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N4400BT7
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par Pierre Tifine, Professeur à l'Université de Lorraine, Directeur adjoint de l'IRENEE
le 15 Novembre 2012
Une nouvelle fois, la phase judiciaire de la procédure d'expropriation fait l'objet d'une décision du Constitutionnel statuant sur une question prioritaire de constitutionnalité. En à peine plus d'un an, c'est, en effet, la cinquième fois que le Conseil passe au crible de son contrôle des dispositions du Code de l'expropriation. Ont, ainsi, été jugés conformes à la Constitution la non-indemnisation du préjudice moral subi par les personnes évincées (1), les modalités de calcul de l'indemnité principale définies par l'article L. 13-17 (N° Lexbase : L2942HLK) (2), ainsi que le caractère non contradictoire de la procédure en application de laquelle est rendue l'ordonnance d'expropriation (3). En revanche, le Conseil constitutionnel a jugé que les dispositions des articles L. 15-1 (N° Lexbase : L2960HL9) et L. 15-2 (N° Lexbase : L2962HLB) du Code de l'expropriation, qui permettent la consignation de l'indemnité d'expropriation, étaient contraires à l'article 17 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen (N° Lexbase : L1364A9E) (4).
La décision du 28 septembre 2012 porte, cette fois-ci, sur l'examen de la constitutionnalité de l'article L. 13-8 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L2926HLX). Ces dispositions ont pour effet de limiter la compétence du juge de l'expropriation qui est exclue lorsqu'il existe une contestation sérieuse sur le fond du droit ou sur la qualité des réclamants et toutes les fois qu'il s'élève des difficultés étrangères à la fixation de l'indemnité et à l'application des dispositions relatives à la réquisition d'emprise totale (5), à la réparation en nature (6) et au relogement des expropriés (7).
La notion de "contestation sérieuse sur le fond du droit" fait l'objet d'une jurisprudence assez fournie. Ainsi, par exemple, le juge de l'expropriation n'est pas compétent pour trancher une contestation sérieuse relative à la fixation des limites des parcelles expropriées (8), ou pour modifier les limites ou les dimensions de ces parcelles (9). Il est, également, incompétent pour fixer l'indemnité et décider que l'expropriant doit s'en acquitter entre les mains d'une indivision successorale, dès lors qu'il existe une contestation sérieuse sur la propriété de la parcelle expropriée (10). Il ne peut pas non plus se prononcer sur l'existence d'un bail rural pour accorder une indemnité d'éviction au prétendu titulaire de ce bail sur les parcelles expropriées (11), pour apprécier la possibilité d'obtention d'un permis construire (12), ou encore, pour trancher une difficulté sérieuse sur la validité d'un accord amiable entre les parties (13).
Dans de telles hypothèses, cependant, le juge de l'expropriation, qui est compétent pour apprécier le caractère sérieux des questions qui lui sont soumises (14), n'a pas la possibilité de surseoir à statuer et de renvoyer une question préjudicielle au juge qu'il estime compétent. Tel est le cas en l'espèce, où les dispositions de l'article L. 13-8 du Code de l'expropriation s'opposaient à ce que la personne expropriée présente une question préjudicielle portant sur la légalité d'un plan local d'urbanisme. Le juge de l'expropriation est, en effet, tenu de fixer les indemnités de manière alternative, en fonction des différentes solutions qui peuvent être apportées au litige donnant lieu à contestation, et d'inviter les parties à se pourvoir devant la juridiction compétente, à défaut de quoi le jugement rendu encourrait la censure de la Cour de cassation (15). Pourtant, il est évident que la question de la légalité du plan local d'urbanisme a nécessairement une influence sur la détermination de la valeur des parcelles expropriées.
En l'espèce, les requérants étaient propriétaires indivis d'un terrain dont une partie était incluse dans l'assiette du projet d'infrastructure routière destinée à assurer une liaison entre un parc de stationnement et un stade. Devant le juge de l'expropriation, les requérants ont commencé par soulever deux questions préjudicielles en lui demandant de surseoir à statuer jusqu'à ce que le tribunal administratif de Lyon se soit prononcé sur la légalité du plan local d'urbanisme et sur la légalité de l'arrêté pris par le ministre des Sports pour inscrire ce stade sur la liste des enceintes sportives déclarées d'intérêt général. Dans un second temps, ils ont soulevé une question prioritaire de constitutionnalité à l'encontre de l'article L. 13-8 du Code de l'expropriation. Cette question a été transmise au Conseil constitutionnel par la troisième chambre civile de la Cour de cassation par une décision du 10 juillet 2012 (16). Il s'agissait plus précisément de déterminer si cet article porte atteinte aux droits et libertés garantis par les articles 16 (N° Lexbase : L1363A9D) et 17 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, relatifs, respectivement, au droit à un recours juridictionnel effectif et à l'atteinte au droit de propriété.
