Le Quotidien du 6 décembre 2021 : Contrats administratifs

[Questions à...] De la commune intention des parties dans les contrats administratifs - Questions à Valentin Lamy, docteur en droit, Université Jean Moulin Lyon 3

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le 03 Décembre 2021

 


Mots clés : intention • contrats • intérêt général

La commune intention des parties dans les contrats administratifs, si elle peut sembler une évidence voire un fondement de la légalité de ces derniers fondée sur la loyauté contractuelle, nécessite néanmoins un travail constant d'adaptation de ses décisions par le juge administratif et a débouché sur des évolutions majeures de la mutabilité, du pouvoir de modification unilatérale, des sujétions imprévues et de l'imprévision. Pour faire le point sur cette thématique qui semble promise à un bel avenir, Lexbase Public a rencontré Valentin Lamy, docteur en droit, qualifié aux fonctions de Maître de conférences, chercheur postdoctoral à l’Université Jean Moulin Lyon 3 – EDPL, auteur de Recherche sur la commune intention des parties dans les contrats administratifs. Contribution à l’interprétation du contrat en droit public, à paraître aux éd. Mare & Martin*.


 

Lexbase : Comment définiriez-vous cette notion de commune intention des parties dans les contrats administratifs ?

Valentin Lamy : Définir la notion de commune intention des parties dans les contrats administratifs – de même que la notion de commune intention des parties au sens général – suppose d’emblée de surmonter un écueil, à savoir que la commune intention n’est jamais présentée comme un concept juridique à part entière, c’est-à-dire une idée « générale et abstraite » [1], mais comme une simple notion fonctionnelle, quand elle n’est pas renvoyée à un statut de « guide-âne » [2] pour reprendre les mots du Doyen Carbonnier. D’avis partagés, la commune intention ne serait, tout simplement, que la traduction de la doctrine de l’autonomie de la volonté en termes d’interprétation du contrat et ne mériterait pas une étude plus approfondie, l’article 1188 du Code civil (N° Lexbase : L0905KZK) se suffisant à lui-même en disposant que « le contrat s’interprète selon la commune intention des parties plutôt qu’en s’arrêtant au sens littéral des termes ».

Cependant, d’importants indices laissaient à penser que cette simplicité n’était qu’apparente et que la commune intention avait bien plus à nous dire, a fortiori appliquée aux contrats administratifs : pourquoi le Code parle-t-il d’intention et non de volonté ? Pourquoi le juge administratif utilise-t-il cette méthode de droit civil – qui semble profondément marquée par l’autonomie de la volonté – pour interpréter les contrats administratifs, et non une technique d’interprétation autonome ?

Une étude approfondie de la jurisprudence administrative relative à l’interprétation des contrats administratifs et mobilisant la notion de commune intention des parties a permis de dégager les fonctions de cette notion en droit public, d’où on a pu déduire une définition. La première fonction de la commune intention n’est pas si différente de celle qui est la sienne en droit privé : la commune intention est un instrument de protection de la volonté des parties. Elle commande au juge de ne pas s’écarter de la volonté des parties, en se cantonnant à l’écrit contractuel lorsque celui-ci est clair et en recherchant par tout moyen qu’elle a été la volonté réelle des parties, c’est-à-dire le negotium, dans l’hypothèse d’un instrumentum obscur ou ambigu. Mais ce seul aspect ne rend pas fidèlement compte de l’utilisation de la commune intention par le juge administratif du contrat, lequel n’hésite pas, sous couvert de recherche de la commune intention des parties, à faire dire autre chose à la volonté contractuelle, ceci afin de préserver les nécessités de l’intérêt général. Pour citer un exemple bien connu – il n’est pas le seul –, la décision du Conseil d’État du 10 janvier 1902, « Compagnie nouvelle du gaz de Déville-lès-Rouen » [3], illustre parfaitement cet aspect de la commune intention, car dans les motifs de sa décision, le juge mobilise expressément la commune intention pour, finalement, retenir une interprétation restrictive du monopole reconnu à la société gazière permettant à la commune de recourir à l’énergie électrique pour son éclairage public.

