somme, la tontine ne joue pas tant que le prédécès ne survient pas. Voilà pourquoi il est si délicat de comprendre les droits des parties pendente conditione : la tontine ne régit pas l'"avant-décès".

Il convient en réalité de distinguer deux ensembles de droits. Dans une première phase, les tontiniers possèdent des droits identiques et concurrents sur le bien. Dans une seconde, un droit de propriété exclusif remplace fictivement et rétroactivement la coexistence des droits. Avant la survenance du décès, c'est le droit commun qui pose alors les règles de la propriété collective, à ceci près qu'il ne peut mettre en échec l'effet de la tontine. Ainsi n'est-il pas déraisonnable de considérer qu'il y a une indivision classique, mais adaptée aux exigences de la tontine dont les effets sont à venir. Cela impose par exemple d'interdire aux tontiniers toute sortie de l'indivision par volonté unilatérale : seules les deux parties peuvent, ensemble, faire échec aux effets de la tontine. Si celle-ci a donc des implications avant le prédécès, c'est uniquement pour en sauvegarder les effets.

Un contrat définitivement aléatoire. L'apport indubitable de cet arrêt est de replacer la tontine dans la lignée des actes aléatoires. Sans obligation, il ne peut exister de "condition", puisque la seconde est une modalité de la première (14). La précarité des droits des parties n'est pas du domaine de la condition mais de l'aléa. Il existe en effet une réelle incertitude sur le dénouement contractuel, et celle-ci consiste, pour chacun, en une chance de gain et en un risque de perte. Les droits concurrents des tontiniers sont affectés d'un véritable terme résolutoire, puisqu'il est malheureusement certain qu'ils viendront à mourir, et quasiment certain que l'ordre des prédécès pourra être établi. Ils ne sont pas conditionnés mais fondamentalement précaires. Le droit exclusif est lui affecté d'un terme suspensif, et dispose d'un effet rétroactif : il est absolument certain qu'il remplacera les droits concurrents. C'est en réalité la titularité du droit exclusif qui est purement aléatoire, puisqu'elle dépend d'une réalité future totalement incertaine : l'ordre des décès. Cet aléa viager est soumis à des variables aussi nombreuses que complexes, et le résultat final ne peut, en règle générale, être anticipé : la tontine est bel est bien un pari !

En toute hypothèse, il ne faut pas considérer que le bénéficiaire de la clause "accroît" ses droits : la tontine lui en confère de nouveaux, qu'il est censé avoir toujours eu. Le droit exclusif du survivant remplace donc autant le droit concurrent du prédécédé que le droit concurrent du survivant lui-même !

In fine, cette solution renoue avec la vision "tontinienne", celle qui perdure en droit des assurances. Il existe une association d'intérêts à durée déterminée, et l'effet de la clause est suspendu à un terme. Il demeure que, purement aléatoire et fictivement dépourvue de transfert de droit, la tontine ne peut être assimilée à une libéralité. Toute idée d'ingratitude ou d'indignité est donc exclue, ce qui invite à chercher de nouvelles sanctions lorsque, comme en l'espèce, le prédécès a été provoqué par le tontinier survivant.

II - La tontine : une fiction réellement sanctionnée

Sanction d'un contrat aléatoire sans obligations. La solution de la Cour de cassation est parfaitement conforme à l'idée selon laquelle la tontine est un contrat aléatoire sans obligation. En effet, l'absence d'obligation justifie l'inapplication de l'article 1178 du Code civil de sorte qu'inévitablement le tontinier survivant est réputé rétroactivement propriétaire de l'immeuble au jour de son acquisition. Dès lors, on comprend que la seule manière de sanctionner le fait juridique -ici l'homicide volontaire- à l'origine de la réalisation de l'aléa du contrat ait été trouvée dans la responsabilité civile délictuelle. Bien que le résultat de cette solution nous semble parfaitement justifié, son fondement est discutable en ce sens que cette sanction ne tient aucunement compte de la réalité. En effet, une voie plus conforme à la réalité aurait pu être empruntée sans pour autant altérer la fiction qu'opère la tontine.