Le Conseil constitutionnel relève, tout d'abord, que, lorsque le juge de l'expropriation fixe des indemnités alternatives, chacune de ces indemnités doit couvrir l'intégralité du préjudice direct, matériel et certain causé par l'expropriation. Le mécanisme de l'article L. 13-18 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L3044HN3) n'a donc pas pour effet de minorer le montant des indemnités auquel a le droit la personne évincée, conformément aux dispositions de l'article L. 13-13 du même code (N° Lexbase : L2935HLB), qui définit les caractères du préjudice indemnisable. Les juges relèvent ensuite que l'ordonnance par laquelle le juge de l'expropriation fixe les indemnités est prise au terme d'une procédure contradictoire et qu'elle peut faire l'objet de recours. Enfin, et surtout, les dispositions contestées ne font pas obstacle à ce que le juge de l'expropriation soit à nouveau saisi par les parties si la décision rendue par le juge compétent pour connaître de la contestation ou de la difficulté ne correspond pas à l'une des hypothèses qu'il avait initialement prévue. Cette possibilité n'est pas prévue par le Code de l'expropriation mais elle ressort de la jurisprudence de la Cour de cassation, et, plus précisément, d'un arrêt du 25 avril 2007 (17). Dans cet arrêt, la Cour de cassation avait considéré qu'une décision irrévocable de la juridiction administrative annulant l'arrêté préfectoral ayant approuvé un plan d'occupation des sols, postérieurement à l'arrêt d'une cour d'appel fixant les indemnités, sans qu'ait été fixée par elle une indemnité alternative, constituait un fait juridique nouveau privant cet arrêt de l'autorité de la chose jugée à l'égard de la seconde instance. Cette annulation avait une influence sur le classement des parcelles expropriées, et une nouvelle saisine du juge de l'expropriation, qui n'avait pas envisagé cette hypothèse, était possible.
L'article L. 13-18 du Code de l'expropriation est donc conforme à la Constitution, et plus précisément au droit à un recours effectif garanti par les articles 16 et 17 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen. Notons, toutefois, qu'une difficulté aurait pu survenir si les requérants avaient été privés de la possibilité de mettre en cause, devant le juge administratif, la légalité du plan local d'urbanisme litigieux, faute pour eux d'avoir exercé un recours pour excès de pouvoir contre ce document d'urbanisme dans le délai de recours contentieux.
Dans un arrêt du 12 septembre 2012, la Cour de cassation précise que l'autorité expropriante a l'obligation de reloger les étrangers en situation irrégulière, comme n'importe quel autre occupant de bonne foi concerné par une opération d'aménagement. Cette solution n'était, toutefois, pas évidente, puisqu'elle supposait que soient conciliés des textes apparemment contradictoires, l'un relevant de l'ordre public social, l'autre relevant de l'ordre public dans son acception plus traditionnelle. Il s'agit, d'une part, des articles L. 314-1 (N° Lexbase : L7428AC4) et suivants du Code de l'urbanisme qui imposent à la personne publique bénéficiaire d'une expropriation une obligation de relogement des occupants. Il s'agit, ensuite, de l'article L. 622-1 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (N° Lexbase : L5886G4R) dont il résulte que "toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d'un étranger en France sera punie d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 30 000 euros". Il faut ici relever que ce texte a été récemment déclaré conforme aux stipulations de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme par la Cour de Strasbourg (18). Si l'occupant de l'immeuble exproprié -un immeuble meublé en l'espèce- est un étranger en situation irrégulière, l'autorité expropriante se trouve donc en fâcheuse posture, du fait de la contradiction apparente des dispositions susvisées.
Une première difficulté résolue par la Cour de cassation concerne la compétence du juge de l'expropriation pour statuer sur la question du relogement et de l'indemnisation de l'occupant. On le sait, la compétence de ce juge est précisément circonscrite par l'article L. 13-8 du Code de l'expropriation, dont il résulte que le juge de l'expropriation n'est pas compétent pour trancher "une contestation sérieuse sur le fond du droit ou sur la qualité des réclamants et toutes les fois qu'il s'élève des difficultés étrangères à la fixation du montant de l'indemnité et à l'application des articles L. 13-10 (N° Lexbase : L2929HL3), L. 13-11 (N° Lexbase : L2931HL7), L. 13-20 (N° Lexbase : L2945HLN) et L. 14-3 (N° Lexbase : L2959HL8)". Or, l'article L. 14-3 attribue justement compétence à ce juge pour trancher les contestations relatives au relogement des locataires ou occupants de locaux d'habitation ou à usage professionnel.