On en déduit alors que la commune intention n’est pas seulement un outil de protection de la volonté contractuelle, mais encore un outil de perfection de cette volonté, toutes les fois que l’exigent les nécessités de l’intérêt général. Au plan conceptuel, cette dualité fonctionnelle rend tout son sens au concept d’intention, qu’il faut définir comme une volonté finalisée, dans le cas particulier des personnes morales de droit public, par la poursuite de l’intérêt général.

Voici donc comment, ainsi digérée par l’administrativité, la notion de commune intention acquiert sa plénitude conceptuelle.

Lexbase : Quelle étape a marqué pour cette thématique l'arrêt « Commune de Béziers » du 28 décembre 2009 ?

Valentin Lamy : L’accent mis sur la loyauté et la stabilité des relations contractuelles depuis la jurisprudence « Béziers I » [4] a conduit au renforcement de la fonction protectrice de volonté de la commune intention des parties précédemment décrite. On le sait bien, la loyauté contractuelle, qu’on la considère comme un principe simplement « procédural » ou qu’on l’érige en « principe substantiel » [5], est « intimement associée à la primauté donnée à l’application du contrat » [6]. Au plan contentieux, elle a supposé une redéfinition de l’office du juge administratif dans le sens d’une recherche systématique de maintien de la relation contractuelle, au détriment du principe de légalité.

Au plan substantiel, elle implique l’obligation, pour les parties, de toujours s’efforcer de respecter loyalement les stipulations du contrat et est, ce faisant, apparentée à la bonne foi. Dans cette perspective, elle doit s’analyser comme un instrument de renforcement de la force obligatoire des contrats, vis-à-vis non seulement des parties, mais encore du juge. C’est précisément sur ce point que loyauté contractuelle et commune intention des parties se rejoignent puisque cette dernière a précisément pour objet, en cas de nécessité interprétative, de déterminer quelle a été la teneur de l’accord de volontés au moment où il a été scellé : dans les deux cas, les parties sont renvoyées aux obligations initialement convenues au nom du principe de la force obligatoire.

Si l’on observe la jurisprudence administrative postérieure à « Béziers I », on constate qu’il est rare que loyauté contractuelle et commune intention des parties soient mobilisées de concert. Mais ceci s’explique par le fait que la mention de la loyauté contractuelle dans les motifs des décisions du juge administratif se fasse très majoritairement dans le contentieux de la validité, pour lequel la question de l’interprétation du contrat ou d’une clause contractuelle est rarement soulevée par les parties. En revanche, le contentieux de la responsabilité contractuelle semble être un terreau davantage fertile à l’expression conjointe de ces deux notions, en témoigne notamment un arrêt de la cour administrative d’appel de Paris dans lequel il est affirmé qu’« il appartient au juge du contrat d’interpréter et d’appliquer un contrat en tenant compte, le cas échéant, de la commune intention des parties et du principe de loyauté contractuelle » [7].

Ce faisant, la commune intention participe – il est vrai de manière plus silencieuse que la loyauté contractuelle – au mouvement contemporain de sacralisation du contrat, peut-être en oubliant un peu sa fonction dynamique de relai de l’intérêt général que porte naturellement la volonté de toute personne publique. 

Lexbase : Comment la nécessaire prise en compte de l’intérêt général par chacune des parties influe-t-elle sur le travail du juge administratif ?