A - La sanction d'une fiction échappant à la réalité

Une fiction entérinée en tout état de cause. La Cour de cassation raisonne en deux temps. Le premier temps consiste à constater le décès de l'un des tontiniers duquel résulte la création rétroactive de la propriété de l'immeuble au profit du tontinier survivant. Le second temps consiste à admettre que l'héritière du défunt dispose d'une action en responsabilité civile délictuelle.

La réalisation de l'aléa à l'origine de la réalisation de la fiction. En rejetant l'existence d'un rapport d'obligation entre les tontiniers, la Cour de cassation considère que la tontine est un pur contrat aléatoire. Dès lors, l'analyse des juges devait se concentrer exclusivement sur l'essence même du contrat : l'aléa. Or, l'aléa n'est autre que l'ordre des décès duquel il résulte la déclaration de titularité d'un droit exclusif : la propriété de l'immeuble au profit du tontinier survivant dès son acquisition. La Cour de cassation ne tient aucunement compte de la nature du fait juridique -l'homicide volontaire- à l'origine du fait juridique déclaratif -le prédécès- des droits du tontinier survivant. C'est en ce sens que la tontine -en tant que fiction- ignore la réalité de l'espèce. Pourtant, les magistrats du Quai de l'Horloge font ressurgir cette réalité au stade de la sanction.

La sanction d'une réalité consécutive à une fiction. La Cour de cassation n'entend pas remettre en cause l'effet de la tontine. Selon elle, le tontinier survivant -meurtrier ou non- est légitimement propriétaire. Dès lors, si une sanction doit être prononcée, celle-ci ne peut intervenir qu'en tenant compte de la réalisation de la fiction. C'est le "parti pris" par cette jurisprudence. En effet, la Cour de cassation ne remet en cause l'arrêt de la cour d'appel en ce qu'il a estimé que l'héritière du défunt, du fait du meurtre de son auteur par le tontinier survivant, avait perdu une chance d'hériter de l'immeuble égale à 50 % de sorte qu'elle a droit à la moitié du prix de vente de l'immeuble. Le résultat de cette solution est doublement justifié. D'une part, parce que faute du décès du tontinier dont l'autre tontinier est à l'origine, le défunt aurait peut-être bénéficié de la tontine et d'autre part, parce que quand bien même le tontinier n'aurait pas été tué, il n'est pas certain que ce dernier serait mort en dernier. De la même manière, on ne peut que se féliciter que les juges aient accepté de réparer le préjudice subi par l'héritière sur le fondement de la responsabilité délictuelle. En effet, l'héritière étant un tiers au contrat de vente portant sur l'immeuble litigieux, il était impossible -du fait de l'effet relatif des conventions- (15) d'envisager la mise en oeuvre de la responsabilité contractuelle. Aussi, c'est à bon droit que la responsabilité délictuelle a été retenue. Par ailleurs, le fait de fonder l'action sur l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ) ne peut laisser insensibles les juristes. Cela ne signifie-t-il pas que le fait générateur s'apparente à une faute, laquelle est constituée par le fait d'avoir tué le tontinier et duquel il résulte la perte de chance égale à 50 % pour l'héritière d'hériter de la moitié de l'immeuble ? On se rend bien compte qu'il est alors bien difficile pour la Cour de cassation de se défaire de cette réalité. Aussi, n'aurait-elle pas été plus inspirée de se défaire au préalable de la fiction pour répondre plus adéquatement à la réalité de l'espèce ?