Dans son pourvoi en cassation, la Ville de Paris soutient que, si les juges du fond ont considéré que si l'intéressé pouvait prétendre à un droit au relogement et à une indemnité d'éviction, c'est parce qu'ils ont nécessairement considéré que celui-ci séjourne de façon régulière sur le territoire français, ce qui implique qu'ils auraient été amenés à apprécier sa situation au regard des règles relatives au séjour des étrangers en France. Si la reconnaissance du droit au relogement dépendait, en effet, de la régularité du séjour en France du demandeur, il est plus que probable que la Cour aurait estimé que cette question était étrangère à la compétence du juge de l'expropriation. Or, tel n'est pas le cas, la confirmation par la Cour de cassation de la compétence du juge de l'expropriation impliquant nécessairement que la question de la régularité du séjour en France de la personne évincée n'entre pas en ligne de compte pour la détermination du droit au relogement.
Les juges rappellent ici que, selon l'article L. 521-1 du Code de la construction et de l'habitation (N° Lexbase : L8434HE4), auquel renvoie l'article L. 314-1 du Code de l'urbanisme, le droit au relogement bénéficie aux "occupants de bonne foi", sans qu'aucune condition ne soit posée concernant la régularité du séjour du locataire évincé. Le fait que le requérant occupait une chambre depuis 1993 dans l'hôtel meublé que la Ville de Paris souhaite fermer et que cette chambre constitue son habitation principale suffit donc à le qualifier d'occupant de bonne foi ayant qualité, à ce titre, à bénéficier d'un droit au relogement et à indemnité prévu par l'article L. 314-2 du Code de l'urbanisme.
S'agissant, enfin, de la question de savoir si une offre de relogement faite à un étranger en situation irrégulière est constitutive du délit prévu par l'article L. 622-1 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, la Cour considère que "l'obligation de reloger, qui relève de l'ordre public social, est prévue de la manière la plus large pour tous les occupants de bonne foi", le fait qu'ils soient ou non en situation régulière n'ayant aucune incidence. En toute logique, la mise en oeuvre de l'obligation de relogement prévue par les articles L. 314-1 et suivants du Code de l'urbanisme ne saurait donc en aucun cas constituer une infraction pénale.
En application de l'article R. 11-3 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L2619HHH), lorsque la déclaration d'utilité publique est demandée en vue de travaux ou d'ouvrages, le dossier d'enquête doit au minimum comporter : une notice explicative, un plan de situation, le plan général des travaux, les caractéristiques principales des ouvrages les plus importants, l'appréciation sommaire des dépenses. Ce dossier, conformément aux dispositions de l'article R. 11-4 du même code (N° Lexbase : L2624HHN), est mis à disposition du public qui pourra formuler des observations sur le registre ouvert à cet effet, à un lieu et à des heures précisés par l'arrêté d'ouverture de l'enquête publique.
En l'espèce, le projet mis à l'enquête portait sur l'acquisition et la viabilisation de trois parcelles comprises dans le périmètre d'une zone d'aménagement concertée en vue de leur commercialisation comme terrains constructibles à usage d'activités. Le sommaire du dossier d'enquête publique comportait une notice explicative et huit annexes afférentes à la création de la ZAC et aux documents d'urbanisme applicables sur le secteur, l'étude d'impact qui avait été élaborée lors de la création de la ZAC, l'estimation de l'opération, un plan de situation et un plan parcellaire.
Or, dans les observations qu'il a consignées sur le registre de l'enquête, un administré a constaté que le dossier qui lui avait été remis ne comportait que les pièces relatives à la création de la ZAC, et non les trois parcelles, objets de l'enquête publique.