Valentin Lamy : La prise en compte de l’intérêt général par chacune des parties à un contrat administratif est une chose éminemment délicate à mesurer puisque – Hauriou le disait très justement – le contrat est une communion d’intérêts issue d’un « faisceau de volontés parallèles » [8], en quelque sorte une rencontre conjoncturelle entre des intérêts divergents à laquelle le droit assigne force de loi. Dès lors, il faut considérer que, hormis le cas du contrat entre personnes publiques, seule la volonté administrative est porteuse de l’intérêt général, la volonté du cocontractant privé ne faisant qu’y souscrire par opportunité, ce qui semble à première vue en contradiction avec l’idée d’une commune intention finalisée par l’intérêt général. Mais il n’est pas absurde de considérer que l’opérateur privé rationnel ne saurait ignorer qu’en contractant avec l’administration, il s’inscrit ipso facto dans une relation contractuelle qui a l’intérêt général comme fin, qu’il devient ainsi, le temps du contrat, un « collaborateur de l’administration » [9].

Toutefois, et c’est le premier élément qui influe sur l’office interprétatif du juge administratif, les nécessités d’intérêt général s’imposent avec plus ou moins de force selon l’objet du contrat : on imagine parfaitement que la nécessité est impérieuse lorsque l’on considère une concession de service public, qu’elle est en revanche toute relative dans un marché public de fournitures bureautiques d’une commune. On observe alors que le juge sera d’autant plus vigilant dans son interprétation du contrat que les nécessités de l’intérêt général sont menacées. Les concessions de service public constituent un exemple fort de cette attitude du juge administratif qui consiste à objectiver l’intention commune des parties dans le sens d’une sauvegarde des nécessités de l’intérêt général.

Dans ses conclusions sous une décision du Conseil d’État de 1956, « Cie des transports en commun de la Région de Douai », le commissaire du gouvernement Laurent le disait bien : en matière de concessions, il convient « d’inscrire au premier plan de l’intention des parties le souci d’assurer le fonctionnement régulier et continu du service public »[10]. Une telle posture, qui peut conduire le juge à dépasser l’écrit contractuel même, dans l’hypothèse où celui-ci entre en contradiction avec la finalité d’intérêt général assignée au contrat, se retrouve très actuellement dans la jurisprudence relative aux biens de retour [11], où la « commune intention est interprétée à la lumière de la continuité du service public » [12], puisque le juge n’hésite pas à la mobiliser pour qualifier en bien de retour un bien expressément répertorié dans le contrat comme bien de reprise.

Néanmoins, un second élément est à souligner, à savoir que l’influence de l’intérêt général sur l’office interprétatif du juge administratif varie en fonction des époques. Cela a été précisé dans la réponse à la question précédente, l’époque est celle du primat du contrat, si bien que le juge apparaît de plus en plus réticent à incurver des stipulations contractuelles au nom de l’intérêt général, la jurisprudence sur les biens de retour apparaissant en ce sens isolée.

Lexbase : De quelle manière entrevoir l'avenir de la commune intention dans le domaine des contrats administratifs ?

Valentin Lamy : Si l’on résume ce qui a été dit, on se rend compte que la notion de commune intention des parties dans les contrats administratifs est investie d’une plasticité fonctionnelle assez remarquable. Elle a été un élément fondamental du raisonnement du juge lorsqu’il a élaboré les règles générales applicables aux contrats administratifs au début du XXème siècle, elle participe au mouvement contemporain du « tout contrat » en compagnie de la jurisprudence « Béziers I », ce qui lui prédit un avenir certain. Au-delà de cet aspect, la commune intention pourrait d’abord nourrir la réflexion de la doctrine sur l’unité fondamentale du droit contractuel et permettre une relecture du droit des contrats administratifs sous cet angle, tout en nuançant l’approche autonomiste de la matière. De nombreuses propositions doctrinales vont en ce sens [13] et la commune intention apporte naturellement à cette réflexion.

Ensuite, la commune intention apparaît comme une garante des spécificités inhérentes aux contrats administratifs dans un contexte de rapprochement des logiques contractuelles de droit privé et de droit public : en ce qu’elle est une notion de droit civil que le juge administratif a adaptée, elle permet de trouver un point d’équilibre entre « privatisation » du contrat administratif et préservation des nécessités d’intérêt général.