B - La sanction d'une fiction rattrapée par la réalité

Un résultat conforme à la réalité, une justification inappropriée à la réalité. Nous insistons : la solution de la Cour de cassation nous semble justifiée, c'est davantage son argumentation que nous contestons ! Puisque nous baignons dans une fiction, qu'il nous soit permis de nous noyer dans une autre. Et si le tontinier meurtrier ne s'était pas suicidé, qu'aurait-il pu se produire ? L'infraction pénale aurait été poursuivie et aurait pu conduire au prononcé de la peine suivante : assurément une peine d'emprisonnement et pourquoi pas une peine complémentaire -une confiscation- comme le prévoit l'article 221-9 du Code pénal (N° Lexbase : L2163AM3) (16). Or les alinéas 2 et 3 de l'article 131-21 du même code disposent que "la confiscation porte sur tous les biens meubles ou immeubles, quelle qu'en soit la nature, divis ou indivis [...] qui sont l'objet ou le produit direct ou indirect de l'infraction [...]". Dès lors, si le tontinier meurtrier était encore vivant, on aurait pu très bien imaginer une confiscation de l'immeuble litigieux à titre de peine complémentaire. Cette sanction aurait eu le mérite d'une part, de priver l'auteur de l'homicide volontaire de la propriété de l'immeuble au profit de l'Etat (17) et d'autre part, de restituer à l'héritière du défunt, à concurrence de sa valeur, la quote-part dont le défunt était propriétaire avant la réalisation de l'aléa (18). Cette solution aurait été certainement la meilleure en ce sens d'une part, qu'elle sanctionne le tontinier meurtrier d'avoir faussé l'aléa et d'autre part, car elle tire les conséquences de la violation de l'aléa : la restitution de la quote-part à l'héritière du défunt. Mais n'imaginons pas, car le suicide du tontinier meurtrier ayant éteint l'action publique, cette solution était de toute manière inenvisageable. En revanche, cette solution avortée nous autorise à penser qu'un autre chemin conforme à la réalité de l'espèce aurait pu être emprunté sans pour autant remettre en cause le résultat de la Cour de cassation auquel nous adhérons.

Un contrat aléatoire imposant de tenir compte de l'aléa. La Cour de cassation retient assurément la qualification de contrat aléatoire dont le contenu est dépourvu d'obligation. Les magistrats du Quai de l'Horloge n'ont pas négligé l'aléa mais ils ont perçu seulement le fait juridique déclaratif -la mort du premier tontinier- sans tenir compte du fait juridique à l'origine du fait juridique déclaratif -le meurtre-. Pourtant curieusement, en réparant la perte de chance sur le fondement de l'article 1382, il est évident que le fait générateur à l'origine du fait juridique déclaratif est nécessairement une faute. Dès lors, un problème surgit : comment peut-on retenir une faute à l'occasion d'une situation que l'on avalise et que partant, on ne considère pas comme fautive ? En d'autres termes, il importe peu pour la Cour de cassation que le fait juridique -le meurtre- à l'origine du fait juridique déclaratif soit constitutif d'une faute pour bénéficier des effets de la tontine ! Chose bien curieuse car alors on comprend mal qu'elle puisse ensuite en tenir compte pour procéder à la réparation du préjudice subi par l'héritière ! En réalité, les faits sont tenaces : l'aléa ne s'est réalisé que parce que le tontinier a tué l'autre tontinier. Aussi, il nous paraît qu'une analyse plus conforme à la réalité puisse être menée mais encore faut-il accepter de renoncer à la fiction de la tontine.

Mettre fin à la fiction pour tenir compte de la réalité. Puisqu'il n'est pas possible de ne pas tenir compte de la nature du fait juridique à l'origine de la réalisation de l'aléa, il n'est pas alors souhaitable de souscrire à l'analyse de la Cour de cassation. Il est inacceptable que le tontinier survivant profite de son infraction à l'origine de la réalisation de l'aléa. Certes, le recours à l'article 1178 du Code civil est impossible du fait de l'absence d'un rapport d'obligation entre les tontiniers, mais la tontine est un contrat aléatoire. Or, comme en matière d'assurances (19), la faute intentionnelle chasse l'aléa de sorte qu'il aurait été parfaitement possible de considérer qu'en tuant l'autre tontinier, le tontinier survivant a intentionnellement chassé l'aléa. La conséquence serait alors immédiate : puisque l'aléa a été chassé, il ne serait pas possible de faire jouer les effets de la tontine et partant, le tontinier survivant ne serait jamais devenu rétroactivement propriétaire de l'immeuble. Il conviendrait ensuite d'en tirer les conséquences.