Pour sa défense, la collectivité expropriante se prévaut de ce que toutes les pièces ont été visées par le commissaire enquêteur et se trouvaient donc dans le dossier au début de l'enquête. Certes, aucune disposition du Code de l'expropriation n'impose au commissaire enquêteur de dater les pièces qui composent le dossier mis à la disposition du public. Pour la cour administrative d'appel, cependant, ce visa ne suffit pas à justifier que ces pièces soient demeurées dans le dossier pendant toute la période de l'enquête. Bien au contraire, un certain nombre d'indices tendent à démontrer que ces pièces n'étaient pas présentes au début de l'enquête. En effet, saisi par l'administré qui avait constaté que des pièces manquaient au dossier, le représentant de la collectivité expropriante s'était borné à lui faire parvenir une copie du profil en travers de la voirie à aménager, ce qui était évidemment insuffisant pour permettre l'appréciation de la consistance du projet. Il avait, également, admis qu'il manquait au dossier la notice explicative, l'estimation sommaire des dépenses, un plan de situation et un plan parcellaire, ce qui, d'ailleurs, n'avait pas été contesté par le commissaire enquêteur dans son rapport. En conséquence, l'appel formé par la communauté de communes contre la décision du tribunal administratif de Dijon annulant la déclaration d'utilité publique relative à l'achèvement de la zone d'aménagement concertée est rejeté.
(1) Cons. const., décision n° 2010-87 QPC du 21 janvier 2011 (N° Lexbase : A1520GQD), AJDA, 2011, p. 134, obs. S. Brondel et p. 447, note R. Hostiou, JCP éd. A, 2011, act. 79, Dr. adm. 2011, comm. 32, note H. Hoepffner, Constr.-Urb., 2011, comm. 37, note X. Couton.
(2) Cons. const., décision n° 2012-236 QPC du 20 avril 2012 (N° Lexbase : A1146IKN), Constr.-Urb., 2012, comm. 95, note X. Couton, RJEP, 2012, étude 5, P. Bon.
(3) C. expr. art. 13-17 ; voir Cons. const., décision n° 2012-247 QPC du 16 mai 2012 (N° Lexbase : A5086ILX), RD imm., 2012, p. 393, note R. Hostiou.
(4) Cons. const., décision n° 2012-226 QPC du 6 avril 2012 (N° Lexbase : A1495II9), AJDI, 2012, p. 527, note A. Lévy, Constr.-urb. 2012, comm. 95, note X. Couton, RD imm. 2012, p. 333, note Y. Jégouzo, F.-G. Trébulle, A. Van Lang et L. Fonbaustier.
(5) C. expr., art. L. 13-10 et L. 13-11.
(6) C. expr., art. L. 13-20.
(7) C. expr., art. L. 14-3.
(8) Cass. civ. 3, 22 novembre 2000, n° 99-70.231 (N° Lexbase : A8830CYP), Collectivités territoriales-Intercommunalité, comm. 48, note L. Erstein.
(9) Cass. civ. 3, 24 février 1993, n° 91-70.213 (N° Lexbase : A6099AHD), Bull. civ. III, n° 23, D. 1993, inf. rap. p. 67, D. 1993, somm. p. 196, obs. P. Carrias, JCP éd. G, 1993, IV, 1085, JCP éd. N, 1993, II, 40, Gaz. Pal., 8-10 août 1993, pan. dr. adm., p. 186, RD imm., 1993, p. 199, chron. C. Morel et F. Lamy, AJPI, 1994, p. 45, obs. A.B.
(10) Cass. civ. 3, 15 décembre 1999, n° 98-70.217 (N° Lexbase : A9398CTA).
(11) Cass. civ. 3, 12 mars 2003, n° 02-70.005, FS-P+B (N° Lexbase : A4259A7U), Bull. civ. III, n° 60, RD imm., 2003, p. 334, obs. C. Morel.
(12) Cass. civ. 3, 26 février 2003, n° 02-70.050, FS-D (N° Lexbase : A2942A74).
(13) Cass. civ. 3, 7 février 1990, n° 88-70.299 (N° Lexbase : A4258AH8), Bull. civ. III, n° 45, D. 1991, somm. p. 203, obs. P. Carrias.
(14) Cass. civ. 3, 18 juillet 1979, n° 78-70.165 (N° Lexbase : A7044IWS), Bull. civ. III, n° 160.
(15) Cass. civ. 3, 3 février 1999, n° 97-70.188, P+B (N° Lexbase : A8248CE9), Gaz. Pal., 1999, 1, pan. jurispr., p. 118.
(16) Cass. QPC, 10 juillet 2012, n° 12-40.038, FS-P+B (N° Lexbase : A8779IQ9).
(17) Cass. civ. 3, 25 avril 2007, n° 06-10.662, FS-P+B (N° Lexbase : A0267DWS).
(18) CEDH, 10 novembre 2011, Req. 29681/08 (N° Lexbase : A9119HZR), AJDA, 2011, p. 2205, note D. Roets, D., 2012, p. 390, obs. F. Jault-Seseke.
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