Enfin, et si l’on déborde quelque peu du cadre de la question, la commune intention administrative pourrait servir de siège à l’émergence d’une théorie unifiée de l’interprétation contractuelle. Si une majorité de la doctrine civiliste se déclare toujours en faveur d’une conception stricte de l’interprétation du contrat, laquelle suppose d’une part que l’interprétation ne peut avoir lieu qu’en cas d’obscurité ou d’ambiguïté des clauses contractuelles (la doctrine du sens clair) et d’autre part que l’acte d’interpréter est un pur acte de connaissance de la volonté des auteurs du contrat au moment où il a été conclu (ce qui interdit toute interprétation constructive), il semble qu’en réalité, le droit civil des contrats ne soit pas si réticent à la pénétration d’une logique finaliste et dynamique de l’interprétation. Dans le dernier titre de cette recherche, nous avons proposé une théorie de l’interprétation qui inclut cette logique finaliste dans le raisonnement herméneutique. La doctrine du sens clair est remplacée par une « doctrine de la nécessité interprétative » et l’interprétation comme acte de pure volonté est remplacée par l’interprétation comme acte de « médiation finalisée », permettant ainsi une oscillation entre les clauses du contrat et la finalité poursuivie par les parties, dans le cas des contrats administratifs, la finalité d’intérêt général essentiellement. Cela pourrait parfaitement s’appliquer aux contrats de droit privé, car il est assez artificiel de considérer la volonté contractuelle comme dépourvue de finalité et se suffisant à elle-même.

* Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public.


[1] T. Fortsakis, Conceptualisme et empirisme en droit administratif français, LGDJ, Bibl. de droit public, t. 152, Paris, 1987, p. 23.

[2] J. Carbonnier, Droit civil, Les obligations, 22ème éd., PUF, coll. « Thémis », Paris, 2000, n° 68.

[3] CE, Sec., 10 janvier 1902, n° 94624, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6862B7B), Rec., p. 5.

[4] CE, Ass., 28 décembre 2009, n° 304802, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A0493EQC).

[5] L. Marguery, La « loyauté des relations contractuelles » en droit administratif : d’un principe procédural à un principe substantiel, RFDA, 2012, p. 663.

[6] J.-F. Lafaix, La loyauté des relations contractuelles au regard de la théorie du contrat , in À propos des contrats des personnes publiques. Mélanges en l’honneur du Professeur Laurent Richer, LGDJ, Paris, 2013, p. 365.

[7] CAA Paris, 29 décembre 2017, n° 16PA01978 (N° Lexbase : A9532XBN).

[8] M. Hauriou, L’imprévision et les contrats dominés par les institutions sociales, réed. in M. Hauriou, Aux sources du droit. Le pouvoir, l’ordre et la liberté, Centre de philosophie politique et juridique, Caen, 1983, p. 131.

[9] M. Waline, L’évolution récente des rapports de l’État avec ses cocontractants, RDP, 1951, p. 5.

[10] P. Laurent, Concl. sur CE, 11 mai 1956, Cie des transports en commun de la Région de Douai, AJDA, 1956, p. 275.

[11] V. notamment CE, Ass., 21 décembre 2012, n° 342788, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A1341IZP), Rec., p. 477 ; CE, Sect., 29 juin 2018, n° 402251, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5127XUG), Rec., p. 285.

[12] G. Mollion, Vers l’érosion de la théorie des biens de retour ?, AJDA, 2011, n° 7, p. 363.

[13] En ce qui concerne spécifiquement les contrats administratifs, v. notamment J. Martin, Les sources de droit privé du droit des contrats administratifs, 2 t., Thèse dactyl., Univ. Paris II, 2008 ; F. Lombard, La cause dans le contrat administratif, Dalloz, Nouvelle Bibliothèque de Thèses, vol. 77, Paris, 2008 ; J.-C. Ricci et F. Lombard, Droit administratif des obligations, Dalloz, coll. « Sirey – Université », Paris, 2018.

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