Les conséquences de la fin de la fiction. Là encore, les choses sont évidentes : il conviendrait de revenir au statu quo ante : l'indivision. Les héritières du tontinier meurtrier et l'héritière du défunt sont propriétaires indivis de l'immeuble. Dès lors, en vendant l'immeuble, les premières ont vendu en partie la chose d'autrui puisque l'autorisation de l'héritière du défunt était requise pour procéder à la vente (20). Cela étant, parce que l'héritière du défunt est tierce au contrat, elle ne peut solliciter la nullité de la vente. En revanche, la jurisprudence considère, au visa de l'article 883 du Code civil (N° Lexbase : L0023HPK) (21), que la vente est inopposable aux autres indivisaires et que son efficacité est subordonnée au résultat du partage (22). Or, puisqu'il est certain que les parties à la tontine avaient 50 % de chance de devenir propriétaire rétroactivement de l'immeuble et parce qu'en l'absence du meurtre de l'un des tontiniers il est impossible de savoir quel aurait été l'ordre des décès, il convient de retenir la situation antérieure à l'homicide : l'indivision. Les héritiers des tontiniers étant pour moitié propriétaires de l'immeuble, il est alors évident qu'au titre du résultat du partage les héritières du tontinier meurtrier ne seraient jamais devenues propriétaires de la totalité de l'immeuble de sorte que la vente doit être remise en cause. Il convient alors de procéder au partage de l'immeuble en indivision, l'héritière du tontinier tué devant récupérer la moitié de la valeur du bien.

Retour à l'orthodoxie juridique. Le résultat est identique, seule change l'argumentation pour y arriver. Il nous semble que cette analyse aurait dû prévaloir car elle est davantage conforme à ce qu'est la tontine : un contrat aléatoire précédé d'une indivision. Or, si l'aléa disparaît, seule demeure l'indivision et partant, la sanction doit être conforme à la réalité de l'indivision.


(1) CA Grenoble, 1ère ch., 9 novembre 2010, n° 08/00917 (N° Lexbase : A5033GKM).
(2) Sur ce point, v. B.-H. Dumortier, J. Cl. Civ., art. 1964, côte 02, 2006.
(3) La tontine peut être sanctionnée par la prohibition des pactes sur succession future si elle est formulée comme étant une acquisition faite indivisément et que les parts des prédécédés accroîtront aux survivants de manière à ce que le dernier de ceux-ci soit propriétaire de la totalité : Cass., Req,, 24 janvier 1928, DP, 1928, 1, 157 ; rapp. Célice, S., 1929, 1, 137, note H. Vialleton ; RTDCiv., 1928, 458, R. Savatier. Rev. crit. législ. et jurispr., 1929, p. 459, obs. A. Trasbot ; Defrénois, 1928, art. 21686.
(4) Cass. civ. 1, 3 février 1959, D., 1960, 592, note E. De La Marnière ; JCP éd. G, 1960, II, 11823, note P. Voirin ; RTDCiv., 1960, p. 692, obs. R. Savatier. La validité de la clause au regard de la prohibition des pactes sur succession future a été confirmée par la suite : Cass. Mixte, 27 novembre 1970, n° 68-10.452, publié au bulletin (N° Lexbase : A2489CKE) : GAJC, 12ème éd., n° 133-136 (IV) ; D., 1971. 81, concl. Contraires R. Lindon ; Defr., 1971, art. 29786, p. 94, note G. Morin ; JCP éd. G, 1971, II, 16823, note H. Blin ; RTDCiv., 1971, 400, obs. R. Savatier et 620, obs. R. Nerson.
(5) Selon lequel il y a transfert de la quote-part détenue par le prédécédé : loi n° 80-30 du 18 janvier 1980, de finances pour 1980, art. 69.
(6) Cass. civ. 1, 14 décembre 2004, n° 02-11.088, F-P+B (N° Lexbase : A4622DEW), Bull. civ. I, n° 313 ; D., 2005, 2263, note C. Le Gallou ; ibid. Pan. 2122, obs. M. Nicod ; JCP éd. G, 2005, I, 187, n° 8, obs. R. Le Guidec ; Defr., 2005, 617, obs. R. Libchaber ; AJ fam., 2005. 109, obs. F. Chenède. Dr. Fam., 2005, n° 61, note B. Beignier ; RTDCiv., 2005, 693, obs. A. Benabent.
(7) La solution était déjà sous-entendue en jurisprudence : Cass. Req.,, 24 janvier 1928 précit. ; Cass. civ. 1, 3 février 1959 préc. ; Cass. civ. 1, 11 janvier 1983, n° 81-16.307 (N° Lexbase : A9912CG9), JCP éd. G, 1984, II, 20127, note F. Boulanger ; CA Dijon, 23 mai 1929, DH, 1929, 419 ; TGI Paris, 17 septembre 1990, JCP éd. N, 349, note E. Mallet ; D., 1992, somm. 229, obs. B. Vareille ; RTDCiv., 1992, 619, obs. J. Patarin.
(8) Cass. civ. 1, 10 mai 2007, n° 05-21.011, FS-P+B (N° Lexbase : A1100DWN), Bull. civ. I, n° 173 ; D., 2007, AJ, 1510, obs. C. Delaporte-Carré ; ibid. Pan., 2134, obs. M. Nicod ; JCP éd. N, 2007. 1215, note F. Garçon ; AJ fam. 2007, 316, obs. F. Bicheron ; LPA, 18 mars 2008, obs. B. Vareille ; RJPF, 2007-9/31, note S. Valory ; RLDC, 2007/41, n° 2672, note B. Xémard ; RTDCiv., 2007, 1165, obs. A. Bénabent.
(9) Cass. civ. 1, 9 février 1994, n° 92-11.111 (N° Lexbase : A6061AHX), D., 1994, p. 417, note J. Thierry, 159 et 165, obs. J. Patarin et 338, obs. J Hauser ; D., 1995, somm., 51, obs. M. Grimaldi ; RTDCiv., 1995, 151, obs. F. Zénati.
(10) Cass. civ. 1, 18 novembre 1997, n° 95-20.842 (N° Lexbase : A0761AC8), Bull. civ. I, 1997, I, n° 315.
(11) Ce qui lui permettait historiquement d'échapper à la prohibition des substitutions fidéicommis : T. cass., 12 pluviôse an 9 : Recueil général Sirey, 1791 - an 12, I, p. 420.
(12) Chacun se serait engagé à ne détenir aucun droit sur l'immeuble en cas de prédécédé.
(13) Le décès du premier tontinier s'ils ne sont que deux, mais le décès de tous sauf un lorsqu'ils sont plus que deux.
(14) La Cour de cassation s'abstient d'ailleurs d'utiliser le terme "condition".
(15) L'article 1165 du Code civil (N° Lexbase : L1267ABK) dispose que "les conventions n'ont d'effet qu'entre les parties contractantes [...]".
(16) L'article 221-9, 3°, du Code pénal dispose que "les personnes coupables [d'homicide volontaire] [...] encourent également [...] la confiscation prévue par l'article 131-21 [...]".
(17) C. pén., art. 131-21, alinéa 10 (N° Lexbase : L6432ISZ).
(18) C. pén., art. 131-12, alinéa 10 in fine.
(19) L'article L. 113-1, alinéa 2, du Code des assurances (N° Lexbase : L0060AAH) dispose que "l'assureur ne répond pas des pertes et dommages résultant d'une faute intentionnelle [...] de l'assuré".
(20) L'article 815-3, alinéa 3 du Code civil (N° Lexbase : L9932HN8) dispose que "le consentement de tous les indivisaires est requis [...] pour effectuer tout acte de disposition [...]".
(21) L'article 883 du Code civil vise l'effet déclaratif du partage.
(22) Cass. civ. 1, 7 juillet 1987, n° 85-16.968 (N° Lexbase : A1364AHY).